Chapitre 2
L'évolution économique avant la révolution industrielle
On étudiera dans ce chapitre les sociétés précapitalistes, allant des origines de l’homme à la Renaissance des XVe-XVIe siècles, sociétés qui s’étendent sur trois grandes périodes, le Néolithique, l’Antiquité et le Moyen Âge (section I), puis les sociétés capitalistes mais préindustrielles, qui vont de la Renaissance au XVIIIe siècle et correspondent aux Temps modernes, pendant le règne du mercantilisme (section II). Les sociétés capitalistes industrielles, de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, feront l’objet des chapitres suivants de l’ouvrage.
Les économies précapitalistes et préindustrielles
La fin de la préhistoire : la révolution néolithique
Les grandes civilisations de l’Antiquité sont apparues à la suite de la révolution néolithique, il y a quelque 10 000 ans, qui a vu la naissance et l’extension de l’agriculture jusque vers 3500 avant notre ère. Avant d’étudier les aspects économiques des civilisations de l’Antiquité (3500 avant le Christ à 476 après) puis ceux du Moyen Âge (476 à 1453), il convient donc de revenir sur les cinq millénaires (de 8000 à 3500 avant J.-C.) qui ont vu se dérouler cette première révolution économique.
Selon les archéologues, une modification des conditions climatiques à la fin du dernier âge glaciaire en serait l’origine : sur les plateaux et dans les plaines qui s’étendent de l’Inde à la Méditerranée, avec au centre le Kurdistan et l’Irak actuels, un climat plus sec et parfois aride a entraîné la raréfaction des animaux et du gibier, poussant les femmes – moins occupées par la chasse, car une première division du travail caractérise les sociétés paléolithiques, les hommes à la chasse, les femmes à la cueillette – à cultiver des céréales jusque-là sauvages et à élever des animaux. Dès lors les villages puis les villes apparaissent et les communautés se sédentarisent. L'existence d’un surplus permet qu’une division du travail plus poussée se mette progressivement en place, avec des artisans pratiquant la céramique, la poterie, la métallurgie, le tissage, la vannerie, etc. Les premières activités de services apparaissent également, comme les tâches des administrateurs dans les cités-États naissantes et celles des prêtres, alors fortement liées à l’organisation des rythmes de l’activité économique essentielle, la culture du sol.
D’autres innovations suivent la découverte de l’agriculture : l’irrigation, la traction animale, l’araire, le travail des métaux1, la roue (et toutes les utilisations qu’elle implique: tours, chariots, poulies, etc.), l’architecture, la monnaie, et bien sûr l’écriture : une des premières formes apparaît avec les caractères inventés à Sumer par la hiérarchie religieuse vers -2800 pour garder la trace des impôts en nature. Les échanges se développent, la division du travail se renforce et la mécanique de la croissance est enclenchée et ne s’arrêtera plus à long terme.
L'histoire commence donc au Proche-Orient au milieu du IVe millénaire avant le Christ avec la naissance des grandes civilisations. À partir de son berceau, la révolution néolithique s’est étendue dans la vallée du Nil, en Inde et en Chine au IVe millénaire, et vers - 2500 en Europe, toujours avec les mêmes effets. Par exemple la culture du riz, du soja et du millet se diffuse en Extrême-Orient et, avec elle, apparaissent les grandes cités, l’écriture, la métallurgie et une organisation sociale complexe.
L'économie antique
Les conditions économiques sont très variables selon les diverses sociétés ou empires dans une période aussi longue que celle de l’Antiquité (environ 4 000 ans, du IVe millénaire avant le Christ au Ve siècle après), même s’il existe bien sûr des traits communs dus à la stabilité à long terme des techniques qui caractérise l’époque.
Les empires
On distingue les empires de la terre qui reposent sur l’agriculture, dans les civilisations des grands fleuves : Tigre et Euphrate, de Sumer à la Perse, Nil, dans l’Égypte des pharaons; et les empires de la mer qui dépendent du commerce et de la navigation, comme la Phénicie, les cités grecques, et les royaumes hellénistiques issus de la conquête d’Alexandre. Rome, à la fois empire de la terre et empire de la mer après l’élimination de Carthage, devra son succès et sa durée à cette synthèse réussie entre ces deux grands types des civilisations de l’Antiquité.
Les empires de la terre en Mésopotamie et en Égypte
• En Mésopotamie, un « système économique libéral précapitaliste »
La Mésopotamie, qui correspond à l’Irak actuel, voit naître, au même moment qu’en Égypte, les premières grandes civilisations. C'est un carrefour propice aux échanges, aux invasions, à la diffusion des techniques, où les terres sont constamment inondées par les fleuves Tigre et Euphrate. Le contrôle des eaux implique la nécessité de travaux d’infrastructures et de canalisation, et donc l’organisation coordonnée des hommes au sein d’un État. Les principales productions sont agricoles: l’orge, le froment, le blé, le millet et toute la variété des fruits et légumes. L'élevage fournit à la fois un complément alimentaire et une source d’énergie pour les travaux agricoles. Les occupations artisanales couvrent tout le champ des activités traditionnelles, depuis les céramiques, le cuir, les textiles (lin, laine) jusqu’à la métallurgie et l’orfèvrerie. La finance est présente avec les premiers banquiers qui pratiquent les dépôts rémunérés et le prêt à intérêt. Les échanges sont variés et le commerce extérieur se réalise sur une grande échelle car les matières premières manquent. La nécessité d’importer et d’exporter implique le développement d’entrepôts, de maisons de commerce, d’avances aux commerçants qui lancent les caravanes. La monnaie est utilisée tout d’abord sous forme de marchandises, puis l’or et l’argent circulent. La monnaie métallique est d’abord pesée, puis comptée avec l’apparition des pièces au VIIe siècle en Phrygie ou en Lydie, à l’époque de Midas et Crésus, et enfin frappée lorsque l’autorité centrale imprime son sceau et reconnaît le pouvoir libératoire aux espèces.
Mais le caractère le plus étonnamment moderne de ces diverses civilisations mésopotamiennes est la liberté dans le domaine économique, liberté protégée par un cadre juridique élaboré. Les terres sont morcelées et le régime de la petite propriété domine. Les échanges, le commerce, les activités artisanales sont également libres et les relations de marché caractérisent l’économie. Les affaires et la production ne sont nullement condamnées par les mœurs comme ce sera le cas en Occident dès l’Antiquité grecque et latine.
Il s’agit bien d’un régime de capitalisme précoce, essentiellement terrien, qui a pu fonctionner grâce à la mise en place par l’État du premier cadre juridique organisé de l’histoire, dont le fameux code d’Hammourabi nous donne un exemple. Les droits de propriété sont reconnus et protégés, de même que les contrats qui voient leur sécurité établie par des dispositions précises portées sur des tablettes d’argile, conservées jusqu’à aujourd’hui.
L'Empire perse qui étend sa domination de l’Inde à l’Égypte au VIe siècle av. J.-C. poursuivra cette tradition de libéralisme en pratiquant une décentralisation poussée, en acceptant une grande liberté religieuse, en maintenant la propriété privée des terres et en favorisant les activités commerciales privées.
• L'Égypte, une économie centralisée reposant sur la tradition
Plus encore qu’en Mésopotamie, la civilisation en Égypte est le fruit de la géographie : la fertilité du sol permet un surplus alimentaire et donc l’apparition d’activités diverses. Entouré par la mer et les déserts, le pays est beaucoup plus isolé que la Mésopotamie et donc davantage à l’abri des invasions. La succession ininterrompue de peuples étrangers qui tour à tour exercent leur domination sera donc évitée et l’Égypte pourra conserver une grande unité et un pouvoir central fort. La nécessité de contrôler l’eau et les crues du Nil impose une organisation dirigée depuis le haut. La centralisation hiérarchique et l’absolutisme des régimes pharaoniques s’expliquent ainsi par l’obligation d’une coordination rigoureuse permettant d’éviter les gaspillages. Il faut organiser un immense travail collectif d’infrastructures et mettre à profit chaque parcelle, dans un pays étroit et sec, à la frange du désert, qui s’apparente à une vaste oasis de 850 km de longueur sur 20 km de largeur.
L'État possède tout: les gens, les animaux, les productions, les mines, les carrières, et bien sûr les terres, dans une économie essentiellement agricole. Les paysans sont considérés comme une propriété du pharaon, ou au mieux comme des employés à vie payés par un salaire en nature. Les échanges, l’usage de la monnaie et du crédit sont plus limités qu’en Mésopotamie, car les tendances à l’autarcie sont plus fortes, et la vie urbaine y est également moins développée. Il s’agit d’une économie figée et dirigée par une vaste bureaucratie au service des puissants, mais non une économie planifiée vers un but quelconque.
À côté de l’autorité, la stabilité et la durée du système reposent sur un deuxième pilier, la tradition. Les tâches et les métiers sont reproduits à l’identique de génération en génération, le fils du scribe sera scribe, le fils du menuisier, menuisier, et cela vaut bien sûr avant tout pour les paysans. Des interdits stricts répandus par un clergé riche et influent empêchent tout changement. La société s’assure ainsi, en limitant les coûts du contrôle, que toutes les activités nécessaires seront assurées, qu’il y aura assez de nourriture, assez de logements, assez de biens de telle ou telle catégorie. La tradition permet d’atténuer la rigueur de l’autorité, en même temps qu’elle réduit les coûts d’application des règles pour l’État et la société, car l’ordre établi apparaît comme le seul possible, le seul harmonieux. Le problème économique fondamental, celui de la rareté, est résolu par ce système de soumission aux habitudes ancestrales qui assure la sécurité, même s’il est peu propice au changement (cf. p. 233).
Les empires de la mer : Puniques et Grecs
• Phéniciens et Carthaginois
À l’origine de la vocation commerciale et maritime des Phéniciens, il y a l’Égypte proche qui manque de bois et qui importe depuis la côte libanaise. Les Phéniciens inventent le commerce maritime et créent au XIIe siècle avant notre ère la première économie vivant des échanges plus que de la production. De l’ascension des premières cités phéniciennes comme Tyr, Sidon, Byblos et Beyrouth, jusqu’à la chute de Carthage au IIe siècle avant notre ère, leur domination commerciale dure environ un millénaire. Cette aventure peu commune, possible seulement grâce aux caractères propres de la mer quasiment fermée qu’ils explorent, ouvre une voie nouvelle aux activités économiques. Véritables pionniers et découvreurs, ils inaugurent par exemple la pratique du troc avec des peuplades inconnues. Les Phéniciens vendent des produits manufacturés (les étoffes de Sidon ou la fameuse pourpre de Tyr, des produits de luxe comme les parfums et les bijoux) contre des matières premières diverses. Ils vont chercher l’étain jusqu’en Cornouailles, le fer, l’argent, le plomb au sud de l’Espagne, l’or, l’ivoire, les bois précieux en Afrique. Ils jouent le rôle d’intermédiaires pour tous les échanges du monde antique.
Ce ne sont pas seulement des marins mais aussi des artisans qualifiés, des ouvriers habiles (métallurgie, orfèvrerie, ébénisterie, verrerie, etc.) et des agriculteurs qui ont fait de leur pays, la côte de la Syrie et le Liban actuels, une région richement cultivée avec des travaux d’irrigation et des plantations étagées en terrasses. Ces productions fournissent un surplus exportable, base de leur développement extérieur. Ils établissent des comptoirs commerciaux sur tout le pourtour de la Méditerranée pour développer leurs échanges et sont ainsi les premiers colonisateurs, bien avant les Grecs au VIe siècle avant J.-C. et les Portugais aux Temps modernes. Les droits de propriété et les contrats sont scrupuleusement respectés par ces marins-commerçants, ancêtres de tous les armateurs et navigateurs modernes, qui pratiquent une forme de libre entreprise maritime. Les Phéniciens par leur réseau d’échanges ont forgé l’unité du monde antique autour de la Méditerranée2. Ils ont aussi répandu l’écriture alphabétique pour noter leurs transactions et communiquer facilement des informations.
• La Grèce
De la mer Égée à la grande Grèce
Le miracle de la Grèce qui rayonne au premier millénaire vient de l’éclatement des îles et du découpage tourmenté des côtes qui créent autant de ports naturels. Les vents réguliers et le climat ajoutent à la facilité de la navigation et donc du commerce.
La période homérique, entre -1200 et -800, est celle du « Moyen Âge » de la Grèce, celle de tous les mythes, chantés par Homère. Mais c’est à partir du VIIIe siècle qu’un véritable développement économique se produit, accompagné d’une expansion colonisatrice vers la Méditerranée occidentale, l’Asie mineure et la mer Noire. La population en excédent ou fuyant les inégalités et les conflits peuple ces nouveaux établissements. Le partage inégal des terres est un des facteurs de ces migrations: selon une grande constante de l’histoire, partir et coloniser apparaît comme une solution plus facile que redistribuer les propriétés. Les échanges en sont stimulés, ainsi que la division du travail entre ces cités nouvelles et anciennes qui forment la grande Grèce. Le monde grec passe d’une économie terrienne et repliée à l’époque archaïque (VIIIe au VIe siècle) à une économie commerciale, maritime et monétaire à l’âge classique (Ve et IVe siècles). Les cités et les îles grecques comme Argos, Sparte, Athènes, Corinthe, Delphes, Égine, Mégare, Délos, Kos, Santorin, politiquement autonomes mais culturellement unies, développent les échanges à partir de leur artisanat et agriculture.
Des facteurs techniques et institutionnels permettent cette expansion: la création d’une flotte puissante, l’unification des poids et mesures et surtout l’utilisation de la monnaie sur une grande échelle. Le talent d’Athènes est divisé en 60 mines, chaque mine en cent drachmes et chaque drachme (ou statère) en 6 oboles. La drachme d’argent devient la monnaie internationale de l’époque dans cette partie du monde et donnera leur nom à nombre de monnaies nationales jusqu’à aujourd’hui, comme le dirham. On assiste à la naissance d’un véritable commerce international dont Athènes est le centre, comme Londres le sera au XIXe siècle et New York aujourd’hui.
On a affaire à une forme de capitalisme où la recherche du profit motive les acteurs et où le droit de propriété et des contrats est très évolué : les mines du Laurion sont par exemple organisées sous forme de société par actions. L'expansion grecque en Méditerranée accroît le nombre des prisonniers transformés en esclaves. Ceux-ci représentent ainsi la moitié au Ve et jusqu’aux trois quarts de la population d’Athènes au IVe siècle. Le poids de l’esclavage dans la société grecque est considérable par rapport aux précédentes sociétés antiques, à tel point que les marxistes y voient la naissance d’un nouveau mode de production. Jusque-là l’esclavage était « accidentel et ancillaire » en Égypte ou en Perse, il devient avec la Grèce puis Rome « systématique et productif ». Une masse de producteurs esclaves permet à une élite d’hommes libres et égaux de se consacrer à la politique et aux arts. Les cités grecques pratiquent une forme de démocratie directe par le vote des citoyens (environ 40 000 à Athènes au Ve siècle) sur les grandes questions et choix importants, ce qui constitue une innovation considérable dans un monde jusque-là gouverné par des monarques absolus. Les Grecs ont été les premiers à instaurer la loi du plus grand nombre dans leurs institutions, c’est-à-dire la première forme de démocratie.
Cette expérience sombrera dans les guerres entre cités et les conflits internes du IVe siècle. L'unité politique de la Grèce sera finalement réalisée par la force en -338 avec la conquête de Philippe de Macédoine. Une monarchie absolue prend la place de la nébuleuse des villes libres et une nouvelle période s’ouvre avec les conquêtes en Asie de son fils Alexandre : les Temps hellénistiques, du IVe au Ier siècle avant J.-C.
Le monde hellénistique
Pendant que la puissance de Rome se construit lentement dans le Latium, tandis que les anciennes cités grecques comme Athènes, Sparte ou Corinthe déclinent, le centre de gravité du monde civilisé, et aussi celui des échanges, se situe dorénavant plutôt à Alexandrie, Antioche, Rhodes, Séleucie ou Pergame, nouvelles capitales fondées par les Grecs en Égypte et en Asie. Les royaumes hellénistiques, issus du partage de l’empire d’Alexandre marquent de culture grecque tout l’Orient jusqu’à l’Inde pendant près de trois siècles.
Ce vaste monde hellénisé connaît un développement économique rapide. L'unification culturelle et linguistique, les réformes monétaires d’Alexandre, la construction de routes et d’infrastructures portuaires, tout concourt à une expansion des échanges et une croissance économique basée sur la division du travail. Le troisième siècle avant notre ère voit l’apogée de cette brillante civilisation. Alexandrie, ville nouvelle et « moderne », avec deux ports, le premier phare, le premier musée contenant une immense bibliothèque, de larges avenues et un réseau d’alimentation et d’évacuation de l’eau, est avec environ 500 000 habitants la plus grande ville du monde et la capitale de cet ensemble prospère, au carrefour de trois continents.
Les anciennes institutions des pays conquis sont toujours présentes malgré l’hellénisation de surface. Ainsi le dirigisme millénaire de l’Égypte continue à caractériser le royaume ptolémaïque, tandis que le plus grand libéralisme des peuples perses et mésopotamiens se retrouve chez les Séleucides. Dans l’ensemble cependant, c’est une orientation plus interventionniste et bureaucratique qui caractérise peu à peu ces États, entraînant une paralysie progressive aux IIe et Ier siècles ouvrant la voie à la conquête romaine.
Rome, empire universel
Le succès durable de Rome reste en grande partie mystérieux. Comment un village au départ rural et primitif, perdu au milieu de l’Italie, a-t-il pu conquérir et faire durer un empire aussi vaste?
• Les origines et l’ascension de Rome
Les Étrusques, peuple venu d’Asie mineure et installé dans la péninsule italique vers -800, dominent la ville jusqu’à Tarquin et le début de la République en -509. C'est à partir de là que commence l’ascension de Rome, favorisée par divers facteurs: l’organisation militaire, des institutions stables (le sénat réunit les chefs des grandes familles, les patriciens), un patriotisme légendaire qui se traduit par un dévouement total du peuple (plebs) autant que des élites, et enfin l’ouverture et la capacité d’assimilation qui permet l’intégration relativement harmonieuse des nations vaincues.
La république romaine n’est guère démocratique, moins en tout cas que la cité grecque, c’est une oligarchie qui contrôle le pouvoir, et l’emblème glorieux SPQR3 porté par les légions aux confins du monde occidental ne reflète pas la réalité : le pouvoir de la plèbe est extrêmement réduit.
