Chapitre 2
On étudiera dans ce chapitre les sociétés précapitalistes, allant des origines
de l’homme à la Renaissance des XVe-XVIe siècles, sociétés
qui s’étendent sur trois grandes périodes, le Néolithique,
l’Antiquité et le Moyen Âge (section I), puis les sociétés capitalistes mais préindustrielles,
qui vont de la Renaissance au XVIIIe
siècle et correspondent aux Temps modernes, pendant le règne du
mercantilisme (section II). Les sociétés capitalistes
industrielles, de la fin du XVIIIe
siècle à nos jours, feront l’objet des chapitres suivants de
l’ouvrage.
Les économies précapitalistes et
préindustrielles
La fin de la préhistoire : la révolution
néolithique
Les grandes civilisations de l’Antiquité sont
apparues à la suite de la révolution
néolithique, il y a quelque 10 000 ans, qui a vu la
naissance et l’extension de l’agriculture jusque vers 3500 avant
notre ère. Avant d’étudier les aspects économiques des
civilisations de l’Antiquité (3500 avant le Christ à 476 après)
puis ceux du Moyen Âge (476 à 1453), il convient donc de revenir
sur les cinq millénaires (de 8000 à 3500 avant J.-C.) qui ont vu se
dérouler cette première révolution
économique.
Selon les archéologues, une modification des
conditions climatiques à la fin du dernier âge glaciaire en serait
l’origine : sur les plateaux et dans les plaines qui
s’étendent de l’Inde à la Méditerranée, avec au centre le Kurdistan
et l’Irak actuels, un climat plus sec et parfois aride a entraîné
la raréfaction des animaux et du gibier, poussant les femmes –
moins occupées par la chasse, car une première division du travail
caractérise les sociétés paléolithiques, les hommes à la chasse,
les femmes à la cueillette – à cultiver des céréales jusque-là
sauvages et à élever des animaux. Dès lors les villages puis les
villes apparaissent et les communautés se sédentarisent.
L'existence d’un surplus permet qu’une division du travail plus
poussée se mette progressivement en place, avec des artisans
pratiquant la céramique, la poterie, la métallurgie, le tissage, la
vannerie, etc. Les premières activités de services apparaissent
également, comme les tâches des administrateurs dans les
cités-États naissantes et celles des prêtres, alors fortement liées
à l’organisation des rythmes de l’activité économique essentielle,
la culture du sol.
D’autres innovations suivent la découverte de
l’agriculture : l’irrigation, la traction animale, l’araire,
le travail des métaux1, la roue (et
toutes les utilisations qu’elle implique: tours, chariots, poulies,
etc.), l’architecture, la monnaie, et bien sûr l’écriture :
une des premières formes apparaît avec les caractères inventés à
Sumer par la hiérarchie religieuse vers -2800 pour garder la trace
des impôts en nature. Les échanges se développent, la division du
travail se renforce et la mécanique de la croissance est enclenchée
et ne s’arrêtera plus à long terme.
L'histoire commence donc au Proche-Orient au
milieu du IVe millénaire avant le Christ
avec la naissance des grandes civilisations. À partir de son
berceau, la révolution néolithique s’est étendue dans la vallée du
Nil, en Inde et en Chine au IVe
millénaire, et vers - 2500 en Europe, toujours avec les mêmes
effets. Par exemple la culture du riz, du soja et du millet se
diffuse en Extrême-Orient et, avec elle, apparaissent les grandes
cités, l’écriture, la métallurgie et une organisation sociale
complexe.
L'économie antique
Les conditions économiques sont très variables
selon les diverses sociétés ou empires
dans une période aussi longue que celle de l’Antiquité (environ 4
000 ans, du IVe millénaire avant le
Christ au Ve siècle après), même s’il
existe bien sûr des traits communs dus à la stabilité à long terme
des techniques qui caractérise l’époque.
Les empires
On distingue les empires de
la terre qui reposent sur l’agriculture, dans les
civilisations des grands fleuves : Tigre et Euphrate, de Sumer
à la Perse, Nil, dans l’Égypte des pharaons; et les empires de la mer qui dépendent du commerce et de
la navigation, comme la Phénicie, les cités grecques, et les
royaumes hellénistiques issus de la conquête d’Alexandre.
Rome, à la fois empire de la terre et
empire de la mer après l’élimination de Carthage, devra son succès
et sa durée à cette synthèse réussie entre ces deux grands types
des civilisations de l’Antiquité.
Les empires de la terre en Mésopotamie et en
Égypte
• En Mésopotamie, un « système économique
libéral précapitaliste »
La Mésopotamie, qui correspond à l’Irak actuel,
voit naître, au même moment qu’en Égypte, les premières grandes
civilisations. C'est un carrefour propice aux échanges, aux
invasions, à la diffusion des techniques, où les terres sont
constamment inondées par les fleuves Tigre et Euphrate. Le contrôle
des eaux implique la nécessité de travaux d’infrastructures et de
canalisation, et donc l’organisation coordonnée des hommes au sein
d’un État. Les principales productions sont agricoles: l’orge, le
froment, le blé, le millet et toute la variété des fruits et
légumes. L'élevage fournit à la fois un complément alimentaire et
une source d’énergie pour les travaux agricoles. Les occupations
artisanales couvrent tout le champ des activités traditionnelles,
depuis les céramiques, le cuir, les textiles (lin, laine) jusqu’à
la métallurgie et l’orfèvrerie. La finance est présente avec les
premiers banquiers qui pratiquent les dépôts rémunérés et le prêt à
intérêt. Les échanges sont variés et le commerce extérieur se
réalise sur une grande échelle car les matières premières manquent.
La nécessité d’importer et d’exporter implique le développement
d’entrepôts, de maisons de commerce, d’avances aux commerçants qui
lancent les caravanes. La monnaie est utilisée tout d’abord sous
forme de marchandises, puis l’or et l’argent circulent. La monnaie
métallique est d’abord pesée, puis comptée avec l’apparition des
pièces au VIIe siècle en Phrygie ou en
Lydie, à l’époque de Midas et Crésus, et enfin frappée lorsque
l’autorité centrale imprime son sceau et reconnaît le pouvoir
libératoire aux espèces.
Mais le caractère le plus étonnamment moderne de
ces diverses civilisations mésopotamiennes est la liberté dans le
domaine économique, liberté protégée par un cadre juridique
élaboré. Les terres sont morcelées et le régime de la petite
propriété domine. Les échanges, le commerce, les activités
artisanales sont également libres et les relations de marché
caractérisent l’économie. Les affaires et la production ne sont
nullement condamnées par les mœurs comme ce sera le cas en Occident
dès l’Antiquité grecque et latine.
Il s’agit bien d’un régime de capitalisme
précoce, essentiellement terrien, qui a pu fonctionner grâce à la
mise en place par l’État du premier cadre juridique organisé de
l’histoire, dont le fameux code
d’Hammourabi nous donne un exemple. Les droits de propriété
sont reconnus et protégés, de même que les contrats qui voient leur
sécurité établie par des dispositions précises portées sur des
tablettes d’argile, conservées jusqu’à aujourd’hui.
L'Empire perse qui étend sa domination de l’Inde
à l’Égypte au VIe siècle av. J.-C.
poursuivra cette tradition de libéralisme en pratiquant une
décentralisation poussée, en acceptant une grande liberté
religieuse, en maintenant la propriété privée des terres et en
favorisant les activités commerciales privées.
• L'Égypte, une économie centralisée reposant
sur la tradition
Plus encore qu’en Mésopotamie, la civilisation
en Égypte est le fruit de la géographie : la fertilité du sol
permet un surplus alimentaire et donc l’apparition d’activités
diverses. Entouré par la mer et les déserts, le pays est beaucoup
plus isolé que la Mésopotamie et donc davantage à l’abri des
invasions. La succession ininterrompue de peuples étrangers qui
tour à tour exercent leur domination sera donc évitée et l’Égypte
pourra conserver une grande unité et un pouvoir central fort. La
nécessité de contrôler l’eau et les crues du Nil impose une
organisation dirigée depuis le haut. La centralisation hiérarchique
et l’absolutisme des régimes pharaoniques s’expliquent ainsi par
l’obligation d’une coordination rigoureuse permettant d’éviter les
gaspillages. Il faut organiser un immense travail collectif
d’infrastructures et mettre à profit chaque parcelle, dans un pays
étroit et sec, à la frange du désert, qui s’apparente à une vaste
oasis de 850 km de longueur sur 20 km de largeur.
L'État possède tout: les gens, les animaux, les
productions, les mines, les carrières, et bien sûr les terres, dans
une économie essentiellement agricole. Les paysans sont considérés
comme une propriété du pharaon, ou au mieux comme des employés à
vie payés par un salaire en nature. Les échanges, l’usage de la
monnaie et du crédit sont plus limités qu’en Mésopotamie, car les
tendances à l’autarcie sont plus fortes, et la vie urbaine y est
également moins développée. Il s’agit d’une économie figée et
dirigée par une vaste bureaucratie au service des puissants, mais
non une économie planifiée vers un but quelconque.
À côté de l’autorité, la stabilité et la durée du système
reposent sur un deuxième pilier, la
tradition. Les tâches et les métiers sont reproduits à
l’identique de génération en génération, le fils du scribe sera
scribe, le fils du menuisier, menuisier, et cela vaut bien sûr
avant tout pour les paysans. Des interdits stricts répandus par un
clergé riche et influent empêchent tout changement. La société
s’assure ainsi, en limitant les coûts du contrôle, que toutes les
activités nécessaires seront assurées, qu’il y aura assez de
nourriture, assez de logements, assez de biens de telle ou telle
catégorie. La tradition permet
d’atténuer la rigueur de l’autorité, en même temps qu’elle réduit
les coûts d’application des règles pour l’État et la société, car
l’ordre établi apparaît comme le seul possible, le seul harmonieux.
Le problème économique fondamental, celui de la rareté, est résolu
par ce système de soumission aux habitudes ancestrales qui assure
la sécurité, même s’il est peu propice au changement (cf. p.
233).
Les empires de la mer : Puniques et
Grecs
• Phéniciens et Carthaginois
À l’origine de la vocation commerciale et
maritime des Phéniciens, il y a l’Égypte proche qui manque de bois
et qui importe depuis la côte libanaise. Les Phéniciens inventent
le commerce maritime et créent au XIIe
siècle avant notre ère la première économie vivant des échanges
plus que de la production. De l’ascension des premières cités
phéniciennes comme Tyr, Sidon, Byblos et Beyrouth, jusqu’à la chute
de Carthage au IIe siècle avant notre
ère, leur domination commerciale dure environ un millénaire. Cette
aventure peu commune, possible seulement grâce aux caractères
propres de la mer quasiment fermée qu’ils explorent, ouvre une voie
nouvelle aux activités économiques. Véritables pionniers et
découvreurs, ils inaugurent par exemple la pratique du troc avec
des peuplades inconnues. Les Phéniciens vendent des produits
manufacturés (les étoffes de Sidon ou la fameuse pourpre de Tyr,
des produits de luxe comme les parfums et les bijoux) contre des
matières premières diverses. Ils vont chercher l’étain jusqu’en
Cornouailles, le fer, l’argent, le plomb au sud de l’Espagne, l’or,
l’ivoire, les bois précieux en Afrique. Ils jouent le rôle
d’intermédiaires pour tous les échanges du monde antique.
Ce ne sont pas seulement des marins mais aussi
des artisans qualifiés, des ouvriers habiles (métallurgie,
orfèvrerie, ébénisterie, verrerie, etc.) et des agriculteurs qui
ont fait de leur pays, la côte de la Syrie et le Liban actuels, une
région richement cultivée avec des travaux d’irrigation et des
plantations étagées en terrasses. Ces productions fournissent un
surplus exportable, base de leur développement extérieur. Ils
établissent des comptoirs commerciaux sur tout le pourtour de la
Méditerranée pour développer leurs échanges et sont ainsi les
premiers colonisateurs, bien avant les Grecs au VIe siècle avant J.-C. et les Portugais aux Temps
modernes. Les droits de propriété et les contrats sont
scrupuleusement respectés par ces marins-commerçants, ancêtres de
tous les armateurs et navigateurs modernes, qui pratiquent une
forme de libre entreprise maritime. Les Phéniciens par leur réseau
d’échanges ont forgé l’unité du monde antique autour de la
Méditerranée2. Ils ont aussi
répandu l’écriture alphabétique pour noter leurs transactions et
communiquer facilement des informations.
• La Grèce
De la mer Égée à la grande Grèce
Le miracle de la Grèce qui rayonne au premier
millénaire vient de l’éclatement des îles et du découpage tourmenté
des côtes qui créent autant de ports naturels. Les vents réguliers
et le climat ajoutent à la facilité de la navigation et donc du
commerce.
La période homérique, entre -1200 et -800, est
celle du « Moyen Âge » de la Grèce, celle de tous les mythes,
chantés par Homère. Mais c’est à partir du VIIIe siècle qu’un véritable développement économique
se produit, accompagné d’une expansion colonisatrice vers la
Méditerranée occidentale, l’Asie mineure et la mer Noire. La
population en excédent ou fuyant les inégalités et les conflits
peuple ces nouveaux établissements. Le partage inégal des terres
est un des facteurs de ces migrations: selon une grande constante
de l’histoire, partir et coloniser apparaît comme une solution plus
facile que redistribuer les propriétés. Les échanges en sont
stimulés, ainsi que la division du travail entre ces cités
nouvelles et anciennes qui forment la grande
Grèce. Le monde grec passe d’une économie terrienne et
repliée à l’époque archaïque (VIIIe au
VIe siècle) à une économie commerciale,
maritime et monétaire à l’âge classique (Ve et IVe siècles). Les
cités et les îles grecques comme Argos, Sparte, Athènes, Corinthe,
Delphes, Égine, Mégare, Délos, Kos, Santorin, politiquement
autonomes mais culturellement unies, développent les échanges à
partir de leur artisanat et agriculture.
Des facteurs techniques et institutionnels
permettent cette expansion: la création d’une flotte puissante,
l’unification des poids et mesures et surtout l’utilisation de la
monnaie sur une grande échelle. Le talent d’Athènes est divisé en 60 mines, chaque mine en cent drachmes et chaque drachme (ou statère) en 6
oboles. La drachme d’argent devient la
monnaie internationale de l’époque dans cette partie du monde et
donnera leur nom à nombre de monnaies nationales jusqu’à
aujourd’hui, comme le dirham. On assiste à la naissance d’un
véritable commerce international dont Athènes est le centre, comme
Londres le sera au XIXe siècle et New
York aujourd’hui.
On a affaire à une forme de capitalisme où la
recherche du profit motive les acteurs et où le droit de propriété
et des contrats est très évolué : les mines du Laurion sont
par exemple organisées sous forme de société par actions.
L'expansion grecque en Méditerranée accroît le nombre des
prisonniers transformés en esclaves. Ceux-ci représentent ainsi la
moitié au Ve et jusqu’aux trois quarts
de la population d’Athènes au IVe
siècle. Le poids de l’esclavage dans la société grecque est
considérable par rapport aux précédentes sociétés antiques, à tel
point que les marxistes y voient la naissance d’un nouveau mode de
production. Jusque-là l’esclavage était « accidentel et ancillaire
» en Égypte ou en Perse, il devient avec la Grèce puis Rome «
systématique et productif ». Une masse de producteurs esclaves
permet à une élite d’hommes libres et égaux de se consacrer à la
politique et aux arts. Les cités grecques pratiquent une forme de
démocratie directe par le vote des citoyens (environ 40 000 à
Athènes au Ve siècle) sur les grandes
questions et choix importants, ce qui constitue une innovation
considérable dans un monde jusque-là gouverné par des monarques
absolus. Les Grecs ont été les premiers à instaurer la loi du plus
grand nombre dans leurs institutions, c’est-à-dire la première
forme de démocratie.
Cette expérience sombrera dans les guerres entre
cités et les conflits internes du IVe
siècle. L'unité politique de la Grèce sera finalement réalisée par
la force en -338 avec la conquête de Philippe de Macédoine. Une
monarchie absolue prend la place de la nébuleuse des villes libres
et une nouvelle période s’ouvre avec les conquêtes en Asie de son
fils Alexandre : les Temps
hellénistiques, du IVe au
Ier siècle avant J.-C.
Le monde hellénistique
Pendant que la puissance de Rome se construit
lentement dans le Latium, tandis que les anciennes cités grecques
comme Athènes, Sparte ou Corinthe déclinent, le centre de gravité
du monde civilisé, et aussi celui des échanges, se situe dorénavant
plutôt à Alexandrie, Antioche, Rhodes, Séleucie ou Pergame,
nouvelles capitales fondées par les Grecs en Égypte et en Asie. Les
royaumes hellénistiques, issus du partage de l’empire d’Alexandre
marquent de culture grecque tout l’Orient jusqu’à l’Inde pendant
près de trois siècles.
Ce vaste monde hellénisé connaît un
développement économique rapide. L'unification culturelle et
linguistique, les réformes monétaires d’Alexandre, la construction
de routes et d’infrastructures portuaires, tout concourt à une
expansion des échanges et une croissance économique basée sur la
division du travail. Le troisième siècle avant notre ère voit
l’apogée de cette brillante civilisation. Alexandrie, ville
nouvelle et « moderne », avec deux ports, le premier phare, le
premier musée contenant une immense bibliothèque, de larges avenues
et un réseau d’alimentation et d’évacuation de l’eau, est avec
environ 500 000 habitants la plus grande ville du monde et la
capitale de cet ensemble prospère, au carrefour de trois
continents.
Les anciennes institutions des pays conquis sont
toujours présentes malgré l’hellénisation de surface. Ainsi le
dirigisme millénaire de l’Égypte continue à caractériser le royaume
ptolémaïque, tandis que le plus grand libéralisme des peuples
perses et mésopotamiens se retrouve chez les Séleucides. Dans
l’ensemble cependant, c’est une orientation plus interventionniste
et bureaucratique qui caractérise peu à peu ces États, entraînant
une paralysie progressive aux IIe et
Ier siècles ouvrant la voie à la
conquête romaine.
Rome, empire universel
Le succès durable de Rome reste en grande partie
mystérieux. Comment un village au départ rural et primitif, perdu
au milieu de l’Italie, a-t-il pu conquérir et faire durer un empire
aussi vaste?
• Les origines et l’ascension de Rome
Les Étrusques, peuple venu d’Asie mineure et
installé dans la péninsule italique vers -800, dominent la ville
jusqu’à Tarquin et le début de la République en -509. C'est à
partir de là que commence l’ascension de Rome, favorisée par divers
facteurs: l’organisation militaire, des institutions stables (le
sénat réunit les chefs des grandes familles, les patriciens), un
patriotisme légendaire qui se traduit par un dévouement total du
peuple (plebs) autant que des élites,
et enfin l’ouverture et la capacité d’assimilation qui permet
l’intégration relativement harmonieuse des nations vaincues.
La république romaine n’est guère démocratique,
moins en tout cas que la cité grecque, c’est une oligarchie qui
contrôle le pouvoir, et l’emblème glorieux SPQR3 porté par les légions aux confins du monde
occidental ne reflète pas la réalité : le pouvoir de la plèbe
est extrêmement réduit.
