Chapitre 5
Les mutations du capitalisme au XIXe siècle
Les aspects techniques et économiques
On a vu dans le chapitre précédent que le capitalisme industriel se mettait en place au XIXe siècle dans les pays d’Europe occidentale et aux États-Unis. Leurs économies présentent certaines caractéristiques et traits d’évolution communs: les fluctuations cycliques, les transformations technologiques et les processus de concentration et d’organisation des firmes. Elles sont aussi de plus en plus liées par les échanges, les migrations et les mouvements de capitaux, dans ce qu’on a appelé une première mondialisation.
Cycles, fluctuations et crises
Les classiques attribuaient aux crises et aux phases d’expansion des causes extra-économiques aléatoires comme les guerres, les inventions, le climat, les épidémies, les bulles spéculatives, et ils ont donc ignoré leur caractère régulier. Ce n’est que dans la deuxième moitié du XIXe siècle que ce caractère est reconnu et analysé. Le cycle des affaires est un mouvement périodique en quatre temps, une phase d’expansion (I), suivie de la crise (II) qui fait basculer l’économie dans une période de dépression (III). Le creux de la dépression est suivi de la reprise (IV), début d’une nouvelle phase de prospérité. La crise est donc un des moments du cycle, une étape qui permettra par la « destruction créatrice » des anciennes industries, pendant la phase de dépression, d’autres progrès avec des activités nouvelles.
Les cycles longs Kondratiev
Le cycle étudié par l’économiste russe est un cycle des variations de prix à long terme depuis les débuts de l'industrialisation. Il s’agit bien des prix et non de la production, car le XIXe siècle dans son ensemble est un siècle de croissance, il est impossible de parler de phases longues de stagnation ou de recul du produit global. Tout au plus peut-on constater un ralentissement de la croissance dans les phases de déflation et inversement. Les dates des pics pour les phases ascendantes (A) et descendantes (B) des prix depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la crise de 1929, apparaissent ci-dessous, en reprenant les dates et la terminologie de Schumpeter. Le premier cycle est celui de la révolution industrielle, basé sur le coton, la vapeur et le fer ; le deuxième, celui des chemins de fer et de l’acier, à l’apogée de la bourgeoisie, est le cycle bourgeois ou cycle de la railroadization ; le troisième est celui de l’électricité, de la chimie, du pétrole et des moteurs à combustion (cycle de la 2e révolution industrielle, ou néomercantiliste parce qu’il est marqué par le retour au protectionnisme).
 Premier cycle, dit de la 1re révolution industrielle: phase A (de 1787 à 1813), phase B (de 1814 à 1842) ;
 Deuxième cycle, dit de la railroadization : phase A (de 1843 à 1869), phase B (de 1870 à 1897) ;
 Troisième cycle, néomercantiliste : phase A (de 1898 à 1924), phase B (de 1925 à 1939).
Les cycles longs des prix ont été expliqués par la présence ou l’absence d’innovations (Schumpeter, cf. ch. 1). On a avancé également le rôle de l’abondance ou de la pénurie de métaux précieux: la déflation des périodes 1814-1834 et 1873-1896, dans un contexte dépressif, est liée à une pénurie monétaire, tandis que les reprises d’inflation correspondent aux découvertes d’or (1849, 1900). Enfin, les facteurs sociaux ont été mis en avant: une durée de 25 ans correspond à l’arrivée d’une nouvelle génération d’ouvriers sur le terrain social et une reprise des conflits qui expliquerait les retournements de la conjoncture.
Les cycles de l’activité économique
En ce qui concerne l’évolution des variables réelles (production, investissement, emploi, commerce extérieur) et non plus seulement des prix, trois types de cycles ont été analysés: le cycle Juglar en 1862, un cycle de 7 à 11 ans ; le cycle Kitchin en 1923, de 40 mois environ; le cycle Kuznets (1967) de 16 à 22 ans. Le retournement du cycle correspond à la crise économique, qui change au XIXe siècle, passant de la crise d’ancien régime à la crise industrielle capitaliste au fur et à mesure que l’agriculture décline dans les économies au profit de l’industrie, que le commerce international et les mouvements de capitaux progressent et que le système bancaire et financier s’étend à toutes les activités. Les crises les plus fortes (1847, 1873 et 1929) sont celles qui coïncident avec un retournement du cycle long. Les fluctuations de l’investissement, notamment ferroviaire, expliquent en partie les crises industrielles. Le commerce accru rend compte des effets de propagation, alors que l’expansion des échanges limite la portée des facteurs agricoles et climatiques: les importations de grains peuvent éviter au XIXe les pénuries dues à de mauvaises récoltes. Enfin les paniques bancaires et boursières se répercutent sur toute l’activité et aggravent la crise.
 Crise d’ancien régime : crise agricole qui se transmet aux industries, surtout le textile et le bâtiment, hausse des prix, chômage; elle profite aux vendeurs de grains et prend un tour politique. Prix et quantités varient en sens opposé.
 Crise industrielle capitaliste: crise de surproduction et/ou crise financière accompagnées de baisse de prix, baisse de la production, de l’emploi, et de faillites en chaîne. Prix et quantités varient dans le même sens, la déflation accompagne la crise, l’inflation accompagne l’expansion.
La deuxième révolution industrielle
La vapeur est encore la principale source d’énergie jusqu’au début du XXe siècle, mais son rendement thermique est faible, les accidents sont toujours une menace et elle est moins accessible aux petites entreprises. Le moteur à explosion et le moteur électrique permettront de résoudre ces difficultés. La deuxième révolution industrielle, qui commence vers 1880, se caractérise aussi par une évolution des applications scientifiques, allant du visible vers l’invisible, depuis le monde apparent des leviers, engrenages, axes, poulies, etc. vers le monde caché des atomes, courants, molécules, flux, ondes, bactéries, gènes, virus, etc.
Électricité
Cette nouvelle forme d’énergie est capable d’usages multiples (moteurs, chauffage, éclairage) et peut être transportée. La puissance produite par un générateur à distance est utilisée sans perdre d’énergie, au lieu de devoir nécessairement l’employer sur place. À la place d’un moteur central dans l’usine dont les mouvements sont transmis avec des pertes énormes par des câbles, des courroies, des poulies et des axes, on peut désormais transporter l’énergie vers la plus petite entreprise, qui peut se passer d’acquérir une machine coûteuse et surdimensionnée. Le mouvement de concentration des firmes dans les années 1890-1910 est ainsi contrebalancé par la multiplication de firmes de taille réduite utilisant des outils modernes et travaillant de façon complémentaire avec les géants de l’industrie.
Michael Faraday, à partir des recherches de Volta et d’Ampère, conçoit le moteur électrique dès 1821. Des dynamos plus efficaces seront construites par Werner von Siemens en 1866 et le Belge Zénobe Gramme en 1870. L'éclairage au gaz est peu à peu remplacé par l’éclairage électrique dans les lieux publics. Deprez réalise le premier transport d’énergie en 1882 entre Grenoble et Vizille. En 1890, Bergès met au point la turbine hydroélectrique qui permettra la mise en œuvre du potentiel alpin. L'ampoule est inventée par Joseph Swan en Angleterre en 1860, et perfectionnée par Thomas Edison aux États-Unis en 1878, ce qui ouvre la voie à une utilisation domestique générale et exige la création de centrales électriques. Celles-ci se multiplient à la fin du siècle pour réaliser cette véritable révolution, l’équipement de millions de foyers en électricité. Plus que toute autre invention, les applications de l’électricité révolutionnent en effet la vie humaine. Les premiers tramways et métros apparaissent, ce qui relance les activités ferroviaires avec l’équipement des villes. Les ascenseurs électriques permettent de construire des immeubles de plus en plus élevés et les premiers gratte-ciel s’élancent à New York ou Chicago. Le télégraphe est mis au point et l’Américain Samuel Morse lui invente un code (1834). Une première liaison est établie entre Washington et Baltimore en 1844 et un câble sous-marin est posé entre la France et l’Angleterre en 1851. La liaison vers les États-Unis sera réalisée en 1866. Le télégraphe électrique permet de relier les divers marchés et Bourses au niveau mondial et aussi de gérer les filiales éloignées, ce qui permet la multinationalisation des grandes firmes. Le téléphone est inventé par l’Américain Graham Bell en 1876, conférant aux États-Unis une avance considérable avec 8 millions d’abonnés sur 12 millions dans le monde en 1912. En 1896, la transmission sans fil (TSF), utilisant les ondes, est découverte par Marconi. C'est l’origine de la radio, mise au point en 1906. De nouvelles activités et débouchés dans les transports urbains, dans les industries électriques et électromécaniques, dans les communications, se développent et contribuent à la reprise économique de la Belle Époque.
Pétrole, automobile, aviation
La première automobile est construite par Gottlieb Daimler et Karl Benz en 1885, après que le moteur à explosion ait été mis au point en 1876 par Nikolaus Otto. Les puits de pétrole étaient apparus en Pennsylvanie dès 1859. En 1888, John Dunlop fabrique les premiers pneumatiques à Birmingham. Rudolf Diesel crée à Munich un moteur thermique à injection en 1897, le moteur qui portera son nom, d’un rendement supérieur au moteur à essence, sans mélange et sans dispositif d’allumage. Très lourd, il servira pour produire de l’électricité dans les centrales, puis pour les navires, les sous-marins, les locomotives, les camions et finalement les automobiles à partir de 1920.
