— Ton Prof n’a rien dit de plus précis ?

— Il pense que le tueur doit être mignon pour attirer si facilement les femmes. Il va ouvrir les yeux la prochaine fois, ça ne le fatiguera pas de regarder plus attentivement les gars ! Même s’il aime mieux les jeunes comme moi.

— Le meurtrier doit avoir autour de trente ans.

— Estu capable de l’imaginer ?

Graham secoua la tête, mais murmura tout de suite après qu’il devait être blond, musclé, de taille moyenne et même petit.

— Petit ? Vous avez dit le contraire au début.

— Oui, c’était à cause des traces de pas. Du 14. Mais il peut avoir changé de chaussures pour nous tromper. Il est terrible

ment habile : pas d’empreintes. On a trouvé des cheveux dans la voiture de Josiane Girard, mais il paraît qu’elle donnait des lifts à tous ses amis. Tu sais, on se méfie moins d’un homme de petite taille quand on est une femme. Tu as l’impression d’être à égalité, d’être aussi forte. Surtout pour une fille comme Josiane qui s’entraînait régulièrement ; elle ne craignait pas son assassin, sinon elle ne l’aurait pas suivi si aisément.

Aisément. Elle eut une pensée fugitive pour Alain Gagnon.

Qu’estce qu’il avait fait mardi soir ? Elle l’avait croisé dans un couloir de la centrale et lui avait offert un café, mais il avait un rendezvous. Il avait pris un ton énigmatique. Elle s’était demandé si ce rendezvous était en rapport avec son enquête, puis elle s’était trouvée stupide. Qu’estce que le médecin pouvait lui cacher ? Dans quel but ? Il s’était toujours montré coopératif. Alors, où allaitil ? Avec qui ? Elle eut honte de sa curiosité.

— Qu’estce que tu as ? questionna Grégoire.

— Rien.

110

Licence enqc-13-34642-18890-10246 accordée le 26 juin 2011 à Bruno MOUILLOUD

Il se renfrogna, alla chercher une bière sans en offrir à son hôtesse.

— C’est rien pour de vrai, Grégoire. C’est juste que je m’interrogeais à propos d’Alain Gagnon.

— Le légiste ?

— Tu te souviens de lui ? Tu l’as vu rien qu’une fois.

— Son nom était écrit dans le journal. Il trippe sur toi ?

Elle bafouilla que non, certainement pas, il était beaucoup plus jeune et avait des rendezvous tous les soirs.

— Ah ? J’aurais pensé le contraire. Il te regardait d’une drôle de manière la fois que je l’ai vu avec toi.

Elle avait envie que son ami s’explique, mais elle était trop timide pour lui confier qu’elle aimait penser, même si c’était idiot, qu’un homme pouvait la désirer. Grégoire devait le deviner, car il observa un long silence avant de reparler du tueur :

— Le Prof dit qu’il doit être très intelligent.

— Ton Prof a raison. Tu le rencontres souvent ?

— Une fois par semaine. Moi, je pourrais le voir plus, c’est lui qui veut pas. Je sais pas pourquoi ; il trippe sur moi en câlice ! Et c’est pas une question d’argent. Il fait du bacon avec ses mobiles ; c’est pas tout le monde qui aime ça, mais ceux qui aiment sont prêts à payer cher. Non, on dirait qu’il est fâché de tripper sur moi. Mais je l’ai pas forcé… C’est pas de ma faute s’il peut pas me résister plus qu’une semaine. Il est fin, tu sais.

Il est pas exigeant. La dernière fois, il voulait juste qu’on dorme ensemble. J’ai dit non. À cause de mon cousin.

— Pourquoi ton cousin s’est chicané avec ses parents ?

— Je sais pas trop, mais sa mère est sur les pilules, son père est insignifiant. Un médecin qui pense juste à ramasser du cash.

Mais ils le battent pas et il peut manger ce qu’il veut. Puis personne l’achale pour le pogner dans un coin…

— Voudraistu que je parle avec une assistante sociale ? Elle pourrait rencontrer ses parents…

— Estu folle ?

— Il va bien falloir qu’il se passe quelque chose, non ?

111

— Il veut pas se séparer de moi, je suis son héros, tu comprends ?

Grégoire ne voulait pas non plus quitter Frédéric ; il aimait tant l’image que lui renvoyait l’adolescent. Il était si fier de penser qu’il l’avait sauvé.

— Où allezvous rester cette semaine ?

— Le Prof va me prêter les clés de son atelier. Il dit qu’il a pas le temps d’y aller les prochaines semaines.

— Pourquoi ?

— À cause de la fin de la session. Il a trop d’ouvrage. Trop d’examens à corriger.

— Ton Prof, il est vraiment cool. Où est son atelier de sculpteur ?

— Je sais pas. On est censés se voir mercredi.

— Qu’estce qu’il veut en échange ?

Quelle importance ? Le Prof ne dépasserait jamais certaines limites, celles que Grégoire avait atteintes avec son oncle quand il avait douze ans. On ne pouvait faire pire. Il n’avait plus peur de rien maintenant. Il déglutit, ce goût amer, toujours, qui revenait quand il pensait à ses viols. Qu’estce qu’il avait fait pour mériter ça ? Il avait cherché si longtemps quelle faute il avait commise. Il devait être mauvais pour que sa mère le jette à la rue. Frédéric et Graham semblaient pourtant penser le contraire. Le Prof aussi. Il lui avait offert de lui montrer à dessiner.

— Ça me servira pas tellement avec mes clients, avaitil répondu.

— Tu ne te prostitueras pas toute ta vie.

— Non, bientôt je vais être trop vieux. J’ai quasiment dixsept ans.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu vas faire autre chose. Tu es intelligent.

Il avait ri. Confié qu’une couple de professeurs lui avaient dit la même chose à la polyvalente, mais ça n’avait pas donné de grands résultats.

— Tu verras que j’ai raison.

112

— Je retournerai pas aux études, te fatigue pas. Je prendrai pas des cours privés non plus !

Le Professeur avait acquiescé. Il n’avait pas l’intention de le forcer à quoi que ce soit, mais il avait le droit de le trouver intelligent.

Grégoire posa sa bouteille vide sur le comptoir, prit son écharpe :

— J’y vais, Biscuit. Mon cousin m’attend.

— Ton Prof, estce qu’il accepterait de me rencontrer ?

— Pourquoi ?

— Il a l’air observateur. Peutêtre qu’il pourrait se souvenir d’un détail qu’il aurait perçu au club de sport et qui m’aiderait ?

— Je sais pas. Il va avoir peur de toi. À cause de moi. Je suis mineur.

— Tu es capable de lui faire comprendre que je me mêle de mes affaires, non ?

— Je peux pas dire le contraire… Mais tu sais que je disparaîtrais pour un bout de temps si tu m’achalais.

Graham eut un sourire triste; leur complicité était si fragile.

— Dis bonjour à Léo pour moi, murmura Grégoire en refermant la porte derrière lui. Je te rappelle si le Prof veut te voir.

Elle entendit ensuite un « merci pour le souper ».

Elle décida qu’elle verrait ce Prof coûte que coûte. Grégoire semblait l’estimer, mais elle n’attendrait pas qu’il vienne à elle spontanément. Elle le retrouverait à l’université ou dans un cégep. Il ne pouvait y avoir des dizaines d’enseignants marqués d’une tache de vin. Elle s’entretiendrait avec lui sur le tueur.

S’il en savait plus qu’il ne l’avait dit à Grégoire ? S’il soupçonnait un des membres du club ? Oui, elle le verrait dès demain.

Elle ouvrit la fenêtre pour appeler son chat, qui daigna enfin revenir. Son poil était frais, il sentait la nuit, son mystère. Graham enfouit son visage dans le ventre de Léo comme pour s’approprier son odeur fauve. Elle pensa à La féline et envia Nastassja Kinski de pouvoir se transformer en panthère. Les panthères ne doivent pas avoir peur très souvent.

113

L’angoisse la tint longtemps éveillée après qu’elle eut éteint sa lampe de chevet ; comment pouvaitelle empêcher le tueur de commettre un nouveau crime ? Les notes d’enquête tourbillonnaient dans sa tête comme un manège, elle revoyait les dossiers des victimes, tous les points de comparaison qu’elle avait établis avec l’aide de Rouaix et des autres enquêteurs, tous les témoignages, des dizaines et des dizaines de feuilles, des croquis même, des plans des corps avec des coupes, des photos des auteurs de crimes sexuels qui avaient purgé les deux tiers de leur peine, les rapports d’autopsies, tout cela voltigeait dans une ronde infernale.

C’était le tueur qui menait le bal.

Elle rêva d’un mobile où tous les dossiers de l’enquête étaient piqués de tiges ensanglantées, comme si les victimes décrites dans ces dossiers y dormaient réellement et avaient été empalées. Les fils de fer qui retenaient les documents gémissaient si fort qu’elle s’éveilla.

Elle avait mal refermé sa fenêtre qui grinçait, malmenée par le vent.

* * *

Maud Graham buvait son café en regardant un passant courir derrière son chapeau. Les bourrasques étaient si violentes qu’on avait oublié la douceur des jours précédents. Une pluie froide, cinglante repoussait le printemps et attristait la ville. Les habitants parlaient avec autant d’acrimonie de ce méchant temps que de l’enquête qui ne progressait pas. Leurs propos se déversaient sur les ondes des stations de radio. Un auditeur avait proposé un slogan : « PolicePrintemps, même combat : on n’arrive jamais à temps, on n’y arrive pas. »

Le café aussi était amer, mais Graham le but distraitement; elle répétait ce qu’elle dirait à son patron. Robert Fecteau était d’une humeur si hargneuse qu’ils ne seraient pas trop de deux pour l’affronter, même si elle savait que sa colère serait dirigée 114

contre elle. Rouaix n’avait pas commis l’erreur de faire des déclarations aux journalistes.

Elle tenta de joindre à l’université la secrétaire qui l’avait aidée quand elle cherchait le détrousseur de vieilles dames, mais Sophie Labrie n’était pas encore à son poste. Il était tout juste huit heures trente. Graham était arrivée depuis deux heures.

Une télécopie de New York l’attendait. On avait découvert dans une poubelle, un an auparavant, un demicorps : abdomen, fesses, jambes et pieds. On n’avait jamais trouvé l’autre moitié, ni l’identité de la victime de cette boucherie. On supposait, comme Graham, que l’auteur pouvait être le tueur des États qui commençait à être connu sous le nom du Collectionneur, ainsi que l’avait baptisé Paul Darveau.

Où trouveraitil la tête ?

— Il me semble qu’il ne peut pas choisir n’importe quel crâne, dit Graham à Rouaix quand il poussa la porte du bureau.

— J’y ai pensé aussi. Il faut que ce soit l’apothéose, puisqu’il aura ainsi un corps entier. Quelle tête le couronnerait ? Une blonde, évidemment. Il n’a tué que des blondes. Il y en a des milliers à Québec, même si Nicole m’a dit hier soir qu’elle était contente d’être revenue à sa couleur naturelle. Il doit y avoir d’autres femmes qui ont fait pareil.

— Sûr. Il n’y a presque plus de teintures sombres dans les pharmacies.

— Mais quelle blonde choisiratil ?

— Il n’y en a pas une qui aurait attiré l’attention récemment ?

Une vedette ? Une sportive ?

Rouaix secoua son imperméable. Non, il ne voyait personne, mais il ne suivait pas tellement l’actualité artistique.

— On devrait demander à Nicole. Elle lit parfois les petits journaux.

— Appellela. Il faut qu’on ait quelque chose à dire à Fecteau. Réunion dans trente minutes.

Nicole Rouaix dit qu’elle réfléchirait. Une blonde ? Non, elle ne devinait pas de qui il s’agissait.

115

Elle rappela cinq minutes plus tard : un mannequin devait arriver à Québec durant la fin de semaine pour faire la promotion d’un parfum. Elle était si blonde qu’on la surnommait Honey.

— Je vais téléphoner à Lizotte pour en savoir plus, fit Rouaix. Il sait être discret.

— Tu penses ?

— On va lui promettre le scoop.

Graham, elle, rejoignit Sophie Labrie, qui devina tout de suite de quel homme il s’agissait.

— Il n’est pas du tout professeur de dessin. C’est l’inverse : il prend des cours en histoire de l’art. François Berger est technicien en informatique. Il est très calé. Mais je sais qu’il est aussi sculpteur.

Elle donna ses coordonnées à Graham après que celleci lui eut juré qu’elle voulait simplement parler avec lui.

— Il est vraiment gentil. Et drôle. Tout le monde l’aime, il a un charme fou, malgré sa tache de vin.

Graham décida qu’elle lui rendrait visite après la réunion.

Elle n’avait pas envie que Grégoire ait le temps de lui parler d’elle. Comme il se levait vers midi, elle aurait le loisir de voir le Prof juste avant.

Il habitait rue Preston et Graham regretta qu’il ne demeure pas à Orsainville ou à Bernières ; elle aurait aimé conduire plus longtemps. Elle était si énervée : Fecteau l’avait blâmée comme elle s’y attendait, et elle n’avait rien eu à rétorquer, car son supérieur avait raison.

Elle sonna trois fois à la porte du Prof sans obtenir de réponse. Elle hésita avant de sortir son passepartout, mais personne ne la verrait pénétrer chez lui. Elle poussa la porte lentement, s’avança vers le salon où elle reconnut le mobile dont lui avait parlé Grégoire. Elle se rappela son cauchemar, mais elle admit que l’œuvre était puissante. Le Prof avait choisi du verre et plusieurs métaux différents, de l’aluminium, du bronze, du fer, certains brillaient, d’autres étaient oxydés. Il y avait même des morceaux de moustiquaire froissés et peints en blanc, et bien 116

que la sculpture fût abstraite, Graham y vit un formidable insecte, prêt à s’envoler vers d’étranges galaxies. Elle fit le tour des pièces, revint vers la chambre, s’approcha du bureau. Elle ignorait ce qu’elle cherchait et se détestait d’être entrée ainsi chez un inconnu, mais elle craignait pour Grégoire. Elle avait besoin de preuves pour étayer son impression.

Impression qui se modifia rapidement quand elle consulta un carnet d’adresses ; les pages étaient pleines d’une belle écriture ronde, soignée. Il y avait autant de noms féminins que masculins, une liste de restaurants à la fin, ainsi que des adresses de lieux gais de Montréal, Paris, Londres et Rome. François Berger semblait vivre naturellement son homosexualité. Elle n’eut même pas à chercher des revues pornographiques, elles traînaient dans sa bibliothèque comme si le Prof se souciait peu qu’on connaisse ses goûts pour les beaux garçons. Les photos étaient souriantes : aucune ne contenait de scène sadique. Elle sortit de la chambre, visita la cuisine, ouvrit le réfrigérateur : Grégoire avait raison, son client prenait soin de lui. Que des légumes et des fruits frais, un poulet cuit, des fromages, une quiche aux poireaux. Et plusieurs flacons de vitamines. Dans le salon, elle admira deux fusains et une sanguine hyperréalistes qui représentaient des hommes nus et s’aperçut qu’ils la troublaient.

Elle se pencha pour les voir de plus près, les dessins étaient signés F. Berger. Il n’était pas professeur, mais un élève de talent.

Les murs de la pièce étaient crème, les plinthes iris et noir, les meubles de bois et de velours, et Graham ne put s’empêcher de penser qu’elle aimerait vivre dans un endroit qui respirait autant l’harmonie. François Berger n’était sûrement pas aussi riche que le croyait Grégoire, mais elle comprenait qu’il se soit trompé sur ce point : l’appartement était si douillet qu’il semblait cossu. Elle songea aux maisons de la Nouvelle

Angleterre, coquettes, agrémentées des mille petits détails qui font le vrai confort.

Elle ne se trouvait pas chez un tueur, même organisé ; ces psychopathes pouvaient donner le change en société, mais ils 117

Licence enqc-13-34642-18890-10246 accordée le 26 juin 2011 à Bruno MOUILLOUD

ne continuaient certainement pas à jouer ce rôle en privé. Aucun indice ne permettait de croire que le Prof était déséquilibré.

Bien au contraire. Elle quittait l’appartement avec un sentiment de malaise, mécontente d’avoir violé l’intimité d’un étranger, quand une lueur bleutée provenant d’une des pièces du mobile attira son attention. Elle s’approcha et vit que le morceau de moustiquaire contenait des billes.

Non. Des yeux de verre. Bleu et brun et noir et vert. De la couleur exacte de ceux de Grégoire.

Son cœur cessa de battre, puis s’affola. Une décharge d’adrénaline la secoua fortement, sa main se crispa sur l’appareil téléphonique, mais elle ne bégaya pas quand elle parla à Rouaix.

Elle lui expliqua ses soupçons, répéta dix fois que Grégoire était en danger, qu’il fallait retrouver Berger au plus vite.

En regardant de nouveau les nus, elle se demanda si Grégoire avait posé pour le Prof. Il n’en avait rien dit. Mais il était si secret…

Elle se souvenait de ce soir de décembre où il avait tenté de fuir quand elle l’avait croisé rue SaintJean ; il ne voulait pas qu’elle voie son visage tuméfié. L’arcade sourcilière et la lèvre fendues, l’œil à demi fermé, il avait prétendu avoir déboulé l’escalier de la côte d’Abraham.

— J’ai pris une crisse de plonge !

Elle n’avait même pas demandé qui l’avait battu ; il ne dirait rien. Mais elle en avait profité pour lui démontrer les dangers de la prostitution. Grégoire l’avait rejetée.

— Je sais tout ce que j’ai à savoir ! avaitil protesté.

Vraiment ? Savaitil que bien des clients deviennent fous et agressifs? Qu’ils se croient tout permis parce qu’ils payent? Graham connaissait une putain qui lui avait affirmé que la moitié de ses copines étaient mortes avant d’avoir atteint quarante ans : overdose, sida et meurtre. Ellemême s’était fait traîner derrière une voiture pour avoir déplu à son souteneur qui n’était pas satisfait de ses performances.

— Mille clients par année au moins, pis y’est pas content !

118

Graham pensait que Grégoire devait rencontrer cinq cents hommes en douze mois, mais elle n’avait jamais osé le questionner sur ce point précis. Ça lui ferait mal. À elle aussi.

Elle retourna dans la chambre et entreprit une fouille en règle ; elle devait trouver l’adresse de l’atelier de François Berger.

Peutêtre que Grégoire y était.

Elle cherchait toujours quand Rouaix la rejoignit.

— Ton Grégoire n’a pas téléphoné, mais un petit gars t’a appelée trois fois. Il y a peutêtre un rapport. Il se nomme Dan.

Voilà son téléphone. J’ai essayé de le faire parler, mais il ne veut pas dire pourquoi il t’appelle. Il répète juste que c’est pressant.

Graham courut vers le salon, composa le numéro en retenant son souffle. Frédéric répondit à la première sonnerie d’une voix anxieuse. Expliqua qu’il était un ami de Grégoire et que ce dernier n’était pas rentré dormir.

— Ça ne lui est jamais arrivé depuis que je reste avec lui. Il rentre tard, des fois à six heures du matin, même à huit, une fois, mais il rentre toujours.

— Il n’a pas laissé de message ?

— Non.

Frédéric s’efforçait d’affermir sa voix ; Graham ne devait pas se douter de son âge. Ça ne le dérangeait pas qu’elle croie qu’il était le petit ami de Grégoire. Il n’était plus certain de mépriser autant les gais depuis qu’il vivait rue Ferland. Lui, il n’accepterait jamais qu’un homme le touche, mais Grégoire avait bien le droit de faire ce qu’il voulait. L’important, c’était que son ami revienne !

— Astu bien cherché ?

— Oui ! Je ne sais pas quoi faire. Vous êtes aussi son amie. Il me l’a dit. Vous devez le protéger !

— Je le cherche aussi. Dismoi où il se tient. Estce qu’il t’a dit s’il voyait le Prof aujourd’hui ?

— Oui, pour les clés. Il est en danger, c’est ça ? Vous pouvez me le dire, je suis assez vieux.

119

— Oui, tu es assez vieux pour comprendre que Grégoire a une vie qui risque d’être raccourcie s’il continue à faire ce métierlà. Mais tu n’es pas assez vieux pour rester tout seul. Je sais que tu es le cousin de Grégoire. Il m’a parlé de toi. Il faut que tu viennes me retrouver.

Frédéric aimait la voix de Graham, qui lui rappelait celle de son professeur d’anglais, mais il résista :

— Je ne veux pas retourner chez mes parents. Je ne vous ai pas appelée pour moi, mais pour Grégoire !

— Dan, je peux avoir ton adresse sans problème, même si je n’ai que le numéro de téléphone.

Il rit, content de ses ruses :

— Je n’appelle pas de l’appartement quand même !

Maud Graham serra le combiné ; il ne fallait pas que l’enfant lui échappe.

— On se rencontre où tu veux.

— Non. Si Grégoire donne signe de vie, je vous rappelle.

Graham raccrocha en grimaçant ; elle détestait l’expression

« signe de vie ». De pareilles formules, si définitives, appelaient moins la vie que la mort.

