Même sur un banc d’accusé, il est toujours intéressant d’entendre parler de soi. Pendant les plaidoiries du procureur et de mon avocat, je peux dire qu’on a beaucoup parlé de moi et peut-être plus de moi que de mon crime. Étaient-elles si différentes, d’ailleurs, ces plaidoiries ? L’avocat levait les bras et plaidait coupable, mais avec excuses. Le procureur tendait ses mains et dénonçait la culpabilité, mais sans excuses. Une chose pourtant me gênait vaguement. Malgré mes préoccupations, j’étais parfois tenté d’intervenir et mon avocat me disait alors : « Taisez-vous, cela vaut mieux pour votre affaire. » En quelque sorte, on avait l’air de traiter cette affaire en dehors de moi. Tout se déroulait sans mon intervention. Mon sort se réglait sans qu’on prenne mon avis. De temps en temps, j’avais envie d’interrompre tout le monde et de dire : « Mais tout de même, qui est l’accusé ? C’est important d’être l’accusé. Et j’ai quelque chose à dire. » Mais réflexion faite, je n’avais rien à dire. D’ailleurs, je dois reconnaître que l’intérêt qu’on trouve à occuper les gens ne dure pas longtemps. Par exemple, la plaidoirie du procureur m’a très vite lassé. Ce sont seulement des fragments, des gestes ou des tirades entières, mais détachées de l’ensemble, qui m’ont frappé ou ont éveillé mon intérêt.
Le fond de sa pensée, si j’ai bien compris, c’est que j’avais prémédité mon crime. Du moins, il a essayé de le démontrer. Comme il le disait lui-même : « J’en ferai la preuve, messieurs, et je la ferai doublement. Sous l’aveuglante clarté des faits d’abord et ensuite dans l’éclairage sombre que me fournira la psychologie de cette âme criminelle. » Il a résumé les faits à partir de la mort de maman. Il a rappelé mon insensibilité, l’ignorance où j’étais de l’âge de maman, mon bain du lendemain, avec une femme, le cinéma, Fernandel et enfin la rentrée avec Marie. J’ai mis du temps à le comprendre, à ce moment, parce qu’il disait « sa maîtresse » et pour moi, elle était Marie. Ensuite, il en est venu à l’histoire de Raymond. J’ai trouvé que sa façon de voir les événements ne manquait pas de clarté. Ce qu’il disait était plausible. J’avais écrit la lettre d’accord avec Raymond pour attirer sa maîtresse et la livrer aux mauvais traitements d’un homme « de moralité douteuse ». J’avais provoqué sur la plage les adversaires de Raymond. Celui-ci avait été blessé. Je lui avais demandé son revolver. J’étais revenu seul pour m’en servir. J’avais abattu l’Arabe comme je le projetais. J’avais attendu. Et « pour être sûr que la besogne était bien faite », j’avais tiré encore quatre balles, posément, à coup sûr, d’une façon réfléchie en quelque sorte.
« Et voilà, messieurs, a dit l’avocat général. J’ai retracé devant vous le fil d’événements qui a conduit cet homme à tuer en pleine connaissance de cause. J’insiste là-dessus, a-t-il dit. Car il ne s’agit pas d’un assassinat ordinaire, d’un acte irréfléchi que vous pourriez estimer atténué par les circonstances. Cet homme, messieurs, cet homme est intelligent. Vous l’avez entendu, n’est-ce pas ? Il sait répondre. Il connaît la valeur des mots. Et l’on ne peut pas dire qu’il a agi sans se rendre compte de ce qu’il faisait. »
Moi j’écoutais et j’entendais qu’on me jugeait intelligent. Mais je ne comprenais pas bien comment les qualités d’un homme ordinaire pouvaient devenir des charges écrasantes contre un coupable. Du moins, c’était cela qui me frappait et je n’ai plus écouté le procureur jusqu’au moment où je l’ai entendu dire : « A-t-il seulement exprimé des regrets ? Jamais, messieurs. Pas une seule fois au cours de l’instruction cet homme n’a paru ému de son abominable forfait. » À ce moment, il s’est tourné vers moi et m’a désigné du doigt en continuant à m’accabler sans qu’en réalité je comprenne bien pourquoi. Sans doute, je ne pouvais pas m’empêcher de reconnaître qu’il avait raison. Je ne regrettais pas beaucoup mon acte. Mais tant d’acharnement m’étonnait. J’aurais voulu essayer de lui expliquer cordialement, presque avec affection, que je n’avais jamais pu regretter vraiment quelque chose. J’étais toujours pris par ce qui allait arriver, par aujourd’hui ou par demain. Mais naturellement, dans l’état où l’on m’avait mis, je ne pouvais parler à personne sur ce ton. Je n’avais pas le droit de me montrer affectueux, d’avoir de la bonne volonté. Et j’ai essayé d’écouter encore parce que le procureur s’est mis à parler de mon âme.
