III

Je peux dire qu’au fond l’été a très vite remplacé l’été. Je savais qu’avec la montée des premières chaleurs surviendrait quelque chose de nouveau pour moi. Mon affaire était inscrite à la dernière session de la cour d’assises et cette session se terminerait avec le mois de juin. Les débats se sont ouverts avec, au-dehors, tout le plein du soleil. Mon avocat m’avait assuré qu’ils ne dureraient pas plus de deux ou trois jours. « D’ailleurs, avait-il ajouté, la cour sera pressée parce que votre affaire n’est pas la plus importante de la session. Il y a un parricide qui passera tout de suite après. »

À sept heures et demie du matin, on est venu me chercher et la voiture cellulaire m’a conduit au Palais de justice. Les deux gendarmes m’ont fait entrer dans une petite pièce qui sentait l’ombre. Nous avons attendu, assis près d’une porte derrière laquelle on entendait des voix, des appels, des bruits de chaises et tout un remue-ménage qui m’a fait penser à ces fêtes de quartier où, après le concert, on range la salle pour pouvoir danser. Les gendarmes m’ont dit qu’il fallait attendre la cour et l’un d’eux m’a offert une cigarette que j’ai refusée. Il m’a demandé peu après « si j’avais le trac ». J’ai répondu que non. Et même, dans un sens, cela m’intéressait de voir un procès. Je n’en avais jamais eu l’occasion dans ma vie : « Oui, a dit le second gendarme, mais cela finit par fatiguer. »

Après un peu de temps, une petite sonnerie a résonné dans la pièce. Ils m’ont alors ôté les menottes. Ils ont ouvert la porte et m’ont fait entrer dans le box des accusés. La salle était pleine à craquer. Malgré les stores, le soleil s’infiltrait par endroits et l’air était déjà étouffant. On avait laissé les vitres closes. Je me suis assis et les gendarmes m’ont encadré. C’est à ce moment que j’ai aperçu une rangée de visages devant moi. Tous me regardaient : j’ai compris que c’étaient les jurés. Mais je ne peux pas dire ce qui les distinguait les uns des autres. Je n’ai eu qu’une impression : j’étais devant une banquette de tramway et tous ces voyageurs anonymes épiaient le nouvel arrivant pour en apercevoir les ridicules. Je sais bien que c’était une idée niaise puisque ici ce n’était pas le ridicule qu’ils cherchaient, mais le crime. Cependant la différence n’est pas grande et c’est en tout cas l’idée qui m’est venue.

J’étais un peu étourdi aussi par tout ce monde dans cette salle close. J’ai regardé encore le prétoire et je n’ai distingué aucun visage. Je crois bien que d’abord je ne m’étais pas rendu compte que tout ce monde se pressait pour me voir. D’habitude, les gens ne s’occupaient pas de ma personne. Il m’a fallu un effort pour comprendre que j’étais la cause de toute cette agitation. J’ai dit au gendarme : « Que de monde ! » Il m’a répondu que c’était à cause des journaux et il m’a montré un groupe qui se tenait près d’une table sous le banc des jurés. Il m’a dit : « Les voilà. » J’ai demandé : « Qui ? » et il a répété : « Les journaux. » Il connaissait l’un des journalistes qui l’a vu à ce moment et qui s’est dirigé vers nous. C’était un homme déjà âgé, sympathique, avec un visage un peu grimaçant. Il a serré la main du gendarme avec beaucoup de chaleur. J’ai remarqué à ce moment que tout le monde se rencontrait, s’interpellait et conversait, comme dans un club où l’on est heureux de se retrouver entre gens du même monde. Je me suis expliqué aussi la bizarre impression que j’avais d’être de trop, un peu comme un intrus. Pourtant, le journaliste s’est adressé à moi en souriant. Il m’a dit qu’il espérait que tout irait bien pour moi. Je l’ai remercié et il a ajouté : « Vous savez, nous avons monté un peu votre affaire. L’été, c’est la saison creuse pour les journaux. Et il n’y avait que votre histoire et celle du parricide qui vaillent quelque chose. » Il m’a montré ensuite, dans le groupe qu’il venait de quitter, un petit bonhomme qui ressemblait à une belette engraissée, avec d’énormes lunettes cerclées de noir. Il m’a dit que c’était l’envoyé spécial d’un journal de Paris : « Il n’est pas venu pour vous, d’ailleurs. Mais comme il est chargé de rendre compte du procès du parricide, on lui a demandé de câbler votre affaire en même temps. » Là encore, j’ai failli le remercier. Mais j’ai pensé que ce serait ridicule. Il m’a fait un petit signe cordial de la main et nous a quittés. Nous avons encore attendu quelques minutes.