Chapitre 7

Michaël Rochon suivait François Berger depuis une heure. Il

l’avait vu entrer dans un cassecroûte, en ressortir avec deux adolescents, parler au plus grand tandis que l’autre s’éloignait.

Si le noir avait été plus jeune, il aurait été parfait pour lui. Mais Rochon cherchait un garçon de douze ans, pas davantage. Il le trouverait bien.

François Berger avait remis quelque chose — ce devait être de l’argent — au garçon à la veste de cuir, puis il s’était enfin décidé à revenir vers l’arrêt d’autobus. Rochon savait que sa voiture était en panne, car c’est lui qui avait trafiqué le moteur tandis que François Berger s’entraînait. Il l’avait imité peu après, afin de suer comme lui et de le suivre dans les douches pour vérifier une dernière fois s’il avait raison de l’avoir choisi. Il avait souhaité qu’il n’appelle pas un taxi, mais l’arrêt d’autobus était si près du club sportif. Et il ne pleuvait plus. On pouvait même parler d’embellie.

Il klaxonna en passant devant l’arrêt du bus. François ne le reconnut pas immédiatement. C’était un phénomène courant.

On identifie mal, quand ils sont ailleurs, les gens qu’on voit toujours dans le même lieu : la pharmacienne sans sa blouse au restaurant, la caissière du supermarché sans son uniforme chez le fleuriste ou le chauffeur d’autobus dans une boutique de vêtements. Michaël Rochon profitait toujours de la gêne que créait la méprise ; en se penchant vers la portière, François Berger, comme les autres, s’excusa de ne pas l’avoir reconnu. Il affirma avec véhémence qu’il était distrait. Son interlocuteur plaisanta, dit que luimême avait peine certains matins à se reconnaître dans la glace.

Puis il lui offrit de monter dans sa voiture ; pouvaitil le déposer quelque part ?

121

— Je passe par le boulevard Champlain, à cause de la vue, mentit Rochon.

Il avait entendu Berger, au gymnase, parler de son atelier situé sur le chemin du Foulon.

— C’est drôle, dit sa proie, j’ai un atelier dans ce coinlà.

— Ah oui ?

— Oui. Chemin du Foulon.

— J’ai des amis qui restent là. À quelle adresse estu ?

François Berger donna son adresse, puis ils parlèrent de tout et de rien, de cinéma, de Sport 2000, des nouveaux restaurants, des bars. Des bars gais. Michaël Rochon dit qu’il avait rencontré un magnifique garçon la semaine précédente. Des cheveux noirs, un perfecto et un chandail rouge.

— Il y avait des étoiles sur son chandail, mais même si elles brillaient, j’étais plus porté à regarder autre chose.

Le tueur avait vu tout de suite que le petit jeune à la veste de cuir intéressait François Berger. Celuici demanda s’il l’avait revu. Non, le gars ne voulait pas de lui. Il ne lui avait même pas dit son nom. Mais il avait accepté d’être pris en photo.

— Je suis assez fier du résultat, ajoutatil. Mais c’est vrai que le modèle était si beau.

— Je pense que je le connais, dit François Berger. J’en suis même sûr. Je trouverais ça drôle d’avoir une photo de lui. Estce que… ?

— Je peux t’en donner une, j’en ai un paquet. Je ne sais pas ce que j’avais cet aprèsmidilà, mais mes photos sont presque

toutes bonnes. Ce n’est pourtant pas facile dans un bar, même avec le flash. Je vais te reconduire chez toi, tu me donneras ton téléphone et je viendrai te les porter. On est voisins.

Il craignait que Berger ne flaire le piège, mais non, celuici protesta mollement, disant qu’il pouvait aussi venir chercher les photos. Rochon lui rappela que sa voiture était en panne. Il insista : ça ne le dérangeait pas. Il viendrait à l’atelier dans la soirée.

Il l’assomma dès qu’il sortit de la voiture, puis il l’assit dans la voiture tandis qu’il fouillait dans son portefeuille. Il chercha 122

l’adresse exacte de l’atelier. Il avait l’intention de le tuer là. Il ne voulait pas être embarrassé du corps après avoir prélevé les parties qui l’intéressaient.

Que dirait l’inspectrice quand elle trouverait le cadavre de François Berger dans son atelier ?

Il avait même pensé à apporter un cadeau à l’inspectrice. Il l’avait suivie chez elle deux fois déjà et avait difficilement résisté à l’envie de lui laisser un mot, un souvenir. Comme elle aimait bien les insectes, il lui donnerait un scarabée. Elle s’imaginerait immédiatement qu’il collectionnait les insectes et entreprendrait des recherches dans ce sens. Et lui s’amuserait de la voir patauger, piétiner sans obtenir le moindre résultat. Elle n’avait aucune chance.

François Berger gémit, mais ne s’éveilla pas quand le Collectionneur retira les clés de ses poches. Ce dernier sourit ; il n’y aurait peutêtre pas trop de monde sur le chemin du Foulon à

cette heure. Et même encore, il avait des lunettes fumées, et si quelqu’un le voyait transporter Berger, il expliquerait que son ami avait un problème de drogue, qu’il l’emmenait chez lui, d’où il appellerait un médecin. Mais il n’y aurait personne, il le sentait, c’était une bonne journée pour lui.

Il passa deux fois devant l’atelier. Il avait raison, c’était une excellente journée : aucune voiture chez les voisins, aucune lu

mière. Le calme idéal. Il laissa sa victime dans la voiture pour aller ouvrir la porte de l’atelier. Il dut essayer toutes les clés du trousseau avant de trouver la bonne. Il suait malgré un vent frais.

Il voyait déjà le corps émasculé de François Berger. Il se demandait s’il pourrait rendre la courbe de son sexe quand il l’empaillerait. Pourquoi pas ? Il était de plus en plus habile dans son art. Si jamais il se lassait de réparer des appareils sophistiqués, il pourrait devenir taxidermiste ; il était aussi doué que M. Ha

mel, son fournisseur. Ce dernier se vantait de son orignal, mais s’il avait vu ce que son client réussissait ! Quand il s’était arrêté à sa boutique dans la matinée, le vieillard lui avait dit qu’il aimerait voir ses pièces ; n’avaitil pas des photos de ses œuvres ?

123

Si, il en avait. Il avait des photos de toutes les étapes de son travail. Il avait même des images de Diane Péloquin quand elle vivait encore. Dans les manuels de taxidermie, on disait qu’il fallait observer attentivement son sujet dans la nature afin de le rendre avec plus de réalisme le moment venu. On parlait de la couleur des yeux. Il avait déploré de ne pas avoir de photos plus précises de sa mère. On aurait dit que les yeux n’étaient jamais du même bleu, malgré le fait qu’il possédait des centaines de photos. Francine Rochon adorait se faire photographier. Elle adoptait la même pose que sur la photo du concours de beauté, la jambe droite s’avançant légèrement devant la gauche, une main sur la hanche, l’autre derrière le dos, le torse bien droit faisant ressortir sa poitrine.

Chaque fois que sa mère était fâchée contre lui, il parvenait à obtenir son pardon en lui demandant de la photographier, en lui répétant comme elle était belle. Elle oubliait alors les déceptions qu’il lui causait en ressemblant trop à son père, et elle souriait à l’objectif après s’être remaquillée.

Il se dit qu’il aurait dû acheter plus de poudre de borax chez M. Hamel. Mais il en avait déjà plein les bras : de la colle à bois, de la poudre de finition, de l’alun, du feutre à rembourrer, de nouvelles brucelles de quatre pouces et du plâtre de Paris. Heureusement, M. Hamel lui avait donné une carte de fidélité. Il avait acheté des dizaines d’outils dans sa boutique. Il n’aimait plus ceux qu’il avait rapportés de la Floride. Il avait préféré s’équiper de neuf en arrivant à Québec, car il avait eu l’impression que ses cisailles étaient moins malléables quand il avait coupé le pied de Muriel Danais. Pour son sein, bien sûr, ç’avait été plus facile.

N’empêche, un artiste mérite d’avoir des outils à la mesure de son talent. Les concertistes jouent sur des Steinway.

Il poussa la porte et s’immobilisa ; une odeur de cigarette flottait dans l’air.

— François ? C’est toi ? cria Grégoire de la salle de bains.

Michaël Rochon jura, puis s’enfuit à toute vitesse, tandis que l’adolescent ouvrait la porte des toilettes. Il entendit Grégoire 124

qui répétait : « Eh ! C’est qui ? Vous êtes qui ? », mais il eut le temps de remonter dans sa voiture et de démarrer avant que le prostitué ne puisse le voir.

Il tuerait Berger à son appartement de Sillery.

* * *

— On va trouver son adresse, Graham, ne t’inquiète pas.

Rouaix voulait rassurer sa coéquipière, mais il manquait de conviction même s’il répétait que Berger, si c’était bien le tueur, n’assassinait que des femmes. Graham s’efforçait de le croire quand le téléphone sonna.

— Grégoire ! Où estu ?

— Chez le Prof !

— On en vient !

— Quoi ?

— Je te cherchais. Estu correct ?

Grégoire décela une tension inhabituelle dans la voix de son amie, une tension qui augmenta sa propre angoisse.

— Je suis à l’atelier depuis une heure.

— Où ?

— Le Prof m’a donné ses clés. Je sortais de la salle de bains quand quelqu’un est entré dans l’atelier. J’ai crié, mais le gars est parti en courant. Sur le coup, j’ai pensé que c’était quelqu’un qui voulait voler.

Il marqua une pause. Graham griffonna un mot pour Rouaix, puis reprit :

— Cet homme, ce n’était pas le Prof ? Tu en es sûr ?

— Évidemment. Il s’est sauvé en m’apercevant. Le Prof, c’est plutôt le contraire ! Je viens juste de me rappeler la Chevrolet 91.

— La Chevrolet ?

— C’était ça qu’il conduisait, mais j’ai pas été capable de lire la plaque. Pensestu que c’est le Collectionneur ? Qu’estce qu’il faisait ici ?

125

Et François Berger, qui étaitil ? Elle ne comprenait plus rien.

— Oui. Appelle Dan.

— Dan ?

— Ton cousin avait peur qu’il te soit arrivé quelque chose, dit Graham en notant de l’étonnement chez Grégoire. Où étaistu ?

— Ailleurs.

Ailleurs ? Il devait planer. Qu’avaitil pris ? Quelle dose ? Depuis combien de temps ?

— Eh ! Graham ? Le Prof conduit une petite Renault d’habitude. Il déteste les grosses voitures. Qu’estce que tu faisais chez lui ? Il n’était pas là ?

— Tu m’as dit qu’il avait peutêtre vu le tueur au club sportif. Je voulais lui demander d’ouvrir l’œil. De nous aider.

— Je vais essayer de le trouver de mon…

— Non, l’interrompit Graham. Tu viens me rejoindre ici !

C’est trop dangereux !

— Dangereux ?

— Viens ici ! Avec Dan !

— Il peut pas ; il passe des circulaires. Je te retrouve tantôt à la terrasse Dufferin. À l’heure du souper. Je vais chercher le Prof.

— C’est peutêtre lui, l’assassin ! On a trouvé un indice chez lui. Grégoire ? Estu là ?

Le silence se prolongeait désagréablement quand Grégoire chuchota qu’elle était folle pour s’imaginer que le Prof pouvait tuer.

— Ne te mêle pas de ça, Grégoire.

— Où estce que vous irez ? Vous allez en profiter pour faire des descentes dans les bars gais ? À tantôt.

— Grégoire !

Il avait raccroché. Graham se tourna vers Rouaix, anxieuse:

— Alors ?

Il lui tendit son imperméable ; on avait réussi à retracer l’appel. Graham demanda à Rouaix de rester dans la voiture quand ils arrivèrent à l’atelier. Grégoire serait furieux de la voir. Elle ne voulait pas qu’il se sente humilié devant un tiers.

126

— Il faut toujours bien qu’il comprenne qu’on ne joue pas !

bougonna Rouaix.

— Il ne joue pas non plus, protesta Graham. Il n’a jamais joué. De sa vie.

Rouaix se tassa contre la portière, prévint Graham qu’il l’attendrait dix minutes, pas une de plus. Il avait promis à Nicole d’aller magasiner avec elle.

— Je peux revenir après, mais j’ai juré d’être là à sept heures. Elle dit que ça me prend un nouveau trench. C’est vrai qu’il va sûrement pleuvoir encore.

Graham hocha la tête, regarda le fleuve au loin qui charriait des eaux tumultueuses, encolérées par l’orage. Ciel et mer se confondaient, se noyaient dans une tourmente grise et glacée.

Graham songea qu’on serait bientôt à la fin d’avril ; qu’estce qui se passait avec le climat ? Étaitil devenu fou ? Lui aussi ?

Étaitce sa faute si les gens étaient de plus en plus violents et défaitistes ? Étaientils las du temps au point de faire des bêtises ? Non, il y avait bien plus de crimes en Floride où le climat était très agréable.

Le vent souleva son sac à main. Elle eut envie qu’il le lui arrache et l’emporte, lui vole son insigne. Plus de cartes, plus d’argent, plus rien pour l’identifier. Elle partirait pour une destination lointaine où elle prendrait des cours de peinture.

Elle avait envié les dons du Prof en admirant ses dessins, et elle avait un pincement au cœur chaque fois qu’elle voyait Pierre Beauchemin crayonner le visage d’un suspect. Elle aurait aimé avoir cette dextérité, mais estce que des années de cours aux BeauxArts lui permettraient de rendre l’émotion que suscitait le fleuve ? Elle en doutait, même si certaines marines de Wilson Morrice la touchaient profondément. Elle regrettait seulement qu’il n’en ait pas peint qui soient moins calmes. Si elle aimait le fleuve étale, elle prisait tout autant sa fureur. Elle goûtait le sentiment apocalyptique des toiles de Géricault.

Devraitelle prendre des cours en septembre ?

127

Grégoire l’accueillit froidement, mais elle savait qu’il était heureux qu’elle ait décidé de le retrouver, qu’elle s’inquiète réellement pour lui. Il répéta que le Prof était doux et n’avait jamais parlé des femmes avec mépris.

— Il aime les gars, O.K., mais il a plusieurs amies. Il dit même en farce qu’y’est pas chanceux, qu’il pogne plus avec elles qu’avec les hommes. Mais que ça fait des bonnes chums quand elles savent qu’y’a rien à espérer de lui.

— Parlemoi de lui.

— Qu’estce que tu veux que je te dise ? Je l’ai pas vu si souvent. Pourquoi vous pensez que c’est lui ? Il est superfin, tu sais. Ben correct.

— Mais il n’est pas borgne !

Grégoire s’étonna ; borgne ? Non. Il avait une tache de vin, c’est tout.

— On a trouvé un œil de verre dans la voiture de Josiane Girard. Et il y a des yeux dans la sculpture de François Berger, dans un bout de moustiquaire froissé. Tu ne les as pas vus, mais…

— C’est une coïncidence !

— Je ne sais pas. Il devra me donner de bonnes explications.

Je me demande aussi pourquoi il t’a menti. Il n’est pas prof.

— Je suppose qu’il voulait l’être. Et faire mon portrait.

— Grégoire, on n’a pas d’autre suspect, comprendstu ?

Il leur fallait progresser, apporter des éléments nouveaux à l’enquête. Maintenant que Grégoire était bien vivant devant elle, Graham doutait un peu de la culpabilité de Berger malgré l’œil de verre, car elle se souvenait comme elle avait apprécié la sérénité qui se dégageait de son appartement. Mais elle ne pouvait négliger cette seule piste. Elle espérait parler rapidement à Berger.

— Où estce qu’il se tient ? On va enquêter discrètement.

— Tu devrais rappeler chez lui, il doit être rentré. Il était fatigué quand je l’ai vu, il venait de s’entraîner, il m’a dit qu’il louerait un film dans la soirée. Qu’il ne sortait pas. Il a peutêtre 128

pris un verre dans un bar, mais ça m’étonnerait. Il voulait rentrer chez lui avec son film. Envoye, appellele.

Graham rougit en révélant qu’un policier était resté à l’appartement de François Berger.

— Je vais être avertie dès son retour.

— Il y a un gars qui l’attend chez lui ?

— On ne peut pas faire autrement. On soupe toujours ensemble ?

* * *

Non, finalement, ce n’était pas une bonne journée. Michaël Rochon s’était rendu jusqu’à l’appartement de François Berger pour rien. Il y avait une voiture banalisée à quelques mètres du domicile de sa victime. Au moment où luimême cherchait à garer sa Chevrolet, il avait vu un jeune policier descendre de la voiture et saluer le conducteur avant de s’engouffrer dans le portique de l’immeuble où habitait François Berger. Comment avaientils su qu’il voulait le tuer?

Graham étaitelle plus intelligente qu’il ne le pensait ?

Il démarra doucement, soucieux de ne pas attirer l’attention.

Comment cette femme avaitelle deviné ses intentions ? Il avait beau se remémorer tout ce qu’il avait lu dans des revues sur les techniques policières, il ne parvenait pas à comprendre son cheminement. Graham l’indisposait vraiment et il songea un instant à la punir. Elle n’avait pas le droit de le contrarier ainsi.

François Berger remua, ouvrit les yeux et le dévisagea avec incrédulité, puis avec une terreur grandissante. Il lui sembla qu’il

blêmissait. La couleur de sa peau lui rappela celle de Diane Péloquin quand elle avait su ce qui l’attendait. Berger vit ses poignets menottés à la ceinture de sécurité. Il tenta de se défaire de celleci.

C’était drôle! Il mit du temps à constater qu’elle était trafiquée, verrouillée et qu’il ne pourrait pas s’en débarrasser. Il battait des jambes, mais trop mollement pour l’atteindre, il plissait les yeux, fronçait les sourcils, voyait double ou triple probablement.

129

— C’est du bon stock, hein ?

Berger l’avait supplié de le laisser. Qu’estce qu’il lui voulait ?

Il ne comprenait pas. Ceux qui désirent tabasser les gais les attendent dans des ruelles ou dans des parcs, en bande organisée, et leur sautent dessus tout simplement, sans craindre réellement d’être arrêtés. Pourquoi Michaël Rochon l’avaitil enlevé ?

— J’ai besoin de toi.

Berger avait alors adopté une voix hyperdouce pour tenter de lui faire croire qu’il voulait l’aider, qu’il était avec lui. Une voix pareille à celle du psy de l’armée ; le prenaitil pour un imbécile ? Personne ne le réformerait une seconde fois ! C’était plutôt lui qui décidait de déformer.

Berger recommença à le supplier, à gémir qu’il le paierait, qu’il ne dirait jamais rien de cet incident à personne, qu’il coucherait avec lui si c’était ce qu’il souhaitait. Même s’il ne comprenait pas qu’on enlève un type de quarante et un ans, marqué d’une tache de vin. Il pleurait, et chaque sanglot résonnait en lui, accentuait son plaisir. Il avait pris soin de brancher le magnétophone et il pourrait réécouter ses cris après sa mort. Il avait envie à la fois de retarder son exécution et de le poignarder immédiatement. Non, il ne pouvait plus attendre, il tremblait d’excitation.

Il réfléchissait à l’endroit où il pourrait le tuer. Et la nuit qui tardait à venir ! Il roula durant une heure, incapable de se décider, repoussant les lieux l’un après l’autre : trop de monde partout. Il ne pouvait tout de même pas ramener Berger chez lui. Que feraitil du corps ? Bien sûr, il pouvait le découper en morceaux et se défaire de ceux qui ne lui convenaient pas. Il préférait cependant le tuer ailleurs ; il aimait poignarder, et surtout piquer, mais dépecer était assez fatigant. Il tâta le marteau à panne fendue, sur le tableau de bord, et s’exalta en songeant au bruit sur le crâne de Berger. Celuici pleurait toujours, mais ne criait plus. Puis il déféqua! Sur le siège de sa voiture !

Michaël Rochon se gara derrière une des grosses citernes du boulevard Champlain. En fin de compte, il tuerait Berger tout 130

près de l’endroit où il avait assassiné Josiane Girard. Il le bâillonna, l’attacha avec de la corde d’alpiniste avant de le sortir de la voiture. Berger tentait de se débattre et il était assez fort, mais pas autant que lui. Il ne s’entraînait pas depuis toujours pour ne pas ressembler à son père. Il le souleva et le transporta dans un coin, derrière le garage attenant à la citerne. Il le piqua une douzaine de fois avec son stylet, se releva pour mieux le voir se tortiller, puis s’agenouilla pour le poignarder à plusieurs reprises. Il avait enlevé son blouson pour ne pas le tacher, mais il ne pouvait ôter aussi son jean, au cas où il serait surpris et devrait fuir. Il brûlerait son pantalon ; les taches de sang ne se nettoient jamais parfaitement. Les flics avaient maintenant des méthodes très sophistiquées qui permettaient de révéler l’invisible. Il avait entendu parler d’une poudre ou d’un liquide qui, pulvérisé sur la scène du crime, révélait les taches de sang, même si on les avait effacées avec un savon très fort.

Rochon avait pensé à déshabiller complètement sa victime afin de retarder son identification, mais à quoi bon, puisque Graham surveillait déjà François Berger.