Il disait qu’il s’était penché sur elle et qu’il n’avait rien trouvé, messieurs les Jurés. Il disait qu’à la vérité, je n’en avais point, d’âme, et que rien d’humain, et pas un des principes moraux qui gardent le cœur des hommes ne m’était accessible. « Sans doute, ajoutait-il, nous ne saurions le lui reprocher. Ce qu’il ne saurait acquérir, nous ne pouvons nous plaindre qu’il en manque. Mais quand il s’agit de cette cour, la vertu toute négative de la tolérance doit se muer en celle, moins facile, mais plus élevée, de la justice. Surtout lorsque le vide du cœur tel qu’on le découvre chez cet homme devient un gouffre où la société peut succomber. » C’est alors qu’il a parlé de mon attitude envers maman. Il a répété ce qu’il avait dit pendant les débats. Mais il a été beaucoup plus long que lorsqu’il parlait de mon crime, si long même que, finalement, je n’ai plus senti que la chaleur de cette matinée. Jusqu’au moment, du moins, où l’avocat général s’est arrêté et, après un moment de silence, a repris d’une voix très basse et très pénétrée : « Cette même cour, messieurs, va juger demain le plus abominable des forfaits : le meurtre d’un père. » Selon lui, l’imagination reculait devant cet atroce attentat. Il osait espérer que la justice des hommes punirait sans faiblesse. Mais, il ne craignait pas de le dire, l’horreur que lui inspirait ce crime le cédait presque à celle qu’il ressentait devant mon insensibilité. Toujours selon lui, un homme qui tuait moralement sa mère se retranchait de la société des hommes au même titre que celui qui portait une main meurtrière sur l’auteur de ses jours. Dans tous les cas, le premier préparait les actes du second, il les annonçait en quelque sorte et il les légitimait. « J’en suis persuadé, messieurs, a-t-il ajouté en élevant la voix, vous ne trouverez pas ma pensée trop audacieuse, si je dis que l’homme qui est assis sur ce banc est coupable aussi du meurtre que cette cour devra juger demain. Il doit être puni en conséquence. » Ici, le procureur a essuyé son visage brillant de sueur. Il a dit enfin que son devoir était douloureux, mais qu’il l’accomplirait fermement. Il a déclaré que je n’avais rien à faire avec une société dont je méconnaissais les règles les plus essentielles et que je ne pouvais pas en appeler à ce cœur humain dont j’ignorais les réactions élémentaires. « Je vous demande la tête de cet homme, a-t-il dit, et c’est le cœur léger que je vous la demande. Car s’il m’est arrivé au cours de ma déjà longue carrière de réclamer des peines capitales, jamais autant qu’aujourd’hui, je n’ai senti ce pénible devoir compensé, balancé, éclairé par la conscience d’un commandement impérieux et sacré et par l’horreur que je ressens devant un visage d’homme où je ne lis rien que de monstrueux. »
Quand le procureur s’est rassis, il y a eu un moment de silence assez long. Moi, j’étais étourdi de chaleur et d’étonnement. Le président a toussé un peu et sur un ton très bas, il m’a demandé si je n’avais rien à ajouter. Je me suis levé et comme j’avais envie de parler, j’ai dit, un peu au hasard d’ailleurs, que je n’avais pas eu l’intention de tuer l’Arabe. Le président a répondu que c’était une affirmation, que jusqu’ici il saisissait mal mon système de défense et qu’il serait heureux, avant d’entendre mon avocat, de me faire préciser les motifs qui avaient inspiré mon acte. J’ai dit rapidement, en mêlant un peu les mots et en me rendant compte de mon ridicule, que c’était à cause du soleil. Il y a eu des rires dans la salle. Mon avocat a haussé les épaules et tout de suite après, on lui a donné la parole. Mais il a déclaré qu’il était tard, qu’il en avait pour plusieurs heures et qu’il demandait le renvoi à l’après-midi. La cour y a consenti.