Les lignes de force économiques qui expliquent
l’évolution de Rome durant cette première phase, allant des
origines aux guerres civiles, sont bien connues. L'afflux des
esclaves, par centaines de milliers à la suite des conquêtes, ruine
les petits paysans et les artisans de la plèbe qui ne peuvent
concurrencer une main-d’œuvre aussi bon marché. Les terres sont
abandonnées au profit des grandes propriétés et la population
urbaine misérable (les proletarii)
s’enfle, de plus en plus assistée par l’État. Une nouvelle
catégorie d’hommes du peuple enrichis dans les finances ou
l’administration, les cavaliers, revendique le pouvoir. Les
tensions s’avivent entre les trois principales classes (patriciens,
cavaliers, plèbe) et débouchent sur la crise du Ier siècle avant le Christ.
• La paix romaine
Un siècle et demi de conflits internes,
démarrant avec les tentatives avortées de redistribution des terres
des Gracques, débouche sur la formation de l’empire avec Auguste, à
la fin du Ier siècle avant le Christ. Un
tel pouvoir centralisé est mieux adapté aux besoins d’un empire
universel que les anciennes institutions de la cité républicaine.
César, le premier imperator, pendant
son bref règne de -49 à -44 entreprend des réformes que seul le
pouvoir absolu peut permettre et que l’oligarchie refusait: partage
des propriétés en Italie, distribution de terres nouvelles à
l’extérieur, refonte des institutions qui sera achevée par Octave
(Auguste), vingt ans après lui
Deux siècles de paix et de respect des lois
grâce au droit romain représentent « la principale contribution de
Rome au progrès économique » (Cameron). Des échanges sûrs, une
spécialisation régionale entre les quelques 40 provinces de
l’empire, de l’Écosse à l’Arménie, de l’Atlantique à la mer
Caspienne, l’affermissement des droits de propriété, une
organisation efficace et des infrastructures gigantesques,
permettront une lente croissance économique. Supérieure en tout cas
à l’accroissement de la population, lui-même important pendant
cette période : l’empire aurait ainsi atteint au IIe siècle cent millions d’habitants contre cinquante
au temps de César. La progression des niveaux de vie est confirmée
par tous les observateurs. La prospérité de la Gaule romaine nous
en donne un exemple.
Cette population, placée sous la même unité
politique et administrative, est répartie sur une superficie de 3,3
millions de km2. Une activité intense se répand, en Gaule, en
Espagne, en Bretagne, régions jusque-là endormies au plan
commercial, avec des villes nombreuses, centres de production et de
consommation. Les provinces d’Afrique du Nord, qui fournissent
jusqu’aux deux tiers du blé de la Ville, connaissent un essor
remarquable et une croissance démographique forte aux deux premiers
siècles. On a ainsi l’image non pas du monde figé caractéristique
de l’Antiquité, mais d’un monde ouvert dans lequel, grâce au
mouvement général de croissance et à un travail acharné, la
promotion sociale est possible.
Le grand commerce reste cependant centré sur
Rome, les échanges entre provinces sont moins importants. La
capitale même et ses environs produisent de moins en moins et
aspirent une grande partie des richesses créées ailleurs, plantant
ainsi les germes de la décadence. Rome obtient ses produits par des
paiements en espèces et des impôts en nature, mais aussi
directement par prélèvement. C'est le butin de guerre, tribut
imposé aux peuples conquis et exposé aux citadins lors des défilés
somptueux des chefs vainqueurs. D’immenses trésors de toute nature
affluent vers le centre. Les « échanges » ont donc toujours un
aspect unilatéral et déséquilibré. En termes réels, Rome ne fournit
rien contre ses importations, sa balance commerciale est totalement
négative. Si elle paye en numéraire, cet argent provient de
prélèvements sous forme d’impôts ou de réquisitions sur les
provinces.
Mais l’empire commerce aussi en dehors de sa
zone d’influence, avec les tribus germaniques, l’Afrique, l’Inde et
la Chine. Dès le règne d’Auguste, une flotte de cent navires allait
une fois par an en Inde chercher encens, épices, soie, riz, perles,
coton, ivoire, etc., contre de l’or, de l’étain, du cuivre, du vin,
des esclaves. Mais ces échanges aussi sont déficitaires et se
traduisent par une sortie de métaux précieux, épuisant le stock
d’or et d’argent qui n’est pas souvent renouvelé (il l’est pour la
dernière fois lorsque Trajan conquiert la Dacie, future Roumanie,
et ses mines d’or). La raréfaction du numéraire entraîne un
progressif recul des échanges monétaires au Bas-Empire.
Le problème agraire, c’est-à-dire le partage des
terres, n’est plus la question majeure sous l’empire, car il n’est
plus nécessaire de produire autant. C'est le problème frumentaire
qui passe au premier plan. Il faut distribuer à bas prix ou
gratuitement des produits alimentaires (blé, pain, huile, vin) et
des jeux à 200 000 à 300 000 bénéficiaires (sur 500 000 citoyens).
Les lois frumentaires, c’est-à-dire les mécanismes de répartition
des grains provenant des conquêtes, deviennent la préoccupation
essentielle de l’État. Caius Grachus en -123 est le premier à faire
vendre le blé aux pauvres au-dessous de son prix, les distributions
gratuites suivront, malgré les protestations des sénateurs qui y
voient un encouragement à la paresse.
La force motrice des changements économiques à
Rome n’est ni la technique ni la démographie, mais bien la conquête
dont les conséquences ont été les suivantes :
• une
dépendance externe croissante en matière agricole;
• le
développement de l’esclavage et en conséquence l’extension du
chômage ;
• la
stagnation de l’industrie, du fait des importations bon
marché;
• l’essor
du commerce et des finances sur une grande échelle ; les
banques se développent et Rome devient une capitale financière, de
telle sorte qu’on a pu parler d’une forme de capitalisme commercial
et financier pour l’empire à son apogée.
Mais divers facteurs comme la fin de l’expansion
territoriale, l’instabilité politique croissante, les inégalités
sociales et la démagogie constante des gouvernants, qui favorisent
l’oisiveté en distribuant les vivres gratuitement, entraîneront le
déclin.
• La chute de l’Empire romain
Depuis Gibbon en 1788, et son explication de la
décadence par l’influence croissante du christianisme, de
nombreuses causes ont été avancées pour expliquer la chute de
l’empire. Des causes démographiques tout d’abord, comme les
épidémies ou encore l’empoisonnement progressif des villes par
l’utilisation de tuyaux en plomb. Il y a également des facteurs
liés au changement dans les mentalités par rapport aux siècles
précédents: un esprit civique et une moralité en baisse, le mépris
du travail manuel. Des causes politiques et militaires, comme
l’instabilité chronique à la tête de l’État, l’insécurité
intérieure croissante dans l’empire, et bien sûr les invasions,
sont également avancées. Enfin des causes économiques liées à la
pénurie de main-d’œuvre, du fait du tarissement de l’afflux des
esclaves avec l’arrêt des conquêtes qui désorganise la production.
Mais la fin de l’expansion extérieure implique aussi la nécessité
d’alimenter le Trésor public par des impôts pour remplacer les
tributs des pays soumis. L'État se trouve en prise à des
difficultés financières croissantes: les dépenses publiques sont en
constante augmentation (administration, armée de métier,
gaspillages, politique frumentaire) et il tente de les équilibrer
avec une fiscalité de plus en plus pesante pour les activités
économiques.
À partir de la fin du IIIe siècle l'interventionnisme économique se renforce
sous la pression des circonstances. Les mesures prises ont souvent
eu pour effet, après une amélioration à court terme, d’accélérer le
déclin en réduisant la sphère monétaire. La production pour le
marché recule et l’exigence de paiements en nature par l’État
favorise le retour au troc. En effet les taxes frappent surtout les
petites exploitations, alors que les grandes villas de la noblesse
sont exonérées. Cette mesure pousse à l’extrême le phénomène de
concentration des terres, les petits cultivateurs trop lourdement
taxés abandonnant leur activité au profit des
latifundiums4. Ceux-ci
tendent à se replier sur eux-mêmes, car les échanges déclinent du
fait de l’insécurité croissante, et cette évolution annonce le
grand domaine autarcique des débuts du Moyen Âge.
Afin d’assurer une production suffisante dans
les divers secteurs, une réglementation professionnelle stricte est
mise en place en 332 sous Constantin : des corporations se
forment où il est interdit de changer d’activité et où la
transmission héréditaire des métiers devient obligatoire; des
monopoles d’État sont créés; dans le domaine agricole le colonat se
développe et les colons ne peuvent quitter la terre (une des
origines du servage féodal). Toutes ces mesures coercitives
détruisent peu à peu la mobilité des facteurs et les mécanismes de
marché, en remplaçant une économie d’échanges monétaires par une
économie de subsistance figée.
On retrouve donc, dans la chute de Rome, le
facteur déterminant des bouleversements sociaux et économiques de
son ascension: la conquête. Comme celle-ci avait expliqué
l’évolution de la république, son arrêt à partir du IIe siècle, la montée des menaces extérieures, puis
les invasions, expliquent l’évolution de l’empire vers sa fin. Les
causes de la décadence sont à rechercher dans l’évolution du mode
de production basé sur l’esclavage. Le système de production
esclavagiste porté à son apogée par Rome repose sur une
contradiction: il n’y a pas de progrès technique et pour produire
plus il faut davantage d’esclaves, c’est-à-dire des conquêtes
permanentes, de plus en plus coûteuses, provoquant l’hypertrophie
de l’État et de l’appareil militaire. La conquête cessant, Rome
doit prélever davantage sur la société par des impôts, tout en
étant de moins en moins capable d’assurer l’ordre nécessaire aux
activités économiques. De nombreuses régions de l’empire commencent
alors à trouver plus d’avantages à une direction localisée qu’au
contrôle lointain mais pesant de la Cité. L'État bureaucratique
centralisé ne fournit plus la protection des droits de propriété et
sa raison d’être disparaît peu à peu.
La chute de Rome ouvre en Occident un millénaire
de morcellement, d’éclatement en unités politiques de faible
taille, phénomène unique dans l’histoire et sans doute origine
lointaine de l’économie de marché. Dans ce cadre régional éclaté,
les esclaves deviennent moins nécessaires car la production sur une
grande échelle a disparu. Une nouvelle pratique, le colonat, dans
lequel un cultivateur reçoit une parcelle en échange d’une
redevance, apparaît mieux adaptée à une économie locale. Le déclin
des échanges et de la demande de produits agricoles entraîne un
effondrement du prix du travail libre. Sa transformation en un
système où le travailleur est lié à la terre annonce une autre
période, celle du servage au Moyen Âge.
Les techniques dans le monde antique
L'Antiquité est réputée pour la stabilité des
techniques et le peu d’intérêt pour les applications pratiques de
la science. Les très grandes innovations de l’époque, comme
l’écriture, la roue, la monnaie, la voile, et également toute une
série d’inventions plus spécifiques concernant les outils agricoles
et artisanaux (haches, bêches, pelles, tours, scies, engrenages,
poulies, mais aussi les célèbres trouvailles d’Archimède comme la
vis sans fin et le levier) sont rarement d’ordre mécanique, ce ne sont pas des machines, mais elles
n’en ont pas moins eu une importance capitale dans l’évolution de
l’humanité. Il en va de même de l’infrastructure des cités et des
transports (routes, aqueducs, ponts, égouts, systèmes de
chauffage), où les Romains excellaient.
L'Égypte des Ptolémées constitue une exception:
nombre de dispositifs mécaniques y ont
été inventés. Ainsi Héron au premier siècle de notre ère met-il au
point à Alexandrie la première machine à vapeur de l’histoire,
l’éolipile, qui servait à déplacer des
objets ou ouvrir de lourdes portes; Ctésibius construit la première
horloge hydraulique, ainsi que les premiers ressorts métalliques et
pompes manuelles. L'astrolabe, appareil qui servira plus tard à
faire un point astronomique en mer et notamment au XVe siècle lors des grandes découvertes, a aussi été
inventé au IIe siècle par des Grecs
installés en Égypte.
Ces inventions ne sont pas directement liées à
la production et ne servent que de très loin la croissance
économique. L'agriculture, avec la pratique de l’assolement
biennal, est restée primitive à l’époque romaine, et si le monde
antique connaissait également l’énergie éolienne et hydraulique,
les roues et les moulins pour broyer les grains et produire la
farine étaient peu diffusés. Dans le domaine de la navigation, les
voiles auriques (trapézoïdale) et latines (triangulaire), qui
permettent au navire de beaucoup mieux remonter au vent, étaient
connues, mais là encore peu utilisées. L'usage des secondes ne sera
généralisé par les Arabes avec leurs boutres qu’à partir du
VIIe siècle et transmis à l’Occident
médiéval vers le XIe siècle.
Dans le travail du fer, enfin, les techniques
étaient également rudimentaires. Le monde antique ne connaissait
pas la fonte, faute de forges pouvant dégager une chaleur
suffisante pour la réduction du carbone, et le fer obtenu était de
mauvaise qualité. Les Romains étaient dans ce domaine en retard sur
l’Asie qui maîtrisait la métallurgie du fer depuis le troisième
siècle avant le Christ, et d’ailleurs le meilleur acier utilisé à
Rome était importé d’Inde.
Nombre de procédés de l’Antiquité reposaient sur
une construction fragile. Ainsi les mécanismes utilisant le bois,
le cuir ou les peaux ont rapidement disparu avec le temps, sans
traces ni vestiges, les historiens ont été amenés à négliger les
réalisations et le niveau technologique des Grecs ou des Romains.
Il semble que le monde antique ait été caractérisé par un vaste
potentiel technique mais qui en fait n’a été que peu développé. La
navigation n’évolue pas, même si des techniques plus efficaces sont
connues, alors que l’économie est basée sur le commerce
maritime ; la métallurgie est primitive et l’énergie
hydraulique ne permet guère de faire progresser la production faute
d’application généralisée. Les inventions restent à l’état
d’exemplaires limités ou de jouets ingénieux, et ne se diffusent
pas, par manque d’intérêt pour la production.
Les raisons tiennent à l’organisation d’une
société basée sur le travail forcé : l’esclavage est peu
propice au progrès technologique parce que le producteur n’est
guère intéressé au résultat de son effort; les mentalités
également, tournées vers l’abstraction et la philosophie en Grèce,
le droit et l’organisation à Rome, sont peu soucieuses des procédés
productifs, et les élites méprisent ces aspects matériels; les
valeurs sont celles du pouvoir politique et non celles de
l'économie ; les multiples superstitions qui accompagnent la
religion gréco-romaine, enfin, sont plus inclinées vers les
explications magiques que rationnelles des phénomènes naturels et
du fonctionnement des choses.
Un des grands paradoxes de l’histoire est que la
civilisation moins brillante qui se construit sur les décombres du
monde antique et les siècles barbares, celle de la culture
médiévale occidentale, saura mieux diffuser ces techniques et en
découvrir de nouvelles plus efficaces et plus productives.
Le Moyen Âge
Le Moyen Âge européen dure environ un
millénaire, de la fin de l’Antiquité au début des Temps modernes,
c’est-à-dire entre Rome et la Renaissance. Trois grandes périodes
peuvent être retenues:
• celle
des temps barbares, ou mérovingiens en
Gaule, de la chute de l’Empire romain jusqu'au VIIIe siècle (476 à 700) ;
• celle
des temps carolingiens ou de l’économie
domaniale du VIIIe au XIe (700 à l’an mille) correspondant au haut Moyen
Âge ;
• et
enfin celle des temps féodaux ou de
l’économie féodale du bas Moyen
Âge, XIe au
XVe siècle (de l’an mille à la chute de
Byzance en 14535.
Après les temps barbares, phase de transition
qui suit l’Antiquité, on a dit que le Moyen Âge avait connu une
sorte de printemps annonciateur de temps nouveaux jusqu’au
Xe siècle, puis son été aux
XIe et XIIe
siècles, son automne au XIIIe siècle où
les contradictions apparaissent, et enfin son hiver avec les
grandes crises des XIVe et XVe siècles.
Les siècles obscurs
Le système économique nouveau résulte de la
rencontre des mondes romain et germanique. La villa et les esclaves
d’un côté, les hommes libres, autour d’un chef et d’un village, de
l’autre. La synthèse des deux systèmes débouche en quelques siècles
sur le régime féodal.
À la suite des invasions barbares et de la
disparition de l’ordre impérial, les hommes se replient autour des
grandes exploitations rurales indépendantes, vivant en circuit
fermé. Les échanges se réduisent au troc car la monnaie disparaît
peu à peu. La spécialisation recule avec le déclin du commerce et
les villes se vident: le retour général à la terre est nécessaire
pour assurer la survie. Le système qui se met en place entre le
Ve et le VIIe
siècle est donc celui du grand domaine, prolongement de l’ancienne
villa romaine, mais qui adopte des coutumes germaniques.
On a d’un côté les terres collectives, prés pour
le pâturage, marais, bois, etc., laissées en friche, et de l’autre
les terres cultivées: la terre du maître, autour du manoir,
exploitée directement par les esclaves, et les terres réparties en
lots ou manses des familles paysannes
de tenanciers où sont venus se fondre progressivement les hommes
libres, les colons, les esclaves affranchis, les citadins désertant
les villes, tous tributaires de redevances et de travail en échange
de la protection accordée par le seigneur. Ils deviennent les serfs
du Moyen Âge.
On a affaire à cette époque à de grands domaines
autarciques, menant une agriculture assez productive grâce à la
pratique de l’élevage (porcs, bœufs, chevaux) et à d’autres
techniques germaniques comme l’assolement triennal. L'industrie est
réduite à l’artisanat du domaine (forge, moulin, four, brasserie,
travail du bois, etc.). Le grand commerce disparaît progressivement
à la suite de la conquête arabe et la Méditerranée est coupée selon
un axe est/ ouest. D’après Ibn Khaldoun, « les
chrétiens ne pouvaient plus faire flotter une planche sur la
mer » ! On passe ainsi en Occident, au VIIe siècle, d’une économie
méditerranéenne, celle de l’Antiquité, à une économie européenne au Moyen Âge, dont le centre de
gravité se déplace vers le nord-ouest. Le commerce local se
rétrécit également avec l’insécurité croissante, l’absence de lois
et de protection hors du domaine, les guerres de clans et de
seigneuries. De plus les invasions ne cessent pas jusqu’au
XIe siècle : les Germains au
IVe, les Huns au Ve, les Arabes à partir du VIIIe, enfin jusqu’à l’an mille, les Magyars qui
ravagent l’Europe occidentale, les Vikings qui remontent la Seine,
forment la Normandie, s’établissent en Sicile et envahissent la
Russie.
Enfin, cette période est celle du recul général
des connaissances, lié au repliement économique et à l’effondrement
des villes. Dans un monde sauvage et primitif, l’usage de
l’écriture est par exemple en voie de disparition. Mais ce monde
trouve aussi lentement les moyens d’un redressement après la phase
de l’économie domaniale.
L'économie domaniale (de 700 à l’an
mille)
Le régime issu des siècles de transition de la
période précédente « généralise ce qui n’était qu’une partie de
l’économie romaine, l’organisation du domaine, et en élimine le
reste: industrie, échanges, crédit, circulation monétaire,
connexion entre les différentes régions, politique économique et
monétaire cohérente. On en arrive ainsi à un système général
d’économie domaniale agricole, fermée, uniforme, et stationnaire »
(Maillet). Cette économie présente les caractères généraux
suivants:
• une
économie de subsistance, sans surplus, où
la production doit simplement équilibrer la consommation,
c’est-à-dire les besoins des membres du domaine;
• une
économie fermée, puisque les échanges
sont très limités faute de surplus et de spécialisation;
• une
économie terrienne, où la terre est la
seule richesse, seule source du pouvoir et base de la hiérarchie
sociale.