Les lignes de force économiques qui expliquent l’évolution de Rome durant cette première phase, allant des origines aux guerres civiles, sont bien connues. L'afflux des esclaves, par centaines de milliers à la suite des conquêtes, ruine les petits paysans et les artisans de la plèbe qui ne peuvent concurrencer une main-d’œuvre aussi bon marché. Les terres sont abandonnées au profit des grandes propriétés et la population urbaine misérable (les proletarii) s’enfle, de plus en plus assistée par l’État. Une nouvelle catégorie d’hommes du peuple enrichis dans les finances ou l’administration, les cavaliers, revendique le pouvoir. Les tensions s’avivent entre les trois principales classes (patriciens, cavaliers, plèbe) et débouchent sur la crise du Ier siècle avant le Christ.
• La paix romaine
Un siècle et demi de conflits internes, démarrant avec les tentatives avortées de redistribution des terres des Gracques, débouche sur la formation de l’empire avec Auguste, à la fin du Ier siècle avant le Christ. Un tel pouvoir centralisé est mieux adapté aux besoins d’un empire universel que les anciennes institutions de la cité républicaine. César, le premier imperator, pendant son bref règne de -49 à -44 entreprend des réformes que seul le pouvoir absolu peut permettre et que l’oligarchie refusait: partage des propriétés en Italie, distribution de terres nouvelles à l’extérieur, refonte des institutions qui sera achevée par Octave (Auguste), vingt ans après lui
Deux siècles de paix et de respect des lois grâce au droit romain représentent « la principale contribution de Rome au progrès économique » (Cameron). Des échanges sûrs, une spécialisation régionale entre les quelques 40 provinces de l’empire, de l’Écosse à l’Arménie, de l’Atlantique à la mer Caspienne, l’affermissement des droits de propriété, une organisation efficace et des infrastructures gigantesques, permettront une lente croissance économique. Supérieure en tout cas à l’accroissement de la population, lui-même important pendant cette période : l’empire aurait ainsi atteint au IIe siècle cent millions d’habitants contre cinquante au temps de César. La progression des niveaux de vie est confirmée par tous les observateurs. La prospérité de la Gaule romaine nous en donne un exemple.
Cette population, placée sous la même unité politique et administrative, est répartie sur une superficie de 3,3 millions de km2. Une activité intense se répand, en Gaule, en Espagne, en Bretagne, régions jusque-là endormies au plan commercial, avec des villes nombreuses, centres de production et de consommation. Les provinces d’Afrique du Nord, qui fournissent jusqu’aux deux tiers du blé de la Ville, connaissent un essor remarquable et une croissance démographique forte aux deux premiers siècles. On a ainsi l’image non pas du monde figé caractéristique de l’Antiquité, mais d’un monde ouvert dans lequel, grâce au mouvement général de croissance et à un travail acharné, la promotion sociale est possible.
Le grand commerce reste cependant centré sur Rome, les échanges entre provinces sont moins importants. La capitale même et ses environs produisent de moins en moins et aspirent une grande partie des richesses créées ailleurs, plantant ainsi les germes de la décadence. Rome obtient ses produits par des paiements en espèces et des impôts en nature, mais aussi directement par prélèvement. C'est le butin de guerre, tribut imposé aux peuples conquis et exposé aux citadins lors des défilés somptueux des chefs vainqueurs. D’immenses trésors de toute nature affluent vers le centre. Les « échanges » ont donc toujours un aspect unilatéral et déséquilibré. En termes réels, Rome ne fournit rien contre ses importations, sa balance commerciale est totalement négative. Si elle paye en numéraire, cet argent provient de prélèvements sous forme d’impôts ou de réquisitions sur les provinces.
Mais l’empire commerce aussi en dehors de sa zone d’influence, avec les tribus germaniques, l’Afrique, l’Inde et la Chine. Dès le règne d’Auguste, une flotte de cent navires allait une fois par an en Inde chercher encens, épices, soie, riz, perles, coton, ivoire, etc., contre de l’or, de l’étain, du cuivre, du vin, des esclaves. Mais ces échanges aussi sont déficitaires et se traduisent par une sortie de métaux précieux, épuisant le stock d’or et d’argent qui n’est pas souvent renouvelé (il l’est pour la dernière fois lorsque Trajan conquiert la Dacie, future Roumanie, et ses mines d’or). La raréfaction du numéraire entraîne un progressif recul des échanges monétaires au Bas-Empire.
Le problème agraire, c’est-à-dire le partage des terres, n’est plus la question majeure sous l’empire, car il n’est plus nécessaire de produire autant. C'est le problème frumentaire qui passe au premier plan. Il faut distribuer à bas prix ou gratuitement des produits alimentaires (blé, pain, huile, vin) et des jeux à 200 000 à 300 000 bénéficiaires (sur 500 000 citoyens). Les lois frumentaires, c’est-à-dire les mécanismes de répartition des grains provenant des conquêtes, deviennent la préoccupation essentielle de l’État. Caius Grachus en -123 est le premier à faire vendre le blé aux pauvres au-dessous de son prix, les distributions gratuites suivront, malgré les protestations des sénateurs qui y voient un encouragement à la paresse.
La force motrice des changements économiques à Rome n’est ni la technique ni la démographie, mais bien la conquête dont les conséquences ont été les suivantes :
 une dépendance externe croissante en matière agricole;
 le développement de l’esclavage et en conséquence l’extension du chômage ;
 la stagnation de l’industrie, du fait des importations bon marché;
 l’essor du commerce et des finances sur une grande échelle ; les banques se développent et Rome devient une capitale financière, de telle sorte qu’on a pu parler d’une forme de capitalisme commercial et financier pour l’empire à son apogée.
Mais divers facteurs comme la fin de l’expansion territoriale, l’instabilité politique croissante, les inégalités sociales et la démagogie constante des gouvernants, qui favorisent l’oisiveté en distribuant les vivres gratuitement, entraîneront le déclin.
• La chute de l’Empire romain
Depuis Gibbon en 1788, et son explication de la décadence par l’influence croissante du christianisme, de nombreuses causes ont été avancées pour expliquer la chute de l’empire. Des causes démographiques tout d’abord, comme les épidémies ou encore l’empoisonnement progressif des villes par l’utilisation de tuyaux en plomb. Il y a également des facteurs liés au changement dans les mentalités par rapport aux siècles précédents: un esprit civique et une moralité en baisse, le mépris du travail manuel. Des causes politiques et militaires, comme l’instabilité chronique à la tête de l’État, l’insécurité intérieure croissante dans l’empire, et bien sûr les invasions, sont également avancées. Enfin des causes économiques liées à la pénurie de main-d’œuvre, du fait du tarissement de l’afflux des esclaves avec l’arrêt des conquêtes qui désorganise la production. Mais la fin de l’expansion extérieure implique aussi la nécessité d’alimenter le Trésor public par des impôts pour remplacer les tributs des pays soumis. L'État se trouve en prise à des difficultés financières croissantes: les dépenses publiques sont en constante augmentation (administration, armée de métier, gaspillages, politique frumentaire) et il tente de les équilibrer avec une fiscalité de plus en plus pesante pour les activités économiques.
À partir de la fin du IIIe siècle l'interventionnisme économique se renforce sous la pression des circonstances. Les mesures prises ont souvent eu pour effet, après une amélioration à court terme, d’accélérer le déclin en réduisant la sphère monétaire. La production pour le marché recule et l’exigence de paiements en nature par l’État favorise le retour au troc. En effet les taxes frappent surtout les petites exploitations, alors que les grandes villas de la noblesse sont exonérées. Cette mesure pousse à l’extrême le phénomène de concentration des terres, les petits cultivateurs trop lourdement taxés abandonnant leur activité au profit des latifundiums4. Ceux-ci tendent à se replier sur eux-mêmes, car les échanges déclinent du fait de l’insécurité croissante, et cette évolution annonce le grand domaine autarcique des débuts du Moyen Âge.
Afin d’assurer une production suffisante dans les divers secteurs, une réglementation professionnelle stricte est mise en place en 332 sous Constantin : des corporations se forment où il est interdit de changer d’activité et où la transmission héréditaire des métiers devient obligatoire; des monopoles d’État sont créés; dans le domaine agricole le colonat se développe et les colons ne peuvent quitter la terre (une des origines du servage féodal). Toutes ces mesures coercitives détruisent peu à peu la mobilité des facteurs et les mécanismes de marché, en remplaçant une économie d’échanges monétaires par une économie de subsistance figée.
On retrouve donc, dans la chute de Rome, le facteur déterminant des bouleversements sociaux et économiques de son ascension: la conquête. Comme celle-ci avait expliqué l’évolution de la république, son arrêt à partir du IIe siècle, la montée des menaces extérieures, puis les invasions, expliquent l’évolution de l’empire vers sa fin. Les causes de la décadence sont à rechercher dans l’évolution du mode de production basé sur l’esclavage. Le système de production esclavagiste porté à son apogée par Rome repose sur une contradiction: il n’y a pas de progrès technique et pour produire plus il faut davantage d’esclaves, c’est-à-dire des conquêtes permanentes, de plus en plus coûteuses, provoquant l’hypertrophie de l’État et de l’appareil militaire. La conquête cessant, Rome doit prélever davantage sur la société par des impôts, tout en étant de moins en moins capable d’assurer l’ordre nécessaire aux activités économiques. De nombreuses régions de l’empire commencent alors à trouver plus d’avantages à une direction localisée qu’au contrôle lointain mais pesant de la Cité. L'État bureaucratique centralisé ne fournit plus la protection des droits de propriété et sa raison d’être disparaît peu à peu.
La chute de Rome ouvre en Occident un millénaire de morcellement, d’éclatement en unités politiques de faible taille, phénomène unique dans l’histoire et sans doute origine lointaine de l’économie de marché. Dans ce cadre régional éclaté, les esclaves deviennent moins nécessaires car la production sur une grande échelle a disparu. Une nouvelle pratique, le colonat, dans lequel un cultivateur reçoit une parcelle en échange d’une redevance, apparaît mieux adaptée à une économie locale. Le déclin des échanges et de la demande de produits agricoles entraîne un effondrement du prix du travail libre. Sa transformation en un système où le travailleur est lié à la terre annonce une autre période, celle du servage au Moyen Âge.
Les techniques dans le monde antique
L'Antiquité est réputée pour la stabilité des techniques et le peu d’intérêt pour les applications pratiques de la science. Les très grandes innovations de l’époque, comme l’écriture, la roue, la monnaie, la voile, et également toute une série d’inventions plus spécifiques concernant les outils agricoles et artisanaux (haches, bêches, pelles, tours, scies, engrenages, poulies, mais aussi les célèbres trouvailles d’Archimède comme la vis sans fin et le levier) sont rarement d’ordre mécanique, ce ne sont pas des machines, mais elles n’en ont pas moins eu une importance capitale dans l’évolution de l’humanité. Il en va de même de l’infrastructure des cités et des transports (routes, aqueducs, ponts, égouts, systèmes de chauffage), où les Romains excellaient.
L'Égypte des Ptolémées constitue une exception: nombre de dispositifs mécaniques y ont été inventés. Ainsi Héron au premier siècle de notre ère met-il au point à Alexandrie la première machine à vapeur de l’histoire, l’éolipile, qui servait à déplacer des objets ou ouvrir de lourdes portes; Ctésibius construit la première horloge hydraulique, ainsi que les premiers ressorts métalliques et pompes manuelles. L'astrolabe, appareil qui servira plus tard à faire un point astronomique en mer et notamment au XVe siècle lors des grandes découvertes, a aussi été inventé au IIe siècle par des Grecs installés en Égypte.
Ces inventions ne sont pas directement liées à la production et ne servent que de très loin la croissance économique. L'agriculture, avec la pratique de l’assolement biennal, est restée primitive à l’époque romaine, et si le monde antique connaissait également l’énergie éolienne et hydraulique, les roues et les moulins pour broyer les grains et produire la farine étaient peu diffusés. Dans le domaine de la navigation, les voiles auriques (trapézoïdale) et latines (triangulaire), qui permettent au navire de beaucoup mieux remonter au vent, étaient connues, mais là encore peu utilisées. L'usage des secondes ne sera généralisé par les Arabes avec leurs boutres qu’à partir du VIIe siècle et transmis à l’Occident médiéval vers le XIe siècle.
Dans le travail du fer, enfin, les techniques étaient également rudimentaires. Le monde antique ne connaissait pas la fonte, faute de forges pouvant dégager une chaleur suffisante pour la réduction du carbone, et le fer obtenu était de mauvaise qualité. Les Romains étaient dans ce domaine en retard sur l’Asie qui maîtrisait la métallurgie du fer depuis le troisième siècle avant le Christ, et d’ailleurs le meilleur acier utilisé à Rome était importé d’Inde.
Nombre de procédés de l’Antiquité reposaient sur une construction fragile. Ainsi les mécanismes utilisant le bois, le cuir ou les peaux ont rapidement disparu avec le temps, sans traces ni vestiges, les historiens ont été amenés à négliger les réalisations et le niveau technologique des Grecs ou des Romains. Il semble que le monde antique ait été caractérisé par un vaste potentiel technique mais qui en fait n’a été que peu développé. La navigation n’évolue pas, même si des techniques plus efficaces sont connues, alors que l’économie est basée sur le commerce maritime ; la métallurgie est primitive et l’énergie hydraulique ne permet guère de faire progresser la production faute d’application généralisée. Les inventions restent à l’état d’exemplaires limités ou de jouets ingénieux, et ne se diffusent pas, par manque d’intérêt pour la production.
Les raisons tiennent à l’organisation d’une société basée sur le travail forcé : l’esclavage est peu propice au progrès technologique parce que le producteur n’est guère intéressé au résultat de son effort; les mentalités également, tournées vers l’abstraction et la philosophie en Grèce, le droit et l’organisation à Rome, sont peu soucieuses des procédés productifs, et les élites méprisent ces aspects matériels; les valeurs sont celles du pouvoir politique et non celles de l'économie ; les multiples superstitions qui accompagnent la religion gréco-romaine, enfin, sont plus inclinées vers les explications magiques que rationnelles des phénomènes naturels et du fonctionnement des choses.
Un des grands paradoxes de l’histoire est que la civilisation moins brillante qui se construit sur les décombres du monde antique et les siècles barbares, celle de la culture médiévale occidentale, saura mieux diffuser ces techniques et en découvrir de nouvelles plus efficaces et plus productives.
Le Moyen Âge
Le Moyen Âge européen dure environ un millénaire, de la fin de l’Antiquité au début des Temps modernes, c’est-à-dire entre Rome et la Renaissance. Trois grandes périodes peuvent être retenues:
 celle des temps barbares, ou mérovingiens en Gaule, de la chute de l’Empire romain jusqu'au VIIIe siècle (476 à 700) ;
 celle des temps carolingiens ou de l’économie domaniale du VIIIe au XIe (700 à l’an mille) correspondant au haut Moyen Âge ;
 et enfin celle des temps féodaux ou de l’économie féodale du bas Moyen
Âge, XIe au XVe siècle (de l’an mille à la chute de Byzance en 14535.
Après les temps barbares, phase de transition qui suit l’Antiquité, on a dit que le Moyen Âge avait connu une sorte de printemps annonciateur de temps nouveaux jusqu’au Xe siècle, puis son été aux XIe et XIIe siècles, son automne au XIIIe siècle où les contradictions apparaissent, et enfin son hiver avec les grandes crises des XIVe et XVe siècles.
Les siècles obscurs
Le système économique nouveau résulte de la rencontre des mondes romain et germanique. La villa et les esclaves d’un côté, les hommes libres, autour d’un chef et d’un village, de l’autre. La synthèse des deux systèmes débouche en quelques siècles sur le régime féodal.
À la suite des invasions barbares et de la disparition de l’ordre impérial, les hommes se replient autour des grandes exploitations rurales indépendantes, vivant en circuit fermé. Les échanges se réduisent au troc car la monnaie disparaît peu à peu. La spécialisation recule avec le déclin du commerce et les villes se vident: le retour général à la terre est nécessaire pour assurer la survie. Le système qui se met en place entre le Ve et le VIIe siècle est donc celui du grand domaine, prolongement de l’ancienne villa romaine, mais qui adopte des coutumes germaniques.
On a d’un côté les terres collectives, prés pour le pâturage, marais, bois, etc., laissées en friche, et de l’autre les terres cultivées: la terre du maître, autour du manoir, exploitée directement par les esclaves, et les terres réparties en lots ou manses des familles paysannes de tenanciers où sont venus se fondre progressivement les hommes libres, les colons, les esclaves affranchis, les citadins désertant les villes, tous tributaires de redevances et de travail en échange de la protection accordée par le seigneur. Ils deviennent les serfs du Moyen Âge.
On a affaire à cette époque à de grands domaines autarciques, menant une agriculture assez productive grâce à la pratique de l’élevage (porcs, bœufs, chevaux) et à d’autres techniques germaniques comme l’assolement triennal. L'industrie est réduite à l’artisanat du domaine (forge, moulin, four, brasserie, travail du bois, etc.). Le grand commerce disparaît progressivement à la suite de la conquête arabe et la Méditerranée est coupée selon un axe est/ ouest. D’après Ibn Khaldoun, « les chrétiens ne pouvaient plus faire flotter une planche sur la mer » ! On passe ainsi en Occident, au VIIe siècle, d’une économie méditerranéenne, celle de l’Antiquité, à une économie européenne au Moyen Âge, dont le centre de gravité se déplace vers le nord-ouest. Le commerce local se rétrécit également avec l’insécurité croissante, l’absence de lois et de protection hors du domaine, les guerres de clans et de seigneuries. De plus les invasions ne cessent pas jusqu’au XIe siècle : les Germains au IVe, les Huns au Ve, les Arabes à partir du VIIIe, enfin jusqu’à l’an mille, les Magyars qui ravagent l’Europe occidentale, les Vikings qui remontent la Seine, forment la Normandie, s’établissent en Sicile et envahissent la Russie.
Enfin, cette période est celle du recul général des connaissances, lié au repliement économique et à l’effondrement des villes. Dans un monde sauvage et primitif, l’usage de l’écriture est par exemple en voie de disparition. Mais ce monde trouve aussi lentement les moyens d’un redressement après la phase de l’économie domaniale.
L'économie domaniale (de 700 à l’an mille)
Le régime issu des siècles de transition de la période précédente « généralise ce qui n’était qu’une partie de l’économie romaine, l’organisation du domaine, et en élimine le reste: industrie, échanges, crédit, circulation monétaire, connexion entre les différentes régions, politique économique et monétaire cohérente. On en arrive ainsi à un système général d’économie domaniale agricole, fermée, uniforme, et stationnaire » (Maillet). Cette économie présente les caractères généraux suivants:
 une économie de subsistance, sans surplus, où la production doit simplement équilibrer la consommation, c’est-à-dire les besoins des membres du domaine;
 une économie fermée, puisque les échanges sont très limités faute de surplus et de spécialisation;
 une économie terrienne, où la terre est la seule richesse, seule source du pouvoir et base de la hiérarchie sociale.