L’après-midi, les grands ventilateurs brassaient toujours l’air épais de la salle, et les petits éventails multicolores des jurés s’agitaient tous dans le même sens. La plaidoirie de mon avocat me semblait ne devoir jamais finir. À un moment donné, cependant, je l’ai écouté parce qu’il disait : « Il est vrai que j’ai tué. » Puis il a continué sur ce ton, disant « je » chaque fois qu’il parlait de moi. J’étais très étonné. Je me suis penché vers un gendarme et je lui ai demandé pourquoi. Il m’a dit de me taire et, après un moment, il a ajouté : « Tous les avocats font ça. » Moi, j’ai pensé que c’était m’écarter encore de l’affaire, me réduire à zéro et, en un certain sens, se substituer à moi. Mais je crois que j’étais déjà très loin de cette salle d’audience. D’ailleurs, mon avocat m’a semblé ridicule. Il a plaidé la provocation très rapidement et puis lui aussi a parlé de mon âme. Mais il m’a paru qu’il avait beaucoup moins de talent que le procureur. « Moi aussi, a-t-il dit, je me suis penché sur cette âme, mais, contrairement à l’éminent représentant du ministère public, j’ai trouvé quelque chose et je puis dire que j’y ai lu à livre ouvert. » Il y avait lu que j’étais un honnête homme, un travailleur régulier, infatigable, fidèle à la maison qui l’employait, aimé de tous et compatissant aux misères d’autrui. Pour lui, j’étais un fils modèle qui avait soutenu sa mère aussi longtemps qu’il l’avait pu. Finalement j’avais espéré qu’une maison de retraite donnerait à la vieille femme le confort que mes moyens ne me permettaient pas de lui procurer. « Je m’étonne, messieurs, a-t-il ajouté, qu’on ait mené si grand bruit autour de cet asile. Car enfin, s’il fallait donner une preuve de l’utilité et de la grandeur de ces institutions, il faudrait bien dire que c’est l’État lui-même qui les subventionne. » Seulement, il n’a pas parlé de l’enterrement et j’ai senti que cela manquait dans sa plaidoirie. Mais à cause de toutes ces longues phrases, de toutes ces journées et ces heures interminables pendant lesquelles on avait parlé de mon âme, j’ai eu l’impression que tout devenait comme une eau incolore où je trouvais le vertige.
À la fin, je me souviens seulement que, de la rue et à travers tout l’espace des salles et des prétoires, pendant que mon avocat continuait à parler, la trompette d’un marchand de glace a résonné jusqu’à moi. J’ai été assailli des souvenirs d’une vie qui ne m’appartenait plus, mais où j’avais trouvé les plus pauvres et les plus tenaces de mes joies : des odeurs d’été, le quartier que j’aimais, un certain ciel du soir, le rire et les robes de Marie. Tout ce que je faisais d’inutile en ce lieu m’est alors remonté à la gorge et je n’ai eu qu’une hâte, c’est qu’on en finisse et que je retrouve ma cellule avec le sommeil. C’est à peine si j’ai entendu mon avocat s’écrier, pour finir, que les jurés ne voudraient pas envoyer à la mort un travailleur honnête perdu par une minute d’égarement, et demander les circonstances atténuantes pour un crime dont je traînais déjà, comme le plus sûr de mes châtiments, le remords éternel. La cour a suspendu l’audience et l’avocat s’est assis d’un air épuisé. Mais ses collègues sont venus vers lui pour lui serrer la main. J’ai entendu : « Magnifique, mon cher. » L’un d’eux m’a même pris à témoin : « Hein ? » m’a-t-il dit. J’ai acquiescé, mais mon compliment n’était pas sincère, parce que j’étais trop fatigué.