Mon avocat est arrivé, en robe, entouré de beaucoup d’autres confrères. Il est allé vers les journalistes, a serré des mains. Ils ont plaisanté, ri et avaient l’air tout à fait à leur aise, jusqu’au moment où la sonnerie a retenti dans le prétoire. Tout le monde a regagné sa place. Mon avocat est venu vers moi, m’a serré la main et m’a conseillé de répondre brièvement aux questions qu’on me poserait, de ne pas prendre d’initiatives et de me reposer sur lui pour le reste.

À ma gauche, j’ai entendu le bruit d’une chaise qu’on reculait et j’ai vu un grand homme mince, vêtu de rouge, portant lorgnon, qui s’asseyait en pliant sa robe avec soin. C’était le procureur. Un huissier a annoncé la cour. Au même moment, deux gros ventilateurs ont commencé de vrombir. Trois juges, deux en noir, le troisième en rouge, sont entrés avec des dossiers et ont marché très vite vers la tribune qui dominait la salle. L’homme en robe rouge s’est assis sur le fauteuil du milieu, a posé sa toque devant lui, essuyé son petit crâne chauve avec un mouchoir et déclaré que l’audience était ouverte.

Les journalistes tenaient déjà leur stylo en main. Ils avaient tous le même air indifférent et un peu narquois. Pourtant, l’un d’entre eux, beaucoup plus jeune, habillé en flanelle grise avec une cravate bleue, avait laissé son stylo devant lui et me regardait. Dans son visage un peu asymétrique, je ne voyais que ses deux yeux, très clairs, qui m’examinaient attentivement, sans rien exprimer qui fût définissable. Et j’ai eu l’impression bizarre d’être regardé par moi-même. C’est peut-être pour cela, et aussi parce que je ne connaissais pas les usages du lieu, que je n’ai pas très bien compris tout ce qui s’est passé ensuite, le tirage au sort des jurés, les questions posées par le président à l’avocat, au procureur et au jury (à chaque fois, toutes les têtes des jurés se retournaient en même temps vers la cour), une lecture rapide de l’acte d’accusation, où je reconnaissais des noms de lieux et de personnes, et de nouvelles questions à mon avocat.

Mais le président a dit qu’il allait faire procéder à l’appel des témoins. L’huissier a lu des noms qui ont attiré mon attention. Du sein de ce public tout à l’heure informe, j’ai vu se lever un à un, pour disparaître ensuite par une porte latérale, le directeur et le concierge de l’asile, le vieux Thomas Pérez, Raymond, Masson, Salamano, Marie. Celle-ci m’a fait un petit signe anxieux. Je m’étonnais encore de ne pas les avoir aperçus plus tôt, lorsque à l’appel de son nom, le dernier, Céleste s’est levé. J’ai reconnu à côté de lui la petite bonne femme du restaurant, avec sa jaquette et son air précis et décidé. Elle me regardait avec intensité. Mais je n’ai pas eu le temps de réfléchir parce que le président a pris la parole. Il a dit que les véritables débats allaient commencer et qu’il croyait inutile de recommander au public d’être calme. Selon lui, il était là pour diriger avec impartialité les débats d’une affaire qu’il voulait considérer avec objectivité. La sentence rendue par le jury serait prise dans un esprit de justice et, dans tous les cas, il ferait évacuer la salle au moindre incident.

La chaleur montait et je voyais dans la salle les assistants s’éventer avec des journaux. Cela faisait un petit bruit continu de papier froissé. Le président a fait un signe et l’huissier a apporté trois éventails de paille tressée que les trois juges ont utilisés immédiatement.