Le domaine
Il est divisé entre la réserve seigneuriale et les manses des foyers paysans. Ces derniers correspondent à peu près à la superficie qu’une charrue peut retourner en une année. Les tenanciers doivent dans tous les cas des redevances, parfois en espèces, le plus souvent en nature, mais aussi en travail. La réserve est exploitée directement par le seigneur, c’est-à-dire par ses hommes, esclaves ou hommes libres de basse condition, et aussi et de plus en plus par les tenanciers soumis à diverses corvées. La réserve contient ou contrôle, outre la résidence du seigneur, tous les moyens liés à la production agricole (moulin, four, pressoir, grenier, etc.), ceux liés à l’artisanat (divers ateliers), à la construction (mines, carrières) ou à des productions variées (salines, textiles).
Le domaine a une unité juridique, puisqu’il est soumis à un seul propriétaire (roi, seigneur, grand dignitaire de l’Église ou établissement ecclésiastique). Il a aussi une unité économique, puisque les tenures et la réserve sont liées et que toutes les activités agricoles et industrielles de base sont présentes pour satisfaire aux besoins élémentaires. C'est un système qui combine « petite exploitation et grande propriété », car les multiples manses sont chapeautés par une autorité et un droit de propriété communs.
De l’esclavage au servage
Le retour général à la terre après l’effondrement de l’Empire romain, puis l’arrêt du commerce au VIIe siècle, entraîne une diminution du nombre des esclaves. Plus question de les garder dans des fonctions variées comme précepteurs, domestiques, comptables ou autres, ils travaillent la terre, condition de la survie. On ne peut plus les vendre ou alors il faut vendre la terre avec eux. Le lien direct du maître à l’esclave, le droit personnel et entier de propriété sur une personne, devient un lien indirect qui passe par la terre. La différence est énorme, car être vendu en étant déplacé ailleurs n’a rien à voir avec le fait d’être vendu avec la terre où on vit, car dans ce dernier cas cela veut dire garder son toit, son cadre, sa famille, son humanité. Le serf jouit d’une indépendance évidente par rapport aux esclaves, il appartient à une communauté, bénéficie de l’application des coutumes et droits communs, de la possibilité de recourir à des pétitions, de faire appel.
Le serf est un paysan, travaillant en famille, logé dans sa maison. L'esclave peut se trouver aussi bien en ville qu’à la campagne, et dans ce cas il n’est qu’un travailleur dépourvu de terre, utilisé en équipes et logé en commun dans des baraques.
Du point de vue politique, les esclaves n’appartiennent qu’à leur maître, tandis que les serfs dépendent de leur seigneur, mais aussi du prince, du roi, du suzerain du seigneur. Les maîtres monopolisent ainsi le pouvoir sur leurs esclaves alors que les serfs ont aussi des obligations envers l’État, sous forme de taxes et parfois de service armé. Les deux systèmes sont donc politiquement différents dans le sens où les esclaves sont hors de portée de l’État, alors que les serfs font partie du système politique. Les droits des serfs sont beaucoup plus étendus que ceux des esclaves, d’abord parce que les seigneurs devaient respecter les coutumes, mais aussi parce que des réglementations ont été progressivement introduites par le pouvoir central, qui avait aussi autorité sur les serfs.
Les esclaves sont en général des étrangers, importés, et non indigènes, d’ethnies ou de races différentes du pays où on les transporte, prisonniers de guerre ou de rafles, objets d’un échange sur un marché. L'esclavage est ainsi lié à la traite, au commerce des esclaves, et le taux de mortalité élevé, la faible natalité, impliquent la nécessité d’un renouvellement constant par des apports extérieurs. Le recrutement externe est essentiel, alors qu’il ne l’est pas pour le servage. Les serfs en effet sont nés sur place et forment des générations successives, ils sont socialement intégrés et ne sont pas ethniquement ou racialement différents des autres catégories de la population.
La réciprocité est un aspect de la relation serf/seigneur, aspect largement absent pour l’esclave. Le seigneur accorde la terre et en contrepartie le serf la travaille et lui fournit une part de son produit, en même temps qu’il règle les impôts à l’État. La protection du seigneur est aussi un élément de la réciprocité, on le voit bien dans le cas des travailleurs libres qui sont rentrés dans le servage au cours du Moyen Âge pour en bénéficier.
Les serfs sont moins coûteux à entretenir, puisqu’ils se nourrissent eux-mêmes, se reproduisent, et requièrent une surveillance limitée. Les esclaves au contraire doivent être nourris, surveillés, et « réapprovisionnés » en permanence. Cependant, pour produire vers des marchés extérieurs, l’esclavage est plus efficace parce que toute la terre est utilisée à ce but, et que le travail peut être organisé de façon rationnelle.
Le changement des mentalités explique aussi le recul de l’esclavage. L'Église affirme la liberté de conscience des esclaves et l’idée que tout être humain a une âme libre. Elle ne condamne cependant pas la servitude ici-bas, mais œuvre pour des raisons morales à améliorer cette condition. Divers conciles interdisent le travail le dimanche, la séparation des couples mariés, affirment le droit au foyer et à la famille, unifient les règles du mariage entre hommes libres ou non. L'affranchissement est conseillé comme une action pieuse.
Ainsi l’esclave devient serf, on passe de la servitude au servage. À une économie tournée vers la terre, beaucoup moins complexe et diversifiée que la société antique, correspond une structure sociale également plus simple, bientôt caractérisée par les trois ordres traditionnels de l’époque féodale: les paysans, les nobles, le clergé.
L'économie féodale (de l’an mille à la Renaissance)
La première grande poussée de l’Europe (du XIe au XIIIe siècle)
Une période de prospérité retrouvée débute en Europe occidentale au XIe siècle, grâce à la stabilité du système féodal et la paix relative après les invasions, mais surtout grâce à divers progrès techniques remarquables dans le domaine de la production. Ces progrès n’ont rien à voir avec les sciences pures qui restent bien inférieures à celles de l’Antiquité, mais ils sont l’œuvre de milliers d’artisans, de paysans, de commerçants, de marins, aussi ingénieux qu’anonymes. Le monde occidental devient un monde technique bien avant d’être un monde scientifique.
• Les techniques médiévales
L'agriculture progresse tout d’abord, avec la généralisation dans le nord de l’Europe de la charrue à roues équipée de socs en fer qui prend la place de l’araire de l’Antiquité. L'araire au soc de bois, enfoncée par la force humaine, ne fait « qu’égratigner le sol », tandis que la lourde charrue tirée par un attelage creuse des sillons longs et profonds. Les chevaux, plus puissants que les bœufs, sont utilisés et commencent à s’y substituer pour les labours et d’autres travaux de force. Le joug frontal et le collier d’épaule permettent d’utiliser à plein la puissance des animaux et remplacent les systèmes classiques de harnais d’encolure qui avaient tendance à limiter l’effort de l’animal. Enfin la ferrure des sabots tant des chevaux que des bœufs apparaît également vers le IXe siècle. D’autres progrès agraires résident dans la recherche systématique d’enrichissement des sols par des engrais animaux ou végétaux, la sélection des espèces, les greffes, la diversification des cultures et l’apparition d’outils nouveaux comme la faux ou la herse.
Les machines se répandent à cette époque: les moulins à eau, puis à vent à partir du XIIe siècle, utilisant des engrenages, des axes de transmission, des manivelles, pour transformer l’énergie des éléments (au lieu de celle des animaux ou des hommes) et l’appliquer à toute sorte d’usages productifs. Les moulins hydrauliques sont utilisés pour le foulage des lainages, ils sont employés dans les scieries pour découper du bois et dans les forges pour actionner les marteaux, les presses et les soufflets. Les moulins à vent introduits dans le nord de l’Europe permettent de produire la farine, la bière, l’huile, le sel, le chanvre, etc. Ils servent aussi à drainer l’eau hors des terres en Hollande. Les moulins font partie du paysage et deviennent familiers de la culture médiévale. Le Domesday book, sorte d’inventaire des richesses de l’Angleterre, établi en 1086 à la demande de Guillaume le Conquérant, recense un moulin à eau pour quarante-six foyers au sud du royaume.
Les transports progressent également avec la plus grande sécurité générale et la reprise de la construction de routes, mais c’est la navigation qui connaît les plus importants changements, facilitant le commerce lointain. Le gouvernail d’étambot apparaît au XIIe siècle dans la mer du Nord et remplace les lourdes rames latérales utilisées auparavant à la poupe pour diriger le navire. Des progrès aussi dans la disposition des gréements: la nef ronde est le principal voilier de l’époque, puis la cogue de l’Europe du nord s’impose au XIIe siècle, un navire plus élancé aux voiles carrées qui peut transporter jusqu’à 200 tonnes de marchandise. La caraque est un bateau de transport à trois mâts de la fin du Moyen Âge. Enfin les navires peuvent sortir par tout temps, de nuit et au large, été comme hiver, grâce au compas et à l’utilisation de l’astrolabe qui permet de mesurer la latitude en calculant la hauteur de l’étoile Polaire ou du Soleil. Tout est pratiquement en place pour les grandes explorations lancées au XVe siècle.
Bien d’autres nouveautés caractérisent cette époque : l’usage des lunettes inventées en Italie au XIIIe siècle, l’emploi des vitres, des cheminées et du charbon pour le chauffage des intérieurs, des écluses, du savon, du beurre, du papier, arrivé depuis la Chine grâce aux musulmans, du zéro et des chiffres arabes introduits en Occident au Xe siècle, de l’imprimerie, de la poudre et des armes à feu, d’ustensiles comme la brouette…Trois secteurs progressent particulièrement au Moyen Âge : le textile, la construction et la métallurgie. Dans le dernier, des techniques nouvelles permettent la fabrication de la fonte, inconnue dans l’Antiquité: les hauts-fourneaux, qui peuvent dégager une chaleur plus forte grâce aux soufflets des forges actionnés par l’énergie hydraulique. Les produits utilisables sont multiples et permettent les avancées d’autres secteurs, comme dans l’agriculture avec les divers outils ou plus tard celui de l’imprimerie avec les caractères mobiles en fonte.
La construction est évidemment toute entière tournée vers les domaines militaires et religieux. L'édification des cathédrales, sur plusieurs générations, a entraîné dans son sillage nombre de secteurs industriels par ce qu’on appellerait aujourd’hui des effets de liaison, mais aussi des innovations techniques, comme en témoigne le passage du roman au gothique.
Dans le travail de la laine, principal textile de l’époque à côté du lin (et de la soie pour le luxe), le filage se fait au rouet qui remplace peu à peu la quenouille et le fuseau, tandis que les métiers à tisser manuels facilitent le tissage. Des mécanismes comme les courroies de transmission et les pédales permettent de multiplier la productivité par deux à trois.
Enfin on a insisté sur le rôle de la mesure du temps pour expliquer l’ascension des sociétés occidentales. Les horloges hydrauliques de l’Antiquité sont remplacées par des horloges à balancier utilisant la force de la pesanteur, puis des horloges à ressort qui permettent la fabrication des premières montres au XVe siècle. Le temps est dès lors scandé et rythmé par les clochers des églises à travers les campagnes, indiquant les tâches à suivre. Cela introduit une régularité du travail, un ordre commun, une uniformité des situations et des comportements. Par ailleurs, les techniques de précision utilisées dans l’horlogerie deviennent le modèle applicable à d’autres secteurs mécaniques et permettent d’approfondir des questions techniques de plus en plus complexes. Enfin, la notion même de rationalité économique est liée à la mesure du temps : s’il faut économiser, éviter les pertes, maximiser la production, limiter l’effort, c’est toujours par rapport au temps. Sa prise en compte ainsi que la précision de sa mesure expliquent en partie les progrès économiques.
• Les transformations de la société du XIe au XIIIe siècle
La forte poussée technique que connaît alors l’Europe se traduit par une longue période de croissance lente. La production augmente grâce aux progrès agricoles et industriels. La population s’élève régulièrement sous l’effet d’une meilleure alimentation et de l’abondance des terres disponibles: elle aurait triplé entre 1000 et 1300 (de 15 à 45 millions pour l’Europe de l’Ouest), avant la grande peste de 1348. De 5 millions à 15 millions d’habitants au début du XIVe siècle en France, tandis qu’elle se situerait aux alentours de 4 millions en Angleterre, et de 8 à 10 millions en Espagne, en Allemagne en Italie. La densité est de l’ordre de 10 à 40 habitants au km2, c’est l’ère du monde plein qui commence sur le continent. De nouvelles terres sont défrichées et des marais asséchés grâce à l’action pionnière des communautés religieuses comme les Cisterciens au XIIe siècle. Avant eux les Bénédictins, formés dès le VIe siècle, avaient fait évoluer les mentalités en faveur du travail, et l’Europe chrétienne ne manifeste plus le mépris de l’Antiquité envers les activités manuelles. Le christianisme serait ainsi à l’origine d’une relation nouvelle entre l’homme et la nature, source lointaine du règne de la technique et… des problèmes écologiques actuels. Il en fait le maître qui peut et doit la transformer selon ses besoins. Au contraire, les religions polythéistes et animistes, comme aussi les religions orientales, placent l’homme au sein de la nature et lui apprennent à s’y intégrer sans heurt.
Les villes se repeuplent, notamment en Italie du Nord et en Flandre. Elles gagnent leur autonomie, parfois par la force des armes. Des activités tertiaires y apparaissent et s’y multiplient, signe de l’existence d’un surplus important et d’une spécialisation accrue : les professions commerçantes mais aussi médicales et celles de clercs dans les domaines ecclésiastiques, juridique et de l’enseignement. Les premières universités, véritable invention du Moyen Âge, apparaissent au XIe siècle un peu partout en Europe.
Les villes jouent à nouveau leur rôle de carrefour des idées et des échanges. Les industries y renaissent sous forme de corporations, guildes, hanses ou autres associations de métiers (cf. encadré). Les bourgeois ne sont au départ que les habitants de la ville, du bourg, mais ils forment peu à peu une nouvelle classe dont le rôle est croissant. De grandes foires comme celles de Champagne sont l’occasion pour tous les marchands et fabricants du continent d’échanger leurs produits. Des techniques de crédit et de paiement nouvelles s’y développent préfigurant le développement financier de la Renaissance. Les banques apparaissent dans les principaux centres commerçants et commencent à pratiquer le change, la compensation, les prêts et les virements pour éviter le transport d’espèces. En bref, c’est toute la société qui devient plus complexe par rapport à l’époque domaniale.
Le commerce maritime et la spécialisation internationale se développent, les navires circulent, apportant du sud au nord de l’Europe les vins, le sel, les blés, les lainages, les fourrures, la poix, le bois, le poisson, etc. Les échanges extra-européens augmentent également, surtout vers l’Orient: les produits de luxe, l’encens, la soie et les épices, contre des textiles de laine ou de lin, les peaux et des produits métallurgiques. On a pu parler ainsi d’un vaste ensemble économique qui allait de la Chine jusqu’au Groenland en passant par la « route de la soie ». La Méditerranée au sud et la Baltique au nord – où la Hanse des villes nordiques correspond aux villes italiennes – forment les deux principaux axes de ces échanges. C'est une véritable révolution commerciale qui caractérise le réveil de l’Europe au Moyen Âge, entraînant la formation d’une économie de marché.
Les croisades, en mettant en contact l’Orient et l’Occident, en multipliant les comptoirs du Levant, ont facilité la reprise du grand commerce méditerranéen. Elles sont l’aspect le plus connu de cette première expansion de l’Europe. Des progrès techniques, une population croissante, une foi intransigeante, et aussi le dynamisme commercial, expliquent les croisades. Les Francs découvrent en Orient de nouveaux produits (sucre, riz, coton, oranges, etc.) et importent de nouvelles techniques (moulin à vent, papier, cuir, distillation). Ils recueillent l’héritage culturel de l’Antiquité transmis par les Arabes, et se dégrossissent au contact de la science musulmane (mathématiques, astronomie, chimie, médecine).
Mais la poussée de l’Europe est générale: la Scandinavie et les premiers abords du continent américain, comme le Groenland découvert en 982 par Erik le rouge, entrent dans la sphère occidentale; la Sicile, l’Espagne et le Portugal sont repris aux musulmans; les Allemands s’étendent vers l’est, vers les pays Baltes et slaves. La Hanse établit des comptoirs en Russie comme Novgorod, et l’ordre des chevaliers teutoniques colonise, germanise et christianise l’est du continent. Il fonde Königsberg dans la région qui deviendra plus tard la Prusse orientale. Les Russes d’Alexandre Nevski les arrêtent en 1240 sur la Neva.
Le système des corporations médiévales
Le développement des corps de métier accompagne l’essor des villes et l’extension des relations monétaires au XIe siècle. La spécialisation accrue permet des productions de meilleure qualité et les corporations sont au départ des institutions progressives et efficaces, comme par exemple les communautés de drapiers des Flandres ou de soyeux en Italie. Elles obtiennent auprès des autorités locales l’exclusivité pour un type de production et le monopole sur un marché donné, en échange du versement d’impôts, mais aussi d’un droit de regard sur leur activité qui sera le prélude à une réglementation stricte par l’État dans le but de défendre les consommateurs. Il s’agit d’assurer une « honnête » production à qualité constante, des prix « justes » et garantir des pratiques loyales. On ne peut concevoir à l’époque que la liberté des prix et la concurrence puissent aboutir à ces résultats. Les prix, les salaires, les techniques et les horaires sont réglementés, avec un détail qui ira croissant. Les lieux de vente sont tous répertoriés et la réclame est interdite. L'accès à la profession est limité et le nombre d’artisans également: les corporations sont des professions fermées. Elles vont défendre les intérêts de leurs membres, organiser la solidarité, l’entraide, la fourniture de capitaux. Une hiérarchie stricte (apprenti, compagnon, maître) y règne et des traditions solides, des rites de passage élaborés (chef-d’œuvre) s’y forment.
Tout cela n’empêche pas les conflits: avec les ouvriers indépendants travaillant en marge des règles des corporations; entre corporations, car les domaines respectifs se chevauchent souvent; plus tard entre manufactures et corporations; et enfin à l’intérieur d’une corporation, car la sécurité d’emploi n’empêche pas les revendications, ni même parfois les grèves. Toutefois ces cas restent l’exception et la relative paix sociale au Moyen Âge est la contrepartie d’un système routinier qui peu à peu freinera le progrès technique.