Pourtant, l’heure déclinait au-dehors et la chaleur était moins forte. Aux quelques bruits de rue que j’entendais, je devinais la douceur du soir. Nous étions là, tous, à attendre. Et ce qu’ensemble nous attendions ne concernait que moi. J’ai encore regardé la salle. Tout était dans le même état que le premier jour. J’ai rencontré le regard du journaliste à la veste grise et de la femme automate. Cela m’a donné à penser que je n’avais pas cherché Marie du regard pendant tout le procès. Je ne l’avais pas oubliée, mais j’avais trop à faire. Je l’ai vue entre Céleste et Raymond. Elle m’a fait un petit signe comme si elle disait : « Enfin », et j’ai vu son visage un peu anxieux qui souriait. Mais je sentais mon cœur fermé et je n’ai même pas pu répondre à son sourire.
La cour est revenue. Très vite, on a lu aux jurés une série de questions. J’ai entendu « coupable de meurtre »… « préméditation »… « circonstances atténuantes ». Les jurés sont sortis et l’on m’a emmené dans la petite pièce où j’avais déjà attendu. Mon avocat est venu me rejoindre : il était très volubile et m’a parlé avec plus de confiance et de cordialité qu’il ne l’avait jamais fait. Il pensait que tout irait bien et que je m’en tirerais avec quelques années de prison ou de bagne. Je lui ai demandé s’il y avait des chances de cassation en cas de jugement défavorable. Il m’a dit que non. Sa tactique avait été de ne pas déposer de conclusions pour ne pas indisposer le jury. Il m’a expliqué qu’on ne cassait pas un jugement, comme cela, pour rien. Cela m’a paru évident et je me suis rendu à ses raisons. À considérer froidement la chose, c’était tout à fait naturel. Dans le cas contraire, il y aurait trop de paperasses inutiles. « De toute façon, m’a dit mon avocat, il y a le pourvoi. Mais je suis persuadé que l’issue sera favorable. »
Nous avons attendu très longtemps, près de trois quarts d’heure, je crois. Au bout de ce temps, une sonnerie a retenti. Mon avocat m’a quitté en disant : « Le président du jury va lire les réponses. On ne vous fera entrer que pour l’énoncé du jugement. » Des portes ont claqué. Des gens couraient dans des escaliers dont je ne savais pas s’ils étaient proches ou éloignés. Puis j’ai entendu une voix sourde lire quelque chose dans la salle. Quand la sonnerie a encore retenti, que la porte du box s’est ouverte, c’est le silence de la salle qui est monté vers moi, le silence, et cette singulière sensation que j’ai eue lorsque j’ai constaté que le jeune journaliste avait détourné ses yeux. Je n’ai pas regardé du côté de Marie. Je n’en ai pas eu le temps parce que le président m’a dit dans une forme bizarre que j’aurais la tête tranchée sur une place publique au nom du peuple français. Il m’a semblé alors reconnaître le sentiment que je lisais sur tous les visages. Je crois bien que c’était de la considération. Les gendarmes étaient très doux avec moi. L’avocat a posé sa main sur mon poignet. Je ne pensais plus à rien. Mais le président m’a demandé si je n’avais rien à ajouter. J’ai réfléchi. J’ai dit : « Non. » C’est alors qu’on m’a emmené.