Le domaine
Il est divisé entre la réserve seigneuriale et les manses des foyers paysans. Ces derniers
correspondent à peu près à la superficie qu’une charrue peut
retourner en une année. Les tenanciers doivent dans tous les cas
des redevances, parfois en espèces, le plus souvent en nature, mais
aussi en travail. La réserve est exploitée directement par le
seigneur, c’est-à-dire par ses hommes, esclaves ou hommes libres de
basse condition, et aussi et de plus en plus par les tenanciers
soumis à diverses corvées. La réserve
contient ou contrôle, outre la résidence du seigneur, tous les
moyens liés à la production agricole (moulin, four, pressoir,
grenier, etc.), ceux liés à l’artisanat (divers ateliers), à la
construction (mines, carrières) ou à des productions variées
(salines, textiles).
Le domaine a une unité juridique, puisqu’il est
soumis à un seul propriétaire (roi, seigneur, grand dignitaire de
l’Église ou établissement ecclésiastique). Il a aussi une unité
économique, puisque les tenures et la réserve sont liées et que
toutes les activités agricoles et industrielles de base sont
présentes pour satisfaire aux besoins élémentaires. C'est un
système qui combine « petite exploitation et grande propriété »,
car les multiples manses sont chapeautés par une autorité et un
droit de propriété communs.
De l’esclavage au servage
Le retour général à la terre après
l’effondrement de l’Empire romain, puis l’arrêt du commerce au
VIIe siècle, entraîne une diminution du
nombre des esclaves. Plus question de les garder dans des fonctions
variées comme précepteurs, domestiques, comptables ou autres, ils
travaillent la terre, condition de la survie. On ne peut plus les
vendre ou alors il faut vendre la terre avec eux. Le lien direct du
maître à l’esclave, le droit personnel et entier de propriété sur
une personne, devient un lien indirect
qui passe par la terre. La différence est énorme, car être vendu en
étant déplacé ailleurs n’a rien à voir avec le fait d’être vendu
avec la terre où on vit, car dans ce dernier cas cela veut dire
garder son toit, son cadre, sa famille, son humanité. Le serf jouit
d’une indépendance évidente par rapport aux esclaves, il appartient
à une communauté, bénéficie de l’application des coutumes et droits
communs, de la possibilité de recourir à des pétitions, de faire
appel.
Le serf est un
paysan, travaillant en famille, logé dans sa maison.
L'esclave peut se trouver aussi bien en ville qu’à la campagne, et
dans ce cas il n’est qu’un travailleur dépourvu de terre, utilisé
en équipes et logé en commun dans des baraques.
Du point de vue politique, les esclaves n’appartiennent qu’à leur
maître, tandis que les serfs dépendent de leur seigneur, mais aussi
du prince, du roi, du suzerain du seigneur. Les maîtres
monopolisent ainsi le pouvoir sur leurs esclaves alors que les
serfs ont aussi des obligations envers l’État, sous forme de taxes
et parfois de service armé. Les deux systèmes sont donc
politiquement différents dans le sens où les esclaves sont hors de
portée de l’État, alors que les serfs font partie du système
politique. Les droits des serfs sont beaucoup plus étendus que ceux
des esclaves, d’abord parce que les seigneurs devaient respecter
les coutumes, mais aussi parce que des réglementations ont été
progressivement introduites par le pouvoir central, qui avait aussi
autorité sur les serfs.
Les esclaves sont en général des étrangers, importés, et non indigènes,
d’ethnies ou de races différentes du pays où on les transporte,
prisonniers de guerre ou de rafles, objets d’un échange sur un
marché. L'esclavage est ainsi lié à la traite, au commerce des
esclaves, et le taux de mortalité élevé, la faible natalité,
impliquent la nécessité d’un renouvellement constant par des
apports extérieurs. Le recrutement externe est essentiel, alors
qu’il ne l’est pas pour le servage. Les serfs en effet sont nés sur
place et forment des générations successives, ils sont socialement
intégrés et ne sont pas ethniquement ou racialement différents des
autres catégories de la population.
La réciprocité est
un aspect de la relation serf/seigneur, aspect largement absent
pour l’esclave. Le seigneur accorde la terre et en contrepartie le
serf la travaille et lui fournit une part de son produit, en même
temps qu’il règle les impôts à l’État. La protection du seigneur
est aussi un élément de la réciprocité, on le voit bien dans le cas
des travailleurs libres qui sont rentrés dans le servage au cours
du Moyen Âge pour en bénéficier.
Les serfs sont moins
coûteux à entretenir, puisqu’ils se nourrissent eux-mêmes,
se reproduisent, et requièrent une surveillance limitée. Les
esclaves au contraire doivent être nourris, surveillés, et «
réapprovisionnés » en permanence. Cependant, pour produire vers des
marchés extérieurs, l’esclavage est plus efficace parce que toute
la terre est utilisée à ce but, et que le travail peut être
organisé de façon rationnelle.
Le changement des mentalités explique aussi le
recul de l’esclavage. L'Église affirme la liberté de conscience des esclaves et l’idée que
tout être humain a une âme libre. Elle ne condamne cependant pas la
servitude ici-bas, mais œuvre pour des raisons morales à améliorer
cette condition. Divers conciles interdisent le travail le
dimanche, la séparation des couples mariés, affirment le droit au
foyer et à la famille, unifient les règles du mariage entre hommes
libres ou non. L'affranchissement est conseillé comme une action
pieuse.
Ainsi l’esclave devient serf, on passe de la
servitude au servage. À une économie tournée vers la terre,
beaucoup moins complexe et diversifiée que la société antique,
correspond une structure sociale également plus simple, bientôt
caractérisée par les trois ordres traditionnels de l’époque
féodale: les paysans, les nobles, le clergé.
L'économie féodale (de l’an mille à la
Renaissance)
La première grande poussée de l’Europe (du
XIe au XIIIe
siècle)
Une période de prospérité retrouvée débute en
Europe occidentale au XIe siècle, grâce
à la stabilité du système féodal et la paix relative après les
invasions, mais surtout grâce à divers progrès techniques
remarquables dans le domaine de la production. Ces progrès n’ont
rien à voir avec les sciences pures qui restent bien inférieures à
celles de l’Antiquité, mais ils sont l’œuvre de milliers
d’artisans, de paysans, de commerçants, de marins, aussi ingénieux
qu’anonymes. Le monde occidental devient un monde technique bien
avant d’être un monde scientifique.
• Les techniques médiévales
L'agriculture progresse tout d’abord, avec la
généralisation dans le nord de l’Europe de la charrue à roues
équipée de socs en fer qui prend la place de l’araire de
l’Antiquité. L'araire au soc de bois, enfoncée par la force
humaine, ne fait « qu’égratigner le sol », tandis que la lourde
charrue tirée par un attelage creuse des sillons longs et profonds.
Les chevaux, plus puissants que les bœufs, sont utilisés et
commencent à s’y substituer pour les labours et d’autres travaux de
force. Le joug frontal et le collier d’épaule permettent d’utiliser
à plein la puissance des animaux et remplacent les systèmes
classiques de harnais d’encolure qui avaient tendance à limiter
l’effort de l’animal. Enfin la ferrure des sabots tant des chevaux
que des bœufs apparaît également vers le IXe siècle. D’autres progrès agraires résident dans
la recherche systématique d’enrichissement des sols par des engrais
animaux ou végétaux, la sélection des espèces, les greffes, la
diversification des cultures et l’apparition d’outils nouveaux
comme la faux ou la herse.
Les machines se répandent à cette époque: les
moulins à eau, puis à vent à partir du XIIe siècle, utilisant des engrenages, des axes de
transmission, des manivelles, pour transformer l’énergie des
éléments (au lieu de celle des animaux ou des hommes) et
l’appliquer à toute sorte d’usages productifs. Les moulins
hydrauliques sont utilisés pour le foulage des lainages, ils sont
employés dans les scieries pour découper du bois et dans les forges
pour actionner les marteaux, les presses et les soufflets. Les
moulins à vent introduits dans le nord de l’Europe permettent de
produire la farine, la bière, l’huile, le sel, le chanvre, etc. Ils
servent aussi à drainer l’eau hors des terres en Hollande. Les
moulins font partie du paysage et deviennent familiers de la
culture médiévale. Le Domesday book,
sorte d’inventaire des richesses de l’Angleterre, établi en 1086 à
la demande de Guillaume le Conquérant, recense un moulin à eau pour
quarante-six foyers au sud du royaume.
Les transports progressent également avec la
plus grande sécurité générale et la reprise de la construction de
routes, mais c’est la navigation qui connaît les plus importants
changements, facilitant le commerce lointain. Le gouvernail
d’étambot apparaît au XIIe siècle dans
la mer du Nord et remplace les lourdes rames latérales utilisées
auparavant à la poupe pour diriger le navire. Des progrès aussi
dans la disposition des gréements: la nef ronde est le principal
voilier de l’époque, puis la cogue de l’Europe du nord s’impose au
XIIe siècle, un navire plus élancé aux
voiles carrées qui peut transporter jusqu’à 200 tonnes de
marchandise. La caraque est un bateau de transport à trois mâts de
la fin du Moyen Âge. Enfin les navires peuvent sortir par tout
temps, de nuit et au large, été comme hiver, grâce au compas et à
l’utilisation de l’astrolabe qui permet de mesurer la latitude en
calculant la hauteur de l’étoile Polaire ou du Soleil. Tout est
pratiquement en place pour les grandes explorations lancées au
XVe siècle.
Bien d’autres nouveautés caractérisent cette
époque : l’usage des lunettes inventées en Italie au
XIIIe siècle, l’emploi des vitres, des
cheminées et du charbon pour le chauffage des intérieurs, des
écluses, du savon, du beurre, du papier, arrivé depuis la Chine
grâce aux musulmans, du zéro et des chiffres arabes introduits en
Occident au Xe siècle, de l’imprimerie,
de la poudre et des armes à feu, d’ustensiles comme la
brouette…Trois secteurs progressent particulièrement au Moyen
Âge : le textile, la construction et la métallurgie. Dans le
dernier, des techniques nouvelles permettent la fabrication de la
fonte, inconnue dans l’Antiquité: les hauts-fourneaux, qui peuvent
dégager une chaleur plus forte grâce aux soufflets des forges
actionnés par l’énergie hydraulique. Les produits utilisables sont
multiples et permettent les avancées d’autres secteurs, comme dans
l’agriculture avec les divers outils ou plus tard celui de
l’imprimerie avec les caractères mobiles en fonte.
La construction est évidemment toute entière
tournée vers les domaines militaires et religieux. L'édification
des cathédrales, sur plusieurs générations, a entraîné dans son
sillage nombre de secteurs industriels par ce qu’on appellerait
aujourd’hui des effets de liaison, mais aussi des innovations
techniques, comme en témoigne le passage du roman au
gothique.
Dans le travail de la laine, principal textile
de l’époque à côté du lin (et de la soie pour le luxe), le filage
se fait au rouet qui remplace peu à peu la quenouille et le fuseau,
tandis que les métiers à tisser manuels facilitent le tissage. Des
mécanismes comme les courroies de transmission et les pédales
permettent de multiplier la productivité par deux à trois.
Enfin on a insisté sur le rôle de la mesure du
temps pour expliquer l’ascension des sociétés occidentales. Les
horloges hydrauliques de l’Antiquité sont remplacées par des
horloges à balancier utilisant la force de la pesanteur, puis des
horloges à ressort qui permettent la fabrication des premières
montres au XVe siècle. Le temps est dès
lors scandé et rythmé par les clochers des églises à travers les
campagnes, indiquant les tâches à suivre. Cela introduit une
régularité du travail, un ordre commun, une uniformité des
situations et des comportements. Par ailleurs, les techniques de
précision utilisées dans l’horlogerie deviennent le modèle
applicable à d’autres secteurs mécaniques et permettent
d’approfondir des questions techniques de plus en plus complexes.
Enfin, la notion même de rationalité économique est liée à la
mesure du temps : s’il faut économiser, éviter les pertes,
maximiser la production, limiter l’effort, c’est toujours par
rapport au temps. Sa prise en compte ainsi que la précision de sa
mesure expliquent en partie les progrès économiques.
• Les transformations de la société du
XIe au XIIIe
siècle
La forte poussée technique que connaît alors
l’Europe se traduit par une longue période de croissance lente. La
production augmente grâce aux progrès agricoles et industriels. La
population s’élève régulièrement sous l’effet d’une meilleure
alimentation et de l’abondance des terres disponibles: elle aurait
triplé entre 1000 et 1300 (de 15 à 45 millions pour l’Europe de
l’Ouest), avant la grande peste de 1348. De 5 millions à 15
millions d’habitants au début du XIVe
siècle en France, tandis qu’elle se situerait aux alentours de 4
millions en Angleterre, et de 8 à 10 millions en Espagne, en
Allemagne en Italie. La densité est de l’ordre de 10 à 40 habitants
au km2, c’est l’ère du monde plein qui commence sur le continent. De
nouvelles terres sont défrichées et des marais asséchés grâce à
l’action pionnière des communautés religieuses comme les
Cisterciens au XIIe siècle. Avant eux
les Bénédictins, formés dès le VIe
siècle, avaient fait évoluer les mentalités en faveur du travail,
et l’Europe chrétienne ne manifeste plus le mépris de l’Antiquité
envers les activités manuelles. Le christianisme serait ainsi à
l’origine d’une relation nouvelle entre l’homme et la nature,
source lointaine du règne de la technique et… des problèmes
écologiques actuels. Il en fait le maître qui peut et doit la
transformer selon ses besoins. Au contraire, les religions
polythéistes et animistes, comme aussi les religions orientales,
placent l’homme au sein de la nature et lui apprennent à s’y
intégrer sans heurt.
Les villes se repeuplent, notamment en Italie du
Nord et en Flandre. Elles gagnent leur autonomie, parfois par la
force des armes. Des activités tertiaires y apparaissent et s’y
multiplient, signe de l’existence d’un surplus important et d’une
spécialisation accrue : les professions commerçantes mais
aussi médicales et celles de clercs
dans les domaines ecclésiastiques, juridique et de l’enseignement.
Les premières universités, véritable invention du Moyen Âge,
apparaissent au XIe siècle un peu
partout en Europe.
Les villes jouent à nouveau leur rôle de
carrefour des idées et des échanges. Les industries y renaissent
sous forme de corporations, guildes, hanses ou autres associations
de métiers (cf. encadré). Les bourgeois
ne sont au départ que les habitants de la ville, du bourg, mais ils forment peu à peu une nouvelle
classe dont le rôle est croissant. De grandes foires comme celles
de Champagne sont l’occasion pour tous les marchands et fabricants
du continent d’échanger leurs produits. Des techniques de crédit et
de paiement nouvelles s’y développent préfigurant le développement
financier de la Renaissance. Les banques apparaissent dans les
principaux centres commerçants et commencent à pratiquer le change,
la compensation, les prêts et les virements pour éviter le
transport d’espèces. En bref, c’est toute la société qui devient
plus complexe par rapport à l’époque domaniale.
Le commerce maritime et la spécialisation
internationale se développent, les navires circulent, apportant du
sud au nord de l’Europe les vins, le sel, les blés, les lainages,
les fourrures, la poix, le bois, le poisson, etc. Les échanges
extra-européens augmentent également, surtout vers l’Orient: les
produits de luxe, l’encens, la soie et les épices, contre des
textiles de laine ou de lin, les peaux et des produits
métallurgiques. On a pu parler ainsi d’un vaste ensemble économique
qui allait de la Chine jusqu’au Groenland en passant par la « route
de la soie ». La Méditerranée au sud et la Baltique au nord – où la
Hanse des villes nordiques correspond aux villes italiennes –
forment les deux principaux axes de ces échanges. C'est une
véritable révolution commerciale qui caractérise le réveil de
l’Europe au Moyen Âge, entraînant la formation d’une économie de
marché.
Les croisades, en mettant en contact l’Orient et
l’Occident, en multipliant les comptoirs du Levant, ont facilité la
reprise du grand commerce méditerranéen. Elles sont l’aspect le
plus connu de cette première expansion de l’Europe. Des progrès
techniques, une population croissante, une foi intransigeante, et
aussi le dynamisme commercial, expliquent les croisades. Les Francs
découvrent en Orient de nouveaux produits (sucre, riz, coton,
oranges, etc.) et importent de nouvelles techniques (moulin à vent,
papier, cuir, distillation). Ils recueillent l’héritage culturel de
l’Antiquité transmis par les Arabes, et se dégrossissent au contact
de la science musulmane (mathématiques, astronomie, chimie,
médecine).
Mais la poussée de l’Europe est générale: la
Scandinavie et les premiers abords du continent américain, comme le
Groenland découvert en 982 par Erik le rouge, entrent dans la
sphère occidentale; la Sicile, l’Espagne et le Portugal sont repris
aux musulmans; les Allemands s’étendent vers l’est, vers les pays
Baltes et slaves. La Hanse établit des comptoirs en Russie comme
Novgorod, et l’ordre des chevaliers teutoniques colonise, germanise
et christianise l’est du continent. Il fonde Königsberg dans la
région qui deviendra plus tard la Prusse orientale. Les Russes
d’Alexandre Nevski les arrêtent en 1240 sur la Neva.
Le système des corporations médiévales
Le développement des corps de métier accompagne
l’essor des villes et l’extension des relations monétaires au
XIe siècle. La spécialisation accrue
permet des productions de meilleure qualité et les corporations
sont au départ des institutions progressives et efficaces, comme
par exemple les communautés de drapiers des Flandres ou de soyeux
en Italie. Elles obtiennent auprès des autorités locales
l’exclusivité pour un type de production et le monopole sur un
marché donné, en échange du versement d’impôts, mais aussi d’un
droit de regard sur leur activité qui sera le prélude à une
réglementation stricte par l’État dans le but de défendre les
consommateurs. Il s’agit d’assurer une « honnête » production à
qualité constante, des prix « justes » et garantir des pratiques
loyales. On ne peut concevoir à l’époque que la liberté des prix et
la concurrence puissent aboutir à ces résultats. Les prix, les
salaires, les techniques et les horaires sont réglementés, avec un
détail qui ira croissant. Les lieux de vente sont tous répertoriés
et la réclame est interdite. L'accès à la profession est limité et
le nombre d’artisans également: les corporations sont des
professions fermées. Elles vont défendre les intérêts de leurs
membres, organiser la solidarité, l’entraide, la fourniture de
capitaux. Une hiérarchie stricte (apprenti, compagnon, maître) y
règne et des traditions solides, des rites de passage élaborés
(chef-d’œuvre) s’y forment.
Tout cela n’empêche pas les conflits: avec les
ouvriers indépendants travaillant en marge des règles des
corporations; entre corporations, car les domaines respectifs se
chevauchent souvent; plus tard entre manufactures et corporations;
et enfin à l’intérieur d’une corporation, car la sécurité d’emploi
n’empêche pas les revendications, ni même parfois les grèves.
Toutefois ces cas restent l’exception et la relative paix sociale
au Moyen Âge est la contrepartie d’un système routinier qui peu à
peu freinera le progrès technique.