Il trancha le sexe avec une facilité déconcertante et, tout en éprouvant cette formidable sensation de puissance qu’il aimait tant, il regretta que Berger n’ait pas eu d’érection au moment de sa mort. Réussiraitil à empailler correctement cette queue ratatinée ?

Songeant que Graham n’aurait pas le droit de conserver le scarabée monté en broche, puisque ce serait une pièce à conviction, il renonça à l’épingler au chandail de sa victime. Bah !

c’est l’intention qui compte.

* * *

Maud Graham était surexcitée en sortant du bureau de Robert Fecteau, mais seul Rouaix pouvait le déceler tant elle paraissait calme. Il connaissait ces signes de jubilation intérieure quand elle avait l’impression qu’ils s’approchaient du but. Elle parlait 131

plus lentement, était distraite, entièrement tournée vers la solution. Pourtant, la réunion avait mal commencé, car Graham avait dû insister lourdement pour faire comprendre à certains policiers qu’une descente dans les bars gais n’était pas la réponse idéale. Il fallait enquêter discrètement. Si François Berger était le Collectionneur, il ne devait se douter de rien. On n’avait trouvé qu’un indice chez lui : ce n’était pas suffisant pour l’envoyer en prison. La fouille de son atelier n’avait rien donné non plus ; ni traces de sang, ni liens, ni armes.

— Ni trophées ? avait demandé un jeune policier.

Graham avait secoué la tête ; il n’y avait pas de bijoux, de vêtements ou de cartes d’identité ayant appartenu aux victimes chez Berger. Aucun de ces fétiches destinés à augmenter la jouissance du tueur quand il repensait à ses crimes. On n’avait pas trouvé non plus de revues policières. Considérées comme une mine d’informations pour les professionnels, ces revues revêtaient un caractère fantasmatique pour les tueurs en série qui savouraient les récits d’enquêtes portant sur des viols et des meurtres sordides.

— Mais cet œil de verre n’est pas tombé dans la voiture de Josiane Girard par miracle ! À moins que le tueur ne soit assez rusé pour faire porter ainsi les soupçons sur quelqu’un d’autre…

— Nous le savons, avait dit Rouaix. Nous devons pourtant continuer à chercher un borgne.

— Tous les spécialistes qui peuvent les avoir soignés.

— Et celui qui vend ces yeux ! avait ajouté Robert Fecteau.

— Et les taxidermistes ! avait crié Graham.

On avait applaudi ; il ne devait pas y avoir des dizaines de taxidermistes à Québec, ni même à Montréal. Et les amateurs ne se comptaient sûrement pas par milliers.

L’entonnoir, enfin, s’était dit la détective. Ce moment magique où elle sentait que les recherches s’orientaient vers une seule direction et qu’en procédant par élimination il ne resterait que le coupable.

132

Elle doutait de plus en plus que ce soit Berger, mais elle avait proposé de continuer le soir même à suivre cette piste ; elle retournerait au club sportif où Berger s’entraînait avant d’aller dans les bars. Elle y découvrirait sûrement des éléments intéressants, elle en apprendrait peutêtre encore sur Josiane Girard. Ses collègues se chargeraient de la nouvelle piste des taxidermistes. Elle éviterait ainsi les descentes tant redoutées.

— Tu es contente, hein, Graham ? dit André Rouaix.

Elle sourit et il pensa que ce sourire la rajeunissait de dix ans.

— Va retrouver ta femme, ditelle d’un ton amène. Je vais travailler avec les deux petits nouveaux.

— Il faudrait que tu t’arrêtes, toi aussi. Tu n’es pas une machine.

— Je vais souper tranquillement avec Grégoire, puis je reviendrai ici.

Elle gara sa voiture rue SainteGeneviève et descendit lentement vers la terrasse. Une lumière vermeille courtisait maintenant toute la façade du château Frontenac, accentuant sa majesté, et la terrasse Dufferin semblait s’étirer jusqu’à l’île d’Orléans. Le soleil voulait se faire pardonner son inconstance ; il enluminait le SaintLaurent, offrait son royal coucher aux touristes et à ces Québécois qui, comme Graham, n’imaginaient pas se priver du panorama une seule journée.

Elle fut déçue de constater que Grégoire n’était pas accompagné. Auraitelle bientôt l’occasion de rencontrer Dan et de le convaincre de retourner chez ses parents? Ou d’en discuter, au moins ? Elle expliquerait à Grégoire qu’il devait lui emmener son protégé. Dan était si jeune ! Elle regardait régulièrement les avis de recherche concernant des enfants disparus en se demandant quand ils réapparaîtraient : Alexis, Jaïa, Sébastien, Frédéric, François, Stephen, Émilie, MarieÈve, Matthew, Anthony. Où étaientils ? Avec qui ? Dan n’était pas en sûreté avec Grégoire, malgré tous les efforts de ce dernier.

— Dan n’a pas voulu venir avec toi ?

— Dan ?

133

Il hésita une seconde de trop avant de répondre que son cousin n’avait pu venir avec lui.

— Il n’a pas voulu. Et il ne s’appelle pas Dan, non ?

Grégoire éluda la question en confiant qu’il avait bien réfléchi : le Prof ne pouvait être coupable. Ils étaient ensemble le soir où Josiane avait été assassinée.

— C’est sûr que mon témoignage vaudrait rien en Cour, mais c’est la vérité. Je suis même passé chez toi après l’avoir vu. Je suis resté avec jusqu’à minuit, certain.

Graham avoua que Josiane avait été tuée plus tôt.

— Mais ton Prof n’a pas réapparu depuis que j’ai vu les billes chez lui. Comme s’il savait qu’on le soupçonne. Je vais faire les bars ce soir.

— Tu le trouveras pas. Il aime juste la musique plate. Pour lui, c’est juste du bruit dans les bars. Comme toi. Faut dire que vous êtes à peu près du même âge !

— Il t’a quand même rencontré dans un bar ?

— Oui, mais ça faisait des mois qu’il était pas sorti. Je pense qu’il avait un ami avant. Je sais pas s’ils ont cassé ou s’il est mort, mais il était pas tout seul.

Il se tut, regarda le fleuve durant un long moment, puis suggéra à Graham de se calmer :

— Le Prof doit être allé souper chez des amis ou au restaurant.

Il a changé ses plans, c’est tout. Tu vas y parler demain matin.

— Tu continues à l’appeler le Prof.

— Oui. Où estce qu’on mange ?

— Où tu veux. Pizza ?

Grégoire lui sourit ; Graham était la seule personne au monde qui devait aimer la pizza autant que lui.

— On devrait peutêtre changer, pour une fois ?

Elle fit une moue :

— Comme quoi ?

— Je sais pas.

Ils allèrent à la Piazzetta. Ils avaient essayé toutes les pizzerias de Québec et ne parvenaient pas à savoir encore laquelle ils 134

préféraient. Ils continuaient donc à tester leur mets préféré en retournant plusieurs fois aux mêmes endroits.

Entre deux bouchées, Graham demanda à Grégoire où il comptait dormir :

— Tu ne peux pas aller à l’atelier. On le surveille, comme l’appartement.

— Il va avoir l’air bête, le Prof, quand il va rentrer chez lui et trouver un flic.

— C’est vrai, mais on n’a pas le choix, je te l’ai dit. Où allezvous coucher, toi et ton… Dan ?

— Te tracasse pas pour nous autres. Je sais me débrouiller.

— Vous pouvez venir chez nous, mais je devrai…

— Signaler Dan. Non merci, il veut rien savoir.

— Ça ne pourra pas durer éternellement !

— Je le sais. Arrête, tu me coupes l’appétit. Parlemoi donc du Collectionneur, à la place.

— On n’a pas tellement d’indices.

Grégoire dévisagea Graham qui mâchait sa dernière bouchée. Elle était trop quiète pour être honnête.

— T’as pas l’air trop découragée pourtant.

Elle but une gorgée d’eau minérale avant d’avouer qu’elle était plus confiante que les jours précédents. Mais ce n’était qu’une intuition. Elle n’avait pas la moindre preuve pour étayer cette nouvelle foi, cette conviction qu’elle aurait bientôt des éléments qui la conduiraient au tueur.

— Pensestu qu’il va avoir le temps de tuer avant que tu l’arrêtes ?

Elle confessa son angoisse sur ce point précis : le Collectionneur avait rapproché ses crimes dans le temps et montré une plus grande violence d’une fois à l’autre. Sa prochaine victime devait être déjà choisie.

— Ce n’est pas par hasard s’il tombe sur une fille ou une autre?

— Les tueurs organisés élisent leur proie. Presque toujours.

— Je me demande bien ce qu’il trouve à ces femmeslà. Elles n’avaient rien de spécial sur les photos des journaux.

135

— Pour nous, non. Mais pour lui…

Elle murmura qu’elle n’avait jamais enquêté sur une affaire aussi complexe. Elle se retenait pour ne pas en parler davantage avec Grégoire, considérant qu’il vivait déjà suffisamment dans un climat de violence, mais elle savait qu’elle se privait d’observations judicieuses.

— Ton cousin, je suppose qu’il ne va pas régulièrement à l’école depuis qu’il vit avec toi. Il va rater son année scolaire.

— Je lui ai dit.

— Vous devez vous ressembler.

Grégoire la dévisagea : comment l’avaitelle su ?

— Ma crisse ! Tu m’as suivi ! ditil en prenant sa veste de cuir.

Ses yeux fonçaient sous l’effet de la colère. Et de la déception. Comment Biscuit s’étaitelle permis ça ?

Elle se leva brusquement, renversant sa bière, mais put l’attraper par une manche.

— Lâchemoi, câlice !

— Je te jure que non, Grégoire. Je te le jure.

Il la jaugea, puis finit par se rasseoir juste sur une fesse, tout au bord de la chaise, prêt à repartir aussi vite.

— J’ai dit ça comme ça, expliquatelle en épongeant la table avec une serviette de papier. Parce que j’ai supposé que, pour que tu t’entendes avec Dan, vous deviez avoir des points communs.

Il se détendit :

— Je pensais que tu parlais de notre physique. Moi, je m’en suis pas rendu compte tout de suite. Mais on est allés ensemble dans un magasin et le vendeur a dit qu’on se ressemblait en maudit, sauf que… Dan est blond. Mais c’est vrai. C’est comme moi en plus petit. En pas mal plus petit.

Il soupira :

— Je sais plus quoi faire avec, mais je veux pas stooler. Tu comprends, Biscuit ?

— Qu’estce que tu veux qu’on fasse ?

136

Licence enqc-13-34642-18890-10246 accordée le 26 juin 2011 à Bruno MOUILLOUD

— Je sais pas. On réglera pas ça ce soir.

Ils préférèrent se quitter devant le restaurant. Graham aurait pu déposer Grégoire, mais elle n’avait pas envie de le laisser au centre commercial ou dans une des rues où il tapinait. Elle savait tout, mais jouait du mieux qu’elle pouvait à l’autruche. Elle n’était pas tellement douée et le regarda avec amertume s’éloigner.

Chapitre 8

Quand Jean Casgrain vit Maud Graham en survêtement, il comprit qu’elle resterait une bonne partie de la soirée au club.

Il lui fut d’abord reconnaissant d’avoir opté pour cette tenue qui lui permettrait d’aller et venir dans le club sans se faire remarquer, puis il songea qu’elle éveillerait inévitablement les soup

çons en questionnant les abonnés.

Au téléphone, quand elle l’avait prévenu de sa visite, elle lui avait dit qu’elle recherchait un des habitués de Sport 2000, qu’elle devait continuer à enquêter sur son club sportif. Il l’avait assurée de son concours. Elle avait promis de lui en dire davantage lorsqu’elle le verrait.

Casgrain s’était alors avisé que l’inspectrice avait dû se renseigner à son sujet. Il avait eu une bouffée de chaleur : et si elle avait découvert qu’il avait fraudé l’impôt ? Non, c’était impossible, elle n’avait ni désiré voir les livres comptables ni consulté les ordinateurs. De toute manière, il avait à peine trafiqué les chiffres. Il avait seulement omis de déclarer la vente des anciens appareils de gymnastique. Qui pouvait vérifier ces gains ridicules ? Il aurait tout aussi bien pu offrir ces appareils à un ami. Non, il n’avait pas à se tracasser pour ces broutilles, personne ne lui demanderait avec quel argent il avait acheté sa nouvelle voiture. Il suffisait d’être naturel et de coopérer. Il ressortit la liste de tous les membres du club et tenta de deviner qui avait attiré l’attention des policiers.

Savaientils que Mario Jasmin et André Brulotte prenaient des stéroïdes ? Oui, probablement. Ils devaient avoir donné la liste à un ordinateur qui avait craché les informations qu’il possédait sur tous les clients du club. Jean Casgrain était persuadé que les policiers avaient accès à tous les dossiers d’un 138

individu : médical, social, financier. Il ne croyait pas au secret professionnel et pensait qu’un médecin, comme un patron, remettait tel ou tel document aux policiers quand ils le leur demandaient.

Mais Brulotte et Jasmin lui semblaient bien normaux. Certes, ils avaient la force physique pour étrangler une femme en toute facilité mais, d’après les journaux, le Collectionneur préméditait ses meurtres. Làdessus, les deux athlètes n’avaient qu’une idée en tête, participer à des concours et à des championnats sans être disqualifiés pour dopage. Ils ne regardaient jamais les femmes qui suaient à côté d’eux. Même de jolies poupées comme Vanessa Dubois !

Jean Casgrain salua discrètement Graham, qui lui répondit d’un petit geste de la main avant d’enfourcher une des bicyclettes d’exercice. Elle lui tourna le dos et commença à pédaler.

Bon, très bien, elle lui parlerait quand elle le déciderait. Faisaitelle exprès de l’énerver ?

Michaël Rochon faillit échapper son tournevis numéro 7

quand il aperçut Maud Graham. Avaitelle déjà trouvé le corps pour revenir enquêter si rapidement au club sportif ? Même si Jean Casgrain était derrière lui, il devina que celuici avait remarqué son trouble. Il se décida à le rejoindre :

— Estce que c’est la détective dont on parlait l’autre jour dans le journal ? chuchotatil.

Jean Casgrain se plaignit : il n’aurait pas choisi d’être propriétaire d’un club sportif s’il avait envisagé qu’il aurait tant d’ennuis. Ses clients iraient s’entraîner ailleurs quand ils sauraient qu’on les espionnait. Pas tous, bien sûr ; certains goûteraient un frisson de peur quand ils pousseraient la porte du gymnase. Ils le savoureraient, puis ils se vanteraient de leur désinvolture à leur bureau.

— Elle ne se ressemble pas tellement, dit Rochon. Je l’ai reconnue parce que… mon amie l’admire beaucoup et m’en parle sans arrêt ! Elle veut devenir comme elle.

— Ah oui ?

139

— Moi, je ne suis pas trop pour ça. Une femme dans la police. Les femmes ne sont pas faites pour ce genre de job. Elles sont faites pour être jolies et gagner des concours de beauté.

Casgrain approuva avec fougue :

— Regardela. Elle n’a pas pédalé plus de cinq minutes.

Personne ne va croire qu’elle s’entraîne pour de vrai ! Je me demande pourquoi elle essaye tous les appareils… C’est une visite gratuite pour elle, ça doit être ça. Elle est bizarre.

— Je me demande ce que les journalistes lui trouvent pour en parler si souvent.

— Ils ne savent plus quoi inventer. Attends de la voir soulever des poids, on va rire. Je pense que je vais lui proposer de l’aider à s’entraîner. Je vais jouer au coach !

— Je ne verrai pas ça, il faut que je rentre.

— Tu viens d’arriver, Mike, protesta Casgrain. T’as pas déjà réparé ma machine ?

— Non, je pensais que je pourrais faire ça vite, mais il manque une pièce. Je vais aller au centre d’électronique avant qu’il ferme. Peutêtre que je pourrai la changer demain.

Michaël Rochon avait rangé son matériel très calmement, mais Jean Casgrain n’avait pu s’empêcher de s’inquiéter de sa pâleur subite.

— Ça va? T’es devenu tout rouge, pis là, t’es blanc comme un drap.

— Je pense que mon amie n’est pas très douée pour la cuisine, ditil avec un sourire contraint.

Casgrain éclata de rire et répliqua qu’elle ne pouvait être pire que sa première femme :

— Même le chien ne voulait pas manger de sa bouffe ! Elle a bien failli m’empoisonner. Dans le fond, elle devait y penser.

Le Collectionneur s’efforça de rire et sortit du gymnase sans regarder Maud Graham malgré l’envie qui le tenaillait. Il avait l’impression qu’elle ne le verrait pas s’il ne lui prêtait pas attention. Il atteignit la porte dans un état second. Dehors, il respira à pleins poumons avant de se diriger vers la voiture qu’il 140

venait de louer. Jusqu’au meurtre de François Berger, il avait conservé la Chevrolet sans s’inquiéter ; il avait acheté sa voiture aux ÉtatsUnis trois ans auparavant et avait pensé à se procurer des plaques volées dès le meurtre de Mathilde Choquette. Cependant, après qu’on eut manqué le surprendre à l’atelier de Berger et que ce dernier eut souillé le véhicule, il avait dû en changer. Il enfonça la clé, mais ne démarra pas immédiatement, cherchant la voiture de Graham. Voilà, c’était la petite Fiat. Il l’avait déjà repérée dans le stationnement du parc Victoria. Il l’avait vue aussi en face de l’appartement de Josiane Girard.

Il fut tenté de se garer non loin du club et d’attendre le départ de Graham pour la suivre, mais c’était trop périlleux. Il y avait peutêtre des voitures banalisées aux alentours. Et elle pouvait s’apercevoir qu’on la filait. Bien sûr, il changerait de voiture et même d’agence de location quand il rôderait près de la scène du crime. Il se mêlait toujours aux badauds avec un plaisir intense, se retenant pour ne pas clamer la vérité à ces curieux délicieusement horrifiés. Ils étaient si curieux qu’ils auraient été ravis d’apprendre comment il avait procédé pour amener sa victime à le suivre. Ils l’auraient admiré secrètement. Ils l’admiraient ! Ils poussaient des cris dégoûtés en lisant les journaux, mais ils se précipitaient sur la dernière édition, regardaient la télévision avec avidité et se disaient que le Collectionneur, lui, avait le courage d’aller au bout de ses désirs. S’ils réprouvaient tant la violence, pourquoi étaientils si nombreux à venir renifler l’odeur du sang ? Ils l’enviaient.

Ils ne l’égaleraient jamais. Il était si fort !

* * *

Graham avait discuté avec une douzaine de membres du club sportif et avec deux fois plus d’hommes dans les bars gais sans apprendre quoi que ce soit d’intéressant. Jean Casgrain, à qui elle avait parlé de François Berger, avait répété trois fois que ce dernier et Josiane Girard ne s’entraînaient pas aux mêmes heures. À

141

moins d’un hasard formidable, ils ne s’étaient jamais rencontrés.

De toute façon, Berger ne regardait pas trop les filles. Casgrain supposait qu’il était homo.

Déçue de sa soirée, Maud Graham ouvrit une boîte de thon pour Léo qui lui frôlait les jambes. Il ronronnait et miaulait à la fois en entendant le bruit de l’ouvreboîte qui perçait le métal.

— On dirait que tu roucoules, Léo. Comme un gros pigeon !

Ça vient, ça vient.

Elle sourit en voyant son chat frémir de contentement devant l’assiette de poisson, rangea la boîte à demi vide dans le réfrigérateur, hésita puis s’empara d’une Molson Dry. Elle ne put résister à l’envie d’appeler Rouaix. Il avait l’air plus fatigué qu’elle. Elle le lui dit.

— Évidemment ! gémitil. Va magasiner avec Nicole, puis tu m’en donneras des nouvelles. J’ai parlé à Fecteau de Julia West, celle qu’on appelle Honey. On a envoyé une équipe pour la surveiller discrètement à son arrivée à l’aéroport, à l’hôtel, à la radio. Elle ne reste que deux jours à Québec ; le tueur va être obligé de se surpasser s’il veut ajouter sa tête à sa collection. Et toi ?

— François Berger s’est volatilisé. J’ai passé une partie de la soirée à Sport 2000 et dans les bars gais. Personne ne l’a vu depuis hier. Ou plutôt, personne ne l’a remarqué ; « c’est un genre tranquille », m’aton dit un peu partout. J’ai appelé au poste ; ils vérifient la liste des clients dressée par les taxidermistes.

Pensestu que ça va apporter des résultats ?

— Graham ! Tu avais l’air contente tantôt, tu n’es pas déjà découragée ?

— Non, je suis un peu impatiente, c’est tout.

— Un peu… Quoi ?

Graham l’entendit parler à Nicole, lui revenir :

— Veuxtu prendre un verre à la maison ? On vient d’ouvrir une bouteille de PessacLéognan. Je l’ai bien méritée !

Graham s’imagina Rouaix, humant le vin avec recueillement, le goûtant, le faisant rouler sous sa langue avec un plaisir évi142

dent, fermant les yeux, rêvant aux coteaux ensoleillés où avait mûri la vigne. Même s’il n’y était allé que deux fois dans sa vie, la France lui manquait ; il aurait aimé connaître mieux le pays où étaient nés ses parents. Quand il dégustait du vin, il avait l’impression de retrouver ses origines.