Avec le développement du grand commerce, les corporations de marchands se démarqueront progressivement des corporations d’artisans. Les marchands fournissent les matières premières et réexportent les productions, ils sont à l’origine d’un capitalisme commercial, plus entreprenant et puissant que les corporations de producteurs, auxquels ils imposent peu à peu leurs conditions. La lutte entre les deux types de corporations et les exigences des artisans qui entendent maintenir leurs privilèges, pousseront les marchands à chercher des producteurs dans les campagnes non réglementées. C'est une première forme de délocalisation et en même temps la naissance du putting-out system et de la proto-industrialisation. ■
• Les structures féodales et leur évolution
Le système féodal tout entier repose sur une structure hiérarchique où chacun, du roi jusqu’au dernier des serfs, a une place et une fonction bien établies et des rapports avec les autres clairement spécifiés dans le cadre vassalité/suzeraineté. En échange de sa fidélité, le vassal ou le tenancier reçoit du seigneur l’investiture d’un fief ou d’un lot de terre (tenure). Celui qui reçoit l’investiture devient l’homme de son suzerain, il lui rend hommage. Le statut de chacun est déterminé par sa position vis-à-vis de la terre.
La tenure reste propriété du noble, comme l’origine du mot l’indique: la terre est tenue du seigneur. Mais le tenancier, une fois qu’il a satisfait à ses contraintes vis-à-vis du maître et vis-à-vis de la communauté villageoise, peut garder le reliquat de la récolte et peut surtout exploiter la terre comme il l’entend. C'est une différence profonde avec les esclaves de la villa antique, qui explique sans doute les progrès techniques du Moyen Âge : le paysan est intéressé à ces améliorations, même s’il ne garde qu’une faible part des récoltes pour lui et les siens et même si le système de l’open field (terres gérées en commun) réduit cette incitation.
Le tenancier a un droit définitif sur la terre, pour lui et ses descendants, il ne peut en être expulsé. C'est le principe de la tenure héréditaire. Les tenanciers sont soit des serfs, soit des hommes libres soumis aux mêmes obligations. Leur situation est très voisine et les serfs voient leur condition s’améliorer à long terme (ils peuvent posséder des biens, un patrimoine et le léguer). Leur nombre diminue en Europe occidentale à la suite d'affranchissements, et le servage disparaît pratiquement dans le nord et l’ouest du continent dès le XIIIe siècle.
La fidélité implique un certain nombre d’obligations pour les tenanciers, dont la plus importante est la production de nourriture pour le seigneur, mais aussi d’autres redevances en espèces, en nature et en travail. L'investiture implique de son côté que le seigneur accorde sa protection au tenancier, mais aussi au bourgeois dans les villes qu’il contrôle, ainsi qu’aux marchands de passage. Il assure également la justice, l’administration, l’entretien des équipements et des infrastructures. Autrement dit le contrat féodal implique essentiellement un échange de travail contre la sécurité et l’ordre. Les tenanciers, vilains ou serfs, sont là pour produire, tandis que les seigneurs se spécialisent dans les activités guerrières : guerriers et paysans sont les ordres principaux avec le clergé, les citadins (artisans, commerçants et autres bourgeois) venant seulement après.
Le système est stable et bien supporté parce qu’il semble juste, les révoltes paysannes sont peu nombreuses jusqu’au XIVe siècle. La stabilité et la sécurité relatives accompagnent un niveau de vie faible et des inégalités acceptées. Avec le renforcement des pouvoirs monarchiques et l’absolutisme, les obligations des seigneurs sont progressivement transférées à l’État (sécurité, protection des contrats, ordre, justice, monnaie, etc.), mais les nobles gardent leurs privilèges, comme le bénéfice de la corvée et des diverses redevances, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Cela implique naturellement un déséquilibre croissant car les droits ne sont plus justifiés par des devoirs équivalents. Les restes du féodalisme seront de plus en plus mal tolérés par une population paysanne exploitée et écrasée d’impôts et de charges.
Cette évolution est liée à l’essor des villes et des échanges monétaires qui peu à peu transforment le domaine seigneurial et favorisent le démantèlement du féodalisme:
 Tout d’abord les redevances en nature sont progressivement abandonnées pour des versements en espèces. C'est le mécanisme de la commutation dans lequel la fourniture de travail et de biens est remplacée par des impôts. On passe d’une économie peu monétarisée à une économie de marché.
 Ensuite, la pénétration de l’argent dans les fiefs et les campagnes fait que les productions artisanales de la seigneurie deviennent inutiles. Celle-ci s’approvisionne de plus en plus en biens manufacturés auprès des artisans urbains spécialisés et se consacre aux productions agricoles. Les échanges ville-campagne et la division du travail se renforcent, le domaine n’est plus une unité indépendante mais un rouage dans une économie plus complexe.
 Une autre conséquence est la diminution de la réserve au profit des tenures. En effet, grâce à la spécialisation croissante, le seigneur n’a plus besoin de s’assurer d’une production propre. La réserve sera progressivement féodalisée, c’est-à-dire distribuée en tenures nouvelles. Les corvées, subsistances du système esclavagiste antique, seront donc de moins en moins nécessaires et le système évolue vers un mode d’exploitation indirect.
 De la même façon les obligations militaires entre vassaux sont remplacées par des paiements en numéraire qui permettent l’utilisation de mercenaires. C'est notamment ce que les rois établissent sur une grande échelle lors des guerres incessantes qui caractérisent la fin du Moyen Âge. Dès lors leur pouvoir se renforce, d’autant plus que le développement de l’artillerie rend les murailles et fortifications médiévales vulnérables. L'époque des châteaux forts et des fiefs indépendants se termine en même temps que l’âge de la chevalerie.
L'effondrement de l’Europe médiévale (XIVe et XVe siècles)
Jusqu’à la fin du XIIIe siècle, la population augmente en Europe et le processus de colonisation et de défrichement des terres s’intensifie. Elles deviennent plus rares et les produits alimentaires sont de plus en plus coûteux, en même temps que l’abondance de main-d’œuvre fait baisser la rémunération du travail. Le XIIIe siècle se caractérise par l’inflation et la baisse des salaires réels. Les techniques n’ont guère évolué depuis la grande période d’innovations agricoles des XIe et XIIe siècles, il faut donc mettre en œuvre des terres de moins en moins fertiles et les rendements diminuent. Les progrès réalisés dans la division du travail, le grand commerce, la monétarisation des activités, ne pourront compenser la crise de l’agriculture qui représente plus de 80 % de la production. Les disettes apparaissent dès le XIIIe siècle et le piège malthusien se referme sur l’Europe avec les grandes catastrophes du siècle suivant, les « quatre cavaliers de l’Apocalypse » :
 Les désastres naturels tout d’abord liés à des pluies ininterrompues au début du XIVe qui provoquent des inondations et un pourrissement continu des récoltes, en même temps que le climat se refroidit (la vigne disparaît d’Angleterre, la mer Baltique se transforme en banquise l’hiver).
 La reprise des guerres ensuite, à travers toute l’Europe, causant dévastation et pillages : la guerre de Cent Ans, la destruction de l’Empire byzantin par les Turcs, les guerres entre Polonais et Allemands, les guerres civiles qui se multiplient avec le conflit des Armagnacs et des Bourguignons en France, celui des Guelfes et des Gibelins en Italie, les conflits entre cités en Allemagne, la guerre des Deux Roses en Angleterre…
 Les famines, à la suite de crises frumentaires provoquées par l’augmentation trop rapide de la population par rapport aux ressources, et aggravées en outre par les fléaux précédents, frappent l’Europe de façon récurrente à partir de la terrible disette de 1315-1317, durant laquelle jusqu’au dixième de la population est emporté. Des millions de pauvres meurent de faim à travers l’Europe et des cas de cannibalisme sont signalés un peu partout.
 Les épidémies enfin, avec la peste noire introduite en 1347 en Italie par les marins génois venus d’Orient, et qui s’étend de façon foudroyante à travers tout le continent, avec quelques exceptions comme la Pologne, la Saxe et la Bohême. Ses progrès sont liés au développement des échanges, car l’arrivée des rats dépend de la fréquence des mouvements de navires dans les ports. L'effondrement du commerce du Ve au Xe siècle explique le recul de l’épidémie par rapport à la période romaine, mais sa reprise à partir du XIe siècle provoque le mouvement inverse. De même la propagation de la maladie dépend de la densité de la population, ce qui explique pourquoi l’Europe de l’Ouest est plus frappée. En cinq ans, après 1347, sa population est réduite d’un quart à un tiers, peut-être même de la moitié, et l’Europe occidentale perd environ vingt-cinq millions d’hommes ! La peste revient ensuite régulièrement tous les 10-15 ans, mais elle est assez efficacement endiguée par des mesures de quarantaine dans les lazarets, ce qui explique l’absence de catastrophe du type 1347-1353. D’autres maladies comme le paludisme, la variole, la lèpre, le choléra, etc., affectaient les hommes de l’époque de façon endémique, face à une médecine impuissante.
Au total, de 73 millions d’hommes pour l’Europe entière en 1300, on passerait à 51 millions en 1350, 45 millions en 1400, pour remonter à 60 millions en 1450. Une des régions les plus touchées par ces cataclysmes en série, la Normandie, voit sa population divisée par trois, de 1,5 à 0,5 million. La durée de vie en Angleterre, estimée à 34 ans en 1300 aurait baissé à 17 ans en 1350 au plus fort de la peste, pour remonter à 32 ans en 1425.
Les conséquences de cet effondrement démographique sont multiples. Tout d’abord le rapport terre/travail est inversé, la terre redevient abondante. Les sols moins fertiles sont abandonnés, des villages entiers disparaissent, les défrichements cessent et la forêt gagne du terrain. La terre perd de sa valeur et les prix agricoles baissent par rapport à ceux des biens manufacturés. Les rémunérations des survivants s’élèvent alors en termes réels car la main-d’œuvre devient rare : au XIVe siècle les salaires réels doublent ou triplent, selon les estimations. Les paysans, moins nombreux, renforcent leur position dans le contrat qui les lie au seigneur, ce qui accentue le processus de démantèlement des redevances et droits féodaux. Les diverses rentes payées sur la terre sont de plus en plus fixées par l’offre et la demande, et non par la coutume. Cette évolution est accélérée par la multiplication des troubles sociaux et des révoltes paysannes, causées par les multiples fléaux qui s’abattent sur la population. Les soulèvements éclatent lors des périodes de disettes ou des tentatives de contrôle des salaires, de retour aux corvées ou d’accroissement des redevances et des impôts. Ils sont réprimés sans pitié par les seigneurs ou les États: les Jacqueries en France (1358), le mouvement des labourers en Angleterre provoqué par la poll tax de 1381, les soulèvements urbains un peu partout…Cependant ces luttes éloignent à jamais le retour du servage et de l’exploitation de type féodal en Occident, comme la révolution de 1789 le fera pour l’absolutisme.
Le commerce s’effondre également avec les guerres, la baisse de la population et les troubles sociaux: Bordeaux voit ainsi ses exportations de vin divisées par huit entre 1300 et 1370, et l’Angleterre subit une chute identique pour sa laine au XIVe siècle ; les corporations renforcent leurs monopoles avec la réduction de leurs débouchés, elles se ferment encore plus pour limiter la concurrence; les grandes foires françaises sont suspendues ou désertées au XVe siècle pour celle de Genève située à l’écart des conflits.
Mais dans l’ensemble les relations de marché ne vont pas disparaître, malgré l’ampleur de la dépression. Les villes et les échanges ont atteint un niveau de développement tel au XIIIe siècle que la crise ne peut provoquer un repliement sur la terre comparable à celui qui suit la chute de l’Empire romain. L'économie de marché et le capitalisme continueront à se développer sur les ruines du féodalisme, à partir du XVe siècle. Ce ne sera pas le cas dans la partie orientale de l’Europe où les relations de marché, moins développées, reculent partout et où le retour à la terre est général. Le servage y durera encore des siècles (jusqu’au XIXe en Russie).
Enfin les États centraux accroissent leur poids dans la vie militaire, politique et économique. Le renforcement de l’autorité royale date tout d’abord des croisades qui ont affaibli la noblesse européenne en la détournant jusqu’au XIIIe siècle vers l’Orient. Ensuite, aux XIVe et XVe siècles, le pouvoir royal assure protection et sécurité, garantit les droits de propriété et met en place des politiques cohérentes, après des décennies de chaos; en contrepartie les sujets acceptent cette autorité, et surtout les assemblées, comme les États généraux en France, les Cortes en Espagne, le Parlement en Angleterre, acceptent des impôts nouveaux. Les guerres ont également favorisé la consolidation des monarchies par la nécessité de prélever des taxes à une échelle nationale. Les interventions du pouvoir se multiplient pour remplir les caisses de l’État, mais aussi pour tenter de favoriser le retour à la prospérité. Par exemple, la monarchie française à l’issue de la guerre de Cent Ans lance une politique de reconstruction du royaume. C'est à la fois l’apparition des premières formes de politique économique et plus généralement celle du mercantilisme. Ainsi Charles VII et Louis XI après les guerres franco-anglaises entreprennent une réorganisation monétaire et prennent des mesures pour stimuler la reprise du commerce et les activités industrielles nationales. Les autorités s’attachent à favoriser le renouveau économique qui annonce la Renaissance.
L'économie du monde musulman (VIIe au XVIe siècle)
L'économie des pays musulmans à leur apogée, c’est-à-dire entre les VIIIe et XIe siècles, se développe au carrefour du monde connu, entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe, dans le berceau des grandes civilisations. Bien plus, la formation de l’Empire abbasside relie et unifie sous une même autorité deux grandes zones économiques, celle de l’océan Indien et celle de la Méditerranée. Les échanges se développent dans ce nouvel ensemble, l’Islam servant de pont entre l’Orient et l’Occident et nombre de techniques venues d’Asie seront ainsi introduites en Europe (boussole, papier, poudre, imprimerie, etc.).
Il est difficile de donner les traits généraux d’un empire, puis de plusieurs empires, aussi vastes, où les coutumes locales sont très diverses, même si une uniformisation de surface s’est réalisée après la conquête. Un trait commun de toutes ces régions, outre la langue commune de communication et bien sûr la religion, réside dans le climat souvent aride. Il explique que la roue ait été abandonnée dans le transport: les caravanes de chameaux représentent jusqu’au XIXe siècle la solution la plus économique. Les traits de l’agriculture sont également façonnés par la rareté de l’eau, qui doit être gérée de façon rationnelle et contrôlée par l’État. Les terres sont cultivées à l’aide de l’araire, mieux adaptée aux sols secs, et avec peu d’engrais. Les agriculteurs sédentaires cohabitent avec les éleveurs nomades dans une relative harmonie. On a parlé de véritable symbiose entre culture et élevage dans le monde musulman.
La propriété est publique pour l’essentiel : les terres conquises sont attribuées au calife et exploitées soit directement par l’État, soit indirectement par des particuliers en régime de métayage (une part des récoltes est versée aux autorités). Les terres privées sont soumises à l’impôt (kharaj). Les principales récoltes sont celles du blé dans les régions sèches, du riz dans les régions humides, de la canne à sucre, des olives, du raisin, des bananes, des oranges et de bien d’autres fruits, et aussi de la multitude des légumes et des épices. Les productions sont librement commercialisées et les principales libertés économiques sont respectées. Le monde musulman n’a pas le mépris du commerce propre à l’Occident chrétien au Moyen Âge : après tout Mahomet a d’abord été un marchand. Le prêt à intérêt (riba) y est cependant condamné, et comme en Occident les Juifs, qui peuvent le pratiquer, jouent un rôle très important de banquiers.
L'industrie et l’artisanat sont en avance sur le monde médiéval européen. La métallurgie du fer et de l’acier, grâce à des techniques venues de l’Inde et malgré la pauvreté des mines, fournit des productions réputées comme les armes de Damas ou de Tolède. Les mines de cuivre, étain, plomb, mercure, or, argent, etc. sont également exploitées. Elles donnent lieu à une transformation industrielle raffinée comme dans le travail des métaux précieux et la bijouterie. Mais les industries textiles sont les plus importantes avec le tissage d’étoffes de laine, de coton, de lin, de tapis, de soieries, recherchés dans le monde entier. Le travail du cuir (la cordonnerie de Cordoue, la maroquinerie du Maroc), la céramique, la verrerie, la chimie, la parfumerie, l’art de la teinture, sont autant d’activités élaborées symboles de la maîtrise des techniques industrielles par les pays musulmans. Le papier, venu de Chine, permet la production de livres et leur diffusion à une vaste échelle, première étape de la démocratisation de l’écrit et des connaissances dans le monde. Bagdad est ainsi connue comme la ville des mille bibliothèques.
Le commerce se fait sur une échelle tricontinentale, étant donnée l’énormité de l’empire, avec la Chine, Byzance, l’Occident, l’Afrique, la Baltique. Le monde arabe bénéficie de sa position centrale et d’un afflux d’or d’Afrique, d’Inde, d’Asie centrale qui stimule les échanges. Bagdad, capitale abbasside, se trouve au carrefour de quatre mondes, celui de l’Orient et de l’océan Indien, celui de la Méditerranée et de l’Afrique. Le dinar devient l’étalon monétaire pour des siècles. On retrouve encore aujourd’hui ces pièces arabes en or jusque sur les bords de la Baltique ou en Angleterre. L'or du Soudan et du Ghana arrive par les caravanes transsahariennes au Maghreb, en Espagne, et par-delà entre les mains des marchands italiens. Au XIe siècle l’Alexandrie des Fatimides devient l’économie-monde de la partie occidentale des terres connues. Les échanges donnent lieu à des innovations: la monnaie papier circule pour les paiements, bien avant l’Europe, sous forme de lettre de change. Le mot chèque est ainsi d’origine arabe (sakh), de même bien entendu que des centaines d’autres parmi les plus familiers, comme par exemple chiffre (sifr).
Comme dans les civilisations de l’Antiquité, l’esclavage et le commerce des esclaves occupent une place importante dans l’économie. Les populations slaves6 sont ainsi réduites, de même que les peuples nordiques non christianisés (Angles, Saxons, Scandinaves), acheminés à travers les royaumes francs vers Lyon et Venise où se développent de fructueux trafics avec le monde arabe, mais aussi des peuples noirs et asiatiques. Les dhimmis et bien sûr les musulmans en sont préservés. Les progrès du monothéisme, l’Islam en Asie, le christianisme en Europe de l’Est, tariront l’afflux de main-d’œuvre servile, et il restera surtout l’Afrique, au-delà du Sahel islamisé, comme terrain de chasse pour les trafiquants.