L'industrie automobile et celle du pétrole seront au cœur des économies industrielles au XXe siècle. Dans les années 1900, la première est encore de type artisanal avec des centaines de constructeurs (155 en France en 1914). Les modèles sont construits à l’unité, à la demande du client, chers et réservés à une élite. En 1906, une petite voiture représente 6 à 7 fois le salaire annuel d’un ouvrier. Le démarrage de l’automobile est difficile faute d’infrastructures (routes, garage, pièces, essence) et du fait des pannes constantes. Les réglementations commencent à être mises en vigueur; le permis de conduire fait son apparition ainsi que les écoles de conduite et les plaques d’immatriculation. Le premier salon de l’auto a lieu à Paris en 1889. Des courses sont organisées, comme Paris-Rouen en 1894, Paris-Marseille en 1896, ou Paris-Amsterdam en 1898, qui montreront la supériorité du moteur à explosion.
La France, malgré son relatif retard industriel, devient le premier producteur mondial (tableau 13) : en 1903 elle est à l’origine des 3/5 des voitures construites dans le monde. Armand Peugeot démarre en 1890 la fabrication d’automobiles, De Dion et Bouton produisent un véhicule équipé d’un moteur à essence et d’un démarreur électrique en 1895, De Dietrich lance ses premières automobiles en 1897 et Louis Renault fonde sa firme en 1898 avec 6 ouvriers (elle en comptera 4000 en 1913). Berliet entreprend la production de camions en série en 1906. René Panhard et Émile Levassor s’associent à Daimler pour les moteurs et à Peugeot pour les châssis, ils réalisent en 1891 le premier véhicule à essence commercialisé, avec tous les éléments basiques de la voiture à venir. André Citroën entre en 1908 dans la Société d’électricité et d’automobiles Mors dont il reprendra la direction. À la fin de la guerre, la firme, établie au quai de Javel, prend son nom et compte 13 000 ouvriers. Elle construit en 1919 la première voiture populaire en France, le modèle A1, suivi de la 5 CV en 1922, fabriquée en série.
Tableau 13
. Production de voitures
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L'industrie automobile américaine dépasse cependant celle de la France dès 1905. La production moyenne par entreprise en Europe n’est que le dixième de celle des firmes américaines et la productivité environ quatre fois inférieure en 1913. La Ford Motor Company est créée en 1903 à Detroit avec 12 ouvriers. Henry Ford annonce son projet de fabriquer les automobiles les unes après les autres, toutes identiques, venant de la même usine. Après avoir produit divers modèles sous les noms A, B, C, etc., il arrive à T en 1908… Ce modèle, solide, simple et léger, révolutionne l’industrie par la production en série sur une chaîne mobile d’assemblage (assembly line) qui permet d’augmenter massivement la productivité tout en réduisant les coûts et les prix (tableau 14). Le modèle T était vendu 850 dollars au départ, mais le prix passera à 290 dollars en 1924 pour un modèle bien supérieur. Ford augmente en même temps les salaires en 1914 avec le Five-dollars day (plus du double du tarif en vigueur), créant ainsi des débouchés pour ses propres produits, lançant le principe de la consommation de masse. Le temps de travail est en même temps réduit de 10 à 8 heures par jour, puis dans les années 1920 de 6 à 5 jours par semaine. Une automobile sur deux aux États-Unis est une Modèle T dans les années 1920 et 15 millions d’exemplaires ont été fabriqués au total en 1926. Ford réalise alors la moitié de la production mondiale.
Tableau 14
. Production en quantité et prix chez Ford
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La nouvelle industrie exerce des effets d’entraînement énormes: « Aucun autre produit n’a donné une moisson aussi riche de liaisons en amont et en aval » (Landes). La production d’aluminium passe ainsi de 360 t en France en 1895 à 13 483 t en 1913. Les secteurs de l’acier, du bois, du caoutchouc, des produits électriques, des peintures et du plastique trouvent aussi des débouchés croissants et se développent, comme tous les services liés à l’automobile, auparavant inexistants: assurance, garages, location, stationnement, écoles de conduite, tourisme, banques, adaptation des routes, régulation publique, etc.
Dans l’aviation, la France a une avance considérable jusqu’en 1914, malgré le succès des frères Wright en 1903, grâce à son industrie automobile. Les mêmes techniques sont utilisées et les mêmes firmes produisent les aéroplanes et les voitures. Les principales avancées techniques, les exploits, les premières et les records sont réalisés en France. Santos-Dumont multiplie les vols, Blériot traverse la Manche en 1909 et Roland Garros la Méditerranée en 1912. Les dirigeables ou Zeppelins, plus légers que l’air, se développeront en parallèle jusqu’à la catastrophe du Hindenburg en 1930 qui marque le triomphe définitif de l’avion.
Industries chimiques
Elles offrent un éventail extrêmement large de productions: des explosifs aux colorants et peintures, des films aux fertilisants, des textiles artificiels à la pharmacie et aux parfums, des industries métallurgiques aux cimenteries, et sont à l’origine d’activités qui connaîtront un essor extraordinaire comme l’industrie des médicaments ou celle du cinéma. L'Allemagne est le pays leader dans la chimie. Von Liebig dès 1840 élabore les premiers engrais artificiels. La firme Bayer met au point des colorants synthétiques en 1880. BASF (Badische Anilin und Soda Fabrik) multiplie les découvertes de teintes artificielles et d’explosifs à partir des nitrates. De nombreux médicaments sont développés: la quinine, le chloroforme, l’aspirine surtout, mise au point par Hoffmann en 1899. La nitroglycérine est transformée en dynamite par le Suédois Alfred Nobel en 1866 : un mélange moins dangereux à manier qui fait la fortune de son inventeur, à une époque de construction générale de bâtiments et d’infrastructures : « si jamais il y eut une invention labor-saving, ce fut celle-là » (Mokyr). L'usage du caoutchouc apparaît en 1839 grâce à Charles Goodyear qui met au point la vulcanisation. Les premières formes de plastique apparaissent aussi aux États-Unis comme le celluloïd et la bakélite.
Les inventions de la deuxième révolution industrielle abondent dans bien d’autres domaines (machine à écrire, machine à coudre, bicyclette, rayons X, presses, w-c, phonographe, etc.). Pour donner un exemple, avant 1914, plus de 40 000 brevets sont délivrés chaque année dans les seuls États-Unis.
Les mutations de l’entreprise
La concentration
La concentration des entreprises est un phénomène commun aux pays industriels à la fin du XIXe siècle, même si elle prend une ampleur plus grande en Allemagne et aux États-Unis avec les cartels et les trusts. Les industries traditionnelles comme le bois, le mobilier, l’édition, le vêtement, le cuir ou les articles métalliques, rassemblent l’essentiel des petites entreprises, tandis que les activités industrielles nouvelles (chimie, mécanique, ciment, papier, sidérurgie, métaux non ferreux et caoutchouc) sont concentrées dans ces groupes géants.
Les trusts américains contrôlent à la fin du siècle 60 % de la production de papier du pays, 77 % dans les métaux non ferreux, 81 % de la chimie, 84 % de la sidérurgie et 85 % du pétrole. En 1860, 19 sociétés fabriquaient des locomotives, mais en 1900 deux entreprises seulement contrôlent la production. L'American Tobacco Company détient les trois quarts de son marché, et des parts comparables sont constatées pour bien d’autres firmes comme la McCormick Harvester Cy, la United States Steel Corporation, l’American Sugar Refining Company ou l’American Smelting and Refining Cy. Dans les services également, la concentration progresse de façon spectaculaire: le transport, les assurances, la finance et les banques voient des firmes dominantes opérer à l’intérieur et intervenir de plus en plus à l’échelle internationale.
Le capitalisme de petites unités se transforme en un capitalisme à tendance monopolistique ou oligopolistique à la fin du XIXe siècle. Mais cela ne signifie pas paradoxalement une réduction de la concurrence, car les régions et les pays étaient jusque-là relativement isolés. L'insuffisance des transports laissait subsister une foule de petits monopoles locaux. Cette fragmentation des marchés est détruite par les chemins de fer et l’ouverture des frontières. La lutte acharnée que se livrent les firmes géantes américaines à la fin du siècle témoigne que l’ère des trusts n’est pas celle de monopoles endormis sur un marché protégé. Les guerres de prix, les faillites spectaculaires, les fusions et rachats dramatiques caractérisent cette période. Sous l’effet des économies d’échelle et des progrès techniques, les prix baissent à long terme même dans les secteurs contrôlés par les trusts: la tonne de rails en acier voit son coût baisser de 100 $ en 1870 à 12 $ à la fin du siècle, le prix du gallon de pétrole est divisé par trois, un colorant chimique allemand passe de 200 marks le kilo en 1870 à 9 en 1886, etc.