Mon interrogatoire a commencé aussitôt. Le président m’a questionné avec calme et même, m’a-t-il semblé, avec une nuance de cordialité. On m’a encore fait décliner mon identité et malgré mon agacement, j’ai pensé qu’au fond c’était assez naturel, parce qu’il serait trop grave de juger un homme pour un autre. Puis le président a recommencé le récit de ce que j’avais fait, en s’adressant à moi toutes les trois phrases pour me demander : « Est-ce bien cela ? » À chaque fois, j’ai répondu : « Oui, monsieur le Président », selon les instructions de mon avocat. Cela a été long parce que le président apportait beaucoup de minutie dans son récit. Pendant tout ce temps, les journalistes écrivaient. Je sentais les regards du plus jeune d’entre eux et de la petite automate. La banquette de tramway était tout entière tournée vers le président. Celui-ci a toussé, feuilleté son dossier et il s’est tourné vers moi en s’éventant.

Il m’a dit qu’il devait aborder maintenant des questions apparemment étrangères à mon affaire, mais qui peut-être la touchaient de fort près. J’ai compris qu’il allait encore parler de maman et j’ai senti en même temps combien cela m’ennuyait. Il m’a demandé pourquoi j’avais mis maman à l’asile. J’ai répondu que c’était parce que je manquais d’argent pour la faire garder et soigner. Il m’a demandé si cela m’avait coûté personnellement et j’ai répondu que ni maman ni moi n’attendions plus rien l’un de l’autre, ni d’ailleurs de personne, et que nous nous étions habitués tous les deux à nos vies nouvelles. Le président a dit alors qu’il ne voulait pas insister sur ce point et il a demandé au procureur s’il ne voyait pas d’autre question à me poser.

Celui-ci me tournait à demi le dos et, sans me regarder, il a déclaré qu’avec l’autorisation du président, il aimerait savoir si j’étais retourné vers la source tout seul avec l’intention de tuer l’Arabe. « Non », ai-je dit. « Alors, pourquoi était-il armé et pourquoi revenir vers cet endroit précisément ? » J’ai dit que c’était le hasard. Et le procureur a noté avec un accent mauvais : « Ce sera tout pour le moment. » Tout ensuite a été un peu confus, du moins pour moi. Mais après quelques conciliabules, le président a déclaré que l’audience était levée et renvoyée à l’après-midi pour l’audition des témoins.

Je n’ai pas eu le temps de réfléchir. On m’a emmené, fait monter dans la voiture cellulaire et conduit à la prison où j’ai mangé. Au bout de très peu de temps, juste assez pour me rendre compte que j’étais fatigué, on est revenu me chercher ; tout a recommencé et je me suis trouvé dans la même salle, devant les mêmes visages. Seulement la chaleur était beaucoup plus forte et comme par un miracle chacun des jurés, le procureur, mon avocat et quelques journalistes étaient munis aussi d’éventails de paille. Le jeune journaliste et la petite femme étaient toujours là. Mais ils ne s’éventaient pas et me regardaient encore sans rien dire.

J’ai essuyé la sueur qui couvrait mon visage et je n’ai repris un peu conscience du lieu et de moi-même que lorsque j’ai entendu appeler le directeur de l’asile. On lui a demandé si maman se plaignait de moi et il a dit que oui mais que c’était un peu la manie de ses pensionnaires de se plaindre de leurs proches. Le président lui a fait préciser si elle me reprochait de l’avoir mise à l’asile et le directeur a dit encore oui. Mais cette fois, il n’a rien ajouté. À une autre question, il a répondu qu’il avait été surpris de mon calme le jour de l’enterrement. On lui a demandé ce qu’il entendait par calme. Le directeur a regardé alors le bout de ses souliers et il a dit que je n’avais pas voulu voir maman, je n’avais pas pleuré une seule fois et j’étais parti aussitôt après l’enterrement sans me recueillir sur sa tombe. Une chose encore l’avait surpris : un employé des pompes funèbres lui avait dit que je ne savais pas l’âge de maman. Il y a eu un moment de silence et le président lui a demandé si c’était bien de moi qu’il avait parlé. Comme le directeur ne comprenait pas la question, il lui a dit : « C’est la loi. » Puis le président a demandé à l’avocat général s’il n’avait pas de question à poser au témoin et le procureur s’est écrié : « Oh ! non, cela suffit », avec un tel éclat et un tel regard triomphant dans ma direction que, pour la première fois depuis bien des années, j’ai eu une envie stupide de pleurer parce que j’ai senti combien j’étais détesté par tous ces gens-là.