L'ampleur des échanges est le signe d’une spécialisation régionale élevée, facteur de prospérité dont témoigne l’essor des villes. Face à l’Occident rural encore replié sur ses domaines, l’Orient arabe connaît en effet une urbanisation sans précédent. Des cités comme Damas, Alep, Bagdad, Bassorah, Alexandrie, Le Caire, Tunis, Marrakech, Cordoue et Grenade sont des centres de la vie culturelle, administrative et économique, qui comptent des centaines de milliers d’habitants, peut-être un million au Caire ou à Bagdad. Des infrastructures monumentales y sont créées comme les mosquées et les palais civils; des services collectifs également avec des systèmes d’adduction d’eau, dont témoigne la popularité des bains (hammam).
L'Islam, encore très en avance économiquement et techniquement sur l’Occident au XIe siècle, perdra ensuite cette avance avec le renouveau médiéval et les pays européens rattrapent l’Orient et le dépassent. L'invasion mongole met fin au califat abbasside en 1258, une date noire de l’histoire des peuples arabes. Comme l’Europe, le monde musulman est ravagé par la peste au siècle suivant. L'essor démographique et l’expansion militaire reprennent au XVe sous les nouveaux maîtres turcs. L'Empire byzantin est détruit en 1453 et l’Islam connaîtra une nouvelle période de prospérité et de grandeur avec les Ottomans au XVIe siècle. Cependant l’ouverture de nouvelles voies d’échange vers l’Atlantique transforme la Méditerranée en une sorte de cul-de-sac, provoquant un progressif recul économique. Il s’agit d’une asphyxie maritime où les Portugais dérobent aux Turcs leur rôle d’intermédiaire entre l’Extrême-Orient et l’Occident. Les Ottomans resteront longtemps dans l’idée devenue fausse de leur supériorité sur les chrétiens et refuseront les innovations venues d’Europe. L'empire se fermera aux apports extérieurs, sauf en matière militaire, considérera que toutes les réponses aux questions ont déjà été données par les générations précédentes et qu’il suffit donc de répéter les traditions, causant par là son propre déclin.
Certains auteurs parlent d’un capitalisme commercial et financier pour des époques de l’Antiquité ou du Moyen Âge particulièrement prospères, comme l’Empire romain à son apogée ou l’Europe médiévale aux XIIe-XIIIe siècles. Il est cependant préférable de réserver le terme de capitalisme aux périodes ultérieures. En effet, avant le XVIe siècle, il manque aux différents régimes économiques un certain nombre de caractères pour qu’on puisse véritablement les décrire comme relevant du système capitaliste. Ces diverses lacunes nous permettront a contrario de mieux cerner ce qu’est ce système:
 Tout d’abord le droit de propriété n’est pas étendu à tous ; certains ne peuvent rien posséder, ils sont eux-mêmes appropriés ou semi-appropriés par autrui (esclaves et serfs). Les moyens de production ne sont que très partiellement l’objet d’une propriété privée: par exemple la terre au Moyen Âge est rarement aliénable. Si le seigneur est propriétaire de la terre en théorie, dans la pratique il n’y aura pas de vente pendant des générations. Le marché de la terre n’existe pas, pas plus d’ailleurs que le marché du travail.
 La liberté économique n’existe pas: on ne peut quitter son activité, en créer une nouvelle ou chercher un emploi différent. Le serf est attaché à la terre, le compagnon à sa corporation. Il n’y a pas de mobilité du travail, ni de mobilité parfaite des marchandises. De multiples obstacles gênent leur circulation comme les droits, péages, octrois, etc.
 Le système du marché libre n’est pas étendu à toute l’économie. Les marchés sont isolés les uns des autres et déconnectés. Il n’y a pas de marché national des biens, ni de marchés des facteurs de production. Il faut par exemple créer des foires au Moyen Âge pour que les marchands se rencontrent, ce qui montre bien que le marché ne les relie pas encore entre eux. Les prix sont fixés souvent en dehors de ses mécanismes, comme dans le cas des corporations.
 Enfin les valeurs restent hostiles à l’activité économique. On s’enrichit par la force, la guerre ou la conquête, ou encore par la proximité du pouvoir, mais rarement par la production, par la création de biens. Les valeurs sont militaires ou spirituelles. On met en avant l’ascète, l’ermite, le philosophe ou bien le guerrier, le seigneur, le grand de l’Église. Le commerce, la finance et les techniques sont rarement glorifiés.
 Un dernier aspect est la stabilité des régimes précapitalistes. Même si les périodes classiques et médiévales connaissent des phases de créativité technique et de croissance économique, comme on l’a vu, les changements restent lents. Le dynamisme de l’économie capitaliste depuis la révolution industrielle impose des mutations rapides tout à fait sensibles pour une seule génération, ce qui n’était pas le cas auparavant. Cela explique la conception fixiste de l’économie, où la croissance est un concept inconnu, conception que développent les mercantilistes à partir de la Renaissance.
Les économies capitalistes préindustrielles
Les trois siècles des Temps modernes constituent la période cruciale pendant laquelle l’Europe occidentale réunit les conditions favorables au démarrage économique. La première phase est celle de la Renaissance, aux XVe et XVIe siècles, la seconde celle de l’âge classique et baroque, aux XVIIe et XVIIIe siècles. Dans chacune d’elles, l’idéal économique dominant est celui qu’on a qualifié plus tard de mercantiliste, bien que les annonciateurs du libéralisme économique se manifestent aussi dès la fin du XVIIe siècle. On peut donc utiliser l’expression d’économie mercantiliste pour désigner cette époque de transition entre le Moyen Âge et l’ère industrielle. Les principales mutations économiques qui la caractérisent sont les suivantes :
 l’élargissement des échanges à l’échelle mondiale à la suite des grandes découvertes;
 l’affirmation des États-Nations et des politiques économiques caractérisées par l'interventionnisme et le dirigisme étatiques;
 le développement des classes bourgeoises: commerçants, marchands, armateurs, banquiers, financiers, producteurs, etc. ;
 l’émergence et l’affirmation de nouvelles mentalités favorables aux activités économiques, liées à l’expansion générale et à la réforme protestante;
 la mise en place d’institutions permettant de réduire les coûts de transaction et par là de favoriser le développement économique, notamment en Hollande et en Angleterre ;
 l’avènement d’un esprit scientifique et rationaliste qui gagne sur les conceptions magiques et irrationnelles largement dominantes jusque-là.
Au XVe siècle, un monde nouveau émerge de la période noire des pestes et des guerres. L'Europe renaît et forge une économie plus dynamique grâce aux explorations, à la mise en place de structures et de mentalités nouvelles. L'impact des grandes découvertes joue à plein au XVIe siècle avec l’afflux de métaux précieux et l’extension des échanges, tandis que la réforme protestante fait vaciller l’Église catholique et les vieilles conceptions. Au XVIIe siècle enfin, la sphère économique connaît la stagnation et même le recul, malgré la prospérité hollandaise, et ce sont les aspects politiques et institutionnels qui passent au premier plan. La France est le modèle de la monarchie absolue, ancre de stabilité en Europe. L'Angleterre au contraire, livrée au chaos et à l’effervescence politique et religieuse, semble être l’homme malade du continent, mais c’est là que naîtront les institutions de la modernité. Les techniques enfin se renouvellent aux Temps modernes qui voient le triomphe définitif de la science.
L'Économie mercantiliste : la Renaissance, fin du XVe au XVIe siècle (1453-1600)
L'émergence d’un monde nouveau à la fin du XVe siècle
Un nouvel essor dans une économie fragile
La paix revenue favorise la reprise des activités économiques, les échanges et la spécialisation, ainsi qu’une remontée démographique qui elle-même stimule la croissance. La consolidation des États-Nations, alliée au renouveau des arts, entraîne des constructions à travers toute l’Europe. Les princes se font édifier des palais, l’Église des édifices, dans un essor général où tous rivalisent de magnificence. Mais toute cette activité économique repose encore sur une base fragile car le monde rural évolue peu. Les techniques restent rudimentaires, on n’utilise guère d’engrais ni d’outils. La production est souvent insuffisante, le surplus très faible, et les disettes se répètent en moyenne tous les dix-quinze ans, quand vient une mauvaise récolte. Le commerce des grains est contrôlé par les autorités: les prix du blé ne sont pas libres, car on craint toujours qu’une pénurie entraîne une flambée des cours et une famine. La plus grande partie de la population est misérable et risque l’exclusion du marché à chaque hausse. On stocke en prévision des mois de soudure, au printemps, quand il faudra rationner la consommation. Le pain est l’alimentation de base et il n’y a pas de produit de remplacement en cas de crise, comme cela sera le cas plus tard avec les produits d’Amérique tels le maïs et la pomme de terre. Comme les transports sont très lents, on ne peut faire appel aux régions qui seraient en excédent, ou encore importer. Dans la plupart des cas d’ailleurs les pénuries provoquées par les mêmes conditions climatiques défavorables, sont générales, et il n’y a pas de secours à attendre de l’extérieur. En outre une population croissante pèse sur une offre inélastique, et les marchés sont toujours très tendus. L'économie de l’Europe de la Renaissance est encore extrêmement vulnérable, même si par d’autres aspects elle entre en mutation.
Les réformes économiques
Les transformations les plus notables sont l’apparition d’un individualisme agraire en Grande-Bretagne et les premières formes d'interventionnisme étatique en France.
• Les enclosures en Angleterre
L'Angleterre est une grande productrice de laine durant tout le Moyen Âge et elle exporte le produit brut vers les Flandres qui le transforment en draps. Ces exportations ont entraîné l’extension de l’élevage par rapport aux surfaces cultivées, ce qui requiert la surveillance des troupeaux et donc la clôture des terres. Les seigneurs, pour s’assurer des gains élevés perçus grâce à la laine sont ainsi à l’origine du mouvement des enclosures, où les moutons prennent la place des céréales. Des haies naturelles sont érigées un peu partout pour les identifier. Au départ le mouvement est spontané et décidé par des propriétaires terriens. À partir de 1604, c’est le Parlement qui autorise la plupart des enclosures par des lois (enclosure acts). Les nouvelles terres ainsi appropriées gardent des tenanciers qui deviennent les fermiers ou les métayers du grand propriétaire terrien (le landlord), selon que le loyer qu’ils payent sur la terre, la rente, est en espèce ou, de moins en moins, en nature.
La fin du XVe siècle est une période d’accélération des clôtures, car le prix de la laine est élevé par rapport aux céréales. Au XVIe, le rapport relatif des prix s’inverse et le mouvement est freiné. Puis les enclosures sont décidées pour diversifier les cultures et non plus seulement pour l’élevage du mouton, et elles s’intensifient au XVIIe siècle. L'Angleterre bascule alors du système collectif de l’open field au système individuel de la propriété terrienne, préparant ainsi la voie pour la révolution agricole du XVIIIe.
Le XVe siècle voit aussi le début d’une transformation locale de la laine en Angleterre, le développement d’une industrie textile. Il apparaît plus profitable à la fois de satisfaire directement la demande interne et aussi d’exporter le produit manufacturé. Et comme l’exportation est toujours maritime, le pays s’oriente tout naturellement vers la construction navale et la navigation. Les merchant adventurers qui se lancent depuis Bristol, Southampton, Londres, à la conquête de marchés étrangers et élargissent les exportations de l’Angleterre, confortent cette vocation. En bref, les enclosures favorisent le passage du féodalisme au capitalisme, de l’économie féodale à l’économie de marché, tandis que le développement industriel et commercial accélère cette mutation.
• Les premières politiques économiques en France
Il s’agit pour les Valois de reconstruire un royaume ravagé par plus de cent ans de guerre contre l’Angleterre. Charles VII entreprend de rétablir les conditions favorables au commerce en protégeant les marchands, en abolissant les péages sur les fleuves, en lançant des foires, en reconstruisant les routes, les ports, les voies navigables. La fortune de Jacques Cœur, grand argentier du roi venu de Bourges, qui forge un empire commercial et industriel allant de l’Orient à l’Europe du Nord, illustre ce renouveau économique et les possibilités d’ascension d’un simple roturier, dans un monde où les affaires et le commerce lointain prennent une importance croissante.
La politique de Louis XI prendra un tour déjà mercantiliste, caractérisé par une intervention foisonnante et parfois sans suite de l’État en matière économique. Ainsi la foire de Lyon est favorisée en 1462 et supplantera celle de Genève au siècle suivant, des activités minières et métallurgiques sont lancées, des grands travaux sont également entrepris comme la construction de digues sur la Loire ou le creusement de canaux pour la navigation, un système de courrier et de postes-relais est mis en place. Les nobles sont incités à faire des affaires et donc à rompre l’ancien interdit vis-à-vis du commerce (sa pratique entraînait au Moyen Âge la dérogeance, c’est-à-dire la perte de sa qualité). Les corporations existantes sont renforcées, d’autres sont créées, et dans tous les cas leurs monopoles sont garantis par l’État. Enfin le roi favorise le commerce outre-mer, surtout celui du Levant en Méditerranée, sans réaliser que de nouvelles voies sont possibles, et dans ce domaine la France est en retard sur les Portugais. Ceux-ci portent depuis longtemps leurs efforts sur l’Atlantique et sont en train de se constituer une chasse gardée en Afrique, où ils font le commerce de l’or, des esclaves, des épices, avant d’aller plus loin, vers l’Inde.
Les facteurs des explorations du Portugal et de l’Espagne
Les grandes découvertes ont d’abord des explications économiques. La première est la pénurie de métaux précieux au XVe siècle qui gêne le développement du commerce. L'argent est extrait dans les mines autrichiennes du Tyrol dont la production se ralentit, et l’or arrive au compte-gouttes depuis le Soudan par l’intermédiaire des échanges avec les Arabes. Les Portugais vont d’abord en Afrique en quête de l’or dans le commerce côtier, et les Espagnols le trouveront en Amérique, alors qu’ils recherchent les épices de l’Inde en allant directement vers l’ouest.
Une deuxième raison est que les villes italiennes, et en particulier Venise et Gênes, détiennent le monopole du commerce des épices et de la soie avec l’Orient, et réclament des prix extravagants pour la vente de ces produits dans toute l’Europe. Les Portugais les premiers forment le dessein de contourner l’Afrique pour aller chercher directement l’or, l’ivoire, les épices et les soieries, et briser le monopole italien. La chute de Byzance en 1453 met entre les mains des seuls Turcs tous les points d’arrivée des caravanes venues d’Orient et renforce encore le contrôle de l’Islam sur le commerce asiatique.
Dans l’Europe toute entière enfin, circulent des légendes sur le royaume du Prêtre Jean, mythique région d’Afrique orientale où des chrétiens, coupés de l’Occident après l’expansion musulmane, auraient formé un vaste empire capable de prendre à revers l’ennemi commun, les Arabes. Mais le royaume recherché n’est autre que l’ancienne Abyssinie, ou Éthiopie. Le pays est effectivement chrétien, mais ses forces et ses ressources sont bien éloignées des attentes occidentales, et une fois les contacts établis directement avec l’Inde, il sera oublié par les Européens.
La flotte arabe est battue dans l’océan Indien par les Portugais. Au moment même où la poussée ottomane menace l’Europe chrétienne jusqu’à Vienne, le Portugal se rend maître d’une des régions les plus peuplées du monde et domine le commerce oriental pendant tout le XVIe siècle. Implantés à Goa en Inde, à Java et Sumatra dans les Moluques, à Macao en Chine, les Portugais collectent les soieries, le poivre et autres épices, et les expédient vers l’Europe.
Si les motifs économiques expliquent la volonté de découvrir, des facteurs techniques seuls ont permis le succès des explorations. Jusqu’au XVe siècle, les navires qui descendaient le long de la côte marocaine étaient considérés comme perdus s’ils dépassaient le cap Bojador, surnommé avec quelque raison le cap de la peur. En effet, au-delà de ce point on tombe dans le régime des alizés, vents violents orientés vers l’ouest, qui soufflent durant neuf à dix mois de l’année. Depuis les Phéniciens, nombre de navigateurs ont tenté d’explorer l’Afrique mais, n’étant jamais revenus, ils ont tous dû garder leurs découvertes pour eux-mêmes! Le progrès des coques, des gréements, des techniques de point et d’orientation permettent enfin de revenir contre le vent, après une descente aux allures portantes. Henri le Navigateur rassemble à Sagres, au sud du Portugal, un véritable think tank composé des plus grands savants, marins et connaisseurs des choses de la mer, avec un but clairement défini: découvrir l’Afrique et le passage vers les Indes. Il est selon Boorstin, « l’inventeur de la découverte organisée ».
La caravelle est dessinée à Sagres, navire des découvertes, rapide et légère, elle est gréée de voiles latines sur deux ou trois mâts, pour pouvoir remonter le vent. Son faible tirant d’eau lui permet d’aborder les rivages africains et remonter les fleuves. Avec une patience et une persévérance immuables, les Portugais progressent étape par étape, de plus en plus loin au sud, établissent une cartographie précise des nouvelles côtes, fondent des postes, des comptoirs, développent les contacts et les échanges. Ils sont les premiers en Afrique et en font leur domaine réservé. L'or, l’ivoire, les esclaves et quelques épices commencent à arriver en Europe par Lisbonne. L'Espagne de son côté, partie plus tard, bénéficiera de l’ouverture d’un nouveau continent grâce à Colomb. Si la découverte de l’Amérique est fortuite et donc plus en accord avec l’approximation scientifique de l’époque, les explorations des Portugais ont l’aspect plus moderne d’une entreprise programmée, sur un terrain mieux connu, avec une équipe formée avec soin et des objectifs bien définis. Mais les deux pays, par leurs explorations, sont les pionniers du monde moderne, ils ouvrent à l’Europe les voies du commerce atlantique qui dominera l’économie mondiale jusqu’au XXIe siècle.
L'impact des grandes découvertes et de la Réforme au XVIe siècle
La naissance du colonialisme et le commerce triangulaire
L'exemple des pays ibériques est suivi par les autres nations européennes qui n’acceptent pas le partage du traité de Tordesillas de juin 1494 entre le Portugal et l’Espagne. François Ier lance ainsi Verrazano et Cartier vers l’Amérique du Nord. Le premier reconnaît la future baie de New York baptisée Nouvelle Angoulême, et le second remonte le Saint Laurent jusqu’à Montréal. L'Angleterre d'Elisabeth Ire arme Francis Drake qui effectue le deuxième tour du monde en 1580 et Walter Raleigh qui fonde la Virginie en 1584. La Hollande prend pied en Amérique : la Nouvelle Amsterdam est fondée en 1624 sur le site reconnu par Verrazano un siècle plus tôt, mais c’est surtout l’Asie qui est visée par les Hollandais: Cornelis Houtman rapporte une pleine cargaison de poivre et autres épices d’Insulinde en 1595, Jan Pieterszoon Coen fonde Batavia (future Djakarta) en 1619 et Abel Janszoon Tasman fait le tour de l’Australie en 1642, découvre l’île qui porte son nom, ainsi que la Nouvelle-Zélande nommée en l’honneur d’une des sept Provinces unies. Enfin Isaac Le Maire et Willem Schouten ouvrent en 1615 une nouvelle voie vers Java en contournant les premiers le cap qu’ils baptisent du nom de leur port d’attache aux Pays-Bas (Hoorn). Si l’empire portugais est menacé par les Bataves, les colonies espagnoles ne sont guère inquiétées malgré la pression croissante des corsaires et des pirates. L'exploitation du Mexique (Nouvelle Espagne), de la Colombie (Nouvelle Grenade), du Pérou, des pays du Rio de la Plata, après les conquêtes de Cortés (1521), Pizarre (1533) et Mendoza (il fonde Santa Maria del Buen Aire en 1536), se fait vers l’intérieur des terres et non plus seulement sur les côtes, comme en Afrique et en Asie.