La concentration s’explique par la volonté des entreprises d’éviter les effets de la concurrence pour leurs profits, mais aussi par les contraintes techniques des nouvelles industries (les investissements sont énormes et il faut produire sur une grande échelle pour réduire les coûts unitaires et financer la recherche). Il y a également la nécessité d’affronter les firmes étrangères sur un marché devenu mondial: seules les entreprises de grande taille pourront établir un réseau international de ventes. Les crises successives du capitalisme conduisant aux faillites et aux rachats aboutissent aussi à la formation de groupes industriels toujours plus puissants. La grande dépression de 1873-1896 s’accompagne d’une déflation à long terme qui incite également aux regroupements.
L'organisation des firmes
La concentration s’accompagne d’une rationalisation de toute l’organisation des entreprises. La gestion scientifique permet d’éliminer les gaspillages et de réduire les coûts, selon les principes d’Henri Fayol en France, et surtout de Frederick Taylor aux États-Unis, promoteur de « l’organisation scientifique du travail ». Le taylorisme révolutionne les modes d’organisation des entreprises en « transformant l’ouvrier en un automate fonctionnant au même rythme que sa machine » (Landes). Dans ses Principles of Scientific Management (1911), Taylor explique comment les tâches doivent être chronométrées, fragmentées et parcellisées pour accroître la productivité. Les réactions syndicales dénoncent « l’organisation du surmenage » et la transformation du travailleur en « automate crétinisé ». Le livre est cependant traduit en français dès 1912 et la guerre facilite l’adoption du système, parce que la lutte des classes passe au second plan et aussi parce que les femmes qui remplacent alors les hommes sont à l’époque moins revendicatives.
Une autre transformation importante est l’apparition d’une nouvelle classe de dirigeants professionnels, les managers, qui ne sont plus les propriétaires. La séparation entre actionnaires et dirigeants introduit une vision à long terme dans la gestion, les gestionnaires voyant avant tout l’intérêt de la firme. Ils prendront les décisions capitales en matière d’investissement et de stratégie d’entreprise de façon de plus en plus indépendante des actionnaires, trop dispersés pour exercer un contrôle.
En résumé, l’avènement de la production de masse commence aux États-Unis au début du XXe siècle avec le travail à la chaîne et la standardisation des pièces. Ces deux innovations permettent une hausse considérable de la productivité et de la production, ainsi qu’une baisse des coûts par unité produite. En même temps que la production de masse, apparaît le marketing de masse, la vente par des moyens de promotion et de distribution modernes à des millions de consommateurs dont le pouvoir d’achat a augmenté grâce à des hausses massives de salaire.
La mondialisation du XIXe siècle
L'Europe établit au XIXe siècle un immense réseau de relations économiques dont elle est le centre. Cette situation peut être analysée au niveau des flux migratoires, des échanges de biens et de services et des mouvements de capitaux. Elle provoque une accélération du processus de globalisation économique qui avait démarré avec les grandes découvertes.
Les hommes
Le continent représente un quart de la population mondiale vers 1900 (contre 9 % un siècle après, cf. tableau 15). Mais la population européenne ou d’origine européenne compte pour environ un tiers des habitants de la planète du fait des migrations. Le XIXe siècle peut ainsi être caractérisé par une diaspora planétaire des Européens, « une grande réinstallation » (Roberts) qui a démarré vers les Amériques au XVIe siècle, mais qui s’accélère après 1830 dans le monde entier.
À l’origine de ces migrations, on trouve les facteurs bien connus de la pression démographique, de l’oppression politique et raciale, des difficultés économiques, de l’écart des salaires avec des pays où la main-d’œuvre est rare, des progrès des transports et des possibilités de colonisation de pays à faible densité. Il y a aussi l’idée bien établie de chances d’une vie nouvelle remplie d’occasions de s’élever et la croyance en des sociétés plus dynamiques, sans barrières sociales.
Environ 60 millions d’Européens partent outre-mer jusqu’à la Belle Époque lorsque cet exode culmine (1,4 million de départs chaque année de 1909 à 1913). Les îles Britanniques fournissent les gros bataillons, elles représentent plus de 40 % des migrants européens, soit 8,5 millions de 1880 à 1910. Malgré le départ de 20 millions de personnes cependant, la population du Royaume-Uni s’élève de 16 à 42 millions entre 1800 et 1900. Les autres grands pays d’émigration sont l’Italie (6 millions), l’Allemagne (5), la péninsule Ibérique (3,5), la Russie (2), la Pologne, l’Autriche-Hongrie et les pays scandinaves (1,5). Les gouvernements européens facilitent les démarches car ceux qui partent sont les plus pauvres et donc les plus mécontents, leur départ ne peut que réduire les tensions sociales, soutenir les salaires réels et renforcer la cohésion nationale.
La France au contraire manque de main-d’œuvre et fait venir des travailleurs à la fin du siècle : les étrangers constituent près de 10 % de la population ouvrière. Les immigrants sont italiens, belges, espagnols, polonais, Juifs d’Europe centrale. Ils suscitent, surtout les Italiens dans le Midi, la même hostilité et les mêmes réactions que les immigrés d’Afrique du Nord un siècle après, puis ils s’assimilent progressivement au début du siècle.
L'Asie est également un grand foyer d’émigration. L'Inde en premier lieu avec trente millions de départs de travailleurs engagés entre 1846 et 1932, soit plus que les deux premiers pays d’émigration en Europe, l’Angleterre (18) et l’Italie (10). La diaspora indienne, organisée par les Britanniques, se retrouve aux Antilles, en Afrique orientale, à Madagascar, à Maurice, à la Réunion, etc. Elle remédie à la pénurie de main-d’œuvre causée par l’abolition de la traite au XIXe siècle.
Tableau 15
. Population mondiale en millions et pourcentages
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Les États-Unis constituent la première terre d’accueil: ils reçoivent les deux-tiers de l’émigration européenne (33 millions d’arrivées entre 1820 et 1950, dont 10 de 1900 à 1914). Vers 1850, le pays compte 23 millions d’habitants, mais 75 millions en 1900. L'Amérique reçoit plus d’émigrants en une seule année, dira Th. Roosevelt en 1905, qu’entre l’arrivée du Mayflower et la déclaration d’indépendance. Les Américains d’origine ne représentent plus que la moitié de la population du pays vers 1900 et seulement 20 % dans des villes comme New York ou Chicago. Les Noirs qui comptaient pour un cinquième de la population en 1790 sont passés à un dixième en 1890, suite à cette immigration essentiellement européenne. Les États-Unis sont suivis par d’autres terres d’accueil comme l’Argentine, le Brésil, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l'Afrique du Sud. L'Amérique latine reçoit dix millions de migrants entre 1870 et 1914.
Les marchandises
Le commerce mondial est multiplié par six en volume de 1860 à 1914, soit une croissance de 3 à 4 % par an en moyenne, supérieure sur le long terme à celle de la production (1 à 2 %), malgré le protectionnisme de la Belle Époque. Un pour cent de la production mondiale seulement était exporté en 1820, mais près de 10 % en 1913. Les taux d’ouverture apparaissent pour quelques grands pays et le monde entier dans le tableau 16.
Tableau 16
. Exportations en % du PIB
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L'Europe domine toujours les échanges mondiaux (58 % du commerce mondial, 83 % des échanges de produits manufacturés en 1910). Les pays du continent exportent et importent surtout entre eux-mêmes, les colonies ne représentant qu’une part plus faible (moins de 3 % de la production y est exporté en 1910). Les principaux pays commerçants apparaissent dans le tableau 17qui montre le déclin relatif de la Grande-Bretagne et de la France.
Tableau 17
. Part des principaux pays dans le commerce mondial en %
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La capacité de transport dans le monde croît de 10 à 32 millions de tonneaux de 1840 à 1910, tandis que le réseau de voies ferrées passe de 100 000 km à 1 million entre 1870 et 1914. Le coût du transport, maritime et terrestre, est divisé par sept au XIXe siècle en termes réels, grâce à la vapeur et à l’ouverture de nouvelles voies.
Les capitaux
Les investissements internationaux
• Caractères
Les mouvements de capitaux atteignent une ampleur sans précédent à la fin du XIXe siècle. Ils servent à financer des infrastructures à travers le monde (chemins de fer, ports, télégraphe, tramways, téléphone, eau, énergie, etc.), mais aussi des activités extractives, des industries de transformation, des banques, des assurances et des exploitations agricoles. Les voies ferrées représentent les travaux les plus gigantesques (tableau 18).
Tableau 18
. Réseau ferroviaire en milliers de km
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Les capitaux vont vers l’Amérique du Nord (34 %), l’Amérique du Sud (17 %), l’Asie (14 %), l’Europe (13 %), l’Afrique (11 %) et l’Océanie (11 %). Les neuf dixièmes viennent d’Europe occidentale. Cette épargne externe, qui atteint entre 3 et 5 % du PNB des pays européens au début du XXe siècle, correspond à un record absolu (1 % seulement dans les années 1960). Pour l’ensemble des grands pays créditeurs, le stock de capital détenu à l’étranger représente l’équivalent de 20 % de la production totale en 1840, 57 % en 1870 et 100 % en 1900-1910. Les grands pays créanciers sont la Grande-Bretagne (43 % des investissements étrangers en 1914), la France (20 %), l’Allemagne (13 %), la Hollande, la Belgique et la Suisse (12 % à eux trois). En 1914, la Grande-Bretagne place ses capitaux dans son empire (47 %), aux États-Unis (41 %), puis en Amérique latine.