Avec le développement du grand commerce, les
corporations de marchands se démarqueront progressivement des
corporations d’artisans. Les marchands fournissent les matières
premières et réexportent les productions, ils sont à l’origine d’un
capitalisme commercial, plus entreprenant et puissant que les
corporations de producteurs, auxquels ils imposent peu à peu leurs
conditions. La lutte entre les deux types de corporations et les
exigences des artisans qui entendent maintenir leurs privilèges,
pousseront les marchands à chercher des producteurs dans les
campagnes non réglementées. C'est une première forme de
délocalisation et en même temps la naissance du putting-out system et de la
proto-industrialisation. ■
• Les structures féodales et leur
évolution
Le système féodal tout entier repose sur une
structure hiérarchique où chacun, du roi jusqu’au dernier des
serfs, a une place et une fonction bien établies et des rapports
avec les autres clairement spécifiés dans le cadre
vassalité/suzeraineté. En échange de sa fidélité, le vassal ou le
tenancier reçoit du seigneur l’investiture d’un fief ou d’un lot de
terre (tenure). Celui qui reçoit l’investiture devient l’homme de son suzerain, il lui rend hommage. Le statut de chacun est déterminé par sa
position vis-à-vis de la terre.
La tenure reste propriété du noble, comme
l’origine du mot l’indique: la terre est tenue du seigneur. Mais le tenancier, une fois
qu’il a satisfait à ses contraintes vis-à-vis du maître et
vis-à-vis de la communauté villageoise, peut garder le reliquat de
la récolte et peut surtout exploiter la terre comme il l’entend.
C'est une différence profonde avec les esclaves de la villa
antique, qui explique sans doute les progrès techniques du Moyen
Âge : le paysan est intéressé à ces améliorations, même s’il
ne garde qu’une faible part des récoltes pour lui et les siens et
même si le système de l’open field
(terres gérées en commun) réduit cette incitation.
Le tenancier a un droit définitif sur la terre,
pour lui et ses descendants, il ne peut en être expulsé. C'est le
principe de la tenure héréditaire. Les
tenanciers sont soit des serfs, soit des hommes libres soumis aux
mêmes obligations. Leur situation est très voisine et les serfs
voient leur condition s’améliorer à long terme (ils peuvent
posséder des biens, un patrimoine et le léguer). Leur nombre
diminue en Europe occidentale à la suite d'affranchissements, et le
servage disparaît pratiquement dans le nord et l’ouest du continent
dès le XIIIe siècle.
La fidélité implique un certain nombre
d’obligations pour les tenanciers, dont la plus importante est la
production de nourriture pour le seigneur, mais aussi d’autres
redevances en espèces, en nature et en travail. L'investiture
implique de son côté que le seigneur accorde sa protection au
tenancier, mais aussi au bourgeois dans les villes qu’il contrôle,
ainsi qu’aux marchands de passage. Il assure également la justice,
l’administration, l’entretien des équipements et des
infrastructures. Autrement dit le contrat féodal implique
essentiellement un échange de travail contre la sécurité et
l’ordre. Les tenanciers, vilains ou serfs, sont là pour produire,
tandis que les seigneurs se spécialisent dans les activités
guerrières : guerriers et paysans
sont les ordres principaux avec le
clergé, les citadins (artisans, commerçants et autres
bourgeois) venant seulement après.
Le système est stable et bien supporté parce
qu’il semble juste, les révoltes paysannes sont peu nombreuses
jusqu’au XIVe siècle. La stabilité et la
sécurité relatives accompagnent un niveau de vie faible et des
inégalités acceptées. Avec le renforcement des pouvoirs
monarchiques et l’absolutisme, les obligations des seigneurs sont
progressivement transférées à l’État (sécurité, protection des
contrats, ordre, justice, monnaie, etc.), mais les nobles gardent
leurs privilèges, comme le bénéfice de la corvée et des diverses
redevances, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Cela implique
naturellement un déséquilibre croissant car les droits ne sont plus
justifiés par des devoirs équivalents. Les restes du féodalisme
seront de plus en plus mal tolérés par une population paysanne
exploitée et écrasée d’impôts et de charges.
Cette évolution est liée à l’essor des villes et
des échanges monétaires qui peu à peu transforment le domaine
seigneurial et favorisent le démantèlement du féodalisme:
• Tout
d’abord les redevances en nature sont progressivement abandonnées
pour des versements en espèces. C'est le mécanisme de la
commutation dans lequel la fourniture
de travail et de biens est remplacée par des impôts. On passe d’une
économie peu monétarisée à une économie de marché.
• Ensuite, la pénétration de l’argent dans
les fiefs et les campagnes fait que les productions artisanales de
la seigneurie deviennent inutiles. Celle-ci s’approvisionne de plus
en plus en biens manufacturés auprès des artisans urbains
spécialisés et se consacre aux productions agricoles. Les échanges
ville-campagne et la division du travail se renforcent, le domaine
n’est plus une unité indépendante mais un rouage dans une économie
plus complexe.
• Une
autre conséquence est la diminution de la réserve au profit des
tenures. En effet, grâce à la spécialisation croissante, le
seigneur n’a plus besoin de s’assurer d’une production propre. La
réserve sera progressivement féodalisée, c’est-à-dire distribuée en
tenures nouvelles. Les corvées, subsistances du système
esclavagiste antique, seront donc de moins en moins nécessaires et
le système évolue vers un mode d’exploitation indirect.
• De la
même façon les obligations militaires entre vassaux sont remplacées
par des paiements en numéraire qui permettent l’utilisation de
mercenaires. C'est notamment ce que les rois établissent sur une
grande échelle lors des guerres incessantes qui caractérisent la
fin du Moyen Âge. Dès lors leur pouvoir se renforce, d’autant plus
que le développement de l’artillerie rend les murailles et
fortifications médiévales vulnérables. L'époque des châteaux forts
et des fiefs indépendants se termine en même temps que l’âge de la
chevalerie.
L'effondrement de l’Europe médiévale
(XIVe et XVe
siècles)
Jusqu’à la fin du XIIIe siècle, la population augmente en Europe et le
processus de colonisation et de défrichement des terres
s’intensifie. Elles deviennent plus rares et les produits
alimentaires sont de plus en plus coûteux, en même temps que
l’abondance de main-d’œuvre fait baisser la rémunération du
travail. Le XIIIe siècle se caractérise
par l’inflation et la baisse des salaires réels. Les techniques
n’ont guère évolué depuis la grande période d’innovations agricoles
des XIe et XIIe siècles, il faut donc mettre en œuvre des terres
de moins en moins fertiles et les rendements diminuent. Les progrès
réalisés dans la division du travail, le grand commerce, la
monétarisation des activités, ne pourront compenser la crise de
l’agriculture qui représente plus de 80 % de la production. Les
disettes apparaissent dès le XIIIe
siècle et le piège malthusien se
referme sur l’Europe avec les grandes catastrophes du siècle
suivant, les « quatre cavaliers de l’Apocalypse » :
• Les
désastres naturels tout d’abord liés à
des pluies ininterrompues au début du XIVe qui provoquent des inondations et un
pourrissement continu des récoltes, en même temps que le climat se
refroidit (la vigne disparaît d’Angleterre, la mer Baltique se
transforme en banquise l’hiver).
• La
reprise des guerres ensuite, à travers
toute l’Europe, causant dévastation et pillages : la guerre de
Cent Ans, la destruction de l’Empire byzantin par les Turcs, les
guerres entre Polonais et Allemands, les guerres civiles qui se
multiplient avec le conflit des Armagnacs et des Bourguignons en
France, celui des Guelfes et des Gibelins en Italie, les conflits
entre cités en Allemagne, la guerre des Deux Roses en
Angleterre…
• Les
famines, à la suite de crises
frumentaires provoquées par l’augmentation trop rapide de la
population par rapport aux ressources, et aggravées en outre par
les fléaux précédents, frappent l’Europe de façon récurrente à
partir de la terrible disette de 1315-1317, durant laquelle
jusqu’au dixième de la population est emporté. Des millions de
pauvres meurent de faim à travers l’Europe et des cas de
cannibalisme sont signalés un peu partout.
• Les
épidémies enfin, avec la peste noire
introduite en 1347 en Italie par les marins génois venus d’Orient,
et qui s’étend de façon foudroyante à travers tout le continent,
avec quelques exceptions comme la Pologne, la Saxe et la Bohême.
Ses progrès sont liés au développement des échanges, car l’arrivée
des rats dépend de la fréquence des mouvements de navires dans les
ports. L'effondrement du commerce du Ve
au Xe siècle explique le recul de
l’épidémie par rapport à la période romaine, mais sa reprise à
partir du XIe siècle provoque le
mouvement inverse. De même la propagation de la maladie dépend de
la densité de la population, ce qui explique pourquoi l’Europe de
l’Ouest est plus frappée. En cinq ans, après 1347, sa population
est réduite d’un quart à un tiers, peut-être même de la moitié, et
l’Europe occidentale perd environ vingt-cinq millions
d’hommes ! La peste revient ensuite régulièrement tous les
10-15 ans, mais elle est assez efficacement endiguée par des
mesures de quarantaine dans les lazarets, ce qui explique l’absence
de catastrophe du type 1347-1353. D’autres maladies comme le
paludisme, la variole, la lèpre, le choléra, etc., affectaient les
hommes de l’époque de façon endémique, face à une médecine
impuissante.
Au total, de 73 millions d’hommes pour l’Europe
entière en 1300, on passerait à 51 millions en 1350, 45 millions en
1400, pour remonter à 60 millions en 1450. Une des régions les plus
touchées par ces cataclysmes en série, la Normandie, voit sa
population divisée par trois, de 1,5 à 0,5 million. La durée de vie
en Angleterre, estimée à 34 ans en 1300 aurait baissé à 17 ans en
1350 au plus fort de la peste, pour remonter à 32 ans en
1425.
Les conséquences de cet effondrement
démographique sont multiples. Tout d’abord le rapport terre/travail
est inversé, la terre redevient abondante. Les sols moins fertiles
sont abandonnés, des villages entiers disparaissent, les
défrichements cessent et la forêt gagne du terrain. La terre perd
de sa valeur et les prix agricoles baissent par rapport à ceux des
biens manufacturés. Les rémunérations des survivants s’élèvent
alors en termes réels car la main-d’œuvre devient rare : au
XIVe siècle les salaires réels doublent
ou triplent, selon les estimations. Les paysans, moins nombreux,
renforcent leur position dans le contrat qui les lie au seigneur,
ce qui accentue le processus de démantèlement des redevances et
droits féodaux. Les diverses rentes payées sur la terre sont de
plus en plus fixées par l’offre et la demande, et non par la
coutume. Cette évolution est accélérée par la multiplication des
troubles sociaux et des révoltes paysannes, causées par les
multiples fléaux qui s’abattent sur la population. Les soulèvements
éclatent lors des périodes de disettes ou des tentatives de
contrôle des salaires, de retour aux corvées ou d’accroissement des
redevances et des impôts. Ils sont réprimés sans pitié par les
seigneurs ou les États: les Jacqueries en France (1358), le
mouvement des labourers en Angleterre
provoqué par la poll tax de 1381, les
soulèvements urbains un peu partout…Cependant ces luttes éloignent
à jamais le retour du servage et de l’exploitation de type féodal
en Occident, comme la révolution de 1789 le fera pour
l’absolutisme.
Le commerce s’effondre également avec les
guerres, la baisse de la population et les troubles sociaux:
Bordeaux voit ainsi ses exportations de vin divisées par huit entre
1300 et 1370, et l’Angleterre subit une chute identique pour sa
laine au XIVe siècle ; les
corporations renforcent leurs monopoles avec la réduction de leurs
débouchés, elles se ferment encore plus pour limiter la
concurrence; les grandes foires françaises sont suspendues ou
désertées au XVe siècle pour celle de
Genève située à l’écart des conflits.
Mais dans l’ensemble les relations de marché ne
vont pas disparaître, malgré l’ampleur de la dépression. Les villes
et les échanges ont atteint un niveau de développement tel au
XIIIe siècle que la crise ne peut
provoquer un repliement sur la terre comparable à celui qui suit la
chute de l’Empire romain. L'économie de marché et le capitalisme
continueront à se développer sur les ruines du féodalisme, à partir
du XVe siècle. Ce ne sera pas le cas
dans la partie orientale de l’Europe où les relations de marché,
moins développées, reculent partout et où le retour à la terre est
général. Le servage y durera encore des siècles (jusqu’au
XIXe en Russie).
Enfin les États centraux accroissent leur poids
dans la vie militaire, politique et économique. Le renforcement de
l’autorité royale date tout d’abord des croisades qui ont affaibli
la noblesse européenne en la détournant jusqu’au XIIIe siècle vers l’Orient. Ensuite, aux XIVe et XVe siècles, le
pouvoir royal assure protection et sécurité, garantit les droits de
propriété et met en place des politiques cohérentes, après des
décennies de chaos; en contrepartie les sujets acceptent cette
autorité, et surtout les assemblées,
comme les États généraux en France, les Cortes en Espagne, le
Parlement en Angleterre, acceptent des impôts nouveaux. Les guerres
ont également favorisé la consolidation des monarchies par la
nécessité de prélever des taxes à une échelle nationale. Les
interventions du pouvoir se multiplient pour remplir les caisses de
l’État, mais aussi pour tenter de favoriser le retour à la
prospérité. Par exemple, la monarchie française à l’issue de la
guerre de Cent Ans lance une politique de reconstruction du
royaume. C'est à la fois l’apparition des premières formes de
politique économique et plus généralement celle du mercantilisme.
Ainsi Charles VII et Louis XI après les guerres franco-anglaises
entreprennent une réorganisation monétaire et prennent des mesures
pour stimuler la reprise du commerce et les activités industrielles
nationales. Les autorités s’attachent à favoriser le renouveau
économique qui annonce la Renaissance.
L'économie du monde musulman (VIIe au XVIe siècle)
L'économie des pays musulmans à leur apogée,
c’est-à-dire entre les VIIIe et
XIe siècles, se développe au carrefour
du monde connu, entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe, dans le
berceau des grandes civilisations. Bien plus, la formation de
l’Empire abbasside relie et unifie sous une même autorité deux
grandes zones économiques, celle de l’océan Indien et celle de la
Méditerranée. Les échanges se développent dans ce nouvel ensemble,
l’Islam servant de pont entre l’Orient et l’Occident et nombre de
techniques venues d’Asie seront ainsi introduites en Europe
(boussole, papier, poudre, imprimerie, etc.).
Il est difficile de donner les traits généraux
d’un empire, puis de plusieurs empires, aussi vastes, où les
coutumes locales sont très diverses, même si une uniformisation de
surface s’est réalisée après la conquête. Un trait commun de toutes
ces régions, outre la langue commune de communication et bien sûr
la religion, réside dans le climat souvent aride. Il explique que
la roue ait été abandonnée dans le transport: les caravanes de
chameaux représentent jusqu’au XIXe
siècle la solution la plus économique. Les traits de l’agriculture
sont également façonnés par la rareté de l’eau, qui doit être gérée
de façon rationnelle et contrôlée par l’État. Les terres sont
cultivées à l’aide de l’araire, mieux adaptée aux sols secs, et
avec peu d’engrais. Les agriculteurs sédentaires cohabitent avec
les éleveurs nomades dans une relative harmonie. On a parlé de
véritable symbiose entre culture et élevage dans le monde
musulman.
La propriété est publique pour
l’essentiel : les terres conquises sont attribuées au calife
et exploitées soit directement par l’État, soit indirectement par
des particuliers en régime de métayage (une part des récoltes est
versée aux autorités). Les terres privées sont soumises à l’impôt
(kharaj). Les principales récoltes sont
celles du blé dans les régions sèches, du riz dans les régions
humides, de la canne à sucre, des olives, du raisin, des bananes,
des oranges et de bien d’autres fruits, et aussi de la multitude
des légumes et des épices. Les productions sont librement
commercialisées et les principales libertés économiques sont
respectées. Le monde musulman n’a pas le mépris du commerce propre
à l’Occident chrétien au Moyen Âge : après tout Mahomet a
d’abord été un marchand. Le prêt à intérêt (riba) y est cependant condamné, et comme en
Occident les Juifs, qui peuvent le pratiquer, jouent un rôle très
important de banquiers.
L'industrie et l’artisanat sont en avance sur le
monde médiéval européen. La métallurgie du fer et de l’acier, grâce
à des techniques venues de l’Inde et malgré la pauvreté des mines,
fournit des productions réputées comme les armes de Damas ou de
Tolède. Les mines de cuivre, étain, plomb, mercure, or, argent,
etc. sont également exploitées. Elles donnent lieu à une
transformation industrielle raffinée comme dans le travail des
métaux précieux et la bijouterie. Mais les industries textiles sont
les plus importantes avec le tissage d’étoffes de laine, de coton,
de lin, de tapis, de soieries, recherchés dans le monde entier. Le
travail du cuir (la cordonnerie de
Cordoue, la
maroquinerie du Maroc), la
céramique, la verrerie, la chimie, la parfumerie, l’art de la
teinture, sont autant d’activités élaborées symboles de la maîtrise
des techniques industrielles par les pays musulmans. Le papier,
venu de Chine, permet la production de livres et leur diffusion à
une vaste échelle, première étape de la démocratisation de l’écrit
et des connaissances dans le monde. Bagdad est ainsi connue comme
la ville des mille bibliothèques.
Le commerce se fait sur une échelle
tricontinentale, étant donnée l’énormité de l’empire, avec la
Chine, Byzance, l’Occident, l’Afrique, la Baltique. Le monde arabe
bénéficie de sa position centrale et d’un afflux d’or d’Afrique,
d’Inde, d’Asie centrale qui stimule les échanges. Bagdad, capitale
abbasside, se trouve au carrefour de quatre mondes, celui de
l’Orient et de l’océan Indien, celui de la Méditerranée et de
l’Afrique. Le dinar devient l’étalon monétaire pour des siècles. On
retrouve encore aujourd’hui ces pièces arabes en or jusque sur les
bords de la Baltique ou en Angleterre. L'or du Soudan et du Ghana
arrive par les caravanes transsahariennes au Maghreb, en Espagne,
et par-delà entre les mains des marchands italiens. Au
XIe siècle l’Alexandrie des Fatimides
devient l’économie-monde de la partie occidentale des terres
connues. Les échanges donnent lieu à des innovations: la monnaie
papier circule pour les paiements, bien avant l’Europe, sous forme
de lettre de change. Le mot chèque est ainsi d’origine arabe
(sakh), de même bien entendu que des
centaines d’autres parmi les plus familiers, comme par exemple
chiffre (sifr).
Comme dans les civilisations de l’Antiquité,
l’esclavage et le commerce des esclaves occupent une place
importante dans l’économie. Les populations slaves6 sont ainsi réduites, de même que les peuples
nordiques non christianisés (Angles, Saxons, Scandinaves),
acheminés à travers les royaumes francs vers Lyon et Venise où se
développent de fructueux trafics avec le monde arabe, mais aussi
des peuples noirs et asiatiques. Les dhimmis et bien sûr les musulmans en sont
préservés. Les progrès du monothéisme, l’Islam en Asie, le
christianisme en Europe de l’Est, tariront l’afflux de main-d’œuvre
servile, et il restera surtout l’Afrique, au-delà du Sahel
islamisé, comme terrain de chasse pour les trafiquants.