La découverte des Amériques et l’ouverture d’un commerce direct vers l’Inde et la Chine entraînent un brassage général des cultures et des modes de vie qui changera la face du monde. Les échanges de produits entre les continents bouleversent l’agriculture et l’industrie. En Amérique les produits inconnus apportés par les Espagnols sont implantés avec un tel succès qu’on les considère parfois maintenant comme des produits d’origine locale! En sens inverse les produits américains sont introduits dans l’ancien monde de l’Europe à l’Orient, de la Méditerranée à l’Afrique noire. Une espèce de complémentarité globale modifie les régimes alimentaires et introduit une diversification, un arbitrage écologique planétaire, qui sera le prélude à une véritable révolution agricole et démographique dans l’ensemble du monde.
Échanges entre le Vieux et le Nouveau Monde
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Cependant, des conséquences moins favorables de cette colonisation concernent tout d’abord les peuples eux-mêmes qui ont été découverts par les Européens: une véritable extermination de la population locale, de ceux qu’on appelle à tort les Indiens, est à l’œuvre au XVIe siècle. En cent cinquante ans, à partir de la conquête espagnole, la population des Antilles est anéantie, celle du Mexique réduite de 90 %, celle du Pérou de 95 % ! Les massacres qui accompagnent ces premières guerres coloniales d’invasion ne sont pas les principaux responsables de l’effondrement démographique : le travail forcé et les épidémies en sont les causes majeures. Dans les plantations et dans les mines, la main-d’œuvre locale est exploitée par les Espagnols dans des conditions épouvantables, contre lesquelles l’action humanitaire admirable d’un Bartolomé de Las Casas, ne peut pas grand-chose. Il les décrit dans sa Brevíssima relación de la destrucción de las Indias et obtient de Charles Quint en 1542 des lois plus humaines. Mais avec la distance et les délais entre Madrid et la Nouvelle Espagne, elles ne sont guère appliquées. Le travail est refusé par les populations locales qui parfois préfèrent se laisser dépérir. Les maladies apportées par les Européens provoquent des ravages foudroyants chez les peuples d’Amérique, non immunisés contre des affections aussi bénignes que la rougeole ou la grippe, mais également en proie à la variole, à la typhoïde et au typhus. En échange, si l’on peut dire, les Espagnols rapportent la syphilis « découverte » aux Amériques.
La conséquence de ce véritable anéantissement est le début de la traite des Noirs, plus résistants, qui remplacent les Indiens dès 1501. Le commerce triangulaire se met progressivement en place au XVIe siècle et durera plus de trois siècles jusqu’à l’abolition de l’esclavage par les Européens (1833 en Angleterre, 1794 puis 1848 en France) et par les pays américains (1862 aux États-Unis, 1880 à Cuba et 1888 au Brésil). Les trois pointes du triangle sont l’Europe, l’Afrique et l’Amérique.
Sur le premier côté, les navires partent des ports européens chargés de marchandises comme les armes, les étoffes, les poteries, le tabac, le sel, l’alcool, des produits de pacotille et de la monnaie sous forme de cauris (coquillages). L'échange a lieu sur les côtes d’Afrique contre des esclaves fournis par les puissances locales. La main-d’œuvre est rassemblée dans les comptoirs comme l’île de Gorée dans la rade du cap Vert ou le fort d’El Mina sur la Côte de l’Or (Ghana), véritables maisons de concentration, dignes des camps du XXe siècle. Le deuxième côté est la traversée de l’océan dans les circonstances atroces maintes fois décrites et avec des pertes pouvant aller jusqu’aux deux tiers de la cargaison humaine; pertes dues à la déshydratation meurtrière dans des conditions d’entassement inimaginables. Sur la troisième pointe, dans les ports de la côte et des îles d’Amérique, les esclaves sont vendus contre de l’or, de l’argent, des produits miniers, des denrées tropicales (coton, tabac, sucre de canne, mélasse, rhum, café, cacao, vanille) et rapportés ensuite en Europe sur le troisième côté du triangle.
Ce commerce donne lieu à des profits considérables puisqu’il revient à échanger des produits manufacturés de faible valeur contre des métaux précieux ou des produits exotiques fort prisés en Europe. En somme un échange déjà inégal, avant d’être illégal. La fortune des ports comme Lisbonne, Amsterdam, Bordeaux, La Rochelle, Nantes, Bristol, Liverpool, etc. vient en partie du commerce du « bois d’ébène ». Les historiens et les économistes discutent toujours sur le rôle de ces profits dans l’accumulation du capital en Occident. Pour les uns, trois siècles d’accumulation en Europe aux dépens de l’Afrique, pour laquelle l’esclavage représente une saignée de ses forces vives, suffirait à expliquer la révolution industrielle au XVIIIe siècle ainsi que le retard du continent noir. Pour les autres, le rôle de ce trafic n’aurait été que marginal dans l’enrichissement de l’Europe et l’accroissement des écarts de revenus avec ce qui deviendra le tiers-monde.
Les mutations de l’Europe économique
Les centres traditionnels de l’Europe économique, c’est-à-dire l’Italie septentrionale, l’Europe centrale, la mer du Nord et la Baltique, connaissent un déclin relatif à partir du XVIe siècle, du fait de la réorientation du commerce international vers le grand large. C'est la façade atlantique, de Séville à Liverpool, qui bénéficiera de cette nouvelle orientation et deviendra la partie la plus dynamique de l’Europe.
Le quadrilatère Venise-Milan-Gênes-Florence reste cependant la région la plus industrialisée du continent. Les profits du commerce du Levant accumulés durant des siècles ont permis une richesse et un raffinement sans égal. Ce n’est pas un hasard si la Renaissance a l’Italie pour berceau. Les industries de la soie, du coton, du papier, du livre, des armes, se sont développées et ont une réputation universelle de qualité. Cependant l’Italie se trouve à l’écart des nouveaux courants commerciaux, les Portugais ont brisé le monopole italien sur le commerce des épices et livré tout au long du XVIe siècle une concurrence acharnée à l'encontre de Venise, de Gênes et des autres villes toscanes ou piémontaises. Obtenant les denrées orientales sans intermédiaire, ils cassent véritablement les prix en Europe et favorisent le déclin économique italien.
L'Europe centrale est également éloignée du commerce atlantique, alors que jusque-là sa situation au carrefour des mondes nordique et méditerranéen avait favorisé son développement. Des activités métallurgiques exploitant la production des mines du Tyrol, des activités textiles, l’horlogerie, la céramique, se sont implantées depuis le XIIe siècle. Lyon est pendant la Renaissance la capitale économique du royaume de France, favorisée par les Valois qui y résident. La foire de l’ancienne capitale des Gaules devient la plus importante d’Europe. Elle se réunit durant quinze jours, quatre fois par an, et attire tous les marchands, artisans et banquiers des pays voisins. La ville au confluent de Rhône et Saône restera le centre financier du royaume jusqu’au XVIIIe siècle. La soierie s’y implante définitivement en 1531 avec un succès croissant, face aux fabriques italiennes jusque-là les seules en Europe.
La mer du Nord et la Baltique ont vu leur commerce organisé depuis le XIIIe siècle par la Hanse, la ligue des villes allemandes comme Brême, Lübeck, Hambourg, jusqu’à Danzig, Riga, Tallinn, Novgorod. Les produits primaires de l’est (bois, blé, fourrures, ambre, etc.) sont échangés contre les produits manufacturés comme les textiles, les armes, les livres, le papier, etc. La ligue hanséatique, qui repose sur les privilèges corporatifs médiévaux, est cependant en plein déclin au XVIe siècle. Les marchands hollandais et anglais envahissent la Baltique avec des méthodes commerciales nouvelles et agressives. Refusant les privilèges de la Hanse, ils sont bien accueillis dans les régions slaves qui souhaitent se libérer de la tutelle germanique. Les Hollandais et les Flamands surtout détiennent les clés du commerce atlantique et des produits exotiques comme les épices, grâce à leurs liens politiques et commerciaux avec l’Espagne et le Portugal.
Sur l’Atlantique, Séville, Cadix et Lisbonne sont les principaux ports d’où partent et aboutissent les nouvelles voies du commerce international. Le partage des terres nouvelles par le traité de Tordesillas fait que les épices arrivent au Portugal, mais aussi l’or du Soudan et de Guinée, les cotonnades indiennes, la soie de Perse et de Chine, les parfums d'Arabie... Tandis que les pierres, les métaux précieux et les denrées tropicales d’Amérique arrivent en Espagne. Les principes mercantilistes conduisent à l’organisation de monopoles étatiques pour ces échanges: la Casa da India e Guiné à Lisbonne centralise l’arrivée des produits des Indes, du Brésil et de l’Afrique, la Casa de contratación à Séville les produits venus des Indes occidentales. Mais les autres pays de l’ouest européen voient également leurs ports atlantiques se développer. Les Flandres, tournées vers l’Atlantique et en même temps vieux centre industriel et commercial, seront au cœur de l’économie européenne et de la nouvelle économie-monde en formation. C'est Anvers qui connaît la croissance la plus spectaculaire, la ville est mieux placée que les ports ibériques, au centre des grands lieux de consommation et au carrefour de l’Europe. Elle fait en outre partie de l’empire des Habsbourg et se trouve donc en liaison permanente avec Séville et Lisbonne. Anvers redistribue sur toute l’Europe les richesses nouvelles qui ne font que transiter par la péninsule ibérique. Bien qu’ils contrôlent la ville, les souverains espagnols ne cherchent pas à établir une réglementation de type mercantiliste, et la plus grande liberté économique y règne: les corporations ont été abolies, les opérations de change sont libres. La première Bourse du commerce y est créée en 1531 et des opérations financières, des échanges de titres, de capitaux, des opérations de spéculation sur les marchés à terme commencent à apparaître dans ce qui devient le centre économique et financier de l’Europe pendant tout le XVIe siècle.
Le déclin des puissances ibériques au siècle suivant est lié à leur richesse même, importée des Amériques et des Indes. Elle les aurait empêchées de développer les activités productives, par une sorte de facilité consistant à acheter les produits manufacturés de l’Europe du Nord contre les métaux précieux et les denrées tropicales, et donc à stimuler les industries des autres. Cet effet pervers a été amplifié par des politiques inspirées par les formes les plus étroites du mercantilisme et de l’aveuglement religieux:
 L'expulsion d’environ 150 000 Juifs en 1492 est suivie de celle des musulmans en 1502. Un régime caricatural de grandes propriétés (2 % des Espagnols possédaient 97 % des terres), mal gérées par de riches propriétaires absentéistes mais exemptés d’impôts, se met en place après le départ des petits paysans morisques qui maîtrisaient les techniques d’irrigation, à la différence de leurs successeurs chrétiens.
 La recherche de sources fiscales par les souverains, pour financer les guerres destinées à étendre ou préserver l’hégémonie des Habsbourg en Europe, conduit à une montée des impôts étouffant progressivement l’activité économique. Ainsi une ressource essentielle pour l’État provenait de la corporation des éleveurs de moutons mérinos – la Mesta – dont la laine était recherchée dans toute l’Europe. La Mesta est favorisée au détriment des agriculteurs. L'État lui accorde des droits de passage sur les terres cultivées et des droits de pâturage sur les communs ou même les terres privées, et on interdit les enclosures pour laisser la place aux éleveurs.
 De même les droits de douane entre provinces et entre les pays qui formaient l’empire européen de Charles Quint ou Philippe II, et même entre les colonies, empêchaient la circulation des produits et la mise en place d’une spécialisation favorable au développement. En Espagne même, l’Aragon, la Catalogne et la Castille restent séparés par des douanes.
 La création de monopoles par l’État, comme la Casa de contratación, et le renforcement des corporations à travers le pays, en échange de taxes, ont également bloqué la croissance économique. Le commerce avec les Amériques devait obligatoirement passer par Séville, aux dépens des autres ports, ce qui multipliait les détournements et la contrebande au détriment de la Couronne. Au total les activités productives semblent avoir été systématiquement découragées, les droits de propriété menacés et bafoués par l’autorité même qui aurait dû les protéger.
L'essor du XVIe siècle
Le renouveau du XVIe siècle, artistique, mental, religieux et culturel, est aussi un renouveau démographique et économique, il s’accompagne d’une révolution des prix et de l’ascension des marchands et des financiers dans la société, trois points développés ci-après.
• La remontée démographique et la croissance économique
La population en Europe, d’environ 60 millions d’habitants en 1450, aurait atteint 69 millions en 1500, 78 en 1550, 89 en 1600 et peut-être 100 millions en 1650 et 140 millions en 1750. En France elle aurait suivi les plateaux indiqués dans le tableau 1, montrant une récupération du creux de 1400 seulement au début du XVIIe siècle, lui-même marqué par un ralentissement démographique. La population urbaine est également en pleine ascension. Parmi les plus grandes villes d’Europe, Paris passe de 200 000 à 250 000 habitants entre 1500 et 1600, Londres et Séville de 50 000 à 150 000, Amsterdam de 10 000 à 100 000 et Naples de 125 000 à 250 000 habitants.
Tableau 1
. Populations de la France et de la Grande-Bretagne en millions
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De multiples facteurs sont à l’origine de cette reprise : le retour de l’ordre public avec le renforcement des États, la fin des guerres, le recul de la peste, le réchauffement du climat, la hausse des salaires réels au XVe siècle due à la rareté de la main-d’œuvre, ou bien encore le retour du balancier d’un mouvement cyclique. Ce dernier s’expliquerait par les liens entre les techniques et les ressources selon le schéma malthusien. La croissance démographique à partir du creux du XVe siècle est possible parce que les techniques disponibles permettent de nourrir une population en hausse, comme dans la période faste du Moyen Âge (XIe au XIIIe siècle). Puis peu à peu la pression démographique devient trop forte par rapport aux ressources et aux techniques stationnaires. On entre dans des rendements décroissants, la production par tête tend à diminuer et on retrouve les disettes et les famines qui entraînent un nouveau recul démographique. C'est le cas au XVIIe en Espagne, en Allemagne, en Italie et en France. Seules la Hollande et l’Angleterre échappent à ce piège malthusien, justement parce que ces pays parviennent à éviter les rendements décroissants en innovant au plan technique (agriculture) et institutionnel (droits de propriété).
Le renouveau démographique s’accompagne au XVIe siècle d’une croissance économique. Impossible à évaluer étant donné l’absence de statistiques, l’augmentation de la production est évidente selon tous les témoignages de l’époque. Les grands travaux se multiplient, les campagnes se repeuplent et partout les terres sont remises en culture. Les dépenses publiques relancent l’activité économique. Les modes de vie changent avec l’introduction de nouvelles habitudes, de pratiques qui semblent encore luxueuses ou superflues à l’époque. Cette évolution a également été facilitée par l’abondance monétaire retrouvée, à l’origine de l’inflation du siècle.
• La grande inflation
L'afflux de métaux précieux d’Afrique et surtout d’Amérique provoque une hausse continue des prix. En 1600, ils ont été en moyenne multipliés par deux à quatre selon les pays par rapport à 1500. La pénurie de numéraire du XVe siècle a fait place à un gonflement rapide de la masse monétaire. Si seulement 148 kg d’argent arrivent à Séville entre 1521 et 1530, ce sont 2 213 631 kg qui entrent de 1601 à 1610, après la mise en exploitation du Potosí en 1545 ! Au total 181 tonnes d’or et 16 000 tonnes d’argent se sont ajoutées au XVIe siècle au stock de monnaie en Europe, soit un accroissement évalué entre 50 et 200 %. On doit y ajouter l’augmentation de la production argentifère des mines européennes, et d’autres facteurs comme les manipulations monétaires des princes ou l’apparition de nouveaux moyens de paiement (les premières formes de monnaie papier). On comprend facilement en tout cas l’effet inflationniste qui a tant intrigué les contemporains.
La conception mercantiliste de l’époque faisait des métaux précieux les richesses suprêmes, ce qui explique l’incompréhension des causes de l’inflation. Les gens ne pouvaient comprendre que le mal, l’inflation elle-même, avait pour origine la surabondance du bien par excellence, l’or et l’argent. Ce sera le mérite d’un juriste et philosophe angevin, Jean Bodin, d’expliquer en 1568 l’origine de l’inflation et de formuler pour la première fois la fameuse théorie quantitative de la monnaie.
L'inflation a opéré une vaste redistribution: les marchands, les producteurs, les paysans qui pouvaient vendre leurs produits en ont bénéficié; les salariés et les titulaires de revenus fixes, comme les propriétaires terriens touchant une rente, ont vu leurs revenus réels baisser au XVIe siècle. La hausse des profits (les prix augmentent plus vite que les salaires) a permis une accumulation du capital en Occident. La ruine des seigneurs propriétaires-terriens les incite à vendre leur patrimoine foncier, et le marché de la terre facteur de production se développe. Les anciens propriétaires se tournent vers le service de l’État, le commerce ou l’entreprise. La baisse des salaires réels est également la conséquence de l’accroissement de la population, car la main-d’œuvre redevient abondante. De même l’amélioration des termes de l’échange des produits agricoles (hausse des prix plus rapide que celle des produits manufacturés) est le résultat de la rareté croissante des terres et aussi de la baisse de la productivité agricole due au non-renouvellement des techniques. Mais le secteur marchand réalise au contraire des gains de productivité qui permettent de réduire les coûts de transaction.