Les capitaux français se dirigent vers la Russie, l’Espagne, le Portugal, l’Europe centrale, le Moyen-Orient et les colonies. Les fameux emprunts russes, d’une importance considérable puisqu’ils représentent un quart des placements français, seront répudiés par le régime bolchevik en 1917. Pour la IIIe République, vers 1900, l’idée était d’aider le tsar à développer son pays afin que la France puisse compter sur un allié puissant. Le développement économique de la Russie tsariste sera effectivement facilité par ces capitaux. Mais les prêts massifs de la France permettront en fait à la Russie d’accroître ses achats de matériel et de biens d’équipement en Allemagne, plus proche et plus industrialisée, et la France contribuera donc indirectement à affirmer la puissance économique et militaire de son grand rival continental.
• Causes
Les pays européens étant passés par le processus d'industrialisation avant les autres, ils ont un excédent de leurs paiements courants, contrepartie des sorties massives de capitaux. De même pour les pays en retard, le déficit structurel de la balance courante entraîne la nécessité de recourir aux emprunts, à l’endettement externe. Les mouvements de prêts et d’emprunts de la fin du XIXe siècle s’analysent donc comme un simple phénomène de vases communicants: les pays à trop-plein d’épargne déversent cette épargne vers les pays qui en manquent.
En outre, du fait des rendements décroissants, les occasions de placement deviennent moins intéressantes dans les pays déjà équipés. Ainsi les chemins de fer en Amérique ou en Russie attirent des capitaux énormes : les taux d’intérêt sont de 8 % en Amérique, contre 4 % en Europe de l’Ouest, entre 1870 et 1913. Pour les emprunts russes les taux sont de 4 %, contre moins de 3 % pour les placements en France.
Une autre explication, celle de Hobson en 1902, à l’origine des analyses marxistes, attribue les sorties de capitaux à une consommation insuffisante en Europe, un excès d’épargne, du fait de la très forte inégalité sociale et d’un début de vieillissement de la population. Ce surplus se déverse dans les pays qui s’ouvrent à l’expansion capitaliste.
• Conséquences
L'endettement massif facilite le développement économique des pays neufs (Canada, États-Unis, Amérique latine) ou des pays en retard (Turquie, Égypte, Chine). Le transfert d’épargne des pays à excédent vers les pays à déficit accélère la mise en valeur, la construction d’infrastructures et la formation d’industries. Dans de nombreux cas, les investissements réalisés entraînent la création de capacités nouvelles de production et de flux d’exportation qui permettront ensuite de rembourser les emprunts. C'est ce qui se produit dans les pays scandinaves, en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Canada et bien sûr aux États-Unis. La mise en œuvre de ressources minières et agricoles exportées (blé, viande, laine) permet à ces pays de faire face à leur dette. Les produits sont en outre de plus en plus transformés et élaborés sur place, permettant une valeur ajoutée plus forte et l'industrialisation. Cependant pour d’autres pays endettés, ce mécanisme vertueux n’a pas joué, à cause de blocages structurels ou institutionnels, à cause du gaspillage des capitaux ou d’investissements douteux, et l’endettement n’a fait qu’accroître la dépendance, en plongeant ces pays dans des crises d’insolvabilité. Dans cette période colonialiste, le non-paiement des dettes entraîne des représailles immédiates de la part des pays créanciers, la mise en place de commissions internationales de contrôle, et parfois le débarquement armé.
Le système monétaire international : le ralliement à l’étalon-or
• Les faits
Un système monétaire international est la combinaison d’un étalon monétaire et d’un système de change. L'étalon monétaire (l’or, l’argent, la livre sterling) permet d’évaluer et de convertir les différentes monnaies nationales et aussi de régler les soldes des balances commerciales. Le système de change est l’ensemble des mécanismes qui président à la détermination des taux de change. L'étalon-or de la fin du XIXe siècle est un SMI basé sur l’or, comme son nom l’indique, et sur la fixité des changes entre monnaies.
En 1816, la Grande-Bretagne adopte officiellement l’étalon-or et la monnaie nationale, la livre sterling, qui était définie en argent, se trouve définie par un poids fixe du métal jaune, la parité or. Le stock d’or détenu par la Bank of England varie en fonction des mouvements du commerce extérieur, et la livre est librement convertible à un cours fixe en métal précieux. Les partisans de la currency school l’emportent sur ceux de la banking school en 1844, ce qui signifie que l’émission de la monnaie fiduciaire doit être liée de façon stricte au stock d’or, et non laissée à l’initiative de la Banque centrale. En France, le second principe, plus souple, est adopté, il donne à la Banque de France, titulaire du monopole de l’émission des billets en 1848, la possibilité de faire varier la circulation monétaire en fonction des besoins de l’économie. La contrainte plus forte en Grande-Bretagne explique le développement rapide dans ce pays de la monnaie scripturale. En 1914, les deux tiers des paiements se font par chèque en Angleterre, contre 45 % en France. La répartition des formes de monnaies à la fin du XIXe siècle dans le monde apparaît dans le tableau 19.
Tableau 19
. Formes de monnaies dans le monde
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La plupart des autres pays avaient un système de bimétallisme or-argent ou de monométallisme argent. L'Allemagne initie le mouvement vers l'or en 1871 en exigeant le paiement de 5 milliards de francs-or par la France vaincue et en adoptant l’étalon-or. Les pays de l’Union latine, autour de la France, font de même entre 1873 et 1878. Les États-Unis suivent en 1879, puis l’Autriche-Hongrie en 1892, la Russie en 1897, le Japon en 1895, etc. Ce régime dure donc dans le monde pendant une période assez courte, de 1870 à 1914. Le basculement quasi-général vers l’or s’explique par l’effet des externalités de réseau, c’est-à-dire les gains qui résultent de l’adoption d’un système lorsque la plupart des autres l’utilisent déjà: à partir du moment où deux grandes puissances économiques, la Grande-Bretagne puis l’Allemagne, adoptaient l’étalon-or, il était plus avantageux pour tous de s’y rallier.
• Les mécanismes
L'étalon-or assurant stabilité et équilibre, il aurait permis une croissance harmonieuse de l’économie mondiale. La stabilité des cours des devises favorise le développement des échanges, tandis que des mécanismes automatiques garantissent la stabilité monétaire. S'il y a pénurie d'or, son prix s'élève, ce qui stimule de nouvelles découvertes, et inversement en cas d’abondance. Ainsi les besoins de métal précieux pour faire face aux échanges mondiaux tendent à être satisfaits à long terme. Le système comporte aussi un mécanisme de rééquilibrage automatique des balances commerciales : un déficit se traduit par une sortie d’or qui réduit la masse monétaire intérieure et les prix, ce qui relance les exportations et freine les importations, corrigeant ainsi le déséquilibre initial. Le mécanisme inverse joue pour les pays à excédent.
Pour ses critiques cependant, l’or n’est qu’une « relique barbare » (Keynes) qui fait dépendre l’économie mondiale de découvertes aléatoires de gisements miniers. On ne peut laisser le stock d’or mondial déterminer la quantité de monnaie en circulation avec des conséquences non maîtrisées sur la croissance et l’emploi. La crise de 1873-1896 aurait été moins prononcée sous un régime différent. Pour d’autres, le système de l’étalon-or n’aurait été en fait qu’un système d’étalon-sterling. Il fonctionnait grâce à la domination de l’économie britannique et au rôle de la city comme centre de la compensation financière mondiale. La livre jouait le rôle du dollar aujourd’hui, les Anglais payant leurs importations avec leur propre monnaie sans se soucier du taux de change, tandis que les autres pays devaient détenir des avoirs en sterling pour leurs opérations. Enfin, le mécanisme de rééquilibrage de l’étalon-or ne fonctionnait pas en réalité, car les pays à déficit ont conservé leur déficit et les pays à excédent ont gardé leur excédent à long terme. Les mouvements de capitaux internationaux ont été le résultat de ces déséquilibres, les pays excédentaires plaçant et investissant leur excédent dans les pays déficitaires.
La mondialisation des années 1900 et celle de la fin du XXe siècle
À la fin du XIXe, « l'univers devient une unité économique » (Baumont) : la liberté de circulation des biens, des hommes et des capitaux n’a jamais été aussi grande. Des câbles relient toute la planète par télégraphe, connectant en permanence les Bourses de commerce (denrées) et les Bourses de valeur (titres) dans un marché mondial des biens et des capitaux.
Les taux d’ouverture au commerce international ont progressé à la fin du XXe siècle par rapport à la Belle Époque (tableau 20) et les échanges internationaux sont également plus intégrés qu’en 1900, dans la mesure où les accords commerciaux sont aujourd'hui multilatéraux. Le GATT puis l'OMC ont remplacé les traités de commerce bilatéraux et les règles sont générales et non limitées à deux pays comme dans le cas des traités de la période 1860-1914.