— Je suis trop fatiguée, merci. Je vais regarder la télé et m’endormir. À demain.

Graham s’affala sur le canapé, laissa tomber ses espadrilles au sol sans les délacer, croisa les jambes, attrapa la télécommande et espéra qu’il y avait un bon film pour la distraire.

Elle écoutait les « chabadabada » d’ Un homme et une femme quand la sonnerie du téléphone l’empêcha de jouir des retrouvailles de Trintignant et d’Anouk Aimée. Vingttrois heures douze. En décrochant l’appareil, elle pensa qu’elle aurait aimé ressembler à Anouk Aimée ou à Françoise Fabian et qu’on l’appelait pour lui annoncer qu’on avait retrouvé Berger ou un autre cadavre.

On lui apprit qu’on avait découvert un corps mutilé près de la marina. Un corps d’homme. Non, on ne l’avait pas décapité.

On l’avait émasculé.

Il s’appelait François Berger.

Graham reposa l’écouteur comme s’il lui brûlait la main.

François Berger ! Grégoire devait avoir raison quand il disait que le Prof avait peutêtre vu le tueur au club sportif. La liste; il faudrait revérifier toutes les informations concernant les clients de Sport 2000. Le Collectionneur fréquentait sûrement ce club et il fallait qu’elle l’identifie avant qu’il n’y élise une autre victime. Mais avaitil vraiment choisi Berger ou ce dernier avaitil été supprimé parce qu’il aurait été un témoin gênant ? Pourquoi n’étaitil pas venu lui parler ? Peutêtre que Grégoire se souviendrait d’un détail.

Casgrain avait répété vingt fois qu’aucun des habitués n’était inquiétant, ni même bizarre. La plupart pensaient à gagner du muscle ou à perdre de la graisse. Ils se pesaient souvent et draguaient peu. Leurs invités, peutêtre ? Il lui avait fourni la liste 143

des clients qui étaient venus récemment avec un invité ; le Collectionneur devait se trouver parmi eux. Graham avait remercié Casgrain même si elle croyait que le meurtrier était un abonné du club qui repérait ses proies en toute tranquillité. Il fallait trouver qui s’était entraîné en même temps que François Berger et Josiane Girard.

« Chabadabada ». Estce qu’un homme découvrirait bientôt qu’il l’aimait à la folie ? Graham entendait la musique de Francis Lai en mettant ses espadrilles et elle se demandait comment elle pouvait penser à l’amour après l’annonce d’un nouveau meurtre. Et pourquoi on acceptait l’expression « aimer à la folie ». Estce que la folie n’était pas plus inquiétante qu’heureuse ? Le tueur était fou, non ? Elle croisait des tas de gens dérangés chaque semaine et jamais, jamais elle ne pouvait croire que leur démence était aimable. Elle prit sa veste de cuir et s’assit dans sa voiture en songeant qu’ellemême délirait. Elle espérait pouvoir dormir durant la fin de semaine, mais elle en doutait. Avec ce nouveau meurtre, tout le monde ferait des heures supplémentaires. Elle pensait aussi à Grégoire.

Boulevard Champlain, les gyrophares avaient attiré les curieux ; n’importe quelle lumière fascine n’importe quelle mouche, elle l’avait souvent constaté. Paul Darveau devait être arrivé le premier.

Rouaix n’était pas encore là. Un jeune policier lui dit qu’Alain Gagnon ne tarderait pas. Il était chez sa sœur à Lévis, mais il prendrait le prochain traversier. Il ajouta que les adolescents qui avaient trouvé le cadavre étaient assez secoués.

— C’est un petit couple. Ils voulaient baiser, je suppose. Ils cherchaient un coin calme. Si vous pouviez les interroger tout de suite, j’ai l’impression qu’il faudrait qu’ils rentrent chez eux au plus sacrant. Elle, elle se met à crier chaque fois qu’elle se tourne en direction du corps, même si elle est trop loin pour le voir de la voiture, et lui, il a de la difficulté à respirer. Il a l’air terrorisé. Faut dire que je le comprends un peu. Se faire couper…

144

Le policier grimaça, comme s’il ressentait intimement l’effet de la lame sur son sexe. Graham songea que tous les hommes de Québec l’imiteraient quand ils connaîtraient la nature de l’amputation. Ils auraient aussi peur que les femmes. Non, mais non, qu’elle était sotte ! Seuls les gais auraient vraiment peur.

Les hétéros ne se croiraient pas menacés. Les journalistes apprendraient vite à la population que François Berger était homosexuel. Plusieurs concluraient aussitôt que Berger était assez efféminé pour plaire au Collectionneur.

— Prévenez les témoins que j’arrive. Je veux voir le corps avant.

Elle s’avança très lentement vers le cadavre, comme si elle devait s’habituer à la blessure qui trouait son basventre. Les nombreuses piqûres trahissaient le Collectionneur, mais il y avait tant de sang que seul Alain Gagnon saurait lui dire si le meurtrier avait procédé à l’amputation avec autant de dextérité qu’il l’avait fait pour Josiane Girard. François Berger était blond, comme les autres. Et célibataire. C’était la seule chose qu’elle aurait pu prédire. Elle avait pensé qu’on décapiterait une femme. On poignardait et on châtrait un homme.

Rouaix et quelques journalistes avaient cru comme elle que le Collectionneur tentait de recréer un corps. Ils s’étaient trompés.

Et si l’assassin voulait reconstituer deux corps ? Étaitil travesti ou transsexuel ? Qu’estce que les psychiatres diraient de ce nouveau crime ?

Elle remarqua la tache de vin dont lui avait parlé Grégoire; elle souhaitait pouvoir lui annoncer ellemême la nouvelle. C’était un client, certes, mais François Berger avait été gentil avec lui.

Il y était attaché.

— On relève les traces des pneus, dit un de ses collègues.

Les deux nouveaux essaient d’empêcher le monde de tout piétiner. Ils doivent regretter d’être entrés dans la police ce soir !

On a fait venir d’autres gars. Ça va être tout un cirque. Le boss va gueuler.

145

Turcotte avait raison ; Robert Fecteau gueulerait. Avant une heure, le maire et une demidouzaine de gros bonnets l’auraient appelé afin d’apprendre ce qu’il comptait faire pour arrêter le massacre. Il devrait également répondre aux journalistes. On lui demanderait si le sergentdétective Graham lui avait obéi quand elle avait provoqué le Collectionneur. Il répondrait que le criminel aurait tué de toute manière et que c’était donner beaucoup d’importance à la détective Graham que d’imaginer que le meurtrier tuait pour relever ses pseudodéfis. Même s’il avait envie, sûrement, de la jeter en pâture aux journalistes, Fecteau la soutiendrait. Elle faisait partie de son équipe, que cela leur plaise ou non.

Graham s’attendait pourtant à être désignée comme responsable. Darveau, déjà, s’approchait d’elle.

— Alors ? Estce que c’est votre tueur ?

Graham haussa les épaules, répondit froidement qu’elle attendait le légiste.

— Allezvous le combattre avec autant d’énergie s’il s’occupe maintenant des hommes ?

Elle faillit répondre qu’elle était féministe, oui, mais elle n’avait jamais eu pour autant envie de castrer les hommes et elle tenterait de les protéger de la même manière qu’elle protégeait les femmes. Puis elle regarda le cadavre de Berger et trouva inconvenant de discuter ainsi devant ce mort. Elle se dirigea vers la voiture où un policier tentait de réconforter les témoins. Il parut soulagé en reconnaissant Graham.

— JeanPhilippe et Stéphanie se promenaient quand ils sont tombés sur le corps, résumatil en désignant les témoins.

Graham promit aux adolescents qu’on les ramènerait bien vite chez eux.

— Vos parents doivent s’inquiéter.

Stéphanie poussa un petit cri. JeanPhilippe expliqua que les parents de sa blonde ne voulaient pas qu’elle le fréquente. Elle avait dit qu’elle était chez une amie et devait rentrer à minuit et demi.

146

— Ma mère va me tuer, madame ! bredouilla l’adolescente en jouant avec la boucle qui parait son nez. S’il faut qu’elle apprenne que j’étais ici !

— Ce n’est pas la première fois que vous venez, non ?

— Oui. Non, on est déjà venus dans le jour.

— Mais il faisait un peu trop clair, c’est ça ?

JeanPhilippe hocha la tête, puis déclara qu’ils avaient le droit de s’aimer, que personne ne pouvait les en empêcher.

— Ce n’est pas ce que je désire. J’espère seulement que vous utilisez des préservatifs.

Il y eut un silence éloquent, puis JeanPhilippe protesta. Ce n’était pas de ses affaires ; avaitelle le droit de les interroger sur leur vie privée ? Elle leur promit qu’on les reconduirait chez leurs parents en disant qu’ils avaient été simplement témoins d’un accident de la route.

Soulagés, ils contèrent leur découverte : ils étaient venus vers midi pour repérer un endroit désert. Ils étaient allés à un party puis s’étaient éclipsés.

— On a garé la voiture, dit Stéphanie, car je voulais marcher un peu pour regarder le fleuve.

Et amener ton chum à plus de romantisme, traduisit Graham.

— On n’a pas regardé le fleuve longtemps, continua Jean

Philippe. La lune est superbrillante ce soir. On l’a vu tout de suite ! Au début, je me suis dit que je me trompais. Mais on s’est approchés.

Stéphanie déglutit, respira longuement par la vitre baissée :

— On n’a rien touché. Je n’aurais pas pu, de toute manière.

Elle se mit à pleurer.

— Pauvre lui… Ma mère va le savoir. Elle devine tout le temps tout. Je ne pourrai pas dormir ce soir.

— Tu diras que c’était un supergros accident ! protesta Jean

Philippe. Tu diras que les chars ont capoté !

— Elle va lire dans le journal que ce n’était pas vrai ! Et qu’on a trouvé un autre cadavre. Elle va deviner qu’on était dans le coin. Pensezvous qu’il l’a tué avant de… madame ?

147

L’adolescente voulait qu’on lui dise que Berger avait été tué avant d’être torturé. Graham aurait bien aimé la rassurer, mais elle détestait mentir.

— Je ne le sais vraiment pas. C’est le médecin qui va me l’apprendre. Mais je pense que vous êtes mieux de rentrer chez vous plutôt que de l’attendre.

— Il faut prendre mon auto, dit JeanPhilippe. Je peux conduire.

— Ce serait mieux autrement. Quelqu’un va la ramener chez toi. Si vous sortez maintenant de cette voiture, les journalistes vont vouloir vous parler.

JeanPhilippe rêva peutêtre un instant d’avoir son visage à la une des journaux, mais la détresse de Stéphanie le fit chevaleresque. Il protégerait leur anonymat.

* * *

Frédéric avait failli se mettre à pleurer en lisant les titres des quotidiens quand il était allé acheter un litre de lait au chocolat chez le dépanneur. Il avait rapporté le journal chez Lionel

— enfin, dans l’immeuble désaffecté que squattait Lionel — et avait attendu au moins une heure avant de réveiller son ami pour lui annoncer la nouvelle. Il était triste et apeuré ; il commençait à penser qu’il devrait rentrer à Montréal. Et persuader Grégoire de le suivre. Après tout, il pouvait travailler dans n’importe quelle ville. La métropole semblait moins dangereuse que la capitale. Si le Collectionneur se mettait à tuer aussi des hommes, ils n’étaient plus en sûreté à Québec. Et si le tueur avait vu Grégoire parler avec François Berger ? S’il pouvait le reconnaître ? Ils devaient sacrer leur camp, certain !

Frédéric ne voulait pas se séparer de lui, même s’il détestait être à sa charge. Il gagnait un peu d’argent en distribuant ses circulaires à la fin de l’aprèsmidi, mais c’était insuffisant.

Heureusement que Grégoire avait rencontré Lionel ! Sinon ils seraient à la rue.

148

Frédéric ne savait pas trop s’il aimait Lionel. Celuici les hébergeait, bien sûr, mais il prenait beaucoup de coke. Et Grégoire acceptait une ligne sur deux. Il devrait fumer au lieu de sniffer. De la coke, c’était chimique ; c’était sûrement pire que du hasch.

Anouk avait déjà fumé, elle le lui avait dit. Elle n’avait pas tellement aimé ça, elle s’était étouffée. Elle avait essayé pour faire plaisir à son chum. Il s’ennuyait d’elle. Et un peu de sa mère, aussi. Son père, ça ne changeait rien, il ne l’apercevait que dans la cuisine, le matin.

Il se souvint de l’odeur du chocolat chaud qu’aimait Anouk.

Et des toasts. Il n’y avait pas de grillepain rue Ferland, et encore moins chez Lionel. Grégoire mangeait des céréales quand il se levait. S’il avait faim. Mais la plupart du temps, il buvait du jus de pomme ou du Ginger ale. C’était surprenant qu’il n’ait pas de boutons, car il mangeait aussi beaucoup de chips barbecue. Quand il retournerait à Montréal, il se ferait un superdéjeuner avec des toasts au beurre de pinottes et des pommes vertes.

À condition qu’on ne l’envoie pas dans une maison de redressement.

Il avait essayé deux fois de téléphoner à Dan et à Sébas, mais c’était toujours leur mère qui répondait. Il tenterait de les joindre dans la soirée ; peutêtre qu’eux en savaient plus sur l’attitude de ses parents. Il devait tâter le terrain avant de rentrer.

Il était midi et demi quand il se décida à réveiller Grégoire. Il ne savait pas comment lui annoncer la nouvelle. Il l’appela, par trois fois, puis il vit une boîte de comprimés à côté du lit. Des Valium. Comme sa mère. Il lui secoua l’épaule, tendit le verre de jus de pomme.

— Quoi ? Qu’estce qu’il y a ?

— Il est passé midi.

Grégoire se frotta le visage, se gratta le nez, plissa les yeux, les referma. Il avait mal à la tête, la gorge sèche, ses mains 149

tremblaient un peu. Il pensa qu’il avait pris trop de coke. Et que les Valium n’avaient rien arrangé.

— On serait mieux de s’en aller à Montréal, Grégoire.

— Qu’estce que tu me racontes ?

Frédéric posa une main sur l’épaule droite de Grégoire, celle qui était ornée d’un tatouage.

— C’est le Collectionneur. Maintenant, il tue des hommes.

— Quoi ?

— Tu connais celui qu’il a tué hier soir.

Grégoire se redressa brusquement ; qu’estce que Frédéric disait ? L’adolescent lui tendit le journal. Il comprit avant de lire l’article. Il devait même avoir compris la veille quand il avait tenté de retrouver François dans les bars, quand il avait appelé chez lui et n’avait réussi qu’à parler au flic de service.

— Câlice de crisse ! hurlatil en lançant le journal loin du lit.

Les feuilles voletèrent en tous sens et retombèrent dans un chuchotement de papier froissé.

— Le tueur t’a peutêtre vu avec ton client ? Il pourrait vouloir te tuer aussi ! Vienst’en à Montréal avec moi !

— Estu malade ? Ciboire ! Pourquoi il l’a tué ?

Il se leva, ramassa les pages consacrées au meurtre, s’assit sur le bord du lit et lut la prose de Paul Darveau. Le corps était mutilé, mais les policiers n’avaient pas voulu révéler la nature des blessures. Maud Graham avait provoqué la colère du Collectionneur. Elle n’avait pas voulu donner son opinion sur ce nouveau crime, mais on pouvait se demander si elle mettrait autant de diligence à arrêter le coupable s’il cessait de s’en prendre aux femmes, ses protégées depuis toujours.

— Maudit Darveau ! Biscuit va être bleue !

— C’est un épais, surenchérit Frédéric.

Il était soulagé que son ami manifeste sa peine par la colère.

Il redoutait de le voir pleurer, car il n’aurait pu retenir ses propres larmes.

Grégoire lut l’article d’un bout à l’autre et se laissa retomber sur les oreillers ; il avait envie de se rendormir pendant des jours 150

et des jours et de tout oublier. Il revoyait François Berger, sa manière de le dévisager avec un désir intense, fait de douceur et d’étonnement. Il se rappelait son mobile, son enthousiasme quand il expliquait comment il l’avait conçu. Il regrettait de l’avoir rabroué quand il lui avait offert de lui montrer à dessiner.

Il téléphona au bureau de Graham, mais elle était absente. Le répartiteur se souvint que sa collègue lui avait parlé d’un Grégoire qui l’appellerait peutêtre et se montra amical, répétant qu’il n’oublierait pas de faire le message. Mais si c’était urgent, il pouvait lui donner le numéro du téléphone cellulaire. Grégoire le prit en note, mais glissa le papier dans sa poche sans composer le numéro. Il ne se sentait plus la force de parler de François Berger. Plus tard.

Lionel offrit de la coke à Grégoire quand il apprit la nouvelle, mais au grand soulagement de Frédéric, son ami refusa. Frédéric devina alors qu’il voulait être plus net quand il verrait Maud Graham. Il pourrait peutêtre parler à cette femme, tout compte fait ? Grégoire ne la respectait pas sans raison. Supercorrecte, avaitil affirmé. Presque cool. Elle n’avait même pas l’air vieille.

Ils sortirent ensemble tous les trois pour aller manger un club sandwich. Lionel habitait tout près de la côte d’Abraham. Ils faillirent aller chez Valentine, mais Grégoire trouvait que le restaurant sentait trop la friture et qu’il était inutile de marcher jusquelà. Ils n’avaient qu’à s’arrêter au Laurentien.

Ils picorèrent plus qu’ils ne mangèrent. Lionel manquait d’appétit à cause de la drogue, Grégoire avait du chagrin, Frédéric avait peur. Il ne toucha même pas à ses frites. Il s’était déjà forcé pour avaler son sandwich, car il n’aimait pas gaspiller depuis qu’il avait fugué, mais il serait malade s’il continuait à manger. D’ailleurs, Grégoire ne remarquerait même pas qu’il laissait la moitié de son assiette. Il regardait droit devant lui comme s’il voyait le fantôme de François Berger, et Lionel, après avoir tenté deux ou trois fois de le distraire, abandonna et se tut.

151

Grégoire paya et ils quittèrent le restaurant pour remonter la rue SaintJean. Ils iraient jouer au billard.

— T’es trop petit pour venir avec nous, dit Lionel à Frédéric.

— Non, laisse faire, il vient, protesta Grégoire.

— Je sais jouer, affirma Frédéric.

— C’est pas de ça qu’on parle !

Frédéric regarda ses pieds un long moment, attendant la décision finale. Il en avait assez d’être trop jeune. Pourquoi estce que ça prenait autant de temps pour vieillir ? Une bourrade dans les côtes lui indiqua qu’il avait le droit de suivre Grégoire et Lionel.

Il le regretta rapidement tant la salle de billard était enfumée.

Ce n’est pas lui qui dépenserait son argent pour des cigarettes !

Il l’avait dit à Grégoire, qui avait répondu qu’il ne vivrait pas assez vieux pour mourir du cancer. Grégoire disait parfois des choses si épouvantables qu’il ne trouvait rien à répondre. Les fous rires partagés avec Dan et Sébas lui manquaient alors cruellement.

Grégoire était très habile au billard, mais il ne semblait pas en tirer vanité ; il jouait mécaniquement, sans s’amuser même s’il gagnait. Frédéric n’avait pas dit un mot depuis qu’ils avaient poussé la porte de la salle. Il se tenait derrière Grégoire, l’observait, le comparait à Lionel, espérait qu’il continuerait à gagner et qu’ils quitteraient les lieux.

Il finit par s’asseoir dans un coin de la pièce avec un vieux Rock star du mois de janvier qu’on avait oublié là. Il y avait un article sur le batteur du groupe Metallica. Il le lut en se demandant si Dan deviendrait batteur comme il le souhaitait. Grégoire gagna une autre partie ; il devrait être joueur professionnel s’il était aussi bon. Ce serait mieux que de se prostituer. Pourquoi n’y avaitil jamais pensé ?

Frédéric leva machinalement la tête en entendant la porte s’ouvrir ; un homme âgé d’une trentaine d’années jeta un coup d’œil aux joueurs avant de faire le tour de la salle. Il était plus âgé que la plupart des habitués. Frédéric, qui ne l’avait jamais 152

vu, se replongea dans sa lecture quand il sentit le regard de l’homme s’attarder sur lui ; il ne fallait pas qu’il croie qu’il était à vendre.

Frédéric ignorait que Michaël Rochon n’avait pas l’habitude de payer pour ce qu’il désirait.

Il ignorait également que le Collectionneur cherchait un enfant qui lui ressemblait en tous points.

* * *

Alain Gagnon proposa un café à Maud Graham quand elle vint le rejoindre à l’hôpital, mais elle refusa: elle en avait déjà pris quatre depuis le début de la journée. Elle s’était couchée à trois heures du matin pour se relever à six heures trente. Elle avait l’impression d’être dédoublée, d’avoir ordonné à une autre femme de s’habiller, de s’asseoir, de conduire la Fiat, d’achever le rapport de la nuit, de relire les notes envoyées par la CUM, de parler au frère de François Berger, de reprendre la voiture, de la garer derrière l’hôpital, de marcher dans d’interminables corridors, de penser que le vert qu’on trouve dans les établissements de ce type n’est pas une couleur calmante mais déprimante, de reconnaître l’odeur glacée de l’éther, de serrer la main d’Alain

Gagnon. De refuser son café. De remarquer, curieusement, qu’il semblait déçu.