La montée des marchands et la diffusion des techniques comptables et bancaires
La progression des échanges s’accompagne de celle des marchands, qui traitent à l’échelle européenne et créent des sortes de multinationales avant la lettre, comme Jakob Fugger à Augsbourg en Bavière. Les techniques de gestion et de crédit dans des entreprises aussi vastes deviennent naturellement plus complexes. Il faut introduire la rigueur dans les comptes, et les pratiques de comptabilité moderne apparaissent à cette époque. Le passage des écritures dans un journal, la méthode de la double inscription pour vérifier l’exactitude des opérations sont des pratiques nouvelles à travers l’Europe. Des manuels paraissent, des séances de formation sont organisées. La comptabilité en partie double permet de faire apparaître l’entreprise comme une entité à part, car pour équilibrer actif et passif, il faut inscrire le capital, c’est-à-dire les sommes dues par la firme à ses propriétaires. Selon la thèse de Werner Sombart, l’autonomie de l’entreprise vis-à-vis d’une famille, son appréhension comme une personne morale à la recherche du profit, viennent de là, de la technique comptable : « On ne peut imaginer le capitalisme sans la comptabilité en partie double ».
En même temps le crédit prend une ampleur telle que l’usage de la monnaie scripturale et de la monnaie fiduciaire se généralise dans le monde commerçant. Les virements de compte à compte, les calculs de compensation pour éviter les paiements en espèces sont pratique courante. La lettre de change également devient un moyen de paiement en même temps qu’une forme de crédit. Lorsqu’un marchand achète des marchandises, il remet en paiement une lettre de change, c’est-à-dire une reconnaissance de dette, un engagement à payer à une date ultérieure le montant de ces marchandises, majoré d’un intérêt correspondant au délai qu’il obtient. La lettre peut circuler entre marchands et elle devient ainsi un moyen de paiement, une monnaie fiduciaire, une des premières formes de monnaie papier. Les lettres de change sont également cotées en Bourse et donnent lieu à spéculation, elles peuvent être escomptées auprès des banques pour obtenir des liquidités.
Un véritable marché monétaire des crédits à court terme se forme en Europe où les taux tournent autour de 10 %. L'intérêt est toujours condamné par Rome, mais il est pratiqué partout, même par les ecclésiastiques, et la doctrine prend un retard croissant sur les faits. Depuis longtemps, l’Église est passée d’un rôle de changement à un rôle de conservation dans la société, et la révolution des mentalités viendra en dehors de ses structures.
L'évolution des mentalités
Un changement majeur se manifeste au XVIe siècle avec la Réforme. C'est l’idée que la richesse matérielle est le signe de la réussite individuelle et que la bénédiction divine accompagne celui qui prospère dans ses affaires. Jean Calvin à Genève est à l’origine de cette « canonisation des vertus économiques », et c’est ce qui expliquerait, selon la thèse bien connue de Max Weber dans l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904), le succès du capitalisme commercial et financier dans les pays ayant adopté le calvinisme.
Pour se démarquer de l’Église et bien montrer que les prêtres n’ont aucun moyen d’accorder le salut, Calvin soutient l’idée de prédestination. Tout individu est marqué et bénéficie ou non de l’élection divine dès sa naissance, et rien de ce qu’il pourra faire par la suite n’y changera quoi que ce soit. Dans l’ignorance où il se trouve (il ne sait pas s’il fait partie des élus), le protestant est habité par l’angoisse et il cherche tout au long de son existence des signes qui lui permettent de s’en libérer. Un signe important est justement le succès matériel. L'enrichissement, le profit, l’accumulation sont donc des facteurs qui permettent au calviniste de se rassurer, de se guérir du doute. Mais les richesses ne sont pas faites pour être consommées, pour apporter le luxe ou le plaisir, car celui qui s’y livrerait, perdrait les indices qu’il recherche, qui lui donnent la certitude du salut. Une vie austère consacrée au travail, à l’épargne, à l’amélioration du patrimoine, au respect de ses engagements, au sens de la responsabilité, à l’exactitude et à la fidélité en affaires, ne sont pas les moyens d’obtenir la grâce, puisque cela est impossible, mais bien ceux qui permettent d’obtenir la sérénité. De telles justifications ne pouvaient évidemment que canaliser les énergies vers les activités économiques. Calvin justifie également la pratique du prêt à intérêt. Il distingue l’usure et l’intérêt, et, contre Rome, affirme que la Bible ne condamne pas ce dernier, mais seulement son abus. Le monde protestant n’aura plus dès lors besoin de recourir à des subterfuges pour développer les mouvements de capitaux. L'interdit est par exemple levé en 1658 en Hollande, mais dans les pays catholiques le pape confirme l’interdiction aussi tard que 1745, et en France il faudra attendre 1789 pour que la législation cesse de prohiber l’intérêt.
Au-delà de ces deux aspects de la réussite matérielle et de l’intérêt, le protestantisme insiste sur la liberté individuelle face aux autorités religieuses. Une sphère économique autonome, une économie qui se sécularise, voilà le nouveau cours des idées et des faits dans l’Europe de la Renaissance. Les entrepreneurs ne sont plus soumis à des interdictions de nature morale. Au contraire, une nouvelle éthique permet de défendre leurs nouveaux acquis, leurs nouvelles libertés.
L'économie mercantiliste au XVIIe siècle
Mercantilisme et libéralisme
Le XVIIe siècle est largement caractérisé par la stagnation et même le recul économique. La baisse de l’activité industrielle est ainsi estimée à 40 % entre 1624 et 1720 en France. Le ralentissement des arrivées d’or et d’argent du Nouveau Monde provoque une déflation générale après 1650. Les difficultés agricoles liées à un refroidissement du climat – on a parlé d’un petit âge glaciaire en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles – provoquent le retour de famines meurtrières. La France est frappée en 1630-32, en 1648-1652 au moment de la Fronde, en 1693-1694 et enfin en 1709-1710. Plus généralement, les difficultés économiques et les misères d’un siècle – qui paradoxalement est le siècle d’or de la culture française – viennent du déséquilibre entre la population et les ressources dans lequel l’Europe retombe à nouveau. Comme la croissance démographique des XIIe-XIIIe avait débouché sur la crise du XIVe, celle du XVIe bute sur des techniques agricoles stationnaires et provoque le recul démographique du XVIIe. Cependant une différence majeure est que cette dépression ne touche pas de la même façon tous les pays européens. La Hollande, grâce à des institutions efficaces, sera le premier pays à échapper au piège malthusien et annoncer, avant l’Angleterre et la révolution industrielle, la possibilité du développement. Les indices de salaires réels sont nettement orientés à la hausse dans ces deux pays, à la différence des cas français et ibérique, malgré la pression démographique. On peut attribuer ces succès à des progrès dans les domaines agricole et institutionnel.
« La nation capitaliste par excellence »
Le XVIIe siècle est donc avant tout celui de la Hollande, la « nation capitaliste par excellence », selon la formule de Marx. Amsterdam rayonne sur l’économie-monde occidentale. Le pays est un refuge des plus tolérants pour les savants, les penseurs, pour les Flamands et les Wallons fuyant la domination espagnole, pour les tenants d’une religion persécutée comme les huguenots français ou les Juifs d’Anvers, du Portugal et d’Espagne. La prospérité a atteint un niveau sans précédent, plus de 50 % des Hollandais vivent dans les villes. Cela est le signe d’un surplus considérable dans le monde rural et donc d’une agriculture florissante et très productive. En France à la même époque le taux d’urbanisation n’est que de 10 %, ce qui correspond à un surplus d’un dixième de la production, au lieu de la moitié: il faut environ dix familles paysannes au lieu d’une en Hollande pour nourrir une famille en ville. Les terres gagnées sur la mer sont accompagnées de droits renforcés. Un régime de propriété individuelle s’installe et établit les facteurs incitatifs au progrès.
Les Provinces-Unies sont une exception dans une Europe monarchique: elles forment une république, pas encore démocratique certes, mais une république de notables dirigée par leur Stathouder. Le pouvoir législatif est détenu par les régents choisis parmi les grandes familles de marchands, de propriétaires terriens, de nobles qui représentent les diverses provinces et siègent aux États généraux à La Haye.
Après l’agriculture, la prospérité néerlandaise repose sur le commerce. Partis de la pêche en mer du Nord, les Hollandais rayonneront peu à peu sur le monde entier, en prenant la place de la Hanse dans le commerce nordique et des Portugais dans le commerce des épices en Orient. Dans une Europe mercantiliste, ils pratiquent déjà le laissez-faire à l’intérieur, les commerces et les industries ne sont pas enserrés dans les règlements corporatistes étroits qui caractérisent le reste du continent. Dans une Europe protectionniste, ils sont les inventeurs du libre-échange: les ports sont libres et les marchandises importées et exportées faiblement taxées. Les navires de commerce néerlandais transportent les marchandises de toute l’Europe et la liberté des mers est revendiquée par les autorités du pays. Le juriste Hugo Grotius en établit les fondements dans son Mare Liberum7. Les Hollandais sont les rouliers des mers, ou transporteurs, dans leurs flûtes, des navires de charge, les premiers à être construits en série, qui permettent par leur grande capacité et leur équipage réduit d’abaisser le coût des transports.
Loin de chercher à équilibrer leurs échanges zone par zone, ils vendent et achètent en monnaie, partout dans le monde, et annoncent le commerce multilatéral moderne. On a parlé de trois piliers du succès hollandais au XVIIe : la Banque d’Amsterdam créée en 1609, qui pratique les opérations de change et de crédit à des taux d’intérêt faibles, la flotte qui domine celles de tous ses rivaux, et surtout la Compagnie unifiée des Indes orientales, la célèbre VOC (Vereenigde Oost-Indische Compagnie) qui détient en Asie les pouvoirs d’un véritable État.
La réussite économique s’explique aussi par les institutions favorables au marché et aux droits de propriété, abandonnant les monopoles des corporations et les obligations féodales. Grâce à elles les coûts de transaction ont été mieux contenus qu’ailleurs. Ainsi l’extension des relations de marché, les foires et les Bourses limitent les coûts de l’information. Les coûts de la négociation sont abaissés par la généralisation des pratiques codifiées par la loi et basées sur une plus grande confiance des échangistes. Enfin les coûts de l’application des contrats ont également été réduits par la généralisation des hommes de loi comme les notaires, les juges, les avocats, la certitude que la fraude serait sanctionnée et que les pratiques loyales seraient plus payantes à terme.
Le mercantilisme en France
Le mercantilisme est une appellation donnée au XVIIIe siècle par les libéraux pour désigner l’idéal économique qui les précédait, idéal forgé dès le Moyen Âge. Il s’agit plus d’un état d’esprit que d’un corps de doctrines clairement établi. Des auteurs comme Thomas Gresham en Angleterre ou Antoine de Montchrestien et Jacques Savary en France sont significatifs de cette nébuleuse.
Pour comprendre le mercantilisme, il faut partir de la conception de l’époque selon laquelle les richesses étant en quantité fixe, il importe d’en attirer le plus possible, non pas par la création, mais en prenant aux autres. Le concept de croissance est inconnu, car pour des raisons évidentes et éternelles la durée d’une vie humaine est trop courte pour s’apercevoir de changements matériels, même en période de prospérité. Si la taille du gâteau reste la même dans l’esprit des gens, la seule solution pour accroître sa part est de prendre aux voisins. Ainsi le mercantilisme est proche d’une véritable guerre économique que se livrent les nations pour s’enrichir. Il confond également la possession de métaux précieux avec la richesse, et ne voit pas la monnaie pour ce qu’elle est: un simple moyen des échanges. Adam Smith aura beau jeu de montrer que seules les capacités de production d’un pays font sa prospérité, et non le montant de ses réserves en or ou en argent. Les mercantilistes font aussi la confusion entre la richesse de l’État et celle du pays. Leurs préoccupations sont avant tout fiscales : comment faire rentrer l’argent dans les caisses du Trésor. Les préceptes en matière d’intervention publique résultent de ces idées : il est indispensable de dégager un excédent de la balance commerciale pour faire rentrer l’or et l’argent. Pour cela, il faut freiner les importations par une politique protectionniste, mais aussi par une politique de production nationale qui permettra en plus de développer les exportations. Il faut former des compagnies commerciales pour ne pas dépendre des autres pays pour les denrées coloniales et coloniser des terres nouvelles pour étendre les ressources nationales.
En France, les premières politiques mercantilistes sont celles de Louis XI au XVe siècle. Puis Sully et surtout Laffemas, au début du XVIIe, les systématisent avec des mesures sur le commerce extérieur, les corporations et les colonies, destinées à relever le royaume après les guerres de religion. Les articles manufacturés étrangers voient leur importation prohibée, sauf les produits « d’invention nouvelle et inconnue aux Français » pour favoriser le progrès, par contre les matières premières sont librement importées sur le territoire pour y être « ouvrées et manufacturées ». Ces mesures se heurtent à la résistance des villes commerciales comme Lyon, important des produits d’Italie (soieries), pour les redistribuer dans le royaume, et souhaitant un échange libre. Laffemas est également l’artisan en France du célèbre pacte colonial ou système de l’exclusif qui régira les relations avec les colonies pendant des siècles. Elles ne peuvent vendre et acheter qu’à la métropole et non aux puissances rivales. Les colonies ne peuvent en outre développer de productions concurrentes, et doivent fournir uniquement les produits qui manquent en Europe, comme l’or, l’argent, les esclaves, le sucre et toutes les denrées coloniales. Les autres pays appliquent naturellement les mêmes principes et les échanges mondiaux restent ainsi compartimentés jusqu’au XIXe siècle. Laffemas met aussi en place un système destiné à éliminer les sans-travail et les vagabonds par des travaux forcés, dans des sortes de maisons publiques annonçant les workhouses. Il veut imposer enfin une réglementation détaillée des corporations, avec par exemple la description de toutes les étapes de fabrication qui doivent être suivies dans tel ou tel métier, pour tel ou tel produit.
La politique suivie par Colbert représente ensuite la version la plus achevée des pratiques mercantilistes. Le colbertisme marquera durablement l’esprit français en matière économique, aux coins du protectionnisme, du centralisme et du dirigisme.
La politique industrielle est évidemment la plus fameuse et la mieux réussie avec la création des manufactures qui forment la première ossature de l’industrie française. Tant publiques que privées, le pays en compte environ quatre cents à la fin du siècle, dans des domaines variés. Comme leur nom l’indique le travail est manuel (manus facere) mais elles rassemblent de nombreux ouvriers, embauchés sous la contrainte et soumis à une discipline de caserne. L'État contrôle tout, y compris les procédés de fabrication et les normes de qualité. Des corps d’inspecteurs et de juges des manufactures sont créés pour veiller à l’application des règles. Elles bénéficient en échange de toutes les largesses publiques : subventions, prêts, exemptions fiscales, et surtout marchés réservés dans leur domaine particulier de production. Comme les corporations, elles jouissent d’un véritable monopole.
La politique agricole de Colbert tend à favoriser en réalité les activités industrielles. II s’agit de développer les cultures ou les types d’élevage qui offrent des débouchés pour les activités de transformation, la flotte ou les armées : les grands haras royaux, la culture du lin et du mûrier pour l’industrie textile, du chanvre et de la foresterie pour les chantiers navals, etc. L'absence de souci pour les cultures de base comme le blé, c’est-à-dire l’essentiel de la production agricole de l’époque, s’explique par le fait qu’on n’imagine guère que la productivité agricole puisse être améliorée, malgré l’exemple hollandais. Les famines et les disettes résultent des caprices du climat et font partie du lot de l’humanité, comme les catastrophes naturelles.
La politique du commerce extérieur est toujours caractérisée par un protectionnisme élevé, parfois prohibitif comme celui à l’origine de la guerre avec la Hollande en 1672, et par un effort colonial et maritime sans précédent. Colbert veut faire de la France la nouvelle Rome qui combinera la puissance terrestre et maritime. Il réussira à renforcer la marine française et créera des compagnies commerciales à l’imitation de l’Angleterre et de la Hollande, mais elles resteront contrôlées par l’administration, contrairement à la pratique privée de ces deux pays: la Compagnie des Indes orientales pour les épices, celle des Indes occidentales pour le sucre, la Compagnie du Sénégal pour les esclaves, et plus tard la Compagnie du Nord pour le commerce avec les pays de la Baltique et la Compagnie du Levant pour la Méditerranée. Ces entreprises feront faillite les unes après les autres, du vivant même de Colbert (sauf celle des Indes orientales) faute d’attirer des capitaux suffisants. Une impulsion décisive aura cependant été donnée au grand commerce français qui prospérera au siècle suivant. Des établissements sont fondés à travers le monde et un premier empire colonial français se constitue avec des comptoirs comme Saint-Louis du Sénégal, Pondichéry en Inde, Fort-Dauphin à Madagascar, et aussi de véritables colonies de peuplement dont l’exploitation débute au XVIIe, en Louisiane, en Nouvelle France (Canada), aux Antilles, à l’île Bourbon (Réunion) et à l’île de France (Maurice).
La politique financière comporte des aspects positifs comme l’introduction de la rigueur dans la gestion des finances publiques. Un État de prévoyance, sorte de budget prévisionnel, est élaboré chaque trimestre. Une comptabilité publique est mise en place et les recettes fiscales sont mieux collectées, le domaine royal mieux exploité, les dépenses plus surveillées. Cependant, le Contrôleur général des finances ne pourra pas équilibrer de façon durable les comptes de l’État car le système fiscal reste injuste et inefficace, il repose sur les plus nombreux, les paysans, même s’ils sont les moins à même de payer. Les recettes fiscales viennent également du système de péages qui ne fait qu’entraver les échanges et par là réduit l’assiette de l’impôt. Il n’existe pas un seul marché national, mais plus de 30 marchés régionaux cloisonnés. Le ministre est conscient de l’effet négatif des douanes intérieures, et il tentera bien de les supprimer, conformément à ses principes en faveur du commerce. Sans grand succès cependant, car les besoins financiers immédiats de la Couronne sont trop élevés pour qu’on touche aux octrois. D’autres sources de revenus sont les privilèges (monopoles) des corporations achetés à l’État, et garantis par lui, ainsi que la vénalité des offices pratiquée sur une grande échelle. Mais là encore ces pratiques minent les rentrées fiscales, car les monopoles réduisent les quantités échangées, et les bénéficiaires des charges vendues par l’État sont dispensés d’impôts ! Plus profondément, la vente des offices tend à détourner les investissements des emplois productifs, et aussi à alourdir la bureaucratie au détriment de la production, par la multiplication de charges inutiles (on crée des postes improductifs par un souci financier de court terme).