L'ampleur des échanges est le signe d’une
spécialisation régionale élevée, facteur de prospérité dont
témoigne l’essor des villes. Face à l’Occident rural encore replié
sur ses domaines, l’Orient arabe connaît en effet une urbanisation
sans précédent. Des cités comme Damas, Alep, Bagdad, Bassorah,
Alexandrie, Le Caire, Tunis, Marrakech, Cordoue et Grenade sont des
centres de la vie culturelle, administrative et économique, qui
comptent des centaines de milliers d’habitants, peut-être un
million au Caire ou à Bagdad. Des infrastructures monumentales y
sont créées comme les mosquées et les palais civils; des services
collectifs également avec des systèmes d’adduction d’eau, dont
témoigne la popularité des bains (hammam).
L'Islam, encore très en avance économiquement et
techniquement sur l’Occident au XIe
siècle, perdra ensuite cette avance avec le renouveau médiéval et
les pays européens rattrapent l’Orient et le dépassent. L'invasion
mongole met fin au califat abbasside en 1258, une date noire de
l’histoire des peuples arabes. Comme l’Europe, le monde musulman
est ravagé par la peste au siècle suivant. L'essor démographique et
l’expansion militaire reprennent au XVe
sous les nouveaux maîtres turcs. L'Empire byzantin est détruit en
1453 et l’Islam connaîtra une nouvelle période de prospérité et de
grandeur avec les Ottomans au XVIe
siècle. Cependant l’ouverture de nouvelles voies d’échange vers
l’Atlantique transforme la Méditerranée en une sorte de cul-de-sac,
provoquant un progressif recul économique. Il s’agit d’une asphyxie
maritime où les Portugais dérobent aux Turcs leur rôle
d’intermédiaire entre l’Extrême-Orient et l’Occident. Les Ottomans
resteront longtemps dans l’idée devenue fausse de leur supériorité
sur les chrétiens et refuseront les innovations venues d’Europe.
L'empire se fermera aux apports extérieurs, sauf en matière
militaire, considérera que toutes les réponses aux questions ont
déjà été données par les générations précédentes et qu’il suffit
donc de répéter les traditions, causant par là son propre
déclin.
Certains auteurs parlent d’un capitalisme
commercial et financier pour des époques de l’Antiquité ou du Moyen
Âge particulièrement prospères, comme l’Empire romain à son apogée
ou l’Europe médiévale aux XIIe-XIIIe siècles. Il est
cependant préférable de réserver le terme de capitalisme aux
périodes ultérieures. En effet, avant le XVIe siècle, il manque aux différents régimes
économiques un certain nombre de caractères pour qu’on puisse
véritablement les décrire comme relevant du système capitaliste.
Ces diverses lacunes nous permettront a contrario de mieux cerner
ce qu’est ce système:
• Tout
d’abord le droit de propriété n’est pas étendu à tous ;
certains ne peuvent rien posséder, ils sont eux-mêmes appropriés ou
semi-appropriés par autrui (esclaves et serfs). Les moyens de
production ne sont que très partiellement l’objet d’une propriété
privée: par exemple la terre au Moyen Âge est rarement aliénable.
Si le seigneur est propriétaire de la terre en théorie, dans la
pratique il n’y aura pas de vente pendant des générations. Le
marché de la terre n’existe pas, pas plus d’ailleurs que le marché
du travail.
• La
liberté économique n’existe pas: on ne peut quitter son activité,
en créer une nouvelle ou chercher un emploi différent. Le serf est
attaché à la terre, le compagnon à sa corporation. Il n’y a pas de
mobilité du travail, ni de mobilité parfaite des marchandises. De
multiples obstacles gênent leur circulation comme les droits,
péages, octrois, etc.
• Le
système du marché libre n’est pas étendu à toute l’économie. Les
marchés sont isolés les uns des autres et déconnectés. Il n’y a pas
de marché national des biens, ni de marchés des facteurs de
production. Il faut par exemple créer des foires au Moyen Âge pour
que les marchands se rencontrent, ce qui montre bien que le marché
ne les relie pas encore entre eux. Les prix sont fixés souvent en
dehors de ses mécanismes, comme dans le cas des corporations.
• Enfin
les valeurs restent hostiles à l’activité économique. On s’enrichit
par la force, la guerre ou la conquête, ou encore par la proximité
du pouvoir, mais rarement par la production, par la création de
biens. Les valeurs sont militaires ou spirituelles. On met en avant
l’ascète, l’ermite, le philosophe ou bien le guerrier, le seigneur,
le grand de l’Église. Le commerce, la finance et les techniques
sont rarement glorifiés.
• Un
dernier aspect est la stabilité des régimes précapitalistes. Même
si les périodes classiques et médiévales connaissent des phases de
créativité technique et de croissance économique, comme on l’a vu,
les changements restent lents. Le dynamisme de l’économie
capitaliste depuis la révolution industrielle impose des mutations
rapides tout à fait sensibles pour une seule génération, ce qui
n’était pas le cas auparavant. Cela explique la conception fixiste
de l’économie, où la croissance est un concept inconnu, conception
que développent les mercantilistes à partir de la
Renaissance.
Les économies capitalistes
préindustrielles
Les trois siècles des Temps modernes constituent
la période cruciale pendant laquelle l’Europe occidentale réunit
les conditions favorables au démarrage économique. La première
phase est celle de la Renaissance, aux XVe et XVIe siècles, la
seconde celle de l’âge classique et baroque, aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Dans chacune d’elles, l’idéal économique dominant est celui qu’on a
qualifié plus tard de mercantiliste, bien que les annonciateurs du
libéralisme économique se manifestent aussi dès la fin du
XVIIe siècle. On peut donc utiliser
l’expression d’économie mercantiliste pour désigner cette époque de
transition entre le Moyen Âge et l’ère industrielle. Les
principales mutations économiques qui la caractérisent sont les
suivantes :
• l’élargissement des échanges à l’échelle
mondiale à la suite des grandes découvertes;
• l’affirmation des États-Nations et des
politiques économiques caractérisées par l'interventionnisme et le
dirigisme étatiques;
• le
développement des classes bourgeoises: commerçants, marchands,
armateurs, banquiers, financiers, producteurs, etc. ;
• l’émergence et l’affirmation de nouvelles
mentalités favorables aux activités économiques, liées à
l’expansion générale et à la réforme protestante;
• la mise
en place d’institutions permettant de réduire les coûts de
transaction et par là de favoriser le développement économique,
notamment en Hollande et en Angleterre ;
• l’avènement d’un esprit scientifique et
rationaliste qui gagne sur les conceptions magiques et
irrationnelles largement dominantes jusque-là.
Au XVe siècle, un
monde nouveau émerge de la période noire des pestes et des guerres.
L'Europe renaît et forge une économie plus dynamique grâce aux
explorations, à la mise en place de structures et de mentalités
nouvelles. L'impact des grandes découvertes joue à plein au
XVIe siècle avec l’afflux de métaux
précieux et l’extension des échanges, tandis que la réforme
protestante fait vaciller l’Église catholique et les vieilles
conceptions. Au XVIIe siècle enfin, la
sphère économique connaît la stagnation et même le recul, malgré la
prospérité hollandaise, et ce sont les aspects politiques et
institutionnels qui passent au premier plan. La France est le
modèle de la monarchie absolue, ancre de stabilité en Europe.
L'Angleterre au contraire, livrée au chaos et à l’effervescence
politique et religieuse, semble être l’homme malade du continent,
mais c’est là que naîtront les institutions de la modernité. Les
techniques enfin se renouvellent aux Temps modernes qui voient le
triomphe définitif de la science.
L'Économie mercantiliste : la
Renaissance, fin du XVe au
XVIe siècle (1453-1600)
L'émergence d’un monde nouveau à la fin du
XVe siècle
Un nouvel essor dans une économie
fragile
La paix revenue favorise la reprise des
activités économiques, les échanges et la spécialisation, ainsi
qu’une remontée démographique qui elle-même stimule la croissance.
La consolidation des États-Nations, alliée au renouveau des arts,
entraîne des constructions à travers toute l’Europe. Les princes se
font édifier des palais, l’Église des édifices, dans un essor
général où tous rivalisent de magnificence. Mais toute cette
activité économique repose encore sur une base fragile car le monde
rural évolue peu. Les techniques restent rudimentaires, on
n’utilise guère d’engrais ni d’outils. La production est souvent
insuffisante, le surplus très faible, et les disettes se répètent
en moyenne tous les dix-quinze ans, quand vient une mauvaise
récolte. Le commerce des grains est contrôlé par les autorités: les
prix du blé ne sont pas libres, car on craint toujours qu’une
pénurie entraîne une flambée des cours et une famine. La plus
grande partie de la population est misérable et risque l’exclusion
du marché à chaque hausse. On stocke en prévision des mois de
soudure, au printemps, quand il faudra rationner la consommation.
Le pain est l’alimentation de base et il n’y a pas de produit de
remplacement en cas de crise, comme cela sera le cas plus tard avec
les produits d’Amérique tels le maïs et la pomme de terre. Comme
les transports sont très lents, on ne peut faire appel aux régions
qui seraient en excédent, ou encore importer. Dans la plupart des
cas d’ailleurs les pénuries provoquées par les mêmes conditions
climatiques défavorables, sont générales, et il n’y a pas de
secours à attendre de l’extérieur. En outre une population
croissante pèse sur une offre inélastique, et les marchés sont
toujours très tendus. L'économie de l’Europe de la Renaissance est
encore extrêmement vulnérable, même si par d’autres aspects elle
entre en mutation.
Les réformes économiques
Les transformations les plus notables sont
l’apparition d’un individualisme
agraire en Grande-Bretagne et les premières formes
d'interventionnisme étatique en
France.
• Les enclosures en Angleterre
L'Angleterre est une grande productrice de laine
durant tout le Moyen Âge et elle exporte le produit brut vers les
Flandres qui le transforment en draps. Ces exportations ont
entraîné l’extension de l’élevage par rapport aux surfaces
cultivées, ce qui requiert la surveillance des troupeaux et donc la
clôture des terres. Les seigneurs, pour s’assurer des gains élevés
perçus grâce à la laine sont ainsi à l’origine du mouvement des
enclosures, où les moutons prennent la
place des céréales. Des haies naturelles sont érigées un peu
partout pour les identifier. Au départ le mouvement est spontané et
décidé par des propriétaires terriens. À partir de 1604, c’est le
Parlement qui autorise la plupart des enclosures par des lois
(enclosure acts). Les nouvelles terres
ainsi appropriées gardent des tenanciers qui deviennent les
fermiers ou les métayers du grand propriétaire terrien
(le landlord), selon que le loyer
qu’ils payent sur la terre, la rente,
est en espèce ou, de moins en moins, en nature.
La fin du XVe siècle
est une période d’accélération des clôtures, car le prix de la
laine est élevé par rapport aux céréales. Au XVIe, le rapport relatif des prix s’inverse et le
mouvement est freiné. Puis les enclosures sont décidées pour
diversifier les cultures et non plus seulement pour l’élevage du
mouton, et elles s’intensifient au XVIIe
siècle. L'Angleterre bascule alors du système collectif de
l’open field au système individuel de
la propriété terrienne, préparant ainsi la voie pour la révolution
agricole du XVIIIe.
Le XVe siècle voit
aussi le début d’une transformation locale de la laine en
Angleterre, le développement d’une industrie textile. Il apparaît
plus profitable à la fois de satisfaire directement la demande
interne et aussi d’exporter le produit manufacturé. Et comme
l’exportation est toujours maritime, le pays s’oriente tout
naturellement vers la construction navale et la navigation. Les
merchant adventurers qui se lancent
depuis Bristol, Southampton, Londres, à la conquête de marchés
étrangers et élargissent les exportations de l’Angleterre,
confortent cette vocation. En bref, les enclosures favorisent le
passage du féodalisme au capitalisme, de l’économie féodale à
l’économie de marché, tandis que le développement industriel et
commercial accélère cette mutation.
• Les premières politiques économiques en
France
Il s’agit pour les Valois de reconstruire un
royaume ravagé par plus de cent ans de guerre contre l’Angleterre.
Charles VII entreprend de rétablir les conditions favorables au
commerce en protégeant les marchands, en abolissant les péages sur
les fleuves, en lançant des foires, en reconstruisant les routes,
les ports, les voies navigables. La fortune de Jacques Cœur, grand
argentier du roi venu de Bourges, qui forge un empire commercial et
industriel allant de l’Orient à l’Europe du Nord, illustre ce
renouveau économique et les possibilités d’ascension d’un simple
roturier, dans un monde où les affaires et le commerce lointain
prennent une importance croissante.
La politique de Louis XI prendra un tour déjà
mercantiliste, caractérisé par une intervention foisonnante et
parfois sans suite de l’État en matière économique. Ainsi la foire
de Lyon est favorisée en 1462 et supplantera celle de Genève au
siècle suivant, des activités minières et métallurgiques sont
lancées, des grands travaux sont également entrepris comme la
construction de digues sur la Loire ou le creusement de canaux pour
la navigation, un système de courrier et de postes-relais est mis
en place. Les nobles sont incités à faire des affaires et donc à
rompre l’ancien interdit vis-à-vis du commerce (sa pratique
entraînait au Moyen Âge la dérogeance,
c’est-à-dire la perte de sa qualité). Les corporations existantes
sont renforcées, d’autres sont créées, et dans tous les cas leurs
monopoles sont garantis par l’État. Enfin le roi favorise le
commerce outre-mer, surtout celui du Levant en Méditerranée, sans
réaliser que de nouvelles voies sont possibles, et dans ce domaine
la France est en retard sur les Portugais. Ceux-ci portent depuis
longtemps leurs efforts sur l’Atlantique et sont en train de se
constituer une chasse gardée en Afrique, où ils font le commerce de
l’or, des esclaves, des épices, avant d’aller plus loin, vers
l’Inde.
Les facteurs des explorations du Portugal et
de l’Espagne
Les grandes découvertes ont d’abord des
explications économiques. La première
est la pénurie de métaux précieux au XVe
siècle qui gêne le développement du commerce. L'argent est extrait
dans les mines autrichiennes du Tyrol dont la production se
ralentit, et l’or arrive au compte-gouttes depuis le Soudan par
l’intermédiaire des échanges avec les Arabes. Les Portugais vont
d’abord en Afrique en quête de l’or dans le commerce côtier, et les
Espagnols le trouveront en Amérique, alors qu’ils recherchent les
épices de l’Inde en allant directement vers l’ouest.
Une deuxième raison est que les villes
italiennes, et en particulier Venise et Gênes, détiennent le
monopole du commerce des épices et de la soie avec l’Orient, et
réclament des prix extravagants pour la vente de ces produits dans
toute l’Europe. Les Portugais les premiers forment le dessein de
contourner l’Afrique pour aller chercher directement l’or,
l’ivoire, les épices et les soieries, et briser le monopole
italien. La chute de Byzance en 1453 met entre les mains des seuls
Turcs tous les points d’arrivée des caravanes venues d’Orient et
renforce encore le contrôle de l’Islam sur le commerce
asiatique.
Dans l’Europe toute entière enfin, circulent des
légendes sur le royaume du Prêtre Jean, mythique région d’Afrique
orientale où des chrétiens, coupés de l’Occident après l’expansion
musulmane, auraient formé un vaste empire capable de prendre à
revers l’ennemi commun, les Arabes. Mais le royaume recherché n’est
autre que l’ancienne Abyssinie, ou Éthiopie. Le pays est
effectivement chrétien, mais ses forces et ses ressources sont bien
éloignées des attentes occidentales, et une fois les contacts
établis directement avec l’Inde, il sera oublié par les
Européens.
La flotte arabe est battue dans l’océan Indien
par les Portugais. Au moment même où la poussée ottomane menace
l’Europe chrétienne jusqu’à Vienne, le Portugal se rend maître
d’une des régions les plus peuplées du monde et domine le commerce
oriental pendant tout le XVIe siècle.
Implantés à Goa en Inde, à Java et Sumatra dans les Moluques, à
Macao en Chine, les Portugais collectent les soieries, le poivre et
autres épices, et les expédient vers l’Europe.
Si les motifs économiques expliquent la volonté
de découvrir, des facteurs techniques
seuls ont permis le succès des explorations. Jusqu’au XVe siècle, les navires qui descendaient le long de
la côte marocaine étaient considérés comme perdus s’ils dépassaient
le cap Bojador, surnommé avec quelque raison le cap de la peur. En
effet, au-delà de ce point on tombe dans le régime des alizés,
vents violents orientés vers l’ouest, qui soufflent durant neuf à
dix mois de l’année. Depuis les Phéniciens, nombre de navigateurs
ont tenté d’explorer l’Afrique mais, n’étant jamais revenus, ils
ont tous dû garder leurs découvertes pour eux-mêmes! Le progrès des
coques, des gréements, des techniques de point et d’orientation
permettent enfin de revenir contre le vent, après une descente aux
allures portantes. Henri le Navigateur rassemble à Sagres, au sud
du Portugal, un véritable think tank
composé des plus grands savants, marins et connaisseurs des choses
de la mer, avec un but clairement défini: découvrir l’Afrique et le
passage vers les Indes. Il est selon Boorstin, « l’inventeur de la
découverte organisée ».
La caravelle est
dessinée à Sagres, navire des découvertes, rapide et légère, elle
est gréée de voiles latines sur deux ou trois mâts, pour pouvoir
remonter le vent. Son faible tirant d’eau lui permet d’aborder les
rivages africains et remonter les fleuves. Avec une patience et une
persévérance immuables, les Portugais progressent étape par étape,
de plus en plus loin au sud, établissent une cartographie précise
des nouvelles côtes, fondent des postes, des comptoirs, développent
les contacts et les échanges. Ils sont les premiers en Afrique et
en font leur domaine réservé. L'or, l’ivoire, les esclaves et
quelques épices commencent à arriver en Europe par Lisbonne.
L'Espagne de son côté, partie plus tard, bénéficiera de l’ouverture
d’un nouveau continent grâce à Colomb. Si la découverte de
l’Amérique est fortuite et donc plus en accord avec l’approximation
scientifique de l’époque, les explorations des Portugais ont
l’aspect plus moderne d’une entreprise programmée, sur un terrain
mieux connu, avec une équipe formée avec soin et des objectifs bien
définis. Mais les deux pays, par leurs explorations, sont les
pionniers du monde moderne, ils ouvrent à l’Europe les voies du
commerce atlantique qui dominera l’économie mondiale jusqu’au
XXIe siècle.
L'impact des grandes découvertes et de la
Réforme au XVIe siècle
La naissance du colonialisme et le commerce
triangulaire
L'exemple des pays ibériques est suivi par les
autres nations européennes qui n’acceptent pas le partage du traité
de Tordesillas de juin 1494 entre le Portugal et l’Espagne.
François Ier lance ainsi Verrazano et
Cartier vers l’Amérique du Nord. Le premier reconnaît la future
baie de New York baptisée Nouvelle Angoulême, et le second remonte
le Saint Laurent jusqu’à Montréal. L'Angleterre d'Elisabeth
Ire arme
Francis Drake qui effectue le deuxième tour du monde en 1580 et
Walter Raleigh qui fonde la Virginie en 1584. La Hollande prend
pied en Amérique : la Nouvelle Amsterdam est fondée en 1624
sur le site reconnu par Verrazano un siècle plus tôt, mais c’est
surtout l’Asie qui est visée par les Hollandais: Cornelis Houtman
rapporte une pleine cargaison de poivre et autres épices
d’Insulinde en 1595, Jan Pieterszoon Coen fonde Batavia (future
Djakarta) en 1619 et Abel Janszoon Tasman fait le tour de
l’Australie en 1642, découvre l’île qui porte son nom, ainsi que la
Nouvelle-Zélande nommée en l’honneur d’une des sept Provinces
unies. Enfin Isaac Le Maire et Willem Schouten ouvrent en 1615 une
nouvelle voie vers Java en contournant les premiers le cap qu’ils
baptisent du nom de leur port d’attache aux Pays-Bas (Hoorn). Si
l’empire portugais est menacé par les Bataves, les colonies
espagnoles ne sont guère inquiétées malgré la pression croissante
des corsaires et des pirates. L'exploitation du Mexique (Nouvelle
Espagne), de la Colombie (Nouvelle Grenade), du Pérou, des pays du
Rio de la Plata, après les conquêtes de Cortés (1521), Pizarre
(1533) et Mendoza (il fonde Santa Maria del Buen Aire en 1536), se
fait vers l’intérieur des terres et non plus seulement sur les
côtes, comme en Afrique et en Asie.