— C’est le Collectionneur, je peux le jurer. Même manière de procéder.

— Ce n’est pas un imitateur ? Qui voudrait faire porter le chapeau au Collectionneur ?

— Non. Il y a les piqûres avec une aiguille à tricoter ou une tige métallique, puis la manière de faire les incisions. On ne pouvait rien voir hier soir à cause du sang, mais les chairs sont coupées net.

Lui aussi grimaça, lui aussi ne pouvait s’empêcher d’imaginer sa douleur et sa terreur si on lui coupait le sexe. Et l’incommensurable sentiment de perte qu’il éprouverait. Il n’avait 153

pourtant pas l’impression de penser avec sa queue comme certains de ses collègues qui ne parlaient que des fesses ou des seins de telle infirmière, telle patiente. Il n’était pas obsédé par l’acte sexuel. Il aimait même assez faire l’amour pour s’en priver plutôt que de se contenter d’un n’importe comment, avec une n’importe qui. Mais s’en abstenir en espérant rencontrer une femme qui serait une complice était bien différent que d’en être privé par un fou armé d’un scalpel.

— Croistu que ça puisse être un taxidermiste ?

Alain Gagnon hocha la tête :

— Oui, c’est une bonne hypothèse. Avezvous déjà trouvé quelque chose dans ce senslà ?

— Pas encore. Il l’avait tué depuis longtemps quand les jeunes l’ont découvert ?

— Je dirais cinq, six heures. Berger n’avait pas soupé. Il avait grignoté des frites dans l’aprèsmidi, mais rien ensuite. Le tueur l’a assommé, puis il l’a piqué avant de le tuer. Ensuite, il l’a châtré.

— Violences sexuelles ?

Gagnon dévisagea Graham, ne put se retenir de plaisanter :

— Tu ne trouves pas que c’est assez ?

Devant son mutisme, il capitula, déplora qu’elle soit toujours aussi grave. Pour faire leurs métiers, il fallait rire pour se libérer de l’horreur. Il reprit son sérieux pour dire qu’il pensait qu’on avait tenté de violer François Berger.

— Son anus est meurtri, mais il n’y a aucune trace de sperme. Je crois que le Collectionneur a commencé à le pénétrer, mais s’est arrêté. Il faudrait trouver avec qui Berger a couché avant de s’allonger définitivement.

Maud Graham regarda les cheveux de Berger qui brillaient sous les néons ; ils étaient de la même couleur que l’argent du mobile. Qui hériterait de sa sculpture ? Son frère, probablement. Graham l’avait vu avant de passer à l’hôpital ; il répétait que la mort de François Berger était prévisible, vu la manière dont il vivait.

154

Estce qu’elle ne pourrait pas obtenir le mobile en prétendant que c’était une pièce à conviction ? Elle parlerait des yeux de verre. Si Robert Berger ne tenait pas à la sculpture, elle pourrait la conserver. Grégoire serait heureux de la revoir quand il la visiterait.

Grégoire. Où étaitil ? Savaitil déjà la nouvelle ? Elle avait beau se répéter que le Collectionneur ne l’avait pas vu, puisqu’il s’était enfui de l’atelier dès que Grégoire l’avait interpellé, elle n’aimait pas que le prostitué soit lié à ce meurtre, même de très loin. Sa vie était assez dangereuse comme ça, merci.

— Où en êtesvous ?

— Les taxidermistes interrogés ne semblent pas suspects ; ils ont tous des alibis. Ils sont tous sédentaires. Il y en a même qui ne sont jamais allés aux ÉtatsUnis.

— Vous cherchez parmi leurs clients, déduisit Gagnon.

— Oui. Ils nous ont tous remis une liste. On l’épluche. On a aussi une liste des embaumeurs ; leurs métiers se ressemblent un peu même si les embaumeurs ne vendent pas d’yeux de verre. On la compare avec la liste du club sportif. Pour l’instant, il n’y a aucun nom commun entre elles.

— Pour l’instant… Vous approchez du but, je le sens. Votre homme est aussi près de son but ; il va craquer.

Graham fronça les sourcils : sur quoi basaitil cette impression ?

— Ce n’est pas une impression; les piqûres sont plus nombreuses, plus profondes et il n’a pris aucun membre à part le sexe.

Comme s’il avait déjà tout ce qu’il lui faut du côté des jambes et des bras. Il ne se serait pas gêné s’il lui manquait un élément.

— On pensait qu’il voulait reconstituer un corps… Mais là, il faudrait que ce soit un transsexuel, qui veut un mannequin qui a les deux sexes.

— On a vu plus fou. Enfin, peutêtre pas, mais c’est possible.

Je peux essayer d’obtenir une liste des hommes ou des femmes qui se sont fait opérer ou qui souhaitent changer de sexe dans la région de Québec. Mais pour Montréal…

155

— Le Collectionneur habite sûrement à Québec ou en banlieue. Depuis au moins six mois. Depuis le meurtre de Mathilde Choquette. S’il est transsexuel, il lui faut des comprimés, des hormones. On comparera ta liste avec les autres dès que nous l’aurons.

— Je ferai diligence.

Graham remercia Alain Gagnon, songea qu’elle aimait décidément sa manière de s’exprimer, toujours juste. Et qu’il avait de belles mains.

— D’après les études, les tueurs en série tuent de plus en plus loin de leur domicile à chaque meurtre.

— Autrement dit, ton assassin ne vient pas de Québec ?

— Je le suppose ; pourquoi auraitil commencé à tuer aux ÉtatsUnis ? En général, les premiers meurtres sont commis près du domicile. Comme si l’assassin, connaissant les lieux, savait où cacher les cadavres. Mais ensuite, il les dissimule plus loin de chez lui pour écarter les soupçons.

— Mais le Collectionneur a l’air de s’être installé ici. Et il prend peu de précautions. Il n’enterre pas ses victimes, il se contente de les cacher aux passants.

— Il n’a peutêtre pas le temps de dissimuler les corps quand il a fini son travail. C’est long, je pense, toutes ces mutilations.

Ou il nous méprise. Il devait les enterrer au début. Maintenant, il n’a plus peur de nous.

Alain Gagnon l’approuva, ajouta qu’il continuait ses recherches ; il espérait obtenir quelque chose des analyses.

— On a trouvé des fibres et de la terre sous les ongles de Berger ; on va essayer de savoir d’où ça vient. Mais je ne te promets rien. Tu vas y arriver quand même.

— On cherche un transsexuel taxidermiste fréquentant les clubs de sport ! Ce n’est pourtant pas courant…

Elle semblait épuisée ; le regard était pâle derrière les lunettes. Les verres étaient sales comme toujours. Il ne put résister à l’envie de les laver pour mieux voir ses grands yeux pers.

Elle protesta mollement. Elle était contente qu’on s’occupe 156

d’elle. Quand elle remit ses lunettes, il lui sembla que François Berger était encore plus blond. Platine, non pas argent.

— Je retourne au bureau. Appellemoi s’il y a du nouveau.

Moi, je vais affronter Fecteau.

— Comment il est ?

— Comme un homme qui se demande comment il pourrait

se débarrasser d’une femme sans la tuer malgré une envie grandissante.

— Tu exagères ; il ne peut pas t’en vouloir autant. Ce n’est pas de ta faute si Dracula hante Québec !

Elle s’éloignait déjà et il n’avait pas osé l’inviter à aller voir une exposition de chats. Il aimait les chats, sans plus, mais Graham, elle, était félinophile ; elle aurait sûrement accepté. Il maudit sa timidité en entendant ses pas décroître, puis il se jura de lui téléphoner. Au pire, elle dirait non. Il se demanda s’il ne devrait pas porter des lunettes pour avoir l’air plus vieux. Il regrettait presque de ne pas perdre ses cheveux. Elle le prendrait peutêtre au sérieux. Encore heureux qu’il ait toujours réussi à l’impressionner par son travail !

Il regretta la pudeur qui l’empêchait de rechercher Grégoire pour lui parler de Graham. Il l’enviait d’être si près d’elle, de partager des pizzas avec elle, de dormir chez elle. Il jalousait même son chat Léo.

Licence enqc-13-34642-18890-10246 accordée le 26 juin 2011 à Bruno MOUILLOUD

Chapitre 9

Il avait hésité. Trop. S’il s’était décidé plus tôt, il n’aurait pas perdu le trio. Il avait quitté la salle de billard bien avant Grégoire, Lionel et le beau Frédéric. Dès qu’il avait su leurs noms.

Il les avait attendus dans sa nouvelle voiture durant près d’une heure. Il avait chaud même s’il avait baissé toutes les vitres. Extrêmement chaud quand il pensait à Frédéric. Il lui ressemblait tant ! Mêmes cheveux blonds, même front, même menton, même nez. Il n’avait pas pu voir la couleur de ses yeux, mais c’était sans importance, puisqu’il les changerait. Il avait un si bel assortiment d’iris qu’il aurait du mal à choisir.

L’enfant était parfait.

Il n’y avait plus qu’à savoir où il habitait. Il se demandait ce que Frédéric faisait avec les deux putes; il avait bien compris

qu’il était pur. Ni sexe, ni drogue, ni alcool. Oh, ils se ressemblaient tant. Il l’arracherait à ce milieu malsain et l’élèverait. Si

haut. Si haut. Comme un ange. Un ange éblouissant de santé et

d’énergie. Un ange que rien ne pourrait plus atteindre.

Ils se dirigeaient vers le carré d’Youville, Grégoire devançant Lionel et Frédéric, comme s’il était fâché. Sa démarche était souple et rapide ; Frédéric courait presque derrière lui. Lionel, bon dernier, se frottait le nez ; il prenait sûrement de la cocaïne.

Mais c’était bientôt fini pour Frédéric, il n’aurait plus à vivre avec de tels déchets. Ils avaient traversé le boulevard Dufferin.

Il les suivait en voiture, car il redoutait que Frédéric le remarque ; il avait vu comment l’enfant l’avait dévisagé quand il était entré à la salle de billard. Et puis là, la tapette aux cheveux noirs avait décidé de revenir sur ses pas ! Et Lionel et Frédéric lui avaient emboîté le pas.

C’est à ce moment qu’il avait hésité ; il ne pouvait abandonner son véhicule en plein milieu de la rue. Le temps qu’il 158

adopte pourtant cette solution, il était trop tard ; il avait perdu le trio. Il ne pouvait revenir rapidement dans la rue SaintJean, puisqu’elle était à sens unique. Il vit un autobus boulevard Dufferin ; peutêtre y étaientils montés ?

Le 8. Il connaissait bien le parcours ; il pourrait le rattraper avant qu’il atteigne la rue Cartier. Il s’arrêterait dès qu’il verrait les garçons descendre. Il s’arrêterait n’importe où, tant pis, la voiture était louée au nom de Michel Richer. On ne pouvait pas remonter jusqu’à Michaël Rochon. Il n’avait même pas enlevé ses gants en conduisant. Il aurait dû se décider plus tôt !

Il suivit l’autobus jusqu’à l’université. Sa rage augmentait à chaque arrêt, à chaque déception ; le trio s’était volatilisé avant, rue SaintJean. Comment les retrouveraitil ? Devraitil passer ses journées à la salle de billard ? Y gagner la confiance de Frédéric ? ll ne pourrait jamais attendre si longtemps.

Il s’arrêta à Sport 2000 pour savoir si Maud Graham était revenue. Il dut d’abord expliquer à Casgrain qu’il n’avait toujours pas la pièce pour réparer le rameur, puis il l’interrogea subtilement. Il apprit que l’inspectrice était partie avec une liste des clients du club. Casgrain espérait de tout cœur qu’elle l’oublierait.

Michaël Rochon en doutait ; elle semblait assez tenace. Il avait eu envie de lui téléphoner pour la provoquer, mais il avait renoncé. Les téléphones devaient être sur écoute; le meurtre de François Berger avait bouleversé la population de Québec. Les policiers étaient sur les dents ; ce n’était pas le moment de les taquiner. Quoique… Ils ne pourraient rien contre lui s’il appelait d’une cabine publique. Le temps qu’ils le retracent, il aurait sauté dans sa voiture et aurait filé.

Oui, il téléphonerait peutêtre quand il atteindrait la frontière.

Il ne retournerait pas, de toute manière, à la salle de billard, car il supposait que le trio n’y passait pas toutes ses journées. Les deux tapettes devaient tapiner. Que devenait Frédéric pendant ce temps ? Il fallait le retrouver rapidement. Avant qu’on l’incite au vice.

159

Il acheta de la glace dans une stationservice Esso quand il fit le plein d’essence, même s’il était persuadé d’en avoir mis assez dans la petite glacière ; il n’avait qu’un bout de chair à conserver jusqu’à son refuge. Il atteindrait le Maine avant le souper. Il s’arrêterait au Howard Johnson pour manger un club sandwich ; en général, les tomates étaient tranchées assez mince. Il détestait les restaurants où l’on mettait d’énormes tranches qui dégoulinaient et trempaient le pain ; ce n’était tout de même pas difficile de couper finement un légume. Il réussissait bien, lui, à faire un travail propre. Même Maud Graham, dans un premier temps, n’avait pas dû trouver qu’il avait bien fait son boulot avec François Berger. Il y avait tellement de sang. Heureusement, quand on l’avait nettoyé, elle avait dû voir qu’il avait toujours la main sûre pour les incisions. Ce n’était pas encore aussi bien qu’il le souhaitait, aussi beau que dans son fantasme, mais il y parviendrait ! Il fallait qu’il aiguise les tiges métalliques numéro 16 ; s’il n’avait pas été aussi costaud, il aurait éprouvé certaines difficultés à piquer Berger.

Il avait entendu parler de sa victime toute la journée, où qu’il allât. Il y avait de plus en plus de journalistes étrangers à Québec. Il en arriverait encore d’ici la fin de la journée. Toutes les unes lui étaient consacrées. La ville tremblait. Il ébranlait ses fondations ; il était le plus fort. Plus tôt, autour des tables de billard, les jeunes discutaient du meurtre. Il y en avait même un qui avait déclaré son admiration pour l’homme qui narguait les bœufs. Grégoire lui avait demandé s’il aimerait qu’on la lui coupe. Il avait ajouté que c’était plutôt la langue qu’on devrait lui hacher afin qu’il cesse de dire des conneries. Lionel s’était interposé. Se battre ne ressusciterait pas Berger.

À la stationservice, l’employé lui parla aussi de son crime quand il paya l’essence. Il devait se retenir pour ne pas rire en écoutant l’employé lui confier ses craintes :

— Le Collectionneur est peutêtre déjà venu dans mon garage ! Il y a tant de monde qui vient ici. Moi, je dis que c’est un politicien qui doit avoir tué ces femmeslà et que Berger le sa160

vait. C’est pour ça qu’il l’a assassiné. À moins que ce ne soit un médecin, mais il paraît que la police a cherché de ce côtélà et qu’ils n’ont rien trouvé.

— Ils ne trouveront rien.

— C’est ce que je pense. C’est épouvantable ! Ce ne sera pas long qu’on va être aussi pires qu’aux États. Le tueur, il vient de là aussi. C’est certain que c’est un Américain ; ils sont fous làbas.

Michaël Rochon avait démarré sans répondre qu’il était né effectivement en Floride et qu’il avait passé bien des étés dans le Maine quand il vivait au Québec. Et que c’était précisément au chalet familial qu’il s’en allait. Il était habitué au trajet, les deux heures passèrent rapidement avec les chansons d’Elvis. Et le club sandwich était bon. Un client précédent avait laissé un journal sur le siège voisin ; on parlait aussi du crime dans un journal du Maine. On rappelait que le Collectionneur avait déjà tué une femme dans la région, Diane Péloquin. On disait aussi que le FBI se mêlerait de cette enquête. Pauvre Graham.

Il lui téléphona avant de quitter le restaurant, mais elle n’était pas à la centrale du parc Victoria.

Il faisait encore clair quand il entra chez lui. La photo de Francine Rochon était toujours à sa place, avec les deux petites billes plantées dans les prunelles. On aurait dit que ses yeux de verre lançaient des éclairs. Comme autrefois. Il se souvenait de ses colères. Il rit : sa mère ne s’emporterait jamais plus contre lui.

Il sortit la glacière du coffre de l’auto. Elle était lourde, car il l’avait remplie, comme toujours, à ras bords. Des légumes, de la bière, de la viande ; quand il s’était présenté à la frontière les premières fois, il n’y avait que des aliments dans la glacière. Il avait discuté avec les douaniers, expliqué qu’il avait un chalet aux ÉtatsUnis, qu’il y allait toutes les fins de semaine. On s’était habitué à le voir traverser la frontière. On n’ouvrait plus la glacière. On ne découvrirait pas le membre caché sous les carottes et le céleri.

161

Rochon sourit en songeant qu’il avait tous les ingrédients pour un potaufeu, puis il retourna à la voiture chercher le matériel acheté chez M. Hamel. Il avait hâte d’empailler le sexe, même s’il prévoyait qu’il rencontrerait quelques difficultés. C’était un si beau défi! Son cœur battait à se rompre quand il atteignit la porte d’acier protégeant son œuvre. Il portait la glacière audessus de sa tête, comme s’il allait l’offrir à un dieu. Il brancha le magnétophone, écouta les cris de sa victime. Il se masturba en regardant le sexe de Berger. Il n’était pas vraiment détendu après avoir joui et il se força à respirer lentement, très lentement avant de peser le sexe. Il n’aurait pas besoin de beaucoup de plâtre pour le mouler.

Il pensa au premier écureuil qu’il avait empaillé, comme les oreilles étaient fragiles! Et il avait utilisé trop de borax. Cependant, dès son premier travail, il avait adopté pour règle de tout mesurer, car on disait bien, dans le manuel de taxidermie, que ces mensurations seraient utiles pour reproduire la forme originale de

l’animal. Il avait eu du mal avec la peau humaine au début. Ce

n’était pas la même chose qu’un poisson ou un lièvre, mais il était tenace. Et il y avait suffisamment de modèles pour qu’il apprenne à décoller ou à recoudre une peau, à couper délicatement les ligaments ou à utiliser correctement le dessiccatif.

* * *

Rouaix consulta les listes des amateurs de taxidermie : aucun nom ne correspondait à ceux qui composaient la liste des clients, des invités et des employés de Sport 2000. Les policiers avaient travaillé avec célérité, mais plusieurs taxidermistes avouaient qu’ils ne connaissaient pas le nom de tous leurs clients : certains payaient comptant. On inscrivait la vente dans un cahier sans noter le nom de l’acheteur. Quelquesuns avaient opté pour un système informatisé et les policiers avaient dû photocopier des carnets, des registres, des calepins quadrillés, des fiches, chaque taxidermiste ayant sa propre méthode de classement. Par chance, ils étaient peu nombreux.

162

Après avoir comparé les listes, Graham et Rouaix avaient vérifié les alibis des invités des membres du club. Deux d’entre eux ne pouvaient prouver leurs faits et gestes, puisqu’ils étaient restés tranquillement chez eux le soir du meurtre de François Berger, mais Graham ne croyait pas à leur culpabilité. S’ils avaient tué, ils auraient, au contraire, préparé un alibi.

— Il nous reste la liste d’Alain Gagnon, fit Rouaix. Les psys n’ont pas l’air de penser que le Collectionneur est transsexuel.

Mais moi, les psys…

— Je pense qu’ils ont raison.

Ils se penchèrent pourtant sur la liste. Ils la lurent plusieurs fois sans s’arrêter sur un seul nom. Graham la repoussa rageusement :

— Rien. Encore rien. Il doit avoir donné un faux nom chez le taxidermiste.

— Comment le retrouver ?

Les néons accentuaient leurs traits tirés ; les enquêteurs n’avaient pas dormi plus de huit heures en deux jours. Ils avaient envoyé et reçu des dizaines de télécopies, avaient passé d’innombrables coups de téléphone, avaient fui les journalistes à l’entrée et à la sortie du bureau et avaient mangé grâce à Nicole Rouaix qui leur avait préparé des lunches. Il était près de dixhuit heures, les sandwiches de midi étaient depuis longtemps oubliés.

— J’ai faim, Graham, dit Rouaix.

— Pizza ?

— Pas encore ?

— D’accord, j’en mangerai avec Grégoire. Tu sais ce qu’il m’a proposé ? De se soumettre à l’hypnose pour se souvenir des détails concernant ses conversations avec François Berger à propos du Collectionneur. Ça ne servirait à rien, mais c’est gentil. Chinois ? On sort ?

— Poulet frit.

— Tu sais que Nicole n’est pas d’accord. Ton cholestérol…

— Elle ne le saura pas.

163

Graham sourit avant de relire les télécopies reçues depuis quarantehuit heures ; les familles de Diane Péloquin et Muriel Danais avaient répété que les jeunes femmes étaient sportives et qu’elles s’étaient entraînées dans un club sportif. L’une avait fréquenté un Nautilus, l’autre, un Plurial Sports.