Tableau 20
. Taux d’ouverture Exportations de marchandises sur PIB, en %
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Malgré tout, les marchés financiers étaient davantage intégrés en 1900 qu’aujourd’hui. Les investissements directs à l’étranger représentaient en 1900-1910 à peu près l’équivalent de l’investissement intérieur, alors que dans les années 1990 ils en représentaient moins de 10 % dans les pays développés. Les placements externes comptaient pour 5 % du PIB britannique entre 1880 et 1913 contre seulement 2 à 3 % pour les grands pays créditeurs actuellement. Le marché du travail était à l’époque également beaucoup plus intégré. Aujourd’hui, la main-d’œuvre est moins mobile du fait des restrictions considérables à l’entrée dans les pays développés et aussi entre pays du tiers-monde. Au XIXe siècle le marché global du travail était une réalité, les États-Unis comptaient jusqu’à 10 % de migrants et la montée spectaculaire du pays depuis les années 1830-1840 est la conséquence directe de cet afflux massif.
Sur d’autres points cependant la mondialisation est plus poussée aujourd’hui. Elle concerne d’abord toute la planète, alors qu’en 1914 nombre de régions du monde restaient isolées. Les organisations internationales n’existaient pas en 1900, alors qu’elles jouent aujourd’hui un rôle considérable dans le processus d’intégration. Les firmes multinationales avaient encore un rôle mineur en 1900, mais elles sont maintenant la force principale derrière les flux mondiaux de capitaux, de biens et de services. Le commerce international est actuellement beaucoup moins transport intensive qu’il ne l’était au début du siècle. À l’époque, l’agriculture et l’industrie représentaient l’essentiel de la production (70 % en Allemagne, en Italie, en France), on échangeait surtout des matières premières pour lesquelles le coût du transport était élevé, si bien que les pays commerçaient surtout avec leurs voisins et dans une moindre proportion avec des pays éloignés. Aujourd’hui, les produits primaires ne représentent qu’une part faible des échanges, l’essentiel est composé de produits finis qui sont de moins en moins lourds et volumineux, du fait de l’évolution technique. Ainsi, pour chaque dollar de produits échangés, les frais de transport sont plus réduits. La distance n’est plus autant un obstacle et la mondialisation en est facilitée. En outre la baisse des coûts des communications joue dans le même sens en permettant des échanges d’informations et de services instantanés par le satellite et les réseaux informatiques.
Les aspects sociaux
La révolution industrielle crée de nouvelles classes sociales comme le prolétariat et la bourgeoisie. La prise du pouvoir par la seconde s’accompagne d’une domination sur la première, qui se révolte, obtient des droits et un meilleur partage du revenu national. Le nouveau système de production, le factory system, favorise les revendications puisque les ouvriers sont regroupés dans les mêmes lieux. Le XIXe siècle est ainsi à la fois celui où triomphe le libéralisme et celui du socialisme montant. L'aspiration à la dignité humaine, à la justice sociale, à la fraternité et à l’égalité, par la partie la plus faible, ignorante et exploitée de la population, est l’aspect le plus frappant de cette époque, aspect qu’on peut comparer aux Lumières du siècle précédent, la recherche de la connaissance, de la liberté et de la tolérance. On étudiera dans un premier temps les diverses catégories sociales, puis les luttes ouvrières et enfin les réformes sociales du siècle.
Les structures sociales des pays industrialisés
Les classes supérieures
L'aristocratie se distingue moins de la haute bourgeoisie, car la révolution industrielle et la Révolution française ont eu pour effet d’une part d’enrichir et de renforcer les entrepreneurs et chefs d’industrie, d’autre part de réduire ou d’éliminer les privilèges de la noblesse. Les révolutions et les guerres d’indépendance du XIXe siècle achèvent, sur le plan des régimes politiques, des libertés et des droits individuels, ce que la grande révolution avait commencé. Mais même si son rôle se réduit, la grande noblesse continue à figurer au sommet du pouvoir et de la richesse. En France, elle compte encore pour un tiers des membres de l’Assemblée en 1869 et 23 % en 1893.
La vieille aristocratie se retrouve dans les carrières militaires, dans la haute fonction publique, l’administration coloniale et la diplomatie, alors que la direction des grandes firmes relève bien sûr de la haute bourgeoisie, composée des grands capitalistes de la finance et de l’industrie, comme les Pereire, Laffitte ou Schneider. Elle voit son influence se renforcer tout au long du siècle. Ainsi les aristocrates formaient à peu près la majorité du gouvernement britannique jusqu’en 1895, mais plus jamais par la suite. Asquith est en 1908 le premier des Premiers Ministres de Sa Majesté qui ne soit pas d’origine noble.
La fortune bourgeoise qui accompagne le développement industriel est plus mobilière (titres, actions) qu’immobilière (terres, immeubles). Ces « bourgeois conquérants » (Morazé) partagent l’idéal de l’entrepreneur protestant décrit par Weber: épargne, effort, austérité, esprit d’entreprise, sens de sa responsabilité individuelle, optimisme et confiance dans le progrès technique et économique. Beaucoup sont issus d’un milieu populaire comme les frères Schneider, Édouard Empain, Étienne Solvay, Marius Berliet, ou en Angleterre Thomas Cook, Thomas Lipton, Samuel Cunard, et en Allemagne Carl Bosch et Gottlieb Daimler, signe des possibilités nouvelles d’ascension sociale par rapport aux sociétés d’Ancien Régime.
La bourgeoisie
Le XIXe, siècle du capitalisme et du libéralisme triomphants, est celui de la montée de la bourgeoisie. Elle détient le pouvoir économique, politique et culturel et prend ainsi la suite de la noblesse dans l’Ancien Régime. La bourgeoisie se compose d’une minorité d’oisifs rentiers et d’une majorité d’actifs, car « la bourgeoisie est une classe qui travaille » (Jaurès), et elle travaille dans les diverses activités économiques: l’industrie, le commerce, la banque, le service de l’État ou les professions libérales. Daumard distingue la bonne bourgeoisie des notables (chefs d’entreprise, propriétaires, médecins, hommes de loi, architectes, ingénieurs, hauts fonctionnaires) de la moyenne bourgeoisie (commerçants, fonctionnaires, enseignants, cadres, journalistes, petits rentiers) et de la bourgeoisie populaire (artisans, employés, boutiquiers). Les écarts sont considérables: dans la bourgeoisie censitaire, l’éventail des fortunes va de 1 à 280 ; avec le peuple, il s’étend de 1 à 10 000. La persistance jusqu’en 1848 du suffrage restreint s’explique par la certitude que seules les classes aisées sont à même de décider et de diriger.
La Révolution a ouvert des possibilités de promotion sociale et l’industrialisation a permis un enrichissement progressif dans la seconde moitié du siècle. La bourgeoisie s’élargit en attirant à elle nombre d’enfants de paysans et d’ouvriers, qui forment progressivement une classe moyenne. Cette middle class ou Mittelstand est donc composée, dans les échelons inférieurs, des artisans et petits commerçants, des professions libérales et des employés, dont le nombre augmente constamment avec la montée du secteur tertiaire dans des économies de plus en plus complexes. Ils passent de 800 000 à 1 800 000 en France entre les années 1870 et 1900, alors que la classe ouvrière atteint alors son effectif le plus élevé (6 millions, un tiers de la population active). Cette montée irrésistible de la classe moyenne comblera au XXe siècle le fossé infranchissable entre les classes du XIXe.
Le peuple
À Paris, tout au long du siècle, les trois quarts des gens vivaient dans la misère, logeant dans des conditions épouvantables: « un effroyable entassement populaire dans les quartiers du centre et de l’est…où la densité et la saleté de l’habitat avaient converti la ville en un amas de pierrailles sans air et sans lumière » (Bergeron). Londres n’est pas mieux loti : le quart de la population, plus d’un million des quatre que compte la ville en 1890, est en dessous du minimum vital. À New York, c’est près d’un tiers des citadins qui sont sous le seuil de pauvreté en 1889.
Vers 1840, les ouvriers travaillent en moyenne 12 à 14 heures par jour, et même 15 heures dans les industries textiles, pour des salaires de subsistance. Dans les activités domestiques, la durée du travail tourne autour de 16 heures par jour. Elle n’est nulle part limitée, sauf pour les enfants pour qui les réglementations datent de la première moitié du siècle. Il est courant d’en voir à partir de l’âge de quatre à cinq ans, ils composent environ la moitié de la main-d’œuvre de l’industrie textile en Angleterre, plus de 20 % en Alsace. Dociles, moins payés, plus agiles et plus aptes à certains travaux que les adultes, ils constituent une force de travail exploitée sans merci. Levés dès l’aube, se rendant à pied à leur travail, debout la journée entière, ils sont soumis, comme le dit Villermé, non plus à un travail mais à une véritable torture.