Après avoir demandé au jury et à mon avocat s’ils avaient des questions à poser, le président a entendu le concierge. Pour lui comme pour tous les autres, le même cérémonial s’est répété. En arrivant, le concierge m’a regardé et il a détourné les yeux. Il a répondu aux questions qu’on lui posait. Il a dit que je n’avais pas voulu voir maman, que j’avais fumé, que j’avais dormi et que j’avais pris du café au lait. J’ai senti alors quelque chose qui soulevait toute la salle et, pour la première fois, j’ai compris que j’étais coupable. On a fait répéter au concierge l’histoire du café au lait et celle de la cigarette. L’avocat général m’a regardé avec une lueur ironique dans les yeux. À ce moment, mon avocat a demandé au concierge s’il n’avait pas fumé avec moi. Mais le procureur s’est élevé avec violence contre cette question : « Quel est le criminel ici et quelles sont ces méthodes qui consistent à salir les témoins de l’accusation pour minimiser des témoignages qui n’en demeurent pas moins écrasants ! » Malgré tout, le président a demandé au concierge de répondre à la question. Le vieux a dit d’un air embarrassé : « Je sais bien que j’ai eu tort. Mais je n’ai pas osé refuser la cigarette que Monsieur m’a offerte. » En dernier lieu, on m’a demandé si je n’avais rien à ajouter. « Rien, ai-je répondu, seulement que le témoin a raison. Il est vrai que je lui ai offert une cigarette. » Le concierge m’a regardé alors avec un peu d’étonnement et une sorte de gratitude. Il a hésité, puis il a dit que c’était lui qui m’avait offert le café au lait. Mon avocat a triomphé bruyamment et a déclaré que les jurés apprécieraient. Mais le procureur a tonné au-dessus de nos têtes et il a dit : « Oui, MM. les Jurés apprécieront. Et ils concluront qu’un étranger pouvait proposer du café, mais qu’un fils devait le refuser devant le corps de celle qui lui avait donné le jour. » Le concierge a regagné son banc.

Quand est venu le tour de Thomas Pérez, un huissier a dû le soutenir jusqu’à la barre. Pérez a dit qu’il avait surtout connu ma mère et qu’il ne m’avait vu qu’une fois, le jour de l’enterrement. On lui a demandé ce que j’avais fait ce jour-là et il a répondu : « Vous comprenez, moi-même j’avais trop de peine. Alors, je n’ai rien vu. C’était la peine qui m’empêchait de voir. Parce que c’était pour moi une très grosse peine. Et même, je me suis évanoui. Alors, je n’ai pas pu voir monsieur. » L’avocat général lui a demandé si, du moins, il m’avait vu pleurer. Pérez a répondu que non. Le procureur a dit alors à son tour : « MM. les Jurés apprécieront. » Mais mon avocat s’est fâché. Il a demandé à Pérez, sur un ton qui m’a semblé exagéré, « s’il avait vu que je ne pleurais pas ». Pérez a dit : « Non. » Le public a ri. Et mon avocat, en retroussant une de ses manches, a dit d’un ton péremptoire : « Voilà l’image de ce procès. Tout est vrai et rien n’est vrai ! » Le procureur avait le visage fermé et piquait un crayon dans les titres de ses dossiers.