— Notre tueur cherche ses victimes dans les gymnases, mais s’il faut qu’on compare la liste de tous les membres de tous les gymnases de la province et qu’ensuite on vérifie qui a déménagé à Québec, on n’est pas sortis d’ici avant des semaines…

— J’aurais dû commander plus de poulet.

Quand le livreur arriva, Rouaix avait déjà débarrassé un coin de son bureau pour pouvoir manger. Il saliva en respirant l’odeur de volaille frite. Les morceaux étaient dorés, bien gras et la sauce semblait si onctueuse ; il y avait bien quatre mois qu’il n’avait eu droit à un pareil festin. Nicole cuisinait très sainement depuis son dernier bilan médical. Il avait beau répéter qu’il se portait très bien et que les médecins exagéraient, elle avait supprimé le gras de leur alimentation. Il croquait dans un morceau de poulet quand Graham s’exclama :

— Le livreur ! Il entre et il sort sans que personne le remarque. Mais lui, il peut voir tout le monde.

— Qu’estce que tu veux dire ?

— Il y a quelqu’un qui fait la même chose à Sport 2000.

— On a interrogé les fournisseurs et les employés de O’Net qui s’occupent de l’entretien de l’immeuble.

— Il y a pourtant quelqu’un qui vient régulièrement. Peut

être que Jean Casgrain commande ses repas comme nous ?

— On y a pensé aussi, rappelletoi. On a même vérifié quelle compagnie de taxis envoyait le plus souvent des chauffeurs, s’ils venaient toujours chercher les mêmes clients aux mêmes heures.

— Un médecin ? Qui serait venu une couple de fois pour des accidents ? Non ! Un masseur. J’appelle Casgrain.

Celuici ne cacha pas son impatience quand il reconnut la voix de Graham ; il n’avait pas assez d’ennuis avec le rameur qui 164

s’était détraqué et que Richard devait revenir réparer dans les plus brefs délais ?

— J’ai répondu à un million de questions, qu’estce que vous me voulez encore ? Vous pensez que personne ne vous a remarquée au club ? Mike Richard, justement, m’a demandé si vous étiez bien vous.

— Mike Richard ?

— Le technicien en électronique qui aurait dû finir sa job…

— Il vient souvent ?

— Quand les machines se détraquent. Le matériel est hypersophistiqué. J’ai le plus beau club de Québec, puis il faut qu’un maudit fou brise ma réputation. Il y en a qui disent que ça me fait de la publicité, mais moi, je m’en passerais ! Si je le tenais votre gars, c’est moimême qui l’étranglerais.

Casgrain se tut, songeant à l’énormité de sa phrase, tenta de se reprendre. Il ne voulait tuer personne bien sûr, c’était juste une manière de parler, mais il avait passé une mauvaise journée.

— J’ai bien peur que ça continue encore un peu, fit Graham, au bout du fil.

Elle avait les yeux brillants en reposant le récepteur. Rouaix s’impatienta :

— Parle ! Qu’estce qu’il y a ?

— Un réparateur ! Qui va et vient depuis des semaines au gymnase. Il s’appelle Michel, non, Mike Richard. J’aimerais lui parler.

— Michel Richard ?

— Non, Casgrain m’a dit Mike, j’en suis certaine maintenant.

Rouaix se frotta le menton :

— Ça me dit quelque chose, attends. J’ai lu ce nomlà.

— Non, tu penses au chanteur Michel Rivard.

— Non, c’est le prénom ; ça m’a frappé.

— Mais ce n’est pas un nom rare, objectatelle tandis que Rouaix s’emparait des listes vingt fois parcourues.

165

Il fit claquer ses doigts :

— Voilà, Michel Richer ! Ça ressemble pas mal à Michel ou Mike Richard ! C’est dans la liste des taxidermistes. Je l’ai remarqué parce qu’on vient de baptiser mon neveu Michel. Un beau prénom simple. Il y a assez d’enfants qui ont des prénoms à coucher dehors aujourd’hui ! Des RodolpheAlexandre et des MarieQuébec ! On y va.

— Mike n’est pas au gymnase, Casgrain vient de me le dire.

Tu peux rester ici.

— Il n’est peutêtre pas loin. Oubliestu que c’est un fou furieux ?

— Je préviens Turcotte et les deux nouveaux de nous rejoindre.

— Plus des voitures de patrouille.

— Pas de sirène au gymnase. Si le tueur surveille les environs, il va fuir pour de bon.

— Pourquoi surveilleraitil le gymnase ? Il cherche encore quelqu’un ?

— Peutêtre bien. Moi, par exemple. Dépêchetoi !

Rouaix s’empara d’un gros morceau de poulet frit. Il aurait le temps de le dévorer avant d’arriver au club sportif.

Graham dévala l’escalier encore plus vite que d’habitude.

Dans la voiture, elle avait l’impression que les battements de son cœur s’accordaient avec le bruit des essuieglaces. Elle conduisait trop rapidement, mais Rouaix savait que ses réflexes étaient bons. Elle se gara devant la porte d’entrée, piaffant d’impatience en attendant que leurs collègues les retrouvent.

Quand ils furent postés à chacune des portes, elle pénétra lentement dans le gymnase en regardant autour d’elle. Tous les sportifs étaient en survêtement. Il n’y avait aucun technicien.

Rouaix la suivit de peu. Les clients leur jetèrent un œil curieux.

Casgrain s’approcha, leur serra la main. Graham l’énervait, mais elle avait tout de même sa photo dans le journal régulièrement et Rouaix pourrait peutêtre s’occuper d’une contravention qu’il n’aurait jamais dû avoir.

166

— Estce que ce Mike Richard est revenu? demandatelle.

— Il est passé en vitesse, mais il n’a encore rien réparé !

— Je voudrais voir sa fiche d’embauche.

— Je n’en ai pas vraiment. Il vient chaque semaine pour voir si tout est correct. Il travaille bien si on le laisse tranquille. Il est un peu susceptible.

Comme l’enquêtrice l’écoutait avec une attention toute particulière, Casgrain écarquilla les yeux avant de demander si Richard était le tueur.

Graham mentit avec assurance :

— Non, mais je pense qu’il l’a vu, car François Berger a confié à un témoin qu’il avait parlé du tueur avec un technicien du club sportif. Vous n’employez pas des dizaines de techniciens en électronique, non ?

— Seulement Mike. C’est bête, il était trop gêné pour aller vous parler quand vous êtes venue l’autre jour.

— On va prendre les devants, fit Rouaix.

Il nota les coordonnées de Richard pendant que Casgrain le décrivait physiquement. Graham ne parvint pas à se remémorer le visage du technicien qu’elle avait aperçu une fraction de seconde. Casgrain lui montra des factures d’entretien rédigées par Mike Richard. Les lettres majuscules étaient démesurées et les barres sur les t très longues. Ses notions de graphologie n’étaient pas élaborées, mais elle avait la nette impression que Richard avait un ego important et qu’il était tyrannique.

Casgrain répéta que son technicien s’énervait facilement et ne supportait aucune critique.

— Mais il est intelligent et il a souvent de bonnes idées ; il pourra vous aider s’il a vu le tueur. Il aurait dû m’en parler !

— Il ne sait peutêtre pas qu’il l’a vu.

— Mais c’est pareil pour moi ! s’affola Casgrain. Tout d’un coup le maniaque pense que je sais qui il est. Il va vouloir me massacrer !

Graham le rassura. Des vigiles garderaient discrètement son club sportif. On ne pourrait s’en prendre à lui.

167

Rouaix et elle annoncèrent à toutes les unités qu’ils se dirigeaient vers la maison d’un suspect.

Et ils arrivèrent chez une vieille dame, Blanche Dubois, qui refusait de les laisser entrer, car elle avait lu les journaux. Elle finit par ouvrir quand Graham lui dit qu’elle avait sa photo dans Le journal de Québec et qu’elle pouvait ainsi prouver son identité. Blanche Dubois entrebâilla sa porte ; elle n’avait rien de la créature de Tennessee Williams. Elle était très ronde, avec d’incroyables joues rouges et des lunettes retenues par une chaîne en argent trop brillante pour être vraie.

— Je n’ai jamais entendu parler de Mike Richard, expliqua l’aïeule, il n’habite pas ici. C’est moi qui vis dans cette maison depuis soixanteseize ans. Je n’ai jamais vu ce M. Richard.

Qu’estce qu’il a fait ?

— On ne sait pas encore, madame. C’était juste une vérification.

Graham couraitelle après un fantôme ? Le Collectionneur avaitil donc tout prévu ? Il s’évanouissait dans la nature après ses crimes : faux nom, fausse adresse. Mais vrais meurtres. Tandis que Rouaix expliquait par radio que l’opération était abandonnée, Graham remerciait la vieille dame. Elle confessa ensuite à son équipier qu’elle regrettait de ne pas avoir mangé de poulet : ils avaient perdu leur temps.

— Tu exagères toujours, Graham ! On a un nom qui correspond à un autre sur la liste des empailleurs. Beauchemin va voir Casgrain et le taxidermiste qui a parlé de Michel Richer et il va faire deux portraitsrobots. On verra s’ils se ressemblent. Je suis sûr que c’est le même gars. Je me demande seulement où il est. Il doit bien avoir une adresse postale, un numéro d’assurance sociale.

— Oui, à son vrai nom.

— Il faut qu’on ait la liste de tous les techniciens en électronique. D’ici et des ÉtatsUnis. Richard a dû étudier comme tout le monde. Il a laissé des traces de son passage quelque part.

Sous son vrai nom, avant qu’il commence à tuer. Tu penses 168

qu’il a de trente à trentecinq ans, il travaille donc depuis une bonne douzaine d’années. On va retrouver son école.

— Il a le temps de tuer une couple d’autres personnes avant qu’on l’arrête ! gémit Graham.

Rouaix faillit répondre qu’elle devait savoir que leur travail était un travail de moine, souterrain, obscur, même si les flashes de l’actualité donnaient l’impression inverse. Les policiers cherchaient la faille infime dans le système érigé par un meurtrier, ils cherchaient avec l’acharnement d’un pitbull et la patience des centaines de femmes qui avaient réalisé les tapisseries La dame à la licorne du musée de Cluny. Ils travaillaient comme elles en groupe et chaque nouvel élément permettait de cerner lentement le motif. Les contours se précisaient, des visages apparaissaient, la vérité se dessinait.

— Avec l’informatique, ditil pourtant, ça va aller vite.

— Si les écoles ont aussi un système informatique.

— Ça m’étonnerait qu’un établissement où on enseigne l’électronique et l’informatique n’en ait pas ! s’impatienta Rouaix. Tu es vraiment de mauvaise foi !

Elle se renfrogna jusqu’au poste de police, où elle admit qu’elle était légèrement pessimiste.

— C’est probablement parce que j’ai faim.

— Il reste du poulet.

— Je vais plutôt essayer d’inviter Grégoire.

— Tu le vois de plus en plus souvent.

— Je l’aime beaucoup, réponditelle simplement. Je n’ai pas eu de frère, ni d’enfant.

Et il n’y a personne d’autre dans ma vie, pensatelle. Personne qui me fasse des surprises, qui m’émeuve ou qui m’amuse. Elle était lasse de sa solitude, lasse de regretter le temps où elle était amoureuse d’Yves. Elle avait entendu un séropositif déclarer que l’idée de ne plus pouvoir tomber amoureux, de ne plus aimer ou s’en reconnaître le droit l’irritait plus que la mort ellemême. « C’est comme mourir avant de mourir. »

169

— Eh! Graham, dit le répartiteur quand elle poussa la porte de la grande salle, ton Grégoire a téléphoné. Il va te rappeler. Gagnon aussi a téléphoné. Tu peux le rejoindre chez lui. Mais ce n’est pas urgent.

Alain Gagnon ? Que voulaitil ? Elle déposa son sac à main distraitement, en composant le numéro du médecin légiste. Il répondit à la première sonnerie.

— Tu m’as appelée ?

— Oui, c’est ça. Je voulais… Votre enquête progresse ? Les listes ?

— On a un nom, mais il est faux. Tu as trouvé autre chose?

— Non.

— Ah bon.

— Je voulais seulement te signaler qu’il y a une exposition de chats la fin de semaine prochaine. Peutêtre que ça te tenterait d’y aller ?

Il n’osait pas ajouter « avec moi », mais retenait sa respiration. Graham, elle, s’étonnait de cette invitation ; elle ne savait pas que Gagnon aimait les chats à ce point.

— Peutêtre, finitelle par dire. Ça va dépendre de l’enquête, je crois. On n’a plus d’horaire. On n’a même pas le temps de dormir. Ni de manger.

— Tu n’as pas encore soupé ?

— Non.

— Moi non plus, mentit Alain. On peut se retrouver devant une pizza si tu veux.

Elle pensa à Grégoire ; il n’avait pas laissé de message et elle ne savait pas où le retrouver.

Elle accepta la proposition d’Alain Gagnon. Ce dernier se demanda comment il réussirait à avaler une bouchée ; il en aurait été incapable même s’il n’avait pas déjà mangé, alors… Il enfila son veston bleu, puis l’ôta, revêtit son imper. Sa sœur Louise lui avait déjà dit que le vert forêt lui allait à merveille.

Il décida de garer sa voiture loin de la pizzeria ; marcher lui redonnerait peutêtre un peu d’appétit.

170

Et Graham le raccompagnerait probablement à son auto après le repas ; il resterait quelques minutes de plus en sa compagnie.

* * *

Le Collectionneur s’était levé avant l’aube. Il dormait très peu depuis quelques semaines. Il avait rêvé de BarbeBleue ; il revoyait nettement les longs couloirs du château, véritable labyrinthe dont aucune femme ne pouvait s’échapper. Et toutes ces chambres où chaque victime était crucifiée sur un chevalet tendu de velours rouge ; il avait l’embarras du choix pour ses morceaux. Il allait et venait d’une pièce à l’autre, cherchant un joli pied avec de petits orteils. Les hurlements des prisonnières emplissaient le château d’une incessante clameur qui ressemblait au bruit de la scie mécanique qu’il devait parfois employer.

En s’éveillant, Michaël Rochon décida qu’il retournerait en France pour ses vacances d’été ; il avait trop envie de revoir le château de Gilles de Rais. Il l’avait visité huit ans plus tôt, et se rappelait régulièrement les hautes tours, les murs épais ; les cris des garçons devaient résonner dans la cour. Le lieutenant de Jeanne d’Arc avait pu tuer autant d’enfants parce qu’il était un aristocrate ; aujourd’hui, c’était plus compliqué. Le Collectionneur se souvenait comme le soleil tapait dur au château, dorait ses vieilles pierres. Il s’était alors demandé s’il faisait soleil quand on avait pendu et brûlé Gilles de Rais pour sorcellerie. Il

était persuadé qu’on l’avait exécuté plus pour ses accointances avec le diable que pour les centaines de meurtres commis entre deux campagnes militaires. Rochon déplora que ce Barbe

Bleue n’ait pas été décapité ; il aurait dû avoir droit à ce privilège réservé à la noblesse. Peutêtre avaitil luimême exigé le bûcher afin d’imiter la Pucelle d’Orléans ? C’était dommage d’imaginer les flammes au lieu d’une tête roulant sur le sol. Il avait beaucoup goûté ses aprèsmidi à la Tour de Londres ; 171

Anne Boleyn, Marie Stuart, Thomas More avaient péri par le fer. Quand le guide racontait l’histoire de l’Angleterre, le tueur se figurait aisément une belle épée très lourde, une bonne hache et un bourreau aux gestes sûrs. Aussi sûrs que les siens.

Il s’étira, se massa la nuque ; il avait travaillé très tard la veille, mais n’avait pas achevé son ouvrage. Il fallait être patient pour être taxidermiste : entre le moment où on avait trouvé sa proie et celui où elle était empaillée, il pouvait s’écouler des semaines. Patient, habile et rusé. Il avait déjà trouvé comment il forcerait Frédéric à le suivre.

L’air était frais à cette heure, mais il baissa toutes les vitres de la voiture pour rentrer à Québec ; il avait tellement chaud !

On aurait dit qu’il avait dormi sur une plaque chauffante, qu’il s’était cuit les omoplates et le bas des reins. Surtout le bas des reins. Il avait hâte de retrouver Frédéric. Il irait d’abord à la salle de billard ; Lionel ou Grégoire y seraient peutêtre. Il les paierait bien pour savoir où habitait le petit. Lionel aimait trop la coke pour refuser de le renseigner.

Il passa devant Sport 2000, mais ne ralentit pas ; Casgrain avait remarqué son trouble quand il avait reconnu Graham. Il avait eu l’audace de retourner au gymnase, mais c’était trop dangereux maintenant. Son patron avait sûrement parlé de lui à l’inspectrice. Grand bien lui fasse, Mike Richard n’avait pas donné la bonne adresse quand il avait rempli une fiche pour Casgrain. Quoique les flics devaient avoir trouvé à quelle adresse correspondait son numéro de téléphone. C’était sans importance. Il n’avait rien laissé dans la chambre, pas un vêtement, pas un livre ; il vivait dans sa valise depuis six mois quand il était en ville. Ça ne le gênait pas. Il avait tant d’espace dans le Maine : le chalet, l’atelier, le lac. Si son père avait fait une seule bonne chose dans sa vie, ça avait été d’acheter cette propriété ! Il avait bien tenté de la récupérer à la mort de Francine, mais son fils s’y était opposé : il tenait trop à cet héritage.

Il avait réussi à effrayer suffisamment sa bellemère pour qu’elle oublie ses rêves de villégiature. Ils ne s’étaient revus 172

qu’une fois, après le décès de Francine, mais elle avait compris qu’elle devait renoncer au Maine. Frédéric aimerait sûrement cet endroit. Dommage qu’il n’y ait pas encore de feuilles dans les arbres, ce serait moins clair, moins gai.

Les deux gais. Quel rapport pouvaitil entretenir avec eux?

Le Collectionneur se gara rue d’Aiguillon. Il était trop tôt pour aller à la salle de billard. Il irait déjeuner avant, lirait les journaux ; il ne doutait pas qu’on parle encore de lui. Son désir d’écrire à Graham était capricieux, il disparaissait sans raison pour ressurgir avec une grande intensité. Il aurait voulu être présent quand l’inspectrice décachetterait sa lettre. C’était impossible. S’il l’avait déjà suivie jusque chez elle, il ne s’y risquerait plus désormais. Se décideraitil toutefois à lui envoyer une photo de Frédéric ?

Il fallait d’abord le retrouver. Il frémit en crevant les jaunes de ses œufs avec sa fourchette ; la pointe métallique numéro 16

s’enfoncerait aussi aisément dans le cou de Frédéric. Il découpa le jambon en lamelles qu’il trempa dans le jaune d’œuf avant de les déposer sur sa rôtie de pain brun. Il mâchait très lentement, car sa mère avait toujours dit que c’était la meilleure garantie pour une bonne digestion. Il but un seul café en lisant les journaux. Les reporters n’avaient pas grandchose à ajouter à ce qu’ils avaient annoncé la veille. Les policiers refusaient de révéler comment progressait leur enquête, mais il y avait une entrevue avec Jean Casgrain. Après s’être lamenté sur son sort, ce dernier avait confié au reporter que Maud Graham était venue plusieurs fois à son club sportif. Il ne pouvait rien révéler de leurs conversations afin de ne pas nuire à l’enquête.

Avaitil peur ? avait demandé le journaliste.

Oh oui ! Il connaissait peutêtre le Collectionneur. Les policiers avaient promis de le protéger. Pourtant, il tenait à le répéter, il ne savait rien. Rien de rien. Ne pouvait même pas deviner. N’essayait pas. Il laissait cela aux policiers. Lui rêvait seulement que le calme — et ses clients — revienne au gymnase.

173

Pauvre Casgrain ! Il ne pensait qu’à son club sportif ! Un minable, un borné, un idiot. Tant mieux ; il ne pourrait rien dire sur lui aux policiers. Il aurait aimé l’appeler pour en savoir davantage sur les visites de Graham. Savoir si cette femme commençait enfin à comprendre qu’elle perdrait la partie.

Il faisait un vent à écorner les bœufs quand il traversa le boulevard Dufferin. Un vent semblable à ceux qui précèdent les formidables ouragans de la Floride. Il revoyait les arbres fracassés, les maisons démolies, les rues dévastées, il entendait les cris de sa mère qui lui ordonnait d’aller chercher les photos du concours de beauté dans la chambre du haut. Il se souvenait de cette fille qu’il avait entraînée si facilement dans sa voiture en lui proposant de se mettre à l’abri. Il ne s’était même pas inquiété de cacher le corps, car il avait assommé la fille au lieu de l’étrangler ; il n’avait eu qu’à jeter le cadavre derrière un palmier effondré. Il y avait des avantages à vivre à Fort Lauderdale. Mais c’était beaucoup trop loin du Maine où il bâtissait alors son atelier.

Il remonta le col de son blouson de cuir brun. Il entra dans une tabagie pour acheter de la gomme à mâcher sans sucre et s’étonna que tant de gens achètent encore tant de variétés de cigarettes ; il fallait être vraiment faible pour ne pas pouvoir s’arrêter de fumer. On savait pourtant quels ravages causait la nicotine ! Il n’avait pas une belle peau et des dents aussi blanches pour rien ; il rejetait ce qui était mauvais pour son corps. Il tenait à être parfait. Frédéric avait des dents merveilleuses. Il avait hâte de les toucher.