Les conditions de vie misérables de la classe ouvrière sont bien connues: le dénuement, la faim, le rachitisme des enfants, l’alcoolisme, la violence, l’insécurité, l’analphabétisme, la promiscuité, l’alcoolisme, la prostitution. L'insalubrité des logements dans les ghettos des quartiers populaires, les eaux souillées, la sous-nutrition, favorisent les maladies comme le typhus ou le choléra. Le chômage est général dans les pays européens, un chômage structurel, aggravé dans les périodes de dépression. Cette armée de réserve du capital n’est naturellement en rien indemnisée. La notion d’assurance ou d’indemnité de chômage est longtemps inconcevable. Quand les premières formes d’assurance sociale apparaissent à la fin du siècle, elles ne concernent que l’accident, la maladie, l’invalidité, la retraite. La multiplication des petits métiers et l’abondance de la main-d’œuvre domestique prête à s’embaucher pour un faible salaire, sont le signe évident de ce sous-emploi massif. Le nombre des domestiques diminuera au XXe siècle, et cette main-d’œuvre deviendra de plus en plus chère et inaccessible aux classes moyennes. Une évolution qui est le signe d’une réduction considérable du taux de chômage à long terme, du XIXe au XXe, réduction qui accompagne paradoxalement la mécanisation, grâce à la baisse du temps de travail et à la croissance économique. On ne dispose pas de chiffres exacts du chômage au XIXe siècle, car il n’y a pas à cette époque de mesure officielle des indicateurs économiques, mais il pouvait être, selon les périodes d’expansion ou de dépression, de l’ordre de 20 à 30 % de la population active.
Les accidents du travail sont constants: on arrive, pour les seules victimes dans les mines, au chiffre effrayant de 1400 morts par an dans les années 1840 en Angleterre. La même succession de désastres se répète sur le continent: la catastrophe de Courrières fait 1200 morts en 1906. Les accidents industriels sont la routine en l’absence de dispositifs de protection. Les blessés et handicapés se retrouvent à la rue sans autre ressource que la mendicité. Engels parle « d’une armée qui revient de campagne », tant il y a d’estropiés et de mutilés dans les faubourgs de Manchester. Tous ces accidents n’émeuvent guère la société qui trouve des médecins pour en minimiser la portée: « Quel tort professionnel peut faire la perte d’un pied à un ouvrier qui travaille assis ? ». Les maladies du travail (saturnisme, silicose, scoliose, asthme, tuberculose, troubles de la vue) sont également la norme.
La répression contre les revendications est féroce. En 1886, à la suite d’un attentat attribué aux anarchistes lors d’une grande grève à Chicago, sept leaders anarchistes sont condamnés à la peine capitale et quatre d’entre eux pendus. En France, la litanie des grands massacres lors des soulèvements populaires (1834 : 400 morts, 1848 : 5 000 morts, 1871 : 30 000 morts) est accompagnée des multiples répressions locales lors des grèves et manifestations. Le 1er mai 1891, pendant une grève à Fourmies, l’armée tire sur les manifestants et fait neuf morts; depuis, la célébration de cette date dans le monde ouvrier prend en France une résonance particulière. Mais la répression ne se limite pas à ces affrontements violents et épisodiques, elle est permanente à l’usine où règne une discipline de fer, une surveillance constante des ouvriers au travail, une pluie d’amende ou des renvois aux moindres incartades.
Les schémas de pensée de cette époque prémarxiste sont très différents d’aujourd’hui : ils tournent surtout sur les oppositions monarchie/république, tolérance/répression, droits de l’homme/oppression, et moins sur les rapports de classe, les questions sociales, le syndicalisme ou le socialisme; il n’y a pas de sentiment de culpabilité de la part des patrons et des nantis assurés de leur bon droit et de leur légitimité, et la division de la société entre riches et pauvres semble un phénomène normal, éternel.
L'essor des idées socialistes et les réformes sociales
L'essor du socialisme
Les idées socialistes prennent cependant une ampleur croissante qui favorise les mouvements ouvriers et l’adoption un peu partout en Europe de lois sociales.
Les idées nouvelles
Les grands auteurs socialistes et les militants révolutionnaires du XIXe siècle œuvrent pour une prise de conscience de la classe ouvrière et l’espoir d’une société meilleure. Dans son analyse du capitalisme (exploitation, crises, paupérisation, concentration) et sa théorie de l’histoire (matérialisme historique), Marx est l’héritier de trois courants de pensée et d’action:
 L'économie politique classique anglaise, dont il reprend les outils d’analyse (valeur-travail et baisse du taux de profit, théorie de la répartition des revenus).
 La philosophie allemande, notamment Hegel et sa vision dialectique, Feuerbach et sa dénonciation de la religion.
 L'action politique militante et révolutionnaire des socialistes français comme
Louis Blanc, Armand Barbès et Auguste Blanqui.
L'opposition entre Marx et Bakounine aboutira à l’éclatement de la première Internationale en 1872. Le second considérait que la révolution viendrait des plus déshérités, et non de la classe ouvrière dont il prévoyait qu’elle s’intégrerait progressivement au système en en recueillant les fruits. La théorie de la paupérisation absolue des ouvriers de Marx est contredite par les faits dès la fin du XIXe siècle. Les pays les plus avancés et industrialisés sont ceux où les thèses réformistes d’un accès au pouvoir par le vote s’imposeront.
Par ailleurs la nécessité d’un passage par une étape bourgeoise et capitaliste dans l’évolution des sociétés, avant la révolution prolétarienne, sera également infirmée. Tout d’abord, les sociétés capitalistes éviteront la révolution par des réformes successives (lois sociales, montée du secteur public, hausse des salaires réels, intervention croissante de l’État), et ensuite, conformément aux idées de Bakounine, ce sont les pays les plus pauvres qui connaîtront des révolutions socialistes.
Socialistes du XIXe siècle
Les réformistes: Saint-Simon (1760-1825), Robert Owen (1771-1858), Sismondi (1773-1842), Louis Blanc (1811-1882), Ferdinand Lassalle (1825-1864), Henry George (1839-1897), Eugène Varlin (1839-1871 ), August Bebel (1840-1913), Benoît Malon (1841-1893), Jean Allemane (1843-1935), Vera Zassoulitch (1849-1919), Eduard Bernstein (1850-1932), Karl Kautsky (1854-1938), Béatrice et Sydney Webb (1858-1943, 1859-1947), Jean Jaurès (1859-1914), Rudolf Hilferding (1877-1941).
Les révolutionnaires: Louis Auguste Blanqui (1805-1881), Armand Barbès (1809-1870), Karl Marx (1818-1883), Friedrich Engels (1820-1895), Wilhelm et Karl Liebknecht (1826-1900/1871-1919), Jean-Baptiste Clément (1837-1903), Paul Lafargue (1842-1911), Jules Guesde (1845-1922), Clara Zetkin (1857-1933), Lénine (1870-1924), Rosa Luxemburg (1871-1919), Trotski (1879-1940), Antonio Gramsci (1891-1937).
Les utopistes: Charles Fourier (1772-1837), Étienne Cabet (1788-1856), Armand Bazard (1791-1832), Prosper Enfantin (1796-1864), Pierre Leroux (1797-1871), Victor Considérant (1808-1893), les populistes russes dans les années 1860-70, Jean-Baptiste Godin (1817-1888).
Les anarchistes : Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), Michel Bakounine (1814-1876), Élisée Reclus (1830-1905), Piotr Kropotkine (1842-1921 ), Georges Sorel (1847-1922), Errico Malatesta (1853-1932), Jean Grave (1854-1939), Fernand Pelloutier (1867-1901 ), Emma Goldman (1869-1940), Nestor Makhno (1889-1935).
Les terroristes et les nihilistes : D.I. Pissarev (1840-1868), Serge Netchaïev (1847-1882), Ravachol (1859-1892), Auguste Vaillant (1861 -1894), Georges Darien (1862-1921) et Jules Bonnot (1876-1912) chef de la fameuse bande dont les exploits marquent vers 1910 le pic de l’activité anarchiste violente en France. ■
Les mouvements populaires
• Les syndicats
La Grande-Bretagne, premier pays industrialisé, développe avant les autres des organisations de travailleurs sur la base des métiers. Les premiers syndicats regroupent des ouvriers qualifiés qui revendiquent des hausses de salaires par le moyen essentiellement de la négociation. Ils organisent la formation de leurs membres, assurent une protection contre les maladies, les accidents, la vieillesse et le chômage. Cette première vague d’organisation, limitée à l’élite ouvrière, reflue assez vite devant la fermeté patronale et l’hostilité des lois. Le mouvement ne renaîtra que lorsque les Trade Unions seront officiellement reconnues en 1871. On compte environ un million de syndiqués à cette époque en Grande-Bretagne et un syndicalisme de masse avec des droits bien établis s’impose à la fin du siècle. Les Unions s’organisent en un organe fédérateur, le Trade-Union Congress. Le Labour Party est créé en 1893 par les syndicats dans le but de faire progresser au Parlement les revendications sociales.
En France, les premières formes de syndicats sont les Sociétés de secours mutuel, dont la fonction est d’aider les membres en cas d’accident ou de maladie, grâce aux cotisations de l’ensemble. Les Sociétés de résistance, dans les années 1830, fonctionnent suivant le même principe et appuient les grèves en versant de l’argent aux ouvriers. À la fin du siècle, sous l’action de Pelloutier, apparaissent les Bourses du Travail qui sont des syndicats interprofessionnels voués à la solidarité ouvrière, aux revendications sociales et à l’enseignement. En 1902, la Confédération générale du travail devient le principal syndicat national, elle se caractérise alors par des tendances anarcho-syndicalistes hostiles aux partis politiques et au jeu parlementaire. Les conflits se multiplient dans les années 1900 et l’idée s’impose que la grève générale est le principal instrument de la révolution sociale.
Les syndicats se développent en Allemagne après 1890 à la chute de Bismarck et la fin de sa politique antisocialiste de 1878. En 1914, le pays compte 4 millions de syndiqués, le même nombre qu’en Angleterre, contre un million en France et en Italie.