Après cinq minutes de suspension pendant lesquelles mon avocat m’a dit que tout allait pour le mieux, on a entendu Céleste qui était cité par la défense. La défense, c’était moi. Céleste jetait de temps en temps des regards de mon côté et roulait un panama entre ses mains. Il portait le costume neuf qu’il mettait pour venir avec moi, certains dimanches, aux courses de chevaux. Mais je crois qu’il n’avait pas pu mettre son col parce qu’il portait seulement un bouton de cuivre pour tenir sa chemise fermée. On lui a demandé si j’étais son client et il a dit : « Oui, mais c’était aussi un ami » ; ce qu’il pensait de moi et il a répondu que j’étais un homme ; ce qu’il entendait par là et il a déclaré que tout le monde savait ce que cela voulait dire ; s’il avait remarqué que j’étais renfermé et il a reconnu seulement que je ne parlais pas pour ne rien dire. L’avocat général lui a demandé si je payais régulièrement ma pension. Céleste a ri et il a déclaré : « C’étaient des détails entre nous. » On lui a demandé encore ce qu’il pensait de mon crime. Il a mis alors ses mains sur la barre et l’on voyait qu’il avait préparé quelque chose. Il a dit : « Pour moi, c’est un malheur. Un malheur, tout le monde sait ce que c’est. Ça vous laisse sans défense. Eh bien ! pour moi c’est un malheur. » Il allait continuer, mais le président lui a dit que c’était bien et qu’on le remerciait. Alors Céleste est resté un peu interdit. Mais il a déclaré qu’il voulait encore parler. On lui a demandé d’être bref. Il a encore répété que c’était un malheur. Et le président lui a dit : « Oui, c’est entendu. Mais nous sommes là pour juger les malheurs de ce genre. Nous vous remercions. » Comme s’il était arrivé au bout de sa science et de sa bonne volonté, Céleste s’est alors retourné vers moi. Il m’a semblé que ses yeux brillaient et que ses lèvres tremblaient. Il avait l’air de me demander ce qu’il pouvait encore faire. Moi, je n’ai rien dit, je n’ai fait aucun geste, mais c’est la première fois de ma vie que j’ai eu envie d’embrasser un homme. Le président lui a encore enjoint de quitter la barre. Céleste est allé s’asseoir dans le prétoire. Pendant tout le reste de l’audience, il est resté là, un peu penché en avant, les coudes sur les genoux, le panama entre les mains, à écouter tout ce qui se disait. Marie est entrée. Elle avait mis un chapeau et elle était encore belle. Mais je l’aimais mieux avec ses cheveux libres. De l’endroit où j’étais, je devinais le poids léger de ses seins et je reconnaissais sa lèvre inférieure toujours un peu gonflée. Elle semblait très nerveuse. Tout de suite, on lui a demandé depuis quand elle me connaissait. Elle a indiqué l’époque où elle travaillait chez nous. Le président a voulu savoir quels étaient ses rapports avec moi. Elle a dit qu’elle était mon amie. À une autre question, elle a répondu qu’il était vrai qu’elle devait m’épouser. Le procureur qui feuilletait un dossier lui a demandé brusquement de quand datait notre liaison. Elle a indiqué la date. Le procureur a remarqué d’un air indifférent qu’il lui semblait que c’était le lendemain de la mort de maman. Puis il a dit avec quelque ironie qu’il ne voudrait pas insister sur une situation délicate, qu’il comprenait bien les scrupules de Marie, mais (et ici son accent s’est fait plus dur) que son devoir lui commandait de s’élever au-dessus des convenances. Il a donc demandé à Marie de résumer cette journée où je l’avais connue. Marie ne voulait pas parler, mais devant l’insistance du procureur, elle a dit notre bain, notre sortie au cinéma et notre rentrée chez moi. L’avocat général a dit qu’à la suite des déclarations de Marie à l’instruction, il avait consulté les programmes de cette date. Il a ajouté que Marie elle-même dirait quel film on passait alors. D’une voix presque blanche, en effet, elle a indiqué que c’était un film de Fernandel. Le silence était complet dans la salle quand elle a eu fini. Le procureur s’est alors levé, très grave et d’une voix que j’ai trouvée vraiment émue, le doigt tendu vers moi, il a articulé lentement : « Messieurs les Jurés, le lendemain de la mort de sa mère, cet homme prenait des bains, commençait une liaison irrégulière, et allait rire devant un film comique. Je n’ai rien de plus à vous dire. » Il s’est assis, toujours dans le silence. Mais, tout d’un coup, Marie a éclaté en sanglots, a dit que ce n’était pas cela, qu’il y avait autre chose, qu’on la forçait à dire le contraire de ce qu’elle pensait, qu’elle me connaissait bien et que je n’avais rien fait de mal. Mais l’huissier, sur un signe du président, l’a emmenée et l’audience s’est poursuivie.

C’est à peine si, ensuite, on a écouté Masson qui a déclaré que j’étais un honnête homme « et qu’il dirait plus, j’étais un brave homme ». C’est à peine encore si on a écouté Salamano quand il a rappelé que j’avais été bon pour son chien et quand il a répondu à une question sur ma mère et sur moi en disant que je n’avais plus rien à dire à maman et que je l’avais mise pour cette raison à l’asile. « Il faut comprendre, disait Salamano, il faut comprendre. » Mais personne ne paraissait comprendre. On l’a emmené.