Rue d’Aiguillon, il crut reconnaître la silhouette de Grégoire.

À voir son regard vague, il devait terminer une nuit de débauche. Il avait le teint pâle, même malade, les cheveux ébouriffés et il s’était rhabillé en vitesse, car sa chemise noire était boutonnée en menteuse. Il le suivit dans l’espoir que Grégoire allait retrouver Frédéric, mais il entra dans un snackbar et s’appuya au comptoir. Bah, drogué comme il l’était, il répondrait à ses questions sans se méfier. Il s’assit près de lui, com174

manda un café. Puis il lui offrit une gomme à la chlorophylle.

Grégoire refusa. Il le dévisageait, attendant que le prostitué réagisse.

— Qu’estce qu’y’a ? Tu veux mon portrait ?

C’était amusant qu’il parle de portrait quand on pensait que François Berger avait justement été piégé grâce à des photos de Grégoire. Des images qui n’existaient pas.

— Peutêtre. Astu des photos de toi ?

— Pour quoi faire ?

— Tu es un peu vieux, mais je pourrais te trouver de la job sur notre film.

Grégoire but une gorgée de Ginger ale, fit un effort pour comprendre ce que lui disait l’homme au blouson marron. Un film? Le pensaitil si naïf? On lui avait fait le coup du producteur au moins cent cinquante fois. Et il lui semblait que les yeux de son interlocuteur s’agrandissaient en virant au noir. Il ferait bien de l’ignorer. L’autre continuait pourtant :

— On tourne à Québec dans un mois. Je suis chargé de recruter de nouvelles têtes. Les gens aiment le changement. Ça te dirait ? Tu sais, il me semble que je t’ai déjà vu.

Grégoire entendait cette phrase si souvent qu’il ne sourcilla même pas, se contentant de regarder son verre de Ginger ale.

— Oui ! s’exclama le Collectionneur. À la salle de billard ! Tu joues superbien au billard ! Tu étais avec un grand brun et un petit blond.

Grégoire se contenta de hausser les épaules, avant de demander un hotdog garni à la serveuse.

— On cherche du monde de votre âge pour notre film. Entre douze ans et seize ans. T’as quel âge ?

— Seize.

— Le grand a l’air trop vieux, mais le blond ferait peutêtre notre affaire. Toi, je suis sûr qu’ils vont te prendre. Mais lui, il faudrait que je le revoie.

Grégoire se tourna imperceptiblement vers son interlocuteur.

Ce type ne le draguait pas : c’était Fred qui l’intéressait. Il finit 175

son verre de Ginger ale, en commanda un second avant de répondre.

— Je sais pas. Je le connais pas beaucoup. Mais tu penses qu’il pourrait convenir ?

Il espérait que toute la candeur du monde enveloppait sa question. Il mènerait cet homme en bateau. Bien loin… Ce devait être un détective engagé par les parents de Frédéric. Il devait en savoir plus.

— Oui, il serait parfait.

— Vous ne tournez pas le film à Montréal, plutôt ? demanda Grégoire.

Michaël Rochon parut étonné :

— Montréal ? Non, pourquoi ? On cherche un petit gars qui habite Québec. On va prendre le plus de comédiens possible ici, pour éviter les frais d’hôtel. Saistu où habite le petit blond ? Il faudrait que je parle à ses parents pour avoir leur autorisation, puisqu’il est mineur. Toimême, il faudrait que tu en aies une la prochaine fois qu’on se verra.

— Avec des photos de moi ?

— Non, on les fera en studio, avec un bon éclairage. Tu restes près d’ici ?

— Non, à SainteFoy, chez ma sœur.

— Et ton copain ?

— Je ferais mieux de lui en parler avant.

— Il va rater la chance de sa vie si je le manque ; je repars

tantôt pour Montréal. On a une grosse réunion de production.

Grégoire fit mine d’hésiter encore un peu, puis se décida à donner l’adresse de Maud Graham : l’homme tremblait d’excitation en la notant ! Grégoire souriait en imaginant la tête que ferait le détective quand il comprendrait où il l’avait envoyé ! Il sonnerait chez Graham et… Merde ! Il lui montrerait une photo de Frédéric. Expliquerait qu’il avait fugué. Qu’il venait de Montréal. S’il parlait d’un jeune avec une veste de cuir étoilée, elle devinerait tout. Il cherchait autre chose à dire, mais l’homme déjà se pressait vers la sortie. En tout cas, il avait bien 176

deviné, ce type ne s’était même pas donné la peine de lui fixer un autre rendezvous. Son discours était cousu de fil blanc. Du cinéma !

L’homme était si désireux de retrouver Fred qu’il faillit se frapper la tête en ouvrant la porte. Grégoire le vit s’éloigner à la course.

Il ne pouvait pas savoir dans quelle colère il avait mis le Collectionneur en lui mentant. Les passants qui croisèrent Michaël Rochon s’écartèrent spontanément sur son passage, comme ils l’auraient fait à la vue d’un animal enragé. L’assassin se calma pourtant en se répétant qu’il piégerait Frédéric s’il suivait Grégoire toute la journée ; ce dernier conterait sûrement à son jeune ami qu’on le recherchait et qu’il avait berné l’homme qui voulait son adresse.

Il l’aurait avant la fin du jour !

Chapitre 10

La fouille de la chambre du suspect avait été décevante. On

cherchait encore des empreintes sur les murs et les cadres de portes. La pièce était vide à l’exception d’ustensiles et d’une pile d’assiettes. Propres et sans empreintes. Si cette précaution prouvait que Mike Richard avait quelque chose à cacher, elle n’indiquait pas dans quelle direction chercher et Graham misait beaucoup sur le portraitrobot réalisé par Pierre Beauchemin.

Le visage de Mike Richard alias Michel Richer avait été envoyé dans tous les clubs sportifs de la province. On saurait rapidement si ce technicien avait travaillé au Nautilus ou à Plurial Sports où s’entraînaient Diane Péloquin et Muriel Danais.

Même si Diane Péloquin était morte plus de trois ans auparavant, on se souviendrait peutêtre de cet homme chez Plurial Sports, car le directeur du club, Gilbert Venne, était toujours en poste. Il s’était absenté pour assister à un mariage, mais il trouverait la télécopie le lendemain matin en rentrant au bureau. Un employé avait expliqué à Maud Graham que Gilbert Venne n’engageait que des réparateurs formés à Fort Lauderdale chez Plurial Sports. L’équipement était un modèle de haute technologie et seuls des techniciens accrédités par Plurial Sports pouvaient travailler dans une des franchises. Il y en avait deux seulement au Québec, mais une bonne vingtaine aux ÉtatsUnis.

Graham avait retenu son souffle tout le temps que l’employé lui parlait ; il fallait que Venne reconnaisse Michel Richer ! C’était lui le Collectionneur, elle le sentait. Et elle l’arrêterait ; il cesserait de terroriser sa ville. Un angoissant sentiment d’irréalité paralysait Québec ; les cinémas, les centres commerciaux, les parcs étaient déserts durant la soirée. Les chauffeurs de taxi, qui avaient apprécié le tourisme généré par l’événement, constataient qu’ils travaillaient moins le soir, malgré les visiteurs. On 178

vivait chez soi, en famille. Après un premier élan de sympathie pour leurs concitoyens qui éprouvaient les mêmes peurs, les gens oubliaient leur désir de symbiose, car ils n’avaient rien pour l’alimenter : on s’ennuyait à ressasser les mêmes nouvelles, le plaisir de critiquer les autorités s’usait indéniablement. L’enquête ne progressait guère ; aucun rebondissement.

On se parlait de moins en moins dans les endroits publics. On

n’allait pas tarder à se méfier de ses amis. Il faudrait bien trouver un coupable.

La délation. Graham voulait arrêter le Collectionneur avant que les dénonciations n’entachent la capitale. Elle espérait évidemment qu’un informateur lui donnerait des indices pour trouver le tueur, mais elle savait qu’on accuserait bien des innocents si le massacre se poursuivait. On avait déjà commencé.

Il fallait enquêter sur les personnes désignées par les lettres anonymes, mais elle priait ses adjoints d’être discrets. Très dis

crets. La calomnie détruit si aisément.

Alain Gagnon lui avait expliqué que l’erreur judiciaire l’inquiétait tant qu’il lui arrivait de recommencer des tests plusieurs fois. Il lui avait raconté qu’un de ses professeurs, à Detroit, était hanté par le souvenir d’un homme injustement condamné par les mauvais résultats d’un test.

Graham éteignit les lumières de son bureau en se disant qu’elle mangerait bien une autre pizza en compagnie du médecin. Elle n’imaginait pas qu’il fût si bon conteur. Après l’avoir écouté parler de son enquête, il l’en avait distraite en relatant ses voyages. Il s’était beaucoup promené après son long séjour à l’hôpital : l’Europe, l’Asie. Il avait une manière très poétique de décrire les pays visités. Elle voyait les palais des émirs, la GrandPlace de Bruxelles, les poussepousse des Thaïlandais, leurs éternels sourires, l’immensité du Sahara, les Goya de l’Espagne, les gondoles vénitiennes, les mangues de l’Indonésie, les chanteurs de sérénade, les belles Andalouses et les Corses si ombrageux. Il avait beaucoup parlé, mais elle n’en avait pris conscience qu’au moment où il s’était excusé, confus.

179

En plus d’être intéressant, il avait de belles mains. Dommage qu’il fût si jeune. Elle devait le considérer comme Rouaix, repousser le rêve, elle ne se briserait pas les ailes encore une fois.

Elle commençait à peine à oublier Yves. Alain Gagnon l’avait invitée à manger parce qu’il était gentil, tout simplement. Il n’était certes pas attiré par une femme plus âgée et plus grosse que lui.

Elle devait s’en persuader, cesser de se rappeler ses maladresses, sa façon de la regarder, trop intensément, trop souvent, en rougissant parfois, ses invitations aussi vagues que nombreuses pour l’exposition de chats, la voile l’été, le ski l’hiver, le cinéma un dimanche, un restaurant à l’île d’Orléans, et même une virée à New York où il connaissait des tas de gens.

Et d’autres soiréespizzas, pourquoi pas ? Il adorait la cuisine italienne et ne s’en lasserait jamais. Elle avait alors parlé de Grégoire, de son attachement pour lui, des craintes qu’elle avait face à son avenir, de son impuissance à le raisonner, à l’amener à changer de vie.

Elle songeait précisément au prostitué, se disant qu’elle aimerait lui raconter sa soirée avec Alain Gagnon, quand il téléphona. Il était tout près de la centrale ; avaitelle faim ? Oui, bien sûr, elle avait toujours faim ; c’était ça son drame. Pourquoi pensaitil que c’était si difficile de cesser de fumer ? Ils convinrent de souper chez elle. Grégoire dit que son cousin se joindrait à eux. Elle ferait livrer des mets chinois. Le poulet à l’ananas ne serait que friture, les nouilles seraient trop cuites, comme les germes de soya, le riz serait un peu sec, les travers de porc à l’ail sucré seraient trop gras, mais elle en avait une envie tenace. Un désir impérieux d’une nourriture qui ne serait pas bonne pour la santé.

Grégoire la rejoignit à l’entrée du stationnement. Il avait l’air soucieux malgré ses sourires. Il lui cachait quelque chose. À

propos de François Berger ? Elle mit une cassette de Chet Baker, fredonna les premières mesures. Grégoire jouait trop nerveusement avec ses lunettes fumées pour goûter My Funny Va

180

lentine. Que savaitil ? Il avait parlé à Frédéric, le vrai nom de Dan, qui acceptait de la rencontrer.

— Je pense qu’il est décidé à retourner à Montréal.

— Quoi ?

— Ben oui, il avait fait une fugue. Il reste pas à Québec d’habitude.

— Tu ne me l’as pas dit.

— Tu me l’as pas demandé, Biscuit.

Il flatta longuement Léo, demanda à Graham d’ajouter des won ton frits à sa liste et décapsula une bière tandis qu’elle téléphonait au restaurant. Elle l’observait du coin de l’œil ; il buvait de grandes gorgées. Il s’alluma une Player’s, chercha un cendrier.

— Tu les as jetés ?

— Ça m’a tenté. Mais ne te gêne pas, vraiment. À quelle heure Frédéric doitil arriver ?

— Vers sept heures. Engueulele pas. Il est déjà assez mal comme ça. Il veut savoir si ses parents l’ont fait rechercher…

— Ah ! C’est pour ça que vous me visitez ?

Grégoire lui tira la langue, puis s’assit près de Léo. Au bout de cinq minutes, Graham le questionna :

— Astu quelque chose à me dire à propos de Berger ?

Il secoua la tête, étonné. Il ne lui avait rien caché à son sujet.

— Je n’ai pas dit ça. Mais il me semble que tu veux me parler et que tu n’oses pas, alors j’essaie de comprendre, de deviner.

Il s’impatienta ; il détestait quand elle avait ce ton d’assistante sociale. Puis il s’esclaffa :

— Tu pourrais jamais ! Mais comme c’est drôle, je vais te le conter. Ce matin, j’ai vu un bonhomme qui voulait faire faire du cinéma à Frédéric ! Il pensait que je marchais dans sa combine, mais moi, je savais bien qu’il recherchait Fred. J’ai vu que c’était un détective privé. Quand il m’a demandé l’adresse de Fred, je lui ai donné la tienne.

— Grégoire !

181

— T’es fâchée, Biscuit ? C’était juste pour rire. Je trouvais ça comique d’envoyer un détective chez un détective.

— Je ne l’ai pas vu. Et je suis restée ici jusqu’à onze heures.

À quelle heure lui astu parlé ?

— Tôt. J’allais me coucher. Vers huit heures.

— Il n’est pas venu. Il ne t’a pas cru.

Grégoire termina sa bière d’un trait pour dissimuler sa déception. Il aurait pourtant juré que le type était parti chez Graham ; il était sorti si rapidement du snackbar. Il alla chercher une autre bière sans en offrir une à son hôtesse.

— Tu vas bouder longtemps ?

— Le temps que ça va me tenter. J’ai pas le droit ? De toute manière, je boude même pas, mais c’est tout ce que tu trouves parce que je t’énerve avec mes cigarettes.

— Grégoire !

— Quoi, Grégoire ?

— Je ne suis pas si immature.

Elle se servit aussi une bière, perplexe ; étaitelle aussi mûre qu’elle le prétendait ? Elle était très sensible aux petits tracas de la vie quotidienne, à ses puérilités. Une boîte de conserve qui lui résistait, un magnétoscope qui n’avait pas enregistré le film, un messager en retard, tout cela l’horripilait. Elle entreprit de mettre la table en se demandant si elle serait sage un jour. Elle jeta un coup d’œil sur Grégoire. Il était particulièrement nerveux. Trop de coke ? Un mauvais client ? L’assassinat de Berger, probablement.

— Qu’estce que t’as à me regarder comme ça ? Tu veux mon portrait ? C’est ce que j’ai dit au gars ce matin.

Elle préféra changer de sujet. Il était souvent agressif quand ils se retrouvaient puis, après quelques minutes, il se calmait, se rappelant qu’elle ne le jugeait pas.

— Beauchemin a fait un portraitrobot d’un suspect aujourd’hui. Estce que je peux te le montrer ? Peutêtre que tu as déjà vu cet homme avec François Berger ? Je sais que tu es observateur.

182

— Si ça peut te rendre service.

Il tentait de mettre de la désinvolture dans son ton, mais Graham y décelait sans peine une certaine fierté. Elle fouilla dans sa mallette, en tira une tablette et l’ouvrit, tendit le dessin à Grégoire.

— Câlice ! Biscuit ! C’est lui !

Graham dévisagea Grégoire qui avait blêmi. Elle sentit qu’elle l’imitait :

— Lui ?

Elle espéra qu’elle se trompait, qu’elle avait mal deviné.

— Le gars que j’ai envoyé ici ! Je savais pas qui c’était ! Je l’aurais jamais fait, sinon !

Elle posa ses mains sur ses épaules pour le calmer ; il devait tout raconter lentement et en détail. Grégoire s’exécuta, puis interrogea Graham : comment estce que le tueur pouvait savoir qu’il la connaissait ? Il n’avait même pas mentionné son nom. La sonnerie de la porte les fit sursauter. Graham ouvrit après avoir regardé par l’œil magique. Elle était stupide : le Collectionneur ne viendrait pas frapper à sa porte pour discuter de ses meurtres ! Le livreur donna les sacs à Grégoire tandis que Graham payait, même si Grégoire insistait pour partager les frais.

— Arrête, je vais mettre ça sur ma note. Tu es témoin, après tout.

— J’aime pas ça, Biscuit.

Il ne parlait pas du règlement des mets chinois, elle le savait.

— C’est depuis le début de la journée que je le sens. Quand j’ai vu ce bonhommelà, ce matin, j’étais un peu gelé. Il me semblait que j’hallucinais quand je le regardais. Que sa face devenait rouge et noir au fur et à mesure qu’on parlait. Il était habillé tout en blanc. J’avais l’impression de voir une roulette de casino. Ou un infirmier. Je voulais m’en débarrasser. Il suait en hostie !

— Il ne t’a rien dit de plus ?

— Non.

183

Grégoire regarda sa montre, puis l’horloge murale qui indiquait sept heures quinze. Il désigna les sacs de livraison :

— On attend Frédéric ou t’as trop faim ?

— On l’attend, voyons.

— Ça me surprend qu’il soit pas arrivé. Il est toujours à l’heure. C’est presque fatigant. Il dit rien quand je suis en retard de cinq minutes, mais il prend un air sévère. Il est drôle sans le savoir.

Grégoire ne souriait pas, pourtant, en évoquant ce souvenir.

Il jouait avec les baguettes chinoises en répétant à Graham qu’il ne voulait pas lui nuire.

— Je sais. Mais je dois appeler Rouaix pour lui rapporter ce que tu viens de m’apprendre.

Elle choisit le téléphone de la cuisine, afin que Grégoire constate qu’elle ne lui cachait rien. Elle raconta tout d’un trait, puis répondit par monosyllabes. Elle regarda l’heure deux fois en cinq minutes et Grégoire sentit son estomac se nouer ; il ne mangerait pas de poulet à l’ananas ni de won ton frits si Frédéric n’arrivait pas dans les dix secondes.

Quand Maud Graham raccrocha le téléphone, elle confia son inquiétude à Grégoire.

— Mais le Collectionneur s’en prend juste aux adultes, Biscuit !

Elle ne pouvait rassurer son protégé. Le tueur était un ogre affamé qui poursuivait un but très précis ; il ne s’était pas informé sans raison de Frédéric. Elle demanda à Grégoire où il habitait.

— Chez Lionel, enfin, c’est une façon de parler.

— Appellele ! Il faut qu’on sache où est Frédéric !

— On a pas le téléphone.

— Je vais envoyer une voiture le chercher.

Grégoire accepta de donner l’adresse contre la promesse qu’on ne nuirait pas à Lionel ; il squattait, bon, mais il ne faisait de mal à personne. On ne voulait nulle part des jeunes prostitués, il fallait bien dormir, pourtant !

184

— Je vais y aller. Toi, reste ici. Je t’appelle dès que je serai sortie de chez Lionel.

Grégoire acquiesça, incapable de parler. Frédéric. Pourquoi ne l’avaitil pas renvoyé tout de suite à Montréal ?

Quand le téléphone sonna, il posa la main sur l’écouteur, mais hésita à décrocher ; il ne voulait pas entendre Biscuit lui dire qu’elle n’avait pas trouvé Frédéric. Ajouter qu’il avait quitté l’immeuble une heure plus tôt en annonçant à Lionel qu’il allait rejoindre son ami.

Grégoire indiqua quel trajet il avait suggéré à Frédéric. Graham demanderait à deux policiers de le refaire lentement, à la recherche d’indices. Elle irait directement au bureau retrouver Rouaix, mais elle tenait à ce que Grégoire reste chez elle, au cas où Frédéric se manifesterait. Un policier sonnerait à la porte dans dix minutes. Pour le protéger. Si jamais le Collectionneur…

Elle ne pensait pas que Mike Richard irait chez elle s’il avait enlevé Frédéric, mais elle voulait aider Grégoire. Il était atterré et bredouillait que tout était sa faute. Et elle n’avait pas le temps de le rassurer.

Rouaix et Fecteau lui firent répéter la rencontre de Grégoire et du suspect devant Turcotte, Léger, Lebrun et Moreau.

— Il faut l’arrêter avant qu’il…

— Qui est le petit gars ?

— Il vient de Montréal. On doit avoir un avis de recherche.

— Tu vas appeler ses parents, Graham ?

Avaitelle le choix ?

— Ils vont se grouiller à Montréal pour nous retrouver Venne, dit Turcotte. Maintenant que la victime est de leur coin.

Graham se retint. Frédéric n’était peutêtre pas encore une victime et le chauvinisme n’était pas propre à la métropole. On n’avait qu’à penser à l’attitude des Québécois quand un match de hockey opposait les Nordiques aux Canadiens.