Pour résumer, la fiscalité d’Ancien Régime est tout bonnement désastreuse, tant au plan économique que financier: elle freine l’activité et par là réduit les ressources de l’État, tandis que du côté des dépenses, les activités fastueuses de la cour, les constructions de prestige, les infrastructures et surtout le coût des guerres, éloigneront toujours plus le mirage de l’équilibre. Colbert reste isolé dans ses préoccupations financières devant l’insouciance des grands et du roi lui-même. Après lui, on empruntera toujours plus pour payer les intérêts des dettes précédentes, jusqu’à ce que Louis XVI se décide à convoquer les États-Généraux pour trouver une solution…
L'apport considérable de Colbert est d’avoir fait entrer la France dans une autre époque, celle d’une administration plus exacte et plus rigoureuse, dévouée au service public, où l’impôt devient une nécessité admise et non plus une sorte de racket des puissants. Jusque-là on se contentait de tenter d’équilibrer les dépenses en période de paix, et d’emprunter pour couvrir un déficit inévitable en période de guerre. Avec Colbert, l’à-peu-près fait place à la méthode au service d’une vision, servir la grandeur du royaume. L'homme a laissé sa marque pour plusieurs siècles sur l’économie française, il a mis en place des mécanismes et procédures qui ont traversé le temps, comme par exemple la gestion des forêts ou des ressources de la mer.
Le renouveau économique et institutionnel en Grande-Bretagne
• L'évolution des institutions
Le Moyen Âge se termine en Angleterre dans l’anarchie de la guerre des Deux Roses. Une nouvelle dynastie en émerge en 1485, celle des Tudors au XVIe siècle, suivie des Stuarts au XVIIe. Le pays forge sa singularité religieuse et de nouvelles institutions au cours de cette période cruciale.
Une première rupture avec Rome a lieu en 1534, lorsqu’Henri VIII déclare avec l’Acte de suprématie la primauté de la Couronne sur l’Église d’Angleterre. Les souverains oscillent ensuite entre le calvinisme et le catholicisme jusqu’à ce qu’Élisabeth Ire fonde l’anglicanisme par les 39 articles de 1563 et le Book of common prayer – qui constitue un compromis entre les deux religions, le compromis élisabéthain. Le rite et la hiérarchie sont inspirés du catholicisme, tandis que le dogme vient du calvinisme (autorité de la seule Bible, prédestination, rejet des sacrements comme la confession). Dès lors les minorités qui refusent cette voie moyenne, comme les catholiques et les calvinistes purs (ou puritains) sont persécutées. Ils émigrent parfois en Amérique, comme lors de l’épisode des Pilgrim Fathers puritains du Mayflower (1620), ou l’installation des catholiques au Maryland.
À la mort d’Elisabeth, en 1603, la couronne passe aux Stuarts, rois écossais catholiques qui veulent préserver la monarchie absolue. Ils s’opposeront tout au long du XVIIe siècle à la majorité protestante de la population ainsi qu’au Parlement qui réussira finalement à brider le souverain et instituer la première forme de monarchie constitutionnelle.
James Ier et Charles Ier gouvernent en rois absolus jusqu’à la première révolution, celle d’Oliver Cromwell. Charles Ier est décapité en 1649 et un protectorat républicain (le Commonwealth) est instauré. Il s’agit d’une dictature militaire et théocratique qui établit en Angleterre une version commerciale du mercantilisme avec les Actes de navigation. Après la mort de Cromwell en 1658, les Stuarts sont restaurés et le règne de Charles II voit l’extension des colonies anglaises en Afrique, dans le Nouveau Monde et aux Indes, ainsi que nombre d’événements majeurs comme la peste de 1665, le grand incendie de Londres de 1666 et surtout l’extension des libertés individuelles avec le vote de la loi d’Habeas corpus en 1679. Cette loi institue le principe que tout homme est présumé innocent jusqu’à ce que les preuves de sa culpabilité aient été établies et qu’un procès ait lieu.
Le frère de Charles II lui succède, sous le nom de James II, en 1685. Ses convictions absolutistes et catholiques extrêmes précipitent la deuxième révolution de 1688-89, restée dans l’histoire sous le nom de Glorieuse Révolution, car elle n’est pas sanglante, ni suivie comme la première d’une dictature, mais d’une extension des libertés. Les notables, les aristocrates et le Parlement font appel à un prince de Hollande, Guillaume d’Orange (dont l’épouse est la fille du roi déchu), qui accepte par avance le contrôle du Parlement. C'est la fin d’un long conflit: le Parlement, formé de la chambre des Communes et de la chambre des Lords, triomphe totalement. La Déclaration des droits – Bill of Rights – signée par les nouveaux souverains (William III et Mary II) prévoit que le roi ne peut empêcher les lois, ni décider des impôts, ni lever une armée, et que les élections doivent être libres. Le pouvoir législatif, fiscal, et celui de faire la guerre, est entre les mains du Parlement. Celui-ci représente les classes dominantes, c’est-à-dire une minorité. Il n’est pas encore représentatif de la population, le découpage des circonscriptions est arbitraire et la corruption est la règle lors des élections, mais ce régime de monarchie contrôlée ou constitutionnelle représente néanmoins une avancée considérable sur la voie de la démocratie. Le Bill of Rights est suivi la même année du Toleration Act qui établit la liberté du culte en Angleterre, puis de l’Acte d’établissement qui prévoit que le prétendant à la couronne d’Angleterre doit désormais être protestant, et un peu plus tard de l’Acte d’Union (1707) qui rassemble les royaumes d’Écosse et d’Angleterre sous une seule et même couronne, pour former le Royaume-Uni de Grande-Bretagne. L’évolution ultérieure confortera le caractère parlementaire du régime britannique. En effet, la dynastie des Stuarts s’achève en 1714 et le pays doit faire appel à une dynastie allemande, les Hanovre, dont les premiers souverains, George Ier et George II, ne parlant pas anglais, resteront par force à l’écart des décisions. Le premier roi véritablement anglais, George III, reprendra les rênes après 1760, mais son échec dans la guerre d’indépendance américaine, puis sa folie progressive, confirmeront le rôle du Parlement.
Comme d’habitude l’évolution des faits a été accompagnée d’une évolution des idées. C’est le philosophe John Locke, précurseur des Lumières, qui exprime le premier les principes de séparation des pouvoirs et de tolérance religieuse. Il considère que la religion est une affaire privée, que le pouvoir n’a pas à s’en mêler et que la liberté de culte doit être complète (Lettre sur la tolérance, 1689). Dans son Traité du gouvernement civil (1690), il prend position contre l’absolutisme de droit divin et pour la défense des droits individuels. Locke distingue le pouvoir législatif, le plus important à ses yeux, qui doit être détenu par le Parlement, du pouvoir exécutif qui lui paraît secondaire et qui relève du souverain. Il affirme le droit d’un peuple à la révolte contre un monarque qui abuserait de ses pouvoirs et il défend également le droit de propriété, comme moyen de protection des libertés individuelles.
L’évolution économique
L’essor économique de l’Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles, qui passe dans cette période au rang des premières puissances européennes, est à la fois le produit de la géographie et des réformes institutionnelles. On a vu que la façade atlantique de l’Europe était la région la plus dynamique depuis les découvertes, et il est évident que le pays est admirablement placé à cet égard. La politique économique est dans l’ensemble d’inspiration mercantiliste, comme partout ailleurs en Europe, mais elle comprend aussi des mesures libérales et favorables aux droits de propriété.
Le statut des artisans (Statute of Artificers) de 1563 codifie les professions, fixe les salaires et impose des normes de qualité des produits. Il tend à figer le marché du travail, mais il sera en réalité peu appliqué et nombre d’industries échapperont aux règles en s’installant hors des villes. La distribution par l’État de monopoles et privilèges à certains producteurs et marchands se développe sous les Stuarts, mais elle suscite le mécontentement des autres et ces privilèges seront éliminés lors de la première révolution.
Les lois sur les pauvres mises en place de 1520 à 1640 (Old Poor Law), pour des raisons morales et pour éviter les troubles sociaux, correspondent à l’aspect social du mercantilisme. Elles fournissent une assistance en cas de maladie, chômage, vieillesse ou veuvage. Financés par un impôt local sur les revenus de la propriété, les fonds sont gérés par les paroisses. Celles-ci doivent en outre, par une loi de 1601, ouvrir des ateliers, les fameuses workhouses, pour employer les chômeurs.
Dans le domaine extérieur, il s’agit de favoriser la flotte et d’orienter la population vers les activités de la mer et du commerce. Les actes de navigation édictés sous Cromwell sont typiques du mercantilisme commercial de la Grande-Bretagne, ils consistent à réserver le transport aux navires britanniques. Les assurances maritimes apparaissent au XVIIe siècle, comme la célèbre Lloyd’s. Des compagnies de commerce privées sont lancées et reçoivent des monopoles de l’État pour les échanges de leur zone géographique avec l’Angleterre. La plus importante est l’East India Company, lancée en 1600, qui concurrence les Hollandais avec succès en Asie, mais une dizaine d’autres comme la Moscovy company (1553), considérée comme la première compagnie par actions moderne, la Compagnie de Sénégambie (1588), la Virginia Company (1606), la Compagnie de la baie d’Hudson (1670), contribuent à la formation d’un empire colonial. Par la suite, à la fin du XVIIe siècle les sociétés par actions (joint-stock companies), sur le modèle des compagnies de commerce, se multiplient dans d’autres secteurs d’activité. Des lois protectionnistes sont également appliquées tout au long de la période, comme les fameuses Corn Laws en 1663 et 1673 pour protéger l’agriculture anglaise (droits de douane sur le blé importé). Les importations de tissu du continent sont lourdement taxées et l’industrie de la laine fait l’objet de tous les soins de l’État, on réglemente la fabrication dans le moindre détail, on prohibe l’exportation du produit brut. Les fabricants de laine font pression sur le gouvernement pour interdire les importations de cotonnades des Indes (calicots) qui les concurrencent, et obtiennent les Calico Acts, lois protectionnistes de 1701 et 1721, mais le résultat sera de stimuler la transformation du coton en Angleterre même! L’arme du protectionnisme se retournera contre les fabricants de laine avec l’essor fantastique des produits de coton au XVIIIe siècle.
Dans le domaine fiscal, l’Angleterre bénéficie d’un avantage sur les autres pays, car le commerce extérieur représente une part plus importante de l’économie et l’imposition repose essentiellement sur les taxes douanières. L’évaluation et la collecte des impôts sont plus faciles et moins coûteuses que dans les pays où la fiscalité repose sur les paysans comme en France. La bureaucratie est moins lourde, les possibilités d’évasion sont moins grandes, car il suffit de contrôler les principaux ports. En outre, ces impôts étant indirects, la fiscalité est mieux supportée par la population.
Parmi les mesures libérales qui favorisent les échanges, la plus importante est l’élimination des douanes intérieures en 1571. L’Angleterre bénéficie d’un marché unifié avec plus de deux siècles d’avance sur la France et trois siècles sur l’Allemagne. De la même façon la création d’une Bourse de commerce en 1566 (Royal Stock-Exchange), selon le modèle flamand, permet de réduire les coûts de l’information pour les négociants. La Banque d’Angleterre, banque privée créée en 1694 après la Glorieuse Révolution, établit une stabilité monétaire et donne au marché des capitaux anglais un avantage sur les pays voisins. La Bank of England reçoit les dépôts, émet de la monnaie papier, escompte les lettres de change, accorde des crédits aux particuliers et à l’État. La fameuse City de Londres, centre financier du pays, se développe à cette époque et réalise l’échange de titres, tant publics que privés, à l’échelle nationale. Des taux d’intérêts avantageux y sont pratiqués, grâce au fonctionnement harmonieux des institutions financières. Les investissements en seront facilités dans tous les secteurs.
Sous les Stuarts, le Statute of Monopolies de 1624 tend à accorder une protection aux inventeurs en leur accordant un monopole pour une durée de 14 ans. C’est la première forme de dépôt de brevet. Les innovateurs sont assurés que les bénéfices de leur découverte leur reviendront, ce qui naturellement ne peut qu’encourager le progrès technique. Toutes ces transformations politiques et institutionnelles, toutes ces mesures mercantilistes ou libérales, s’accompagnent d’une croissance économique et de transformations telles qu’on a parlé d’une première révolution industrielle en Angleterre, de la fin du XVIe siècle à la première partie du XVIIe.
Sciences et techniques aux Temps modernes
Les techniques nouvelles
L'utilisation d'énergies fossiles comme la tourbe ou le charbon se répand dans les foyers et dans les fabriques. La production minière doit donc augmenter pour suivre cette évolution, et les progrès réalisés dans les mines le permettent: l'extraction du charbon double en Grande-Bretagne au XVIIe siècle et atteint quelque trois millions de tonnes. Les premiers hauts-fourneaux apparaissent en Wallonie, en Allemagne, en Suède, en Angleterre. Des soufflets hydrauliques sont employés ainsi que des machines pour marteler, broyer, laminer le métal. La production de fonte et ses usages commencent à s’accroître (ustensiles de cuisine, outils, matériaux de construction, armes, pièces de navire, etc.). Le combustible employé reste le charbon de bois, car le charbon de terre (la houille) donne encore de mauvais résultats. En Angleterre, la déforestation progressive renchérit le prix du bois, ce qui incite à utiliser davantage le charbon.
La maîtrise de l’eau, grâce aux canaux, pompes hydrauliques, barrages, écluses, caractérise également le XVIIe siècle, comme le montrent les cas du canal du Midi et celui des techniques de drainage et d’assèchement développées par les ingénieurs hollandais. Le textile connaît également des progrès continus, une accumulation de petites améliorations qui préparent le basculement technique du XVIIIe siècle : les rouets s’améliorent, la nouvelle draperie flamande avec des lainages plus légers et moins chers gagne les régions voisines, en Normandie ou en Angleterre. Le filage et le tissage du coton sont introduits et les premières cotonnades prennent la place des importations. La fabrication de la soie est mécanisée grâce à des moulins hydrauliques complexes en Italie, à Lyon et à Derby en Angleterre. D’autres machines apparaissent ou se perfectionnent pendant la Renaissance et à l’époque classique, équipées de manivelles, courroies, leviers et contrepoids, comme les machines-outils et les tours utilisés dans l’industrie du bois, du métal ou du verre pour tailler, découper ou profiler les pièces, les vis, les lentilles, etc. La précision requise par ces machines réclame l’introduction de la physique et des mathématiques dans leur élaboration. Ces premiers liens entre les techniques de production et la science constituent le fait majeur de cette époque dans le domaine des processus productifs.
Le triomphe de la science au XIIe siècle
Les savants du XVIIe siècle ont créé la science moderne, fondée sur la généralisation de la méthode expérimentale et l’application des mathématiques à l’étude des phénomènes naturels. La grande affaire de l’opinion est alors l’astronomie. C’est dans ce domaine que l’esprit scientifique pourra s’appliquer avec les résultats les plus spectaculaires. La conception générale de l’univers héritée des Anciens bascule et un nouveau système, celui de Copernic, apparaît. Le géocentrisme du système de Ptolémée fait place à l’héliocentrisme. On sait déjà que la terre est ronde, et d’ailleurs Magellan en a donné la preuve expérimentale, mais on ne réalise pas qu’elle tourne sur elle-même ni autour du soleil. C’est le Polonais Copernic qui en aura l’intuition dès 1543 et c’est un Italien, Galilée, qui le démontrera dans son Dialogue sur les deux principaux systèmes du monde en 1632. Le procès de Galilée, sa rétractation et sa relégation ont lieu en 1633. Finalement Kepler dans son Astronomia nova établira définitivement en 1669 la nouvelle conception du monde.
L’Europe du XVIIe voit ainsi triompher l’esprit scientifique. Le règne de la raison, de la maîtrise de l’homme sur la nature, de la compréhension des phénomènes les plus mystérieux, remplace l’ère de la magie et des superstitions, c’est le « désenchantement du monde » dont parle Max Weber. Descartes établit en 1637 une méthode scientifique qui sera adoptée par tous les savants. Galilée encore réalise que les principes de la physique s’appliquent partout, notamment à toutes les machines; il s’agit d’une révolution qui laisse le champ libre à l’application des sciences aux problèmes techniques, dans le domaine de la production, car jusque-là on considérait chaque machine comme unique et elles étaient étudiées séparément. William Harvey découvre le mécanisme de circulation du sang dans l’organisme; Blaise Pascal, philosophe, théologien, mathématicien, fabrique une première machine à calculer et élabore le calcul des probabilités; Isaac Newton découvre le calcul différentiel et surtout la théorie de l’attraction universelle, qui permet d’unifier les principes de la physique terrestre et de la physique céleste jusque-là séparés; enfin le mathématicien Leibniz est à l’origine des fonctions et du calcul intégral et infinitésimal.
Si les sciences exactes progressent, les sciences sociales ne sont pas en reste comme on l’a vu dans le cas du droit et de la politique avec John Locke. Le libéralisme apparaît aussi en économie dès le XVIIe siècle en Angleterre et en France avec William Petty et Boisguillebert. Le premier avec son Essai d’arithmétique politique de 1683 exprime son hostilité à l’intervention de l’État dans la vie économique et soutient l’idée que des lois naturelles président à la formation des prix et des salaires avec des résultats plus favorables. Boisguillebert un peu plus tard dans son ouvrage sur Le détail de la France (1695) défend les mêmes idées en faveur de la liberté des prix, de la liberté du commerce et d’un système de marché. Il décrit aussi le premier l’interdépendance des activités dans une économie où les variations de prix se propagent d’un secteur à l’autre, et annonce Keynes en décrivant l’importance de la demande de consommation. Les faits accompagneront les idées, et la puissance du marché au siècle qui s’ouvre, celui des Lumières, fera éclore en Angleterre, le pays qui est déjà passé par une révolution politique au XVIIe, une révolution agricole suivie d’une révolution industrielle.
1 Le bronze, alliage de cuivre et d’étain, à partir du VIIe millénaire (l’âge du bronze) et plus tard le fer qui n’apparaîtra qu’au IIe millénaire avant le Christ (l’âge du fer).
2 Du latin Mediterraneus, de medius (milieu) et terra (terre): littéralement « au milieu des terres », entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe.
3 Le sénat et le peuple de Rome : Senatus PopulusQue Romanus.
4 Rappelons qu’un mot étranger adopté par la langue française doit adopter les règles du pluriel, ainsi doit-on dire un latifundium, des latifundiums (et non des latifundia), un concerto, des concertos (et non des concerti), un scénario, des scénarios (et non des scenarii), un média, des médias (et non un medium, des media), etc.
5 La fin du Moyen Âge peut également être située en 1492, date de l’arrivée de Christophe Colomb aux Antilles.
6 Les mots esclave, slave en anglais, esclavo en espagnol, escravo en portugais viennent de l’arabe saqlab désignant les Slaves. Le terme latin pour esclave était servus, à l’origine de servitude, serf, servile, etc.
7 « Dieu a fait la terre et la mer ; il a réparti la première entre les hommes, mais il a donné la seconde à tous. On n’a jamais entendu dire que quiconque pouvait être interdit d’y naviguer. Si vous cherchez à faire cela, vous ôterez le pain de la bouche des gens. » (De la liberté des mers, 1604)