La découverte des Amériques et l’ouverture d’un
commerce direct vers l’Inde et la Chine entraînent un brassage
général des cultures et des modes de vie qui changera la face du
monde. Les échanges de produits entre les continents bouleversent
l’agriculture et l’industrie. En Amérique les produits inconnus
apportés par les Espagnols sont implantés avec un tel succès qu’on
les considère parfois maintenant comme des produits d’origine
locale! En sens inverse les produits américains sont introduits
dans l’ancien monde de l’Europe à l’Orient, de la Méditerranée à
l’Afrique noire. Une espèce de complémentarité globale modifie les
régimes alimentaires et introduit une diversification, un
arbitrage écologique planétaire, qui
sera le prélude à une véritable révolution agricole et
démographique dans l’ensemble du monde.
Échanges entre le Vieux et
le Nouveau Monde
Cependant, des conséquences moins favorables de
cette colonisation concernent tout d’abord les peuples eux-mêmes
qui ont été découverts par les Européens: une véritable
extermination de la population locale, de ceux qu’on appelle à tort
les Indiens, est à l’œuvre au XVIe
siècle. En cent cinquante ans, à partir de la conquête espagnole,
la population des Antilles est anéantie, celle du Mexique réduite
de 90 %, celle du Pérou de 95 % ! Les massacres qui
accompagnent ces premières guerres coloniales d’invasion ne sont
pas les principaux responsables de l’effondrement
démographique : le travail forcé et les épidémies en sont les
causes majeures. Dans les plantations et dans les mines, la
main-d’œuvre locale est exploitée par les Espagnols dans des
conditions épouvantables, contre lesquelles l’action humanitaire
admirable d’un Bartolomé de Las Casas, ne peut pas grand-chose. Il
les décrit dans sa Brevíssima relación de la
destrucción de las Indias et obtient de Charles Quint en
1542 des lois plus humaines. Mais avec la distance et les délais
entre Madrid et la Nouvelle Espagne, elles ne sont guère
appliquées. Le travail est refusé par les populations locales qui
parfois préfèrent se laisser dépérir. Les maladies apportées par
les Européens provoquent des ravages foudroyants chez les peuples
d’Amérique, non immunisés contre des affections aussi bénignes que
la rougeole ou la grippe, mais également en proie à la variole, à
la typhoïde et au typhus. En échange, si l’on peut dire, les
Espagnols rapportent la syphilis « découverte » aux
Amériques.
La conséquence de ce véritable anéantissement
est le début de la traite des Noirs, plus résistants, qui
remplacent les Indiens dès 1501. Le commerce triangulaire se met
progressivement en place au XVIe siècle
et durera plus de trois siècles jusqu’à l’abolition de l’esclavage
par les Européens (1833 en Angleterre, 1794 puis 1848 en France) et
par les pays américains (1862 aux États-Unis, 1880 à Cuba et 1888
au Brésil). Les trois pointes du triangle sont l’Europe, l’Afrique
et l’Amérique.
Sur le premier côté, les navires partent des
ports européens chargés de marchandises comme les armes, les
étoffes, les poteries, le tabac, le sel, l’alcool, des produits de
pacotille et de la monnaie sous forme de cauris (coquillages).
L'échange a lieu sur les côtes d’Afrique contre des esclaves
fournis par les puissances locales. La main-d’œuvre est rassemblée
dans les comptoirs comme l’île de Gorée dans la rade du cap Vert ou
le fort d’El Mina sur la Côte de l’Or (Ghana), véritables maisons
de concentration, dignes des camps du XXe siècle. Le deuxième côté est la traversée de
l’océan dans les circonstances atroces maintes fois décrites et
avec des pertes pouvant aller jusqu’aux deux tiers de la cargaison
humaine; pertes dues à la déshydratation meurtrière dans des
conditions d’entassement inimaginables. Sur la troisième pointe,
dans les ports de la côte et des îles d’Amérique, les esclaves sont
vendus contre de l’or, de l’argent, des produits miniers, des
denrées tropicales (coton, tabac, sucre de canne, mélasse, rhum,
café, cacao, vanille) et rapportés ensuite en Europe sur le
troisième côté du triangle.
Ce commerce donne lieu à des profits
considérables puisqu’il revient à échanger des produits
manufacturés de faible valeur contre des métaux précieux ou des
produits exotiques fort prisés en Europe. En somme un échange déjà
inégal, avant d’être illégal. La fortune des ports comme Lisbonne,
Amsterdam, Bordeaux, La Rochelle, Nantes, Bristol, Liverpool, etc.
vient en partie du commerce du « bois d’ébène ». Les historiens et
les économistes discutent toujours sur le rôle de ces profits dans
l’accumulation du capital en Occident. Pour les uns, trois siècles
d’accumulation en Europe aux dépens de l’Afrique, pour laquelle
l’esclavage représente une saignée de ses forces vives, suffirait à
expliquer la révolution industrielle au XVIIIe siècle ainsi que le retard du continent noir.
Pour les autres, le rôle de ce trafic n’aurait été que marginal
dans l’enrichissement de l’Europe et l’accroissement des écarts de
revenus avec ce qui deviendra le tiers-monde.
Les mutations de l’Europe économique
Les centres traditionnels de l’Europe
économique, c’est-à-dire l’Italie septentrionale, l’Europe
centrale, la mer du Nord et la Baltique, connaissent un déclin
relatif à partir du XVIe siècle, du fait
de la réorientation du commerce international vers le grand large.
C'est la façade atlantique, de Séville à Liverpool, qui bénéficiera
de cette nouvelle orientation et deviendra la partie la plus
dynamique de l’Europe.
Le quadrilatère Venise-Milan-Gênes-Florence
reste cependant la région la plus industrialisée du continent. Les
profits du commerce du Levant accumulés durant des siècles ont
permis une richesse et un raffinement sans égal. Ce n’est pas un
hasard si la Renaissance a l’Italie pour berceau. Les industries de
la soie, du coton, du papier, du livre, des armes, se sont
développées et ont une réputation universelle de qualité. Cependant
l’Italie se trouve à l’écart des nouveaux courants commerciaux, les
Portugais ont brisé le monopole italien sur le commerce des épices
et livré tout au long du XVIe siècle une
concurrence acharnée à l'encontre de Venise, de Gênes et des autres
villes toscanes ou piémontaises. Obtenant les denrées orientales
sans intermédiaire, ils cassent véritablement les prix en Europe et
favorisent le déclin économique italien.
L'Europe centrale est également éloignée du
commerce atlantique, alors que jusque-là sa situation au carrefour
des mondes nordique et méditerranéen avait favorisé son
développement. Des activités métallurgiques exploitant la
production des mines du Tyrol, des activités textiles,
l’horlogerie, la céramique, se sont implantées depuis le
XIIe siècle. Lyon est pendant la
Renaissance la capitale économique du royaume de France, favorisée
par les Valois qui y résident. La foire de l’ancienne capitale des
Gaules devient la plus importante d’Europe. Elle se réunit durant
quinze jours, quatre fois par an, et attire tous les marchands,
artisans et banquiers des pays voisins. La ville au confluent de
Rhône et Saône restera le centre financier du royaume jusqu’au
XVIIIe siècle. La soierie s’y implante
définitivement en 1531 avec un succès croissant, face aux fabriques
italiennes jusque-là les seules en Europe.
La mer du Nord et la Baltique ont vu leur
commerce organisé depuis le XIIIe siècle
par la Hanse, la ligue des villes
allemandes comme Brême, Lübeck, Hambourg, jusqu’à Danzig, Riga,
Tallinn, Novgorod. Les produits primaires de l’est (bois, blé,
fourrures, ambre, etc.) sont échangés contre les produits
manufacturés comme les textiles, les armes, les livres, le papier,
etc. La ligue hanséatique, qui repose sur les privilèges
corporatifs médiévaux, est cependant en plein déclin au
XVIe siècle. Les marchands hollandais et
anglais envahissent la Baltique avec des méthodes commerciales
nouvelles et agressives. Refusant les privilèges de la Hanse, ils
sont bien accueillis dans les régions slaves qui souhaitent se
libérer de la tutelle germanique. Les Hollandais et les Flamands
surtout détiennent les clés du commerce atlantique et des produits
exotiques comme les épices, grâce à leurs liens politiques et
commerciaux avec l’Espagne et le Portugal.
Sur l’Atlantique, Séville, Cadix et Lisbonne
sont les principaux ports d’où partent et aboutissent les nouvelles
voies du commerce international. Le partage des terres nouvelles
par le traité de Tordesillas fait que les épices arrivent au
Portugal, mais aussi l’or du Soudan et de Guinée, les cotonnades
indiennes, la soie de Perse et de Chine, les parfums d'Arabie...
Tandis que les pierres, les métaux précieux et les denrées
tropicales d’Amérique arrivent en Espagne. Les principes
mercantilistes conduisent à l’organisation de monopoles étatiques
pour ces échanges: la Casa da India e
Guiné à Lisbonne centralise l’arrivée des produits des
Indes, du Brésil et de l’Afrique, la Casa de
contratación à Séville les produits venus des Indes
occidentales. Mais les autres pays de l’ouest européen voient
également leurs ports atlantiques se développer. Les Flandres,
tournées vers l’Atlantique et en même temps vieux centre industriel
et commercial, seront au cœur de l’économie européenne et de la
nouvelle économie-monde en formation. C'est Anvers qui connaît la
croissance la plus spectaculaire, la ville est mieux placée que les
ports ibériques, au centre des grands lieux de consommation et au
carrefour de l’Europe. Elle fait en outre partie de l’empire des
Habsbourg et se trouve donc en liaison permanente avec Séville et
Lisbonne. Anvers redistribue sur toute l’Europe les richesses
nouvelles qui ne font que transiter par la péninsule ibérique. Bien
qu’ils contrôlent la ville, les souverains espagnols ne cherchent
pas à établir une réglementation de type mercantiliste, et la plus
grande liberté économique y règne: les corporations ont été
abolies, les opérations de change sont libres. La première Bourse
du commerce y est créée en 1531 et des opérations financières, des
échanges de titres, de capitaux, des opérations de spéculation sur
les marchés à terme commencent à apparaître dans ce qui devient le
centre économique et financier de l’Europe pendant tout le
XVIe siècle.
Le déclin des puissances ibériques au siècle
suivant est lié à leur richesse même, importée des Amériques et des
Indes. Elle les aurait empêchées de développer les activités
productives, par une sorte de facilité consistant à acheter les
produits manufacturés de l’Europe du Nord contre les métaux
précieux et les denrées tropicales, et donc à stimuler les
industries des autres. Cet effet pervers a été amplifié par des
politiques inspirées par les formes les plus étroites du
mercantilisme et de l’aveuglement religieux:
• L'expulsion d’environ 150 000 Juifs en
1492 est suivie de celle des musulmans en 1502. Un régime
caricatural de grandes propriétés (2 % des Espagnols possédaient 97
% des terres), mal gérées par de riches propriétaires absentéistes
mais exemptés d’impôts, se met en place après le départ des petits
paysans morisques qui maîtrisaient les techniques d’irrigation, à
la différence de leurs successeurs chrétiens.
• La
recherche de sources fiscales par les souverains, pour financer les
guerres destinées à étendre ou préserver l’hégémonie des Habsbourg
en Europe, conduit à une montée des impôts étouffant
progressivement l’activité économique. Ainsi une ressource
essentielle pour l’État provenait de la corporation des éleveurs de
moutons mérinos – la Mesta – dont la
laine était recherchée dans toute l’Europe. La Mesta est favorisée
au détriment des agriculteurs. L'État lui accorde des droits de
passage sur les terres cultivées et des droits de pâturage sur les
communs ou même les terres privées, et on interdit les enclosures
pour laisser la place aux éleveurs.
• De même
les droits de douane entre provinces et entre les pays qui
formaient l’empire européen de Charles Quint ou Philippe II, et
même entre les colonies, empêchaient la circulation des produits et
la mise en place d’une spécialisation favorable au développement.
En Espagne même, l’Aragon, la Catalogne et la Castille restent
séparés par des douanes.
• La
création de monopoles par l’État, comme la Casa de contratación, et le renforcement des
corporations à travers le pays, en échange de taxes, ont également
bloqué la croissance économique. Le commerce avec les Amériques
devait obligatoirement passer par Séville, aux dépens des autres
ports, ce qui multipliait les détournements et la contrebande au
détriment de la Couronne. Au total les activités productives
semblent avoir été systématiquement découragées, les droits de
propriété menacés et bafoués par l’autorité même qui aurait dû les
protéger.
L'essor du XVIe
siècle
Le renouveau du XVIe
siècle, artistique, mental, religieux et culturel, est aussi un
renouveau démographique et économique, il s’accompagne d’une
révolution des prix et de l’ascension des marchands et des
financiers dans la société, trois points développés ci-après.
• La remontée démographique et la croissance
économique
La population en Europe, d’environ 60 millions
d’habitants en 1450, aurait atteint 69 millions en 1500, 78 en
1550, 89 en 1600 et peut-être 100 millions en 1650 et 140 millions
en 1750. En France elle aurait suivi les plateaux indiqués dans le
tableau
1, montrant une récupération du creux de 1400 seulement au
début du XVIIe siècle, lui-même marqué
par un ralentissement démographique. La population urbaine est
également en pleine ascension. Parmi les plus grandes villes
d’Europe, Paris passe de 200 000 à 250 000 habitants entre 1500 et
1600, Londres et Séville de 50 000 à 150 000, Amsterdam de 10 000 à
100 000 et Naples de 125 000 à 250 000 habitants.
De multiples facteurs sont à l’origine de cette
reprise : le retour de l’ordre public avec le renforcement des
États, la fin des guerres, le recul de la peste, le réchauffement
du climat, la hausse des salaires réels au XVe siècle due à la rareté de la main-d’œuvre, ou
bien encore le retour du balancier d’un mouvement cyclique. Ce
dernier s’expliquerait par les liens entre les techniques et les
ressources selon le schéma malthusien. La croissance démographique
à partir du creux du XVe siècle est
possible parce que les techniques disponibles permettent de nourrir
une population en hausse, comme dans la période faste du Moyen Âge
(XIe au XIIIe
siècle). Puis peu à peu la pression démographique devient trop
forte par rapport aux ressources et aux techniques stationnaires.
On entre dans des rendements décroissants, la production par tête
tend à diminuer et on retrouve les disettes et les famines qui
entraînent un nouveau recul démographique. C'est le cas au
XVIIe en Espagne, en Allemagne, en
Italie et en France. Seules la Hollande et l’Angleterre échappent à
ce piège malthusien, justement parce que ces pays parviennent à
éviter les rendements décroissants en innovant au plan technique
(agriculture) et institutionnel (droits de propriété).
Le renouveau démographique s’accompagne au
XVIe siècle d’une croissance économique.
Impossible à évaluer étant donné l’absence de statistiques,
l’augmentation de la production est évidente selon tous les
témoignages de l’époque. Les grands travaux se multiplient, les
campagnes se repeuplent et partout les terres sont remises en
culture. Les dépenses publiques relancent l’activité économique.
Les modes de vie changent avec l’introduction de nouvelles
habitudes, de pratiques qui semblent encore luxueuses ou superflues
à l’époque. Cette évolution a également été facilitée par
l’abondance monétaire retrouvée, à l’origine de l’inflation du
siècle.
• La grande inflation
L'afflux de métaux précieux d’Afrique et surtout
d’Amérique provoque une hausse continue des prix. En 1600, ils ont
été en moyenne multipliés par deux à quatre selon les pays par
rapport à 1500. La pénurie de numéraire du XVe siècle a fait place à un gonflement rapide de la
masse monétaire. Si seulement 148 kg d’argent
arrivent à Séville entre 1521 et 1530, ce sont 2 213 631 kg
qui entrent de 1601 à 1610, après la mise en exploitation du Potosí
en 1545 ! Au total 181 tonnes d’or et 16 000 tonnes d’argent
se sont ajoutées au XVIe siècle au stock
de monnaie en Europe, soit un accroissement évalué entre 50 et 200
%. On doit y ajouter l’augmentation de la production argentifère
des mines européennes, et d’autres facteurs comme les manipulations
monétaires des princes ou l’apparition de nouveaux moyens de
paiement (les premières formes de monnaie papier). On comprend
facilement en tout cas l’effet inflationniste qui a tant intrigué
les contemporains.
La conception mercantiliste de l’époque faisait
des métaux précieux les richesses suprêmes, ce qui explique
l’incompréhension des causes de l’inflation. Les gens ne pouvaient
comprendre que le mal, l’inflation elle-même, avait pour origine la
surabondance du bien par excellence, l’or et l’argent. Ce sera le
mérite d’un juriste et philosophe angevin, Jean Bodin, d’expliquer
en 1568 l’origine de l’inflation et de formuler pour la première
fois la fameuse théorie quantitative de la monnaie.
L'inflation a opéré une vaste redistribution:
les marchands, les producteurs, les paysans qui pouvaient vendre
leurs produits en ont bénéficié; les salariés et les titulaires de
revenus fixes, comme les propriétaires terriens touchant une rente,
ont vu leurs revenus réels baisser au XVIe siècle. La hausse des profits (les prix
augmentent plus vite que les salaires) a permis une accumulation du
capital en Occident. La ruine des seigneurs propriétaires-terriens
les incite à vendre leur patrimoine foncier, et le marché de la
terre facteur de production se développe. Les anciens propriétaires
se tournent vers le service de l’État, le commerce ou l’entreprise.
La baisse des salaires réels est également la conséquence de
l’accroissement de la population, car la main-d’œuvre redevient
abondante. De même l’amélioration des termes de l’échange des
produits agricoles (hausse des prix plus rapide que celle des
produits manufacturés) est le résultat de la rareté croissante des
terres et aussi de la baisse de la productivité agricole due au
non-renouvellement des techniques. Mais le secteur marchand réalise
au contraire des gains de productivité qui permettent de réduire
les coûts de transaction.
• La montée des
marchands et la diffusion des techniques comptables et
bancaires
La progression des échanges s’accompagne de
celle des marchands, qui traitent à l’échelle européenne et créent
des sortes de multinationales avant la lettre, comme Jakob Fugger à
Augsbourg en Bavière. Les techniques de gestion et de crédit dans
des entreprises aussi vastes deviennent naturellement plus
complexes. Il faut introduire la rigueur dans les comptes, et les
pratiques de comptabilité moderne apparaissent à cette époque. Le
passage des écritures dans un journal, la méthode de la double
inscription pour vérifier l’exactitude des opérations sont des
pratiques nouvelles à travers l’Europe. Des manuels paraissent, des
séances de formation sont organisées. La comptabilité en partie
double permet de faire apparaître l’entreprise comme une entité à
part, car pour équilibrer actif et passif, il faut inscrire le
capital, c’est-à-dire les sommes dues par la firme à ses
propriétaires. Selon la thèse de Werner Sombart, l’autonomie de
l’entreprise vis-à-vis d’une famille, son appréhension comme une
personne morale à la recherche du profit, viennent de là, de la
technique comptable : « On ne peut imaginer le capitalisme
sans la comptabilité en partie double ».