On avait déjà interrogé les chambreurs qui habitaient dans la même pension que Mike Richer, on questionnerait maintenant 185

tous les voisins, espérant que le suspect avait parlé à l’un d’entre eux. Le moindre indice concernant ses déplacements serait le bienvenu.

— Et la Chevrolet ?

On l’avait trouvée le matin même, abandonnée dans le stationnement d’un presbytère.

— Les gars du labo travaillent dessus ; ils ont découvert de la terre qui ne vient pas de la région de Québec.

— Ça, je le savais, s’impatienta Graham. Rien d’autre ?

— Ça prend du temps, dit Turcotte.

Trop ! pensa Graham. Beaucoup trop.

* * *

Frédéric tentait d’ouvrir les yeux, mais ses paupières étaient si lourdes. Bien pire que les matins d’hiver quand Anouk essayait de le réveiller pour aller à l’école et qu’il faisait encore noir. Là, c’était différent, il voulait se lever, mais ne le pouvait pas. Ses paupières n’étaient pas seules à être lourdes, tout son corps lui pesait. Il entendait de la musique et se demandait si Grégoire était rentré ou si c’était Lionel qui avait ouvert la radio. Il reconnut une chanson d’Elvis Presley ; c’était donc Lionel qui était dans la pièce. Grégoire aurait fermé la radio, ce n’était pas son genre d’aimer Elvis. Quelle heure pouvaitil bien être ? Et pourquoi estce que sa langue était si épaisse ? Il se rendormit.

Une douleur fulgurante le réveilla. Il devait hurler quand Michaël Rochon lui enfonça une tige métallique dans la fesse gauche, mais il ne s’entendait pas, il sentait seulement cette brûlure qui était pire, oh, bien pire que la fois où il s’était ouvert le coude sur le coin d’un classeur. Il se démena pour fuir cette atrocité, mais il ne pouvait pas bouger. Il eut si peur en comprenant qu’il était attaché qu’il s’évanouit.

Michaël Rochon lécha le sang qui maculait la tige métallique, puis il transporta Frédéric dans la petite pièce attenante à l’ate186

Licence enqc-13-34642-18890-10246 accordée le 26 juin 2011 à Bruno MOUILLOUD

lier. Il ne voulait pas qu’il voie tout de suite son œuvre. Il parlerait avec lui avant pour s’assurer qu’il avait fait le bon choix.

L’enfant reprit connaissance plus tôt qu’il ne l’avait espéré. Il s’approcha de lui et lui tendit une bouteille d’Orangina.

— Tu dois avoir soif, Frédéric.

Frédéric regarda l’homme qui se penchait vers lui. Il était habillé en blanc, avec une sorte de masque qui pendait dans son cou. Ce devait être un médecin. Tantôt, on lui avait fait une piqûre. Une épouvantable piqûre. Que lui étaitil arrivé ? Il tentait de se souvenir. Il marchait pour se rendre à l’arrêt de l’autobus qui devait le mener chez Maud Graham. Puis ce médecin lui avait parlé, lui avait dit que Grégoire était blessé et qu’il pouvait l’emmener aussitôt à l’hôpital où son ami le réclamait. Frédéric s’était approché de la voiture. L’homme avait ouvert sa portière, lui avait expliqué que son ami avait été attaqué. Tout à coup, l’homme avait poussé un cri en regardant derrière Frédéric. Il s’était retourné. Puis plus rien.

Pourquoi l’avaiton attaché s’il était à l’hôpital ? Qui lui avait enlevé son jean pour lui faire une piqûre ? La chambre était toute blanche, mais il ne voyait pas d’infirmière, et son lit était trop bas pour un lit d’hôpital. Pourtant, il y avait un plateau sur la table de chevet, un plateau en inox où se trouvaient un scalpel, une seringue, des pinces, des aiguilles et une tige de fer.

— Qu’estce que je fais ici, monsieur ?

— Tu vas m’aider à former une belle famille. Il n’y a rien de pire que les séparations.

— C’est mon père qui vous envoie ! Vous travaillez avec lui à l’hôpital ?

Michaël Rochon dévisagea Frédéric ; mais non, son père était comptable dans une industrie pharmaceutique, pas dans un hôpital.

Frédéric se tut, devinant lentement qu’il n’était pas à l’Hôtel

Dieu, ni à NotreDame, et que l’homme qui lui parlait était dangereusement troublé. À moins qu’il n’y ait une méprise. Il devait le prendre pour un autre. Non, il l’avait appelé Frédéric.

187

Il savait qui il était. Qu’estce qu’il lui voulait ? Le ramener chez ses parents ?

— Vous allez me ramener chez ma mère ?

— Ma mère ? Elle verra tout.

— Pourquoi vous m’avez fait une piqûre ? Je ne suis pas malade ? Et Grégoire ? Où estil ?

Le Collectionneur haussa les épaules ; Grégoire n’était qu’une petite tapette.

— C’est mon ami ! Vous devriez me laisser partir parce qu’il va appeler la police. Il connaît bien la détective Maud Graham, celle qui a sa photo dans le journal.

Rochon éclata de rire : Maud Graham ? Vraiment ? C’était une incapable ! L’avaitelle empêché de tuer Josiane Girard et François Berger ? Elle n’était bonne qu’à faire des déclarations dans les journaux.

Frédéric vomit en comprenant qu’il était avec le Collectionneur. Il vomit sur lui et son tortionnaire se fâcha ; il détestait les gens qui se salissaient. Il le détacha pour lui ôter son coton molletonné. Frédéric se fit plus mou qu’il ne l’était en réalité, espérant que l’homme ne le rattacherait pas tout de suite. Il fallait qu’il s’empare du scalpel ou d’une pince pour se défendre. Il fallait qu’il refoule sa peur au plus profond de son être, sinon il était perdu.

— Michaël ! Eh ! Michaël ! Ne te rendors pas.

Pourquoi l’appelaitil Michaël maintenant? Il ouvrit les yeux, s’efforça de sourire tandis que l’homme tirait sur un des liens. Il dit « Michaël » d’un ton ni interrogatif ni affirmatif. L’homme répondit immédiatement:

— Qu’estce qu’il y a ?

— Je m’excuse.

Son bourreau haussa les épaules.

— J’ai froid sans mon chandail.

— C’est normal : c’est moi qui garde toute la chaleur.

— Pouvezvous regarder dans mon sac à dos ? Il y a un autre chandail.

188

Le Collectionneur hésita, puis se leva et sortit de la pièce. De sa main libre, Frédéric s’empara d’une des aiguilles. Il aurait préféré le scalpel, mais l’outil était trop gros pour qu’on ne remarque pas sa disparition. Il dissimula l’épingle sous lui en souhaitant ne pas se piquer.

Il tâta sa fesse, comprit qu’il avait saigné et eut un hautlecœur, mais il ne vomit pas. Il se mit à pleurer en pensant à sa mère et à Anouk. Et même à son père, à Dan et à Sébas. Si Grégoire et Graham ne le retrouvaient jamais? Le Collectionneur tuait ses victimes, il le savait. Que voulaitil de lui? Il se remémorait les articles des journaux et sentit la panique le paralyser. Il n’aurait pas dû fuguer. Il essuya ses larmes en entendant son bourreau revenir vers lui. Qui étaitil? Il aimait le blanc, en tout cas. Et Elvis Presley. Il s’appelait probablement Michaël. Il devait lui parler pour gagner du temps. Grégoire avait sûrement alerté la police. Et il avait dit que Graham était sur une piste, qu’elle arrêtait toujours les criminels, qu’elle était une superbonne détective.

Il jura sur la tête de sa sœur qu’il ne fuguerait plus jamais si on le libérait.

Il jeta un coup d’œil sur les instruments chirurgicaux et déglutit : estce que Michaël s’en servirait avant l’arrivée de Graham ? Des sueurs froides coulaient le long de ses tempes, de son échine. Il n’avait jamais eu si peur de sa vie. Il pensait même que son cœur s’arrêterait de battre si ça durait trop longtemps.

Il se laissa habiller docilement, espérant que Michaël ne verrait pas l’aiguille, puis il se mit à fredonner Blue Suede Shoes.

Michaël s’exclama :

— Je le savais ! Je savais que tu serais parfait ! On fera la plus belle des familles ! Maman va nous trouver beaux, je te le jure.

Je lui avais promis.

— C’est… vrai qu’on est beaux, balbutia Frédéric. Tu ressembles à un ange, habillé en blanc.

— Maman aussi avait une robe blanche quand elle allait travailler. Je vais finir de m’occuper de papa, puis je reviendrai avec toi pour te rassembler.

189

Il s’éloigna après avoir vérifié ses liens et Frédéric soupira de soulagement tout en tentant de décoder ce qu’avait dit le Collectionneur. Il avait peur de comprendre, tout en sachant que le maximum d’informations lui permettrait de continuer à discuter avec l’homme. Estce qu’il retenait aussi son père et sa mère prisonniers ? Pourquoi avaitil tué toutes ces personnes avant eux ? Pourquoi estce qu’il suait autant ? Il n’avait jamais vu personne suer de cette façon. Pourquoi estce qu’il l’appelait Michaël ? Il avait dit « rassembler », mais il devait vouloir dire

« ressembler ». Comment pouvaitil lui ressembler ? Oh ! Et s’il…

Frédéric se retint pour ne pas hurler ; et si l’homme voulait lui prendre son visage ? Il avait bien pris des tas de membres à ses autres victimes? Qu’estce qui l’attirait en lui?

Grégoire, oh, Grégoire, vite. Maman, viens me chercher.

Il se mit à pleurer. Silencieusement. Et c’était si difficile de sangloter sans bruit qu’il pensait s’étouffer. Ce serait peutêtre aussi bien de mourir ainsi.

* * *

Quand Graham était rentrée pour se changer, à deux heures du matin, Grégoire était toujours chez elle. Il n’avait pas touché aux mets chinois, mais les avait rangés dans le réfrigérateur.

— Tu as peutêtre faim ?

Elle secoua la tête. Elle n’était venue prendre qu’une paire de bottes et son anorak, elle repartait immédiatement. Rouaix l’attendait dans l’auto.

— Où estce que vous allez ?

— À Sherbrooke. On pense qu’on sait où il est.

— Je veux venir.

— Non. Tu ne peux pas. Dors ici, Frédéric va peutêtre vouloir te parler quand on l’aura retrouvé.

— Tu vas le ramener ici ?

190

— Non, ses parents sont prévenus. On va partir de Sherbrooke pour Montréal. Je te jure que je vais t’appeler aussi vite que je le pourrai !

— Tu es sûre qu’il est encore en vie ?

— Non.

Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, elle vit des larmes rouler sur les joues de Grégoire, qui lui avait pourtant raconté sans un pleur qu’on l’avait battu, abusé et abusé encore.

— Garde mon Léo.

Elle sortit de chez elle en courant. Un hélicoptère les attendait à l’AncienneLorette. Elle espérait que les policiers de Sherbrooke auraient plus d’informations sur Michaël Rochon.

Gilbert Venne l’avait formellement identifié. Il avait même fouillé dans un vieux classeur qu’il gardait dans son soussol pour lui lire au téléphone le curriculum vitæ de Rochon.

— On n’engage personne qui n’a pas étudié chez Plurial, ce n’est pas compliqué. Rochon a bossé chez nous quelques mois, puis il a disparu et je n’ai plus entendu parler de lui.

Drôle de gars, toujours habillé en blanc. Très méticuleux. Il travaillait bien, mais je n’étais pas fâché qu’il s’en aille.

— Pourquoi ?

— Il avait une façon de regarder quelqu’un… Comme si la personne était un objet. Il pouvait examiner les jambes d’une fille sans se soucier qu’elle s’en aperçoive. Je ne dis pas que les hommes ne reluquent jamais les seins des femmes, mais en général ils sont plus discrets. En tout cas, dans mon gymnase, on est assez polis. Lui, il s’en foutait. Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais ça ne me surprend pas.

Venne avait expliqué que Rochon avait étudié à Fort Lauderdale où il habitait alors. Il avait toujours son adresse. Il avait ajouté qu’il était né en Floride, mais il était arrivé à Sherbrooke quand il était bébé ; il y avait vécu jusqu’à l’âge de quinze ans.

On savait déjà que Rochon ne s’était pas présenté à l’aéroport.

Les employés des lignes aériennes étaient formels ; aucun Richer, Richard ou Rochon parmi leurs listes. Et personne qui 191

corresponde au portraitrobot. À Sherbrooke, on venait d’apprendre que le père de Rochon était mort et que sa veuve avait quitté la région sans laisser d’adresse. On commençait à interroger les voisins des Rochon. À minuit. Dès qu’ils savaient que la vie d’un enfant était en cause, les hommes ou les femmes qu’on tirait de leur lit cessaient de se plaindre, fouillaient dans leur mémoire.

En arrivant à Sherbrooke, Graham se rappela qu’Alain Gagnon avait dit que le tueur ne gardait pas ses victimes vivantes très longtemps. Elle souhaita de toutes ses forces qu’on ait récolté un indice. Les policiers de Sherbrooke avaient bien travaillé ; ils avaient réveillé les directeurs des écoles primaires et secondaires pour leur demander de téléphoner à leur tour aux professeurs qui auraient pu enseigner à Michaël Rochon. À

deux heures du matin, toute la ville était debout, anxieuse. Une femme avait alors donné deux noms : Jacques Vézina et Marc Potvin. C’étaient des amis de Michaël ; elle se souvenait parfaitement d’eux. C’était sa première année d’enseignement et ils avaient tout fait pour la décourager de faire ce métier. Pensez donc ! Michaël Rochon avait mis un rat mort dans son cartable.

Il avait aussi décapité la poupée de Ghislaine Martin. Et celle de Sonia… Elle ne se souvenait plus du nom, mais elle était certaine du fait. Michaël n’avait que dix ans, et pourtant il voulait maladivement attirer l’attention ! Il avait grimpé au poteau de téléphone !

Marc Potvin avait déménagé, mais Jacques Vézina apprit aux policiers qu’il n’avait jamais revu Michaël Rochon. Il avait cessé de le fréquenter en secondaire I. Quand ce dernier était allé étudier à Québec.

— De toute manière, il m’avait paru trop bizarre durant mes vacances au chalet des Rochon.

— Le chalet ? dit Graham.

— Dans le Maine. Un coin perdu. On pouvait faire du pédalo sur le lac et mettre de la musique aussi fort qu’on voulait, on ne dérangeait personne. Mais Michaël voulait tout le temps qu’on 192

Licence enqc-13-34642-18890-10246 accordée le 26 juin 2011 à Bruno MOUILLOUD

chasse et moi, je n’aimais pas trop ça. Faire fumer des grenouilles, je ne trouvais pas ça si drôle.

— Où, dans le Maine ?

Elle parlait calmement, de crainte de communiquer son angoisse à Vézina et qu’il n’ait un trou de mémoire en s’efforçant de trop bien faire. C’était déjà arrivé.

— Je ne me rappelle pas le nom du village, mais il y avait une rivière, pas loin, qui s’appelait Misery. Je m’en souviens parce que ce n’était pas misérable du tout chez les Rochon. Sa mère se plaignait tout le temps de son mari, mais moi je pense qu’il s’était bien débrouillé.

— Misery ? répéta Rouaix. C’était proche de la frontière ?

— Il me semble. Mais ça fait longtemps.

— Vous pourriez identifier le chalet ?

Vézina hésita, puis ferma les yeux avant de s’écrier :

— Jackman ! Il était jaloux parce que ça ressemblait à Jacques ! Il disait qu’il y aurait un jour une ville qui porterait son nom. C’est ça !

Vézina avait bien envie de demander des explications, mais les visages tendus des policiers, de cette femme assise sur le bord de sa chaise, qui le dévorait des yeux, l’en empêchaient.

Qu’avait donc fait Michaël ?

— Venez avec nous. Habillezvous en vitesse.

Vézina prit pourtant le temps de rassurer sa femme ; il serait bientôt de retour.

Il ne pensait pas qu’il reviendrait à ce point bouleversé qu’il en ferait des cauchemars durant des mois.

Il parla de Rochon durant tout le trajet. Maud Graham l’écoutait avec une attention quasiment gênante. Elle lui faisait préciser certains détails, l’interrogeait sur les parents de son camarade d’enfance, sur son comportement à l’école avec les autres enfants. Pourquoi étaientils amis ?

— J’étais sportif. Il voulait l’être aussi. Je lui avais parlé des Spartiates et il disait qu’il en serait un. Il se baignait toujours le premier en juin, quand l’eau est si glacée qu’elle scie les 193

Licence enqc-13-34642-18890-10246 accordée le 26 juin 2011 à Bruno MOUILLOUD

jambes. On faisait beaucoup de bicyclette. Il était capable de réparer les vélos aussi bien qu’au magasin. Il tenait ça de son père. M. Rochon était toujours en train d’inventer quelque chose. Si sa mère avait été moins bête, aussi.

— Vraiment bête ?

— Elle nous donnait l’impression qu’on était sales quand on rentrait dans la maison. On sortait de l’eau ! Elle nous regardait avec un air un peu dégoûté. Elle ne nous parlait pas, elle passait son temps à trier des photos.

— De Michaël ?

— Non, je ne pense pas. Je ne l’ai jamais vue le prendre en photo, tandis que lui, au contraire, la photographiait souvent.

Elle n’était pas si belle que ça. Même si elle avait gagné un prix. Moi, je ne le lui aurais pas donné. Une femme qui ne sourit jamais ne peut pas être belle !

L’hélicoptère se posa dans le champ que les autorités du Maine avaient indiqué au pilote. Deux voitures de police attendaient les passagers. Il y avait des îlots de neige et Vézina redouta alors de ne plus retrouver le chalet; il y était toujours allé en été. Le paysage était si différent en ce début de mai! Puis il reconnut la maison rouge au carrefour. Il fallait prendre à droite. Puis à gauche.

Là, il y avait un garage. Une épicerie. Elle n’y était plus. Mais le second garage était toujours là. Ensuite, il fallait compter vingtdeux milles. Comment pouvaitil être aussi précis?

— On l’a fait à bicyclette. Allerretour. J’étais mort.

Pas vraiment, pensa Graham. Frédéric, lui, l’est peutêtre.

— On approche, dit subitement Vézina. Vous allez voir une sorte de sentier à travers les arbres. Il faut descendre à pied.

Rouaix appela l’autre voiture, demanda aux hommes de se déployer en demicercle autour du chalet. Graham répéta qu’elle seule pénétrerait à l’intérieur, qu’elle seule pouvait parler à Rochon et s’offrir en otage à la place de Frédéric. Elle voulait également éviter qu’on tire sur le suspect ; il le lui fallait vivant afin d’obtenir sa confession. S’il donnait les noms de victimes dont les meurtres n’avaient pas été élucidés, dont 194

les corps n’avaient pas été retrouvés, cela permettrait d’apporter une certaine paix aux parents des disparus qui se demandaient depuis des années où était leur enfant.

— Des traces de pneus fraîches, dit Rouaix.

— Il est ici.

Rouaix et Graham s’approchèrent furtivement du chalet en compagnie de deux autres policiers. En descendant la côte, ils distinguèrent une sorte de hangar dont Vézina ne leur avait pas parlé ; une construction en verre dépassait du toit. Ils se dirigèrent pourtant vers le chalet, comme ils l’avaient convenu. Ne virent rien par les fenêtres ; le chalet semblait vide. Graham poussa lentement la porte, pénétra dans le salon. Fit rapidement le tour des pièces avec Rouaix : personne. Il n’y avait pas de cave, pas de grenier.

— Le hangar !

Les policiers s’étaient postés tout autour du terrain, cachés par de grosses épinettes. À cinq mètres du hangar, Graham entendit chanter Love Me Tender et crut qu’elle avait des hallucinations.

— Qu’estce que ça veut dire ? chuchota Rouaix, estomaqué.

— Comment vaton entrer ?

La porte du hangar n’était pas en bois, comme le reste de la construction, mais en métal. Il n’y avait aucune fenêtre. Un rai de lumière bordait la porte, indiquait une présence.

— Il faut couper le circuit électrique. Rochon va sortir pour voir ce qui se passe.

— On le cueillera à ce momentlà. J’ai trop peur qu’il tue le petit si on fait une sommation.

Rouaix l’approuvait ; Rochon devait être dans un état second.

Comme eux. Rouaix s’était dit, une fois, que les seules personnes qui pouvaient comprendre la tension qu’éprouve un policier, c’étaient les criminels qu’il pourchassait. Il trouva le branchement électrique rapidement ; il utilisait sans gêne sa lampe de poche, puisque Rochon ne pouvait le voir. La lune, encore ronde, lui facilitait la tâche. Il sectionna le câble électrique.

195

La voix d’Elvis s’évanouit dans la nuit.

Graham et Rouaix se postèrent de chaque côté de la porte du hangar, prêts à dégainer. Ils avaient cessé de respirer dans le silence qui s’éternisait.

La porte du hangar s’ouvrit enfin. Rouaix balaya le hangar d’un rayon nerveux, éclaira le visage de Rochon qui plissait les yeux. Il tenait un revolver, mais le pointait vers le sol. Des cris d’enfant s’échappèrent alors du fond du bâtiment, montèrent vers les policiers qui frissonnèrent tous en même temps, retenant leur