Puis est venu le tour de Raymond, qui était le dernier témoin. Raymond m’a fait un petit signe et a dit tout de suite que j’étais innocent. Mais le président a déclaré qu’on ne lui demandait pas des appréciations, mais des faits. Il l’a invité à attendre des questions pour répondre. On lui a fait préciser ses relations avec la victime. Raymond en a profité pour dire que c’était lui que cette dernière haïssait depuis qu’il avait giflé sa sœur. Le président lui a demandé cependant si la victime n’avait pas de raison de me haïr. Raymond a dit que ma présence à la plage était le résultat d’un hasard. Le procureur lui a demandé alors comment il se faisait que la lettre qui était à l’origine du drame avait été écrite par moi. Raymond a répondu que c’était un hasard. Le procureur a rétorqué que le hasard avait déjà beaucoup de méfaits sur la conscience dans cette histoire. Il a voulu savoir si c’était par hasard que je n’étais pas intervenu quand Raymond avait giflé sa maîtresse, par hasard que j’avais servi de témoin au commissariat, par hasard encore que mes déclarations lors de ce témoignage s’étaient révélées de pure complaisance. Pour finir, il a demandé à Raymond quels étaient ses moyens d’existence, et comme ce dernier répondait : « Magasinier », l’avocat général a déclaré aux jurés que de notoriété générale le témoin exerçait le métier de souteneur. J’étais son complice et son ami. Il s’agissait d’un drame crapuleux de la plus basse espèce, aggravé du fait qu’on avait affaire à un monstre moral. Raymond a voulu se défendre et mon avocat a protesté, mais on leur a dit qu’il fallait laisser terminer le procureur. Celui-ci a dit : « J’ai peu de chose à ajouter. Était-il votre ami ? » a-t-il demandé à Raymond. « Oui, a dit celui-ci, c’était mon copain. » L’avocat général m’a posé alors la même question et j’ai regardé Raymond qui n’a pas détourné les yeux. J’ai répondu : « Oui. » Le procureur s’est alors retourné vers le jury et a déclaré : « Le même homme qui au lendemain de la mort de sa mère se livrait à la débauche la plus honteuse a tué pour des raisons futiles et pour liquider une affaire de mœurs inqualifiable. »

Il s’est assis alors. Mais mon avocat, à bout de patience, s’est écrié en levant les bras, de sorte que ses manches en retombant ont découvert les plis d’une chemise amidonnée : « Enfin, est-il accusé d’avoir enterré sa mère ou d’avoir tué un homme ? » Le public a ri. Mais le procureur s’est redressé encore, s’est drapé dans sa robe et a déclaré qu’il fallait avoir l’ingénuité de l’honorable défenseur pour ne pas sentir qu’il y avait entre ces deux ordres de faits une relation profonde, pathétique, essentielle. « Oui, s’est-il écrié avec force, j’accuse cet homme d’avoir enterré une mère avec un cœur de criminel. » Cette déclaration a paru faire un effet considérable sur le public. Mon avocat a haussé les épaules et essuyé la sueur qui couvrait son front. Mais lui-même paraissait ébranlé et j’ai compris que les choses n’allaient pas bien pour moi.

L’audience a été levée. En sortant du palais de justice pour monter dans la voiture, j’ai reconnu un court instant l’odeur et la couleur du soir d’été. Dans l’obscurité de ma prison roulante, j’ai retrouvé un à un, comme du fond de ma fatigue, tous les bruits familiers d’une ville que j’aimais et d’une certaine heure où il m’arrivait de me sentir content. Le cri des vendeurs de journaux dans l’air déjà détendu, les derniers oiseaux dans le square, l’appel des marchands de sandwiches, la plainte des tramways dans les hauts tournants de la ville et cette rumeur du ciel avant que la nuit bascule sur le port, tout cela recomposait pour moi un itinéraire d’aveugle, que je connaissais bien avant d’entrer en prison. Oui, c’était l’heure où, il y avait bien longtemps, je me sentais content. Ce qui m’attendait alors, c’était toujours un sommeil léger et sans rêves. Et pourtant quelque chose était changé puisque, avec l’attente du lendemain, c’est ma cellule que j’ai retrouvée. Comme si les chemins familiers tracés dans les ciels d’été pouvaient mener aussi bien aux prisons qu’aux sommeils innocents.