En même temps le crédit prend une ampleur telle
que l’usage de la monnaie scripturale et de la monnaie fiduciaire
se généralise dans le monde commerçant. Les virements de compte à
compte, les calculs de compensation pour éviter les paiements en
espèces sont pratique courante. La lettre de
change également devient un moyen de paiement en même temps
qu’une forme de crédit. Lorsqu’un marchand achète des marchandises,
il remet en paiement une lettre de change, c’est-à-dire une
reconnaissance de dette, un engagement à payer à une date
ultérieure le montant de ces marchandises, majoré d’un intérêt
correspondant au délai qu’il obtient. La lettre peut circuler entre
marchands et elle devient ainsi un moyen de
paiement, une monnaie fiduciaire, une des premières formes
de monnaie papier. Les lettres de change sont également cotées en
Bourse et donnent lieu à spéculation, elles peuvent être escomptées
auprès des banques pour obtenir des liquidités.
Un véritable marché monétaire des crédits à
court terme se forme en Europe où les taux tournent autour de 10 %.
L'intérêt est toujours condamné par Rome, mais il est pratiqué
partout, même par les ecclésiastiques, et la doctrine prend un
retard croissant sur les faits. Depuis longtemps, l’Église est
passée d’un rôle de changement à un rôle de conservation dans la
société, et la révolution des mentalités viendra en dehors de ses
structures.
L'évolution des mentalités
Un changement majeur se manifeste au
XVIe siècle avec la Réforme. C'est
l’idée que la richesse matérielle est le signe de la réussite
individuelle et que la bénédiction divine accompagne celui qui
prospère dans ses affaires. Jean Calvin à Genève est à l’origine de
cette « canonisation des vertus économiques », et c’est ce qui
expliquerait, selon la thèse bien connue de Max Weber dans
l’Éthique protestante et l’esprit du
capitalisme (1904), le succès du capitalisme commercial et
financier dans les pays ayant adopté le calvinisme.
Pour se démarquer de l’Église et bien montrer
que les prêtres n’ont aucun moyen d’accorder le salut, Calvin
soutient l’idée de prédestination. Tout individu est marqué et
bénéficie ou non de l’élection divine dès sa naissance, et rien de
ce qu’il pourra faire par la suite n’y changera quoi que ce soit.
Dans l’ignorance où il se trouve (il ne sait pas s’il fait partie
des élus), le protestant est habité par l’angoisse et il cherche
tout au long de son existence des signes qui lui permettent de s’en
libérer. Un signe important est justement le succès matériel.
L'enrichissement, le profit, l’accumulation sont donc des facteurs
qui permettent au calviniste de se rassurer, de se guérir du doute.
Mais les richesses ne sont pas faites pour être consommées, pour
apporter le luxe ou le plaisir, car celui qui s’y livrerait,
perdrait les indices qu’il recherche, qui lui donnent la certitude
du salut. Une vie austère consacrée au travail, à l’épargne, à
l’amélioration du patrimoine, au respect de ses engagements, au
sens de la responsabilité, à l’exactitude et à la fidélité en
affaires, ne sont pas les moyens d’obtenir la grâce, puisque cela
est impossible, mais bien ceux qui permettent d’obtenir la
sérénité. De telles justifications ne pouvaient évidemment que
canaliser les énergies vers les activités économiques. Calvin
justifie également la pratique du prêt à intérêt. Il distingue
l’usure et l’intérêt, et, contre Rome, affirme que la Bible ne
condamne pas ce dernier, mais seulement son abus. Le monde
protestant n’aura plus dès lors besoin de recourir à des
subterfuges pour développer les mouvements de capitaux. L'interdit
est par exemple levé en 1658 en Hollande, mais dans les pays
catholiques le pape confirme l’interdiction aussi tard que 1745, et
en France il faudra attendre 1789 pour que la législation cesse de
prohiber l’intérêt.
Au-delà de ces deux aspects de la réussite
matérielle et de l’intérêt, le protestantisme insiste sur la
liberté individuelle face aux autorités religieuses. Une
sphère économique autonome, une
économie qui se sécularise, voilà le
nouveau cours des idées et des faits dans l’Europe de la
Renaissance. Les entrepreneurs ne sont plus soumis à des
interdictions de nature morale. Au contraire, une nouvelle éthique
permet de défendre leurs nouveaux acquis, leurs nouvelles
libertés.
L'économie mercantiliste au XVIIe siècle
Mercantilisme et libéralisme
Le XVIIe siècle est
largement caractérisé par la stagnation et même le recul
économique. La baisse de l’activité industrielle est ainsi estimée
à 40 % entre 1624 et 1720 en France. Le ralentissement des arrivées
d’or et d’argent du Nouveau Monde provoque une déflation générale
après 1650. Les difficultés agricoles liées à un refroidissement du
climat – on a parlé d’un petit âge glaciaire en Europe aux
XVIIe et XVIIIe siècles – provoquent le retour de famines
meurtrières. La France est frappée en 1630-32, en 1648-1652 au
moment de la Fronde, en 1693-1694 et enfin en 1709-1710. Plus
généralement, les difficultés économiques et les misères d’un
siècle – qui paradoxalement est le siècle d’or de la culture
française – viennent du déséquilibre entre la population et les
ressources dans lequel l’Europe retombe à nouveau. Comme la
croissance démographique des XIIe-XIIIe avait débouché
sur la crise du XIVe, celle du
XVIe bute sur des techniques agricoles
stationnaires et provoque le recul démographique du XVIIe. Cependant une différence majeure est que cette
dépression ne touche pas de la même façon tous les pays européens.
La Hollande, grâce à des institutions efficaces, sera le premier
pays à échapper au piège malthusien et annoncer, avant l’Angleterre
et la révolution industrielle, la possibilité du développement. Les
indices de salaires réels sont nettement orientés à la hausse dans
ces deux pays, à la différence des cas français et ibérique, malgré
la pression démographique. On peut attribuer ces succès à des
progrès dans les domaines agricole et institutionnel.
« La nation capitaliste par excellence »
Le XVIIe siècle est
donc avant tout celui de la Hollande, la « nation capitaliste par
excellence », selon la formule de Marx. Amsterdam rayonne sur
l’économie-monde occidentale. Le pays est un refuge des plus
tolérants pour les savants, les penseurs, pour les Flamands et les
Wallons fuyant la domination espagnole, pour les tenants d’une
religion persécutée comme les huguenots français ou les Juifs
d’Anvers, du Portugal et d’Espagne. La prospérité a atteint un
niveau sans précédent, plus de 50 % des Hollandais vivent dans les
villes. Cela est le signe d’un surplus considérable dans le monde
rural et donc d’une agriculture florissante et très productive. En
France à la même époque le taux d’urbanisation n’est que de 10 %,
ce qui correspond à un surplus d’un dixième de la production, au
lieu de la moitié: il faut environ dix familles paysannes au lieu
d’une en Hollande pour nourrir une famille en ville. Les terres
gagnées sur la mer sont accompagnées de droits renforcés. Un régime
de propriété individuelle s’installe et établit les facteurs
incitatifs au progrès.
Les Provinces-Unies sont une exception dans une
Europe monarchique: elles forment une république, pas encore
démocratique certes, mais une république de notables dirigée par
leur Stathouder. Le pouvoir législatif
est détenu par les régents choisis
parmi les grandes familles de marchands, de propriétaires terriens,
de nobles qui représentent les diverses provinces et siègent aux
États généraux à La Haye.
Après l’agriculture, la prospérité néerlandaise
repose sur le commerce. Partis de la pêche en mer du Nord, les
Hollandais rayonneront peu à peu sur le monde entier, en prenant la
place de la Hanse dans le commerce nordique et des Portugais dans
le commerce des épices en Orient. Dans une Europe mercantiliste,
ils pratiquent déjà le laissez-faire à l’intérieur, les commerces
et les industries ne sont pas enserrés dans les règlements
corporatistes étroits qui caractérisent le reste du continent. Dans
une Europe protectionniste, ils sont les inventeurs du
libre-échange: les ports sont libres et les marchandises importées
et exportées faiblement taxées. Les navires de commerce néerlandais
transportent les marchandises de toute l’Europe et la liberté des
mers est revendiquée par les autorités du pays. Le juriste Hugo
Grotius en établit les fondements dans son Mare Liberum7. Les Hollandais
sont les rouliers des mers, ou
transporteurs, dans leurs flûtes, des navires de charge, les
premiers à être construits en série, qui permettent par leur grande
capacité et leur équipage réduit d’abaisser le coût des
transports.
Loin de chercher à équilibrer leurs échanges
zone par zone, ils vendent et achètent en monnaie, partout dans le
monde, et annoncent le commerce multilatéral moderne. On a parlé de
trois piliers du succès hollandais au XVIIe : la Banque
d’Amsterdam créée en 1609, qui pratique les opérations de
change et de crédit à des taux d’intérêt faibles, la flotte qui domine celles de tous ses rivaux, et
surtout la Compagnie unifiée des Indes orientales, la célèbre
VOC (Vereenigde
Oost-Indische Compagnie) qui détient en Asie les pouvoirs
d’un véritable État.
La réussite économique s’explique aussi par
les institutions favorables au marché
et aux droits de propriété, abandonnant les monopoles des
corporations et les obligations féodales. Grâce à elles
les coûts de transaction ont été mieux
contenus qu’ailleurs. Ainsi l’extension des relations de marché,
les foires et les Bourses limitent les coûts de l’information. Les
coûts de la négociation sont abaissés par la généralisation des
pratiques codifiées par la loi et basées sur une plus grande
confiance des échangistes. Enfin les coûts de l’application des
contrats ont également été réduits par la généralisation des hommes
de loi comme les notaires, les juges, les avocats, la certitude que
la fraude serait sanctionnée et que les pratiques loyales seraient
plus payantes à terme.
Le mercantilisme en France
Le mercantilisme est une appellation donnée au
XVIIIe siècle par les libéraux pour
désigner l’idéal économique qui les précédait, idéal forgé dès le
Moyen Âge. Il s’agit plus d’un état d’esprit que d’un corps de
doctrines clairement établi. Des auteurs comme Thomas Gresham en
Angleterre ou Antoine de Montchrestien et Jacques Savary en France
sont significatifs de cette nébuleuse.
Pour comprendre le mercantilisme, il faut partir
de la conception de l’époque selon laquelle les richesses étant en
quantité fixe, il importe d’en attirer le plus possible, non pas
par la création, mais en prenant aux autres. Le concept de
croissance est inconnu, car pour des raisons évidentes et
éternelles la durée d’une vie humaine est trop courte pour
s’apercevoir de changements matériels, même en période de
prospérité. Si la taille du gâteau reste la même dans l’esprit des
gens, la seule solution pour accroître sa part est de prendre aux
voisins. Ainsi le mercantilisme est proche d’une véritable guerre
économique que se livrent les nations pour s’enrichir. Il confond
également la possession de métaux précieux avec la richesse, et ne
voit pas la monnaie pour ce qu’elle est: un simple moyen des
échanges. Adam Smith aura beau jeu de montrer que seules les
capacités de production d’un pays font sa prospérité, et non le
montant de ses réserves en or ou en argent. Les mercantilistes font
aussi la confusion entre la richesse de l’État et celle du pays.
Leurs préoccupations sont avant tout fiscales : comment faire
rentrer l’argent dans les caisses du Trésor. Les préceptes en
matière d’intervention publique résultent de ces idées : il
est indispensable de dégager un excédent de la balance commerciale
pour faire rentrer l’or et l’argent. Pour cela, il faut freiner les
importations par une politique protectionniste, mais aussi par une
politique de production nationale qui permettra en plus de
développer les exportations. Il faut former des compagnies
commerciales pour ne pas dépendre des autres pays pour les denrées
coloniales et coloniser des terres nouvelles pour étendre les
ressources nationales.
En France, les premières politiques
mercantilistes sont celles de Louis XI au XVe siècle. Puis Sully et surtout Laffemas, au début
du XVIIe, les systématisent avec des
mesures sur le commerce extérieur, les corporations et les
colonies, destinées à relever le royaume après les guerres de
religion. Les articles manufacturés étrangers voient leur
importation prohibée, sauf les produits « d’invention nouvelle et
inconnue aux Français » pour favoriser le progrès, par contre les
matières premières sont librement importées sur le territoire pour
y être « ouvrées et manufacturées ».
Ces mesures se heurtent à la résistance des villes commerciales
comme Lyon, important des produits d’Italie (soieries), pour les
redistribuer dans le royaume, et souhaitant un échange libre.
Laffemas est également l’artisan en France du célèbre pacte colonial ou système de
l’exclusif qui régira les relations avec les colonies
pendant des siècles. Elles ne peuvent vendre et acheter qu’à la
métropole et non aux puissances rivales. Les colonies ne peuvent en
outre développer de productions concurrentes, et doivent fournir
uniquement les produits qui manquent en Europe, comme l’or,
l’argent, les esclaves, le sucre et toutes les denrées coloniales.
Les autres pays appliquent naturellement les mêmes principes et les
échanges mondiaux restent ainsi compartimentés jusqu’au
XIXe siècle. Laffemas met aussi en place
un système destiné à éliminer les sans-travail et les vagabonds par
des travaux forcés, dans des sortes de maisons publiques annonçant
les workhouses. Il veut imposer enfin
une réglementation détaillée des corporations, avec par exemple la
description de toutes les étapes de fabrication qui doivent être
suivies dans tel ou tel métier, pour tel ou tel produit.
La politique suivie par Colbert représente
ensuite la version la plus achevée des pratiques mercantilistes. Le
colbertisme marquera durablement l’esprit français en matière
économique, aux coins du protectionnisme, du centralisme et du
dirigisme.
La politique
industrielle est évidemment la plus fameuse et la mieux
réussie avec la création des manufactures qui forment la première
ossature de l’industrie française. Tant publiques que privées, le
pays en compte environ quatre cents à la fin du siècle, dans des
domaines variés. Comme leur nom l’indique le travail est manuel
(manus facere) mais elles rassemblent
de nombreux ouvriers, embauchés sous la contrainte et soumis à une
discipline de caserne. L'État contrôle tout, y compris les procédés
de fabrication et les normes de qualité. Des corps d’inspecteurs et
de juges des manufactures sont créés pour veiller à l’application
des règles. Elles bénéficient en échange de toutes les largesses
publiques : subventions, prêts, exemptions fiscales, et
surtout marchés réservés dans leur domaine particulier de
production. Comme les corporations,
elles jouissent d’un véritable monopole.
La politique
agricole de Colbert tend à favoriser en réalité les
activités industrielles. II s’agit de développer les cultures ou
les types d’élevage qui offrent des débouchés pour les activités de
transformation, la flotte ou les armées : les grands haras
royaux, la culture du lin et du mûrier pour l’industrie textile, du
chanvre et de la foresterie pour les chantiers navals, etc.
L'absence de souci pour les cultures de base comme le blé,
c’est-à-dire l’essentiel de la production agricole de l’époque,
s’explique par le fait qu’on n’imagine guère que la productivité
agricole puisse être améliorée, malgré l’exemple hollandais. Les
famines et les disettes résultent des caprices du climat et font
partie du lot de l’humanité, comme les catastrophes
naturelles.
La politique du commerce
extérieur est toujours caractérisée par un protectionnisme
élevé, parfois prohibitif comme celui à l’origine de la guerre avec
la Hollande en 1672, et par un effort colonial et maritime sans
précédent. Colbert veut faire de la France la nouvelle Rome qui
combinera la puissance terrestre et maritime. Il réussira à
renforcer la marine française et créera des compagnies commerciales
à l’imitation de l’Angleterre et de la Hollande, mais elles
resteront contrôlées par l’administration, contrairement à la
pratique privée de ces deux pays: la Compagnie
des Indes orientales pour les épices, celle des Indes occidentales pour le sucre, la Compagnie du Sénégal pour les esclaves, et plus
tard la Compagnie du Nord pour le
commerce avec les pays de la Baltique et la
Compagnie du Levant pour la Méditerranée. Ces entreprises
feront faillite les unes après les autres, du vivant même de
Colbert (sauf celle des Indes orientales) faute d’attirer des
capitaux suffisants. Une impulsion décisive aura cependant été
donnée au grand commerce français qui prospérera au siècle suivant.
Des établissements sont fondés à travers le monde et un premier
empire colonial français se constitue avec des comptoirs comme
Saint-Louis du Sénégal, Pondichéry en Inde, Fort-Dauphin à
Madagascar, et aussi de véritables colonies de peuplement dont
l’exploitation débute au XVIIe, en
Louisiane, en Nouvelle France (Canada), aux Antilles, à l’île
Bourbon (Réunion) et à l’île de France (Maurice).
La politique
financière comporte des aspects positifs comme
l’introduction de la rigueur dans la gestion des finances
publiques. Un État de prévoyance, sorte
de budget prévisionnel, est élaboré chaque trimestre. Une
comptabilité publique est mise en place et les recettes fiscales
sont mieux collectées, le domaine royal mieux exploité, les
dépenses plus surveillées. Cependant, le Contrôleur général des
finances ne pourra pas équilibrer de façon durable les comptes de
l’État car le système fiscal reste injuste et inefficace, il repose
sur les plus nombreux, les paysans, même s’ils sont les moins à
même de payer. Les recettes fiscales viennent également du système
de péages qui ne fait qu’entraver les échanges et par là réduit
l’assiette de l’impôt. Il n’existe pas un seul marché national,
mais plus de 30 marchés régionaux cloisonnés. Le ministre est
conscient de l’effet négatif des douanes intérieures, et il tentera
bien de les supprimer, conformément à ses principes en faveur du
commerce. Sans grand succès cependant, car les besoins financiers
immédiats de la Couronne sont trop élevés pour qu’on touche aux
octrois. D’autres sources de revenus sont les privilèges
(monopoles) des corporations achetés à l’État, et garantis par lui,
ainsi que la vénalité des offices pratiquée sur une grande échelle.
Mais là encore ces pratiques minent les rentrées fiscales, car les
monopoles réduisent les quantités échangées, et les bénéficiaires
des charges vendues par l’État sont dispensés d’impôts ! Plus
profondément, la vente des offices tend à détourner les
investissements des emplois productifs, et aussi à alourdir la
bureaucratie au détriment de la production, par la multiplication
de charges inutiles (on crée des postes improductifs par un souci
financier de court terme).
Pour résumer, la fiscalité d’Ancien Régime est
tout bonnement désastreuse, tant au plan économique que financier:
elle freine l’activité et par là réduit les ressources de l’État,
tandis que du côté des dépenses, les activités fastueuses de la
cour, les constructions de prestige, les infrastructures et surtout
le coût des guerres, éloigneront toujours plus le mirage de
l’équilibre. Colbert reste isolé dans ses préoccupations
financières devant l’insouciance des grands et du roi lui-même.