Les révoltes des canuts de Lyon en 1831 et 1834
Les canuts sont les tisserands de la soie, ouvriers et artisans établis à la Croix-Rousse. Il s’agit d’une industrie domestique où les marchands-fabricants confient la matière première et achètent les étoffes aux chefs d’atelier indépendants qui possèdent des métiers Jacquard et emploient quelques ouvriers. Les conditions sont effroyables, les ouvrières travaillent « quatorze heures par jour sur des métiers où elles sont suspendues à l’aide d’une courroie afin de pouvoir se servir à la fois de leurs pieds et de leurs mains dont le mouvement continuel et simultané est indispensable au tissage »… (Blanqui)
Le conflit surgit entre les fabricants et les producteurs misérables, artisans et ouvriers confondus, à propos des prix. Les canuts réclament un tarif, c’est-à-dire des prix minimums pour les étoffes payées à la pièce, et se mettent en grève en 1831, grève qui tourne à l’insurrection. Lyon tombe aux mains des révoltés pendant dix jours, avant sa reprise par Soult. Le tarif est supprimé, la victoire se transforme en échec, sans répression sanglante toutefois.
Ce ne sera pas le cas de la deuxième insurrection en avril 1834. Le projet de loi du gouvernement d’interdire les associations déclenche la grève et des émeutes à travers la ville. La répression est immédiate et une terrible bataille est livrée dans le centre de Lyon. On compte plus de 300 morts et des procès suivront jusqu’en 1836.
Les barricades, les combats, le drapeau noir, le cri fameux: «Vivre en travaillant ou mourir en combattant », la fraternisation avec les soldats, les chants des canuts, tout cela a suscité l’espoir et l’admiration à travers l’Europe. Le soulèvement de cette « armée de spectres » (Blanqui) a effrayé le monde des notables et des nantis, il est resté dans la mémoire ouvrière et surtout il a ouvert la voie aux revendications sociales. ■
• Partis socialistes
Après les émeutes luddites des années 1810, les mouvements ouvriers en Angleterre s’orientent vers le réformisme. Le Chartisme réclame le suffrage universel en 1838, il dénonce le machinisme et le capitalisme et réclame le partage des terres. Une grande manifestation en 1848 se termine par un échec et marque la fin du chartisme.
À la suite du fameux cri, « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », dans le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels en 1848, les militants socialistes agiront en faveur d’organisations ouvrières qui dépassent le cadre national. À la frontière des organisations et des partis ouvriers, les diverses Internationales regroupent à la fois syndicats et partis du monde entier. Cette vision internationaliste est bien sûr liée à la solidarité nécessaire des travailleurs, mais aussi à la nécessité de mettre fin aux guerres par la fraternité entre tous les hommes.
Internationales
La Ire Association Internationale des Travailleurs, dirigée par Marx, dure de 1864 à 1876; l’arrivée des anarchistes de Bakounine en 1867 provoque des heurts qui se terminent par leur exclusion en 1872. La même année, avec la réaction qui suit la Commune, elle est interdite en France.
La IIe Internationale ou Internationale socialiste, fondée à Paris en 1889, se réunit tous les trois ans en congrès et regroupe les partis socialistes de l’époque. Elle représente environ 10 millions de syndiqués à travers l’Europe, mais sera incapable d’arrêter la guerre. Lénine et les bolcheviks rompront définitivement avec elle en 1914. En 1923, reconstituée sous le nom d’Internationale ouvrière et socialiste, elle évolue vers le réformisme après avoir interrompu ses activités entre 1939 et 1951. Le parti socialiste français s’intitule Section française de l’Internationale socialiste (SFIO) jusqu’au congrès de Tours en 1969.
La IIIe Internationale est le mouvement communiste lancé par Lénine en 1919, le Komintern, (KOMmounnistitcheski INTERNatsional), une organisation centralisée de type militaire qui devient un instrument de la politique soviétique. Elle a été dissoute par Staline en 1943 pour satisfaire les alliés anglo-saxons dont l'URSS avait besoin pour lutter contre les Allemands.
La IVe Internationale est l’internationale trotskiste fondée par Trotski lui-même à Mexico en 1937. ■
Ferdinand Lassalle crée en 1863 le premier parti ouvrier dans le monde, l’Association des travailleurs allemands, transformé en 1875 au congrès de Gotha en SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) à la suite de l’union avec les partisans de Marx menés par W. Liebknecht. Lassalle a milité sans relâche pour un parti ouvrier puissant qui, grâce au suffrage universel, pourrait arriver au pouvoir. Le Parti social-démocrate comptera plus d’un million de membres en 1911 et représentera un tiers de l’électorat en 1914. En 1877, il a 12 sièges au Reichstag, 35 en 1890 et 110 en 1912, c’est alors le plus grand parti socialiste en Europe et le premier parti en Allemagne. En France, le Parti socialiste est fondé en 1905. Il compte 76 000 membres en 1914 et représente près d’un million et demi d’électeurs et 103 députés à l’Assemblée. En Angleterre, le Parti travailliste passe un accord électoral avec les libéraux et accède au parlement en force en 1906.
Les progrès sont remarquables partout en Europe, car la classe ouvrière tend à s’accroître dans la population active, et la prolongation des tendances laisse croire à une évolution inéluctable vers la majorité absolue des voix pour les partis socialistes. Le débat entre le marxisme et le réformisme commence lorsque Bernstein en 1899 annonce ses idées révisionnistes. Elles seront finalement adoptées par le SPD vers 1910 qui abandonne les dogmes marxistes. En France le même débat oppose le marxiste Jules Guesde aux thèses et aux pratiques réformistes d’Alexandre Millerand et de Jean Jaurès. En Russie, l’interruption des réformes provoque la montée des mouvements révolutionnaires, les premières grèves et l’assassinat du tsar en 1881. Lénine et les majoritaires (bolcheviks) du parti socialiste fondé en 1898 sont opposés à toute collaboration avec la bourgeoisie et partisans d’une avant-garde de révolutionnaires professionnels capable de forcer le destin.
Les réformes sociales
Dans la première partie du siècle, les mesures sociales viennent d’en haut. Des philanthropes, libéraux ou progressistes au pouvoir font voter ou décident des lois protectrices. Ensuite, elles sont acquises par la base, par les luttes de la classe ouvrière organisée. Les dates indiquées dans le tableau 21n’ont qu’une signification relative car, pas plus qu’il ne suffit d’interdire les grèves ou les syndicats pour les empêcher, il ne suffit pas de voter des lois ou édicter des décrets pour qu’ils soient appliqués. Faute d’inspections du travail efficaces, ce ne sera guère le cas jusqu’à la Première Guerre mondiale. Les lois sociales sont nécessaires mais non suffisantes pour éliminer les abus.
Tableau 21
. Les progrès sociaux en Europe
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La Grande-Bretagne
Les conservateurs sont à l’origine des premières mesures, opposés en cela aux industriels et aux libéraux partisans de la liberté du travail. Ils sont plus dans l’esprit des législations issues du Moyen Âge, alors que les libéraux veulent se débarrasser des restes du corporatisme et établir une liberté économique totale. Par contre, à la fin du siècle, le suffrage étant élargi, les deux partis se livrent à une sorte de surenchère dans le vote des lois sociales pour s’attirer les électeurs de la classe ouvrière, qui représentent alors plus de 60 % de la population active.
Les lois interdisant les syndicats sont abrogées en 1824 et le droit de grève obtenu en 1875. La nouvelle loi sur les pauvres de 1834 (New Poor Law), mise en place par le parti libéral, crée un marché libre du travail, dans lequel l’assistance est remplacée par des workhouses, maisons où les vagabonds et chômeurs sont mis au travail de force. Le pays compte environ deux millions de personnes dans ces sortes de bagnes dans les années 1830.
En 1833, grâce à l’exemple de Robert Owen, le travail des enfants dans les industries textiles est limité à 8 heures pour les moins de 13 ans, avec le Factory Act. En 1854 le repos du samedi après-midi est rendu obligatoire, c’est le début du fameux week-end. En 1874 la durée du travail est limitée à 9 heures par jour. Autour de 1900, les lois sociales se multiplient: le Compensation Act de 1897 impose à l’employeur l’indemnisation des accidents du travail; en 1905, l’Unemployed Workmen Act entreprend de limiter la population des workhouses ; un système de retraite est mis en place en 1908 (Old Pension Act) ; Beveridge publie en 1909 un ouvrage intitulé Unemployment qui marque le début de l’attention au problème du chômage; l’assurance-maladie est créée en 1911 (National Insurance Act).
La France
En France, la loi Guizot de 1841, « fondatrice pour la protection sociale » (Burguière), limite le travail des enfants à huit heures entre 8 et 12 ans et l’interdit en dessous de 8 ans. La publication du rapport Villermé en 1840 a favorisé une prise de conscience des questions sociales. L'âge minimum du travail est porté à 12 ans en 1874, puis treize en 1882 lorsque l’école devient obligatoire. Le livret ouvrier fondé par Bonaparte en 1803 tombe en désuétude après 1871 pour être finalement aboli en 1890. La création du ministère du Travail par Clemenceau date de 1906. La même année, la limite quotidienne de travail est fixée à 10 heures par jour et le repos hebdomadaire devient obligatoire. La journée de huit heures, vieille revendication ouvrière (8 heures de travail, 8 heures pour soi, 8 heures de repos) sera obtenue par une loi de 1919. C'est une des plus anciennes revendications du mouvement ouvrier, « les huit heures », qui est satisfaite. Le mouvement est général à l'Europe: la Russie bolchevique les avait adoptées le 29 octobre 1917, en Allemagne la nouvelle république dès novembre 1918, de même qu’en Autriche et en Tchécoslovaquie, en mars 1919 en Espagne.
Le droit au travail avait été proclamé par Louis Blanc lors de la révolution de 1848 et mis en application avec les Ateliers nationaux qui sont lancés pour réduire le chômage massif, aggravé par la crise de 1846-1847 : un décret garantit « le droit de l’ouvrier à l’existence par le travail ». L'afflux est tel qu’on ne sait où employer les candidats et le système devient une forme d’assistance. La fermeture des ateliers par le royaliste Falloux provoque l’insurrection, la répression et les déportations en Algérie. La voie est libre pour le coup d’État du 2 décembre 1851. Napoléon III tentera de mettre en œuvre une politique sociale afin de rallier les ouvriers à l’Empire, rendant notamment la grève légale (1864). La IIIe République abroge la loi Le Chapelier en 1884, reconnaissant ainsi les syndicats.
L'Allemagne
La Prusse interdit le travail des enfants de moins de 9 ans en 1839, impose une scolarité et limite la durée de travail pour les autres. En 1853, le travail des enfants avant douze ans est interdit, et en 1869 le travail des adolescents est limité à dix heures par jour…Les réformes sociales de Bismarck, les premières en Europe, sont mises en place entre 1883 et 1889 : assurance-maladie, assurance-accident, assurance-vieillesse, obligatoires, financées et gérées en commun par les employés et les employeurs. Ces mesures sociales sont plus proches des sécurités médiévales, conservées plus tard par l’Allemagne, que des régimes libéraux français et anglais. La politique du Chancelier manie la carotte et le bâton: des lois répressives sont appliquées à l’encontre des mouvements socialistes en 1878, comme l’interdiction des syndicats et du SPD, en même temps que les lois sociales sont lancées. Elles sont introduites au moment du retour à la protection des années 1880 et du renforcement des droits de douane qui serviront en partie à les financer. En 1910, l’Allemagne est très en avance sur les autres pays: 81 % des travailleurs sont protégés contre les accidents, 53 % ont une retraite et 44 % sont couverts contre les maladies; les chiffres correspondants sont de 20, 13 et 18 % en France. Un système national d'assurance-maladie n'y sera introduit qu'en 1930. L'État-providence apparaît ainsi dans l’Allemagne des années 1880.
L'extension des lois sociales
L'idée de réduire la durée du travail pour tous progresse partout, et l’horaire quotidien tend à baisser en Europe à la fin du XIXe siècle, aux alentours de 10 heures, contre 12-14 heures vers 1850. Les pays neufs sont ceux où la législation sociale est la plus avancée: la Nouvelle-Zélande fixe le temps hebdomadaire de travail à 48 heures pour tous dès 1901 et l’Australie établit un salaire minimum dès 1896. Les États-Unis font cependant exception: la législation sociale y est plus limitée et plus tardive. Le travail des enfants (moins de 13 ans) n’est par exemple interdit par une loi fédérale qu’en 1888. Au début du XXe siècle, la réduction des inégalités par l’impôt se met en place. L'impôt progressif sur le revenu est voté en 1909 en Grande-Bretagne. En France, Caillaux réussit à faire voter la loi qui l’institue en 1914. L'income tax est introduit en 1913 aux États-Unis par un amendement à la constitution.
Progrès scolaires, progrès des femmes
François Guizot, ministre de l’instruction publique sous Louis-Philippe établit le principe de l’instruction primaire universelle: toute commune est tenue d’entretenir une école publique. La loi Guizot de 1833 crée un enseignement primaire public, une école normale dans chaque département, une école primaire dans chaque commune, financées par les impôts locaux. L'école devient un établissement familier à côté de la mairie et de l’église dans tous les villages. En 1882, Jules Ferry met en place le système de l’éducation laïque, gratuite et obligatoire de 6 à 13 ans. Les maîtres sont payés par la République et la délivrance des diplômes devient un monopole d’État. Un corps d’enseignants dévoué à sa mission est créé avec les écoles normales. L'enseignement secondaire au lycée reste payant et non obligatoire. En 1910, en France, moins de 3 % du groupe d’âge entre 12 et 19 ans, suivaient l’école secondaire et seulement 2 % atteignaient le baccalauréat. La gratuité du secondaire ne sera assurée qu’en 1933 et l’obligation des études jusqu’à 16 ans date de 1959.
En Angleterre, les écoles publiques élémentaires sont instituées en 1870 pour les enfants de 5 à 13 ans, et elles deviennent obligatoires en 1880. Mais l’effort d’éducation est poussé le plus loin en Allemagne, notamment avec les fameux Instituts de Technologie copiés dans le monde entier, si bien qu’en 1900 le pays compte seulement 0,05 % d’illettrés contre 1 % en Grande-Bretagne et 4 % en France. En Espagne, on monte à 66 %, 72 % en Russie et 48 % en Italie. Pendant la Restauration, en France, seuls les hommes de plus de quarante ans étaient éligibles. Ne pouvaient voter que les hommes de plus de trente ans qui justifiaient d’un revenu élevé. Les femmes n’ont aucun droit économique important et sont considérées comme des mineures dans la société du XIXe siècle. Julie Daubié est en 1861 la première femme à avoir le droit de passer le baccalauréat. Par la suite, le bac restera encore l’apanage des garçons, et avant 1914, « les étudiantes étaient encore fort peu nombreuses dans les facultés…En 1914, on compte une centaine de femmes médecins, quelques femmes avocats » (Daumard).
Les premiers mouvements féministes orientés vers les conquêtes politiques apparaissent dans les pays anglo-saxons. L'Amérique est en pointe dans ces luttes, les militantes et les organisations se multiplient: les syndicats, les associations pour le vote, les ligues pour développer l’éducation, défendre les consommateurs, éliminer la prostitution, le travail des enfants, les jeux d’argent, etc. Les suffragettes en Angleterre lancent des actions violentes à partir de 1912 (attentats à la bombe, grèves de la faim, manifestations diverses). Grâce à l’accroissement de leur rôle pendant la guerre, les femmes obtiennent le droit de vote en 1918, les États-Unis suivront en 1920, la France en 1944. ■
Une question qui se pose aux historiens de l’économie dans le domaine social est celle de la cause essentielle des progrès dans les conditions et les niveaux de vie populaires. Pour les libéraux, c’est l’économie capitaliste de marché qui a permis l’explosion productive du XIXe siècle et donc un accroissement général de la consommation. La cause essentielle est à rechercher du côté de l’offre et des facteurs qui ont agi sur l’offre : liberté économique, institutions adaptées, innovations techniques, etc. La redistribution suit la croissance par des effets de diffusion vers le bas. Pour les socialistes, ce sont les luttes ouvrières qui ont permis l’amélioration des salaires et des conditions de travail. Sans elles, l’économie libérale, « qui produit la richesse en créant la misère » (Hugo), tourne à vide. Les luttes sociales ont permis une répartition plus juste de la plus-value, elles ont donné sa dignité à la classe ouvrière tout en la faisant sortir d’une misère dramatique. En outre cette redistribution a stimulé à son tour la demande et favorisé l’essor de la production.
Les deux explications ne sont pas incompatibles. Si l’origine de la croissance économique moderne est bien à rechercher du côté de l’offre, de l’extension des relations de marché, de la création d’institutions efficaces pour empêcher la montée des coûts de transaction, il reste évident que si le monde ouvrier n’avait pas réagi et s’était satisfait de salaires de subsistance et de conditions de travail inhumaines, les employeurs se seraient contentés de verser les salaires les plus faibles possibles et maintenir des enfants de huit ans douze heures par jour au travail, comme le montrent de multiples affirmations de l’époque. Sans la peur des socialistes et de la révolution, Bismarck n’aurait jamais mis en place ses lois sociales. Le mouvement ouvrier a donc joué un rôle essentiel dans la formation progressive d’une classe moyenne avec des conditions de vie décentes. Cependant ces luttes n’auraient rien donné en l’absence d’une croissance de la production depuis plus d’un siècle qui a rendu possible la redistribution. L'offre reste première, toute l'histoire des origines de la révolution industrielle montre l’importance des échanges, des institutions et de la liberté économique. Aucun soulèvement des esclaves romains ni aucune jacquerie des serfs du Moyen Âge n’ont permis de mettre fin à la misère, tout simplement parce qu’il n’y avait rien à répartir, que la prise et le pillage des richesses des classes favorisées, justifiés par une misère noire et une exploitation féroce, ne permettaient en rien d’améliorer le sort des pauvres. Il faut commencer par augmenter la production avant de la répartir de façon équitable, et pour accroître la production, il faut des incitations économiques et un système de régulation des offres et des demandes qui sont fournis par le marché et l’entreprise privée.