Après lui, on empruntera toujours plus pour payer les intérêts des
dettes précédentes, jusqu’à ce que Louis XVI se décide à convoquer
les États-Généraux pour trouver une solution…
L'apport considérable de Colbert est d’avoir
fait entrer la France dans une autre époque, celle d’une
administration plus exacte et plus rigoureuse, dévouée au service
public, où l’impôt devient une nécessité admise et non plus une
sorte de racket des puissants.
Jusque-là on se contentait de tenter d’équilibrer les dépenses en
période de paix, et d’emprunter pour couvrir un déficit inévitable
en période de guerre. Avec Colbert, l’à-peu-près fait place à la
méthode au service d’une vision, servir la grandeur du royaume.
L'homme a laissé sa marque pour plusieurs siècles sur l’économie
française, il a mis en place des mécanismes et procédures qui ont
traversé le temps, comme par exemple la gestion des forêts ou des
ressources de la mer.
Le renouveau économique et institutionnel en
Grande-Bretagne
• L'évolution des institutions
Le Moyen Âge se termine en Angleterre dans
l’anarchie de la guerre des Deux Roses. Une nouvelle dynastie en
émerge en 1485, celle des Tudors au
XVIe siècle, suivie des Stuarts au XVIIe. Le
pays forge sa singularité religieuse et de nouvelles institutions
au cours de cette période cruciale.
Une première rupture avec Rome a lieu en 1534,
lorsqu’Henri VIII déclare avec l’Acte de
suprématie la primauté de la Couronne sur l’Église
d’Angleterre. Les souverains oscillent ensuite entre le calvinisme
et le catholicisme jusqu’à ce qu’Élisabeth Ire fonde l’anglicanisme
par les 39 articles de 1563 et le Book of
common prayer – qui constitue un compromis entre les deux
religions, le compromis élisabéthain.
Le rite et la hiérarchie sont inspirés du catholicisme, tandis que
le dogme vient du calvinisme (autorité de la seule Bible,
prédestination, rejet des sacrements comme la confession). Dès lors
les minorités qui refusent cette voie moyenne, comme les
catholiques et les calvinistes purs (ou
puritains) sont persécutées. Ils émigrent parfois en Amérique,
comme lors de l’épisode des Pilgrim
Fathers puritains du Mayflower
(1620), ou l’installation des catholiques au Maryland.
À la mort d’Elisabeth, en 1603, la couronne
passe aux Stuarts, rois écossais catholiques qui veulent préserver
la monarchie absolue. Ils s’opposeront tout au long du
XVIIe siècle à la majorité protestante
de la population ainsi qu’au Parlement qui réussira finalement à
brider le souverain et instituer la première forme de monarchie
constitutionnelle.
James Ier et Charles
Ier gouvernent en rois absolus jusqu’à
la première révolution, celle d’Oliver
Cromwell. Charles Ier est décapité en
1649 et un protectorat républicain (le Commonwealth) est instauré. Il s’agit d’une
dictature militaire et théocratique qui établit en Angleterre une
version commerciale du mercantilisme avec les Actes de navigation. Après la mort de Cromwell en
1658, les Stuarts sont restaurés et le règne de Charles II voit
l’extension des colonies anglaises en Afrique, dans le Nouveau
Monde et aux Indes, ainsi que nombre d’événements majeurs comme la
peste de 1665, le grand incendie de Londres de 1666 et surtout
l’extension des libertés individuelles avec le vote de la loi
d’Habeas corpus en 1679. Cette loi
institue le principe que tout homme est présumé innocent jusqu’à ce
que les preuves de sa culpabilité aient été établies et qu’un
procès ait lieu.
Le frère de Charles II lui succède, sous le nom
de James II, en 1685. Ses convictions absolutistes et catholiques
extrêmes précipitent la deuxième
révolution de 1688-89, restée dans l’histoire sous le nom de
Glorieuse Révolution, car elle n’est
pas sanglante, ni suivie comme la première d’une dictature, mais
d’une extension des libertés. Les notables, les aristocrates et le
Parlement font appel à un prince de Hollande, Guillaume d’Orange
(dont l’épouse est la fille du roi déchu), qui accepte par avance
le contrôle du Parlement. C'est la fin d’un long conflit: le
Parlement, formé de la chambre des Communes et de la chambre des
Lords, triomphe totalement. La Déclaration des droits –
Bill of Rights – signée par les
nouveaux souverains (William III et Mary II) prévoit que le roi ne
peut empêcher les lois, ni décider des impôts, ni lever une armée,
et que les élections doivent être libres. Le pouvoir législatif,
fiscal, et celui de faire la guerre, est entre les mains du
Parlement. Celui-ci représente les classes dominantes, c’est-à-dire
une minorité. Il n’est pas encore représentatif de la population,
le découpage des circonscriptions est arbitraire et la corruption
est la règle lors des élections, mais ce régime de monarchie
contrôlée ou constitutionnelle représente néanmoins une avancée
considérable sur la voie de la démocratie. Le Bill of Rights est suivi la même année du
Toleration Act qui établit la liberté
du culte en Angleterre, puis de l’Acte
d’établissement qui prévoit que le prétendant à la couronne
d’Angleterre doit désormais être protestant, et un peu plus tard de
l’Acte d’Union (1707) qui rassemble les
royaumes d’Écosse et d’Angleterre sous une seule et même couronne,
pour former le Royaume-Uni de
Grande-Bretagne. L’évolution ultérieure confortera le
caractère parlementaire du régime britannique. En effet, la
dynastie des Stuarts s’achève en 1714 et le pays doit faire appel à
une dynastie allemande, les Hanovre, dont les premiers souverains,
George Ier et George II, ne parlant pas
anglais, resteront par force à l’écart des décisions. Le premier
roi véritablement anglais, George III, reprendra les rênes après
1760, mais son échec dans la guerre d’indépendance américaine, puis
sa folie progressive, confirmeront le rôle du Parlement.
Comme d’habitude l’évolution des faits a été
accompagnée d’une évolution des idées. C’est le philosophe John
Locke, précurseur des Lumières, qui exprime le premier les
principes de séparation des pouvoirs et de tolérance religieuse. Il
considère que la religion est une affaire privée, que le pouvoir
n’a pas à s’en mêler et que la liberté de culte doit être complète
(Lettre sur la tolérance, 1689). Dans
son Traité du gouvernement civil
(1690), il prend position contre l’absolutisme de droit divin et
pour la défense des droits individuels. Locke distingue le pouvoir
législatif, le plus important à ses yeux, qui doit être détenu par
le Parlement, du pouvoir exécutif qui lui paraît secondaire et qui
relève du souverain. Il affirme le droit d’un peuple à la révolte
contre un monarque qui abuserait de ses pouvoirs et il défend
également le droit de propriété, comme moyen de protection des
libertés individuelles.
• L’évolution
économique
L’essor économique de l’Angleterre aux
XVIe et XVIIe
siècles, qui passe dans cette période au rang des premières
puissances européennes, est à la fois le produit de la géographie
et des réformes institutionnelles. On a vu que la façade atlantique
de l’Europe était la région la plus dynamique depuis les
découvertes, et il est évident que le pays est admirablement placé
à cet égard. La politique économique est dans l’ensemble
d’inspiration mercantiliste, comme partout ailleurs en Europe, mais
elle comprend aussi des mesures libérales et favorables aux droits
de propriété.
Le statut des artisans (Statute of Artificers) de 1563 codifie les
professions, fixe les salaires et impose des normes de qualité des
produits. Il tend à figer le marché du travail, mais il sera en
réalité peu appliqué et nombre d’industries échapperont aux règles
en s’installant hors des villes. La distribution par l’État de
monopoles et privilèges à certains producteurs et marchands se
développe sous les Stuarts, mais elle suscite le mécontentement des
autres et ces privilèges seront éliminés lors de la première
révolution.
Les lois sur les
pauvres mises en place de 1520 à 1640 (Old Poor Law), pour des raisons morales et pour
éviter les troubles sociaux, correspondent à l’aspect social du
mercantilisme. Elles fournissent une assistance en cas de maladie,
chômage, vieillesse ou veuvage. Financés par un impôt local sur les
revenus de la propriété, les fonds sont gérés par les paroisses.
Celles-ci doivent en outre, par une loi de 1601, ouvrir des
ateliers, les fameuses workhouses, pour
employer les chômeurs.
Dans le domaine extérieur, il s’agit de
favoriser la flotte et d’orienter la population vers les activités
de la mer et du commerce. Les actes de
navigation édictés sous Cromwell sont typiques du
mercantilisme commercial de la Grande-Bretagne, ils consistent à
réserver le transport aux navires britanniques. Les assurances
maritimes apparaissent au XVIIe siècle,
comme la célèbre Lloyd’s. Des compagnies de
commerce privées sont lancées et reçoivent des monopoles de
l’État pour les échanges de leur zone géographique avec
l’Angleterre. La plus importante est l’East
India Company, lancée en 1600, qui concurrence les
Hollandais avec succès en Asie, mais une dizaine d’autres comme la
Moscovy company (1553), considérée
comme la première compagnie par actions moderne, la Compagnie de
Sénégambie (1588), la Virginia Company
(1606), la Compagnie de la baie d’Hudson (1670), contribuent à la
formation d’un empire colonial. Par la suite, à la fin du
XVIIe siècle les sociétés par actions
(joint-stock companies), sur le modèle
des compagnies de commerce, se multiplient dans d’autres secteurs
d’activité. Des lois protectionnistes
sont également appliquées tout au long de la période, comme les
fameuses Corn Laws en 1663 et 1673 pour
protéger l’agriculture anglaise (droits de douane sur le blé
importé). Les importations de tissu du continent sont lourdement
taxées et l’industrie de la laine fait l’objet de tous les soins de
l’État, on réglemente la fabrication dans le moindre détail, on
prohibe l’exportation du produit brut. Les fabricants de laine font
pression sur le gouvernement pour interdire les importations de
cotonnades des Indes (calicots) qui les concurrencent, et
obtiennent les Calico Acts, lois
protectionnistes de 1701 et 1721, mais le résultat sera de stimuler
la transformation du coton en Angleterre même! L’arme du
protectionnisme se retournera contre les fabricants de laine avec
l’essor fantastique des produits de coton au XVIIIe siècle.
Dans le domaine
fiscal, l’Angleterre bénéficie d’un avantage sur les autres
pays, car le commerce extérieur représente une part plus importante
de l’économie et l’imposition repose essentiellement sur les taxes
douanières. L’évaluation et la collecte des impôts sont plus
faciles et moins coûteuses que dans les pays où la fiscalité repose
sur les paysans comme en France. La bureaucratie est moins lourde,
les possibilités d’évasion sont moins grandes, car il suffit de
contrôler les principaux ports. En outre, ces impôts étant
indirects, la fiscalité est mieux supportée par la
population.
Parmi les mesures libérales qui favorisent les
échanges, la plus importante est l’élimination
des douanes intérieures en 1571. L’Angleterre bénéficie d’un
marché unifié avec plus de deux siècles d’avance sur la France et
trois siècles sur l’Allemagne. De la même façon la création d’une
Bourse de commerce en 1566 (Royal
Stock-Exchange), selon le modèle flamand, permet de réduire
les coûts de l’information pour les négociants. La Banque
d’Angleterre, banque privée créée en 1694 après la Glorieuse
Révolution, établit une stabilité monétaire et donne au marché des
capitaux anglais un avantage sur les pays voisins. La Bank of England reçoit les dépôts, émet de la
monnaie papier, escompte les lettres de change, accorde des crédits
aux particuliers et à l’État. La fameuse City de Londres, centre financier du pays, se
développe à cette époque et réalise l’échange de titres, tant
publics que privés, à l’échelle nationale. Des taux d’intérêts
avantageux y sont pratiqués, grâce au fonctionnement harmonieux des
institutions financières. Les investissements en seront facilités
dans tous les secteurs.
Sous les Stuarts, le Statute of Monopolies de 1624 tend à accorder une
protection aux inventeurs en leur accordant un monopole pour une
durée de 14 ans. C’est la première forme de dépôt de brevet. Les
innovateurs sont assurés que les bénéfices de leur découverte leur
reviendront, ce qui naturellement ne peut qu’encourager le progrès
technique. Toutes ces transformations politiques et
institutionnelles, toutes ces mesures mercantilistes ou libérales,
s’accompagnent d’une croissance économique et de transformations
telles qu’on a parlé d’une première révolution
industrielle en Angleterre, de la fin du XVIe siècle à la première partie du XVIIe.
Sciences et techniques aux Temps
modernes
Les techniques nouvelles
L'utilisation d'énergies fossiles comme la
tourbe ou le charbon se répand dans les foyers et dans les
fabriques. La production minière doit donc augmenter pour suivre
cette évolution, et les progrès réalisés dans les mines le
permettent: l'extraction du charbon double en Grande-Bretagne au
XVIIe siècle et atteint quelque trois
millions de tonnes. Les premiers hauts-fourneaux apparaissent en
Wallonie, en Allemagne, en Suède, en Angleterre. Des soufflets
hydrauliques sont employés ainsi que des machines pour marteler,
broyer, laminer le métal. La production de fonte et ses usages
commencent à s’accroître (ustensiles de cuisine, outils, matériaux
de construction, armes, pièces de navire, etc.). Le combustible
employé reste le charbon de bois, car le charbon de terre (la
houille) donne encore de mauvais résultats. En Angleterre, la
déforestation progressive renchérit le prix du bois, ce qui incite
à utiliser davantage le charbon.
La maîtrise de l’eau, grâce aux canaux, pompes
hydrauliques, barrages, écluses, caractérise également le
XVIIe siècle, comme le montrent les cas
du canal du Midi et celui des techniques de drainage et
d’assèchement développées par les ingénieurs hollandais. Le textile
connaît également des progrès continus, une accumulation de petites
améliorations qui préparent le basculement technique du
XVIIIe siècle : les rouets
s’améliorent, la nouvelle draperie flamande avec des lainages plus
légers et moins chers gagne les régions voisines, en Normandie ou
en Angleterre. Le filage et le tissage du coton sont introduits et
les premières cotonnades prennent la place des importations. La
fabrication de la soie est mécanisée grâce à des moulins
hydrauliques complexes en Italie, à Lyon et à Derby en Angleterre.
D’autres machines apparaissent ou se perfectionnent pendant la
Renaissance et à l’époque classique, équipées de manivelles,
courroies, leviers et contrepoids, comme les machines-outils et les tours utilisés dans
l’industrie du bois, du métal ou du verre pour tailler, découper ou
profiler les pièces, les vis, les lentilles, etc. La précision
requise par ces machines réclame l’introduction de la physique et
des mathématiques dans leur élaboration. Ces premiers liens entre
les techniques de production et la science constituent le fait
majeur de cette époque dans le domaine des processus
productifs.
Le triomphe de la science au XIIe siècle
Les savants du XVIIe
siècle ont créé la science moderne, fondée sur la généralisation de
la méthode expérimentale et l’application des mathématiques à
l’étude des phénomènes naturels. La grande affaire de l’opinion est
alors l’astronomie. C’est dans ce domaine que l’esprit scientifique
pourra s’appliquer avec les résultats les plus spectaculaires. La
conception générale de l’univers héritée des Anciens bascule et un
nouveau système, celui de Copernic, apparaît. Le géocentrisme du système de Ptolémée fait place à
l’héliocentrisme. On sait déjà que la
terre est ronde, et d’ailleurs Magellan en a donné la preuve
expérimentale, mais on ne réalise pas qu’elle tourne sur elle-même
ni autour du soleil. C’est le Polonais Copernic qui en aura
l’intuition dès 1543 et c’est un Italien, Galilée, qui le
démontrera dans son Dialogue sur les deux
principaux systèmes du monde en 1632. Le procès de Galilée,
sa rétractation et sa relégation ont lieu en 1633. Finalement
Kepler dans son Astronomia nova
établira définitivement en 1669 la nouvelle conception du
monde.
L’Europe du XVIIe
voit ainsi triompher l’esprit scientifique. Le règne de la raison,
de la maîtrise de l’homme sur la nature, de la compréhension des
phénomènes les plus mystérieux, remplace l’ère de la magie et des
superstitions, c’est le « désenchantement du monde » dont parle Max
Weber. Descartes établit en 1637 une méthode scientifique qui sera
adoptée par tous les savants. Galilée encore réalise que les
principes de la physique s’appliquent partout, notamment à toutes
les machines; il s’agit d’une révolution qui laisse le champ libre
à l’application des sciences aux problèmes techniques, dans le
domaine de la production, car jusque-là on considérait chaque
machine comme unique et elles étaient étudiées séparément. William
Harvey découvre le mécanisme de circulation du sang dans
l’organisme; Blaise Pascal, philosophe, théologien, mathématicien,
fabrique une première machine à calculer et élabore le calcul des
probabilités; Isaac Newton découvre le calcul différentiel et
surtout la théorie de l’attraction universelle, qui permet
d’unifier les principes de la physique terrestre et de la physique
céleste jusque-là séparés; enfin le mathématicien Leibniz est à
l’origine des fonctions et du calcul intégral et
infinitésimal.
Si les sciences exactes progressent, les
sciences sociales ne sont pas en reste comme on l’a vu dans le cas
du droit et de la politique avec John Locke. Le libéralisme
apparaît aussi en économie dès le XVIIe
siècle en Angleterre et en France avec William Petty et
Boisguillebert. Le premier avec son Essai
d’arithmétique politique de 1683 exprime son hostilité à
l’intervention de l’État dans la vie économique et soutient l’idée
que des lois naturelles président à la formation des prix et des
salaires avec des résultats plus favorables. Boisguillebert un peu
plus tard dans son ouvrage sur Le détail de la
France (1695) défend les mêmes idées en faveur de la liberté
des prix, de la liberté du commerce et d’un système de marché. Il
décrit aussi le premier l’interdépendance des activités dans une
économie où les variations de prix se propagent d’un secteur à
l’autre, et annonce Keynes en décrivant l’importance de la demande
de consommation. Les faits accompagneront les idées, et la
puissance du marché au siècle qui s’ouvre, celui des Lumières, fera
éclore en Angleterre, le pays qui est déjà passé par une révolution
politique au XVIIe, une révolution
agricole suivie d’une révolution industrielle.
1 Le bronze, alliage de cuivre et d’étain, à partir du
VIIe millénaire (l’âge du bronze) et plus tard le fer qui
n’apparaîtra qu’au IIe millénaire avant
le Christ (l’âge du fer).
2 Du latin Mediterraneus, de
medius (milieu) et terra (terre): littéralement « au milieu des terres
», entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe.
3 Le sénat et le peuple de Rome : Senatus PopulusQue Romanus.
4 Rappelons qu’un mot étranger adopté par la langue
française doit adopter les règles du pluriel, ainsi doit-on dire un
latifundium, des latifundiums (et non des latifundia), un concerto, des concertos (et non des
concerti), un scénario, des scénarios
(et non des scenarii), un média, des
médias (et non un medium, des
media), etc.
5 La fin du Moyen Âge peut également être située en 1492,
date de l’arrivée de Christophe Colomb aux Antilles.
6 Les mots esclave, slave en
anglais, esclavo en espagnol,
escravo en portugais viennent de
l’arabe saqlab désignant les Slaves. Le
terme latin pour esclave était servus,
à l’origine de servitude, serf, servile, etc.
7 « Dieu a fait la terre et la mer ; il a réparti la
première entre les hommes, mais il a donné la seconde à tous. On
n’a jamais entendu dire que quiconque pouvait être interdit d’y
naviguer. Si vous cherchez à faire cela, vous ôterez le pain de la
bouche des gens. » (De la liberté des
mers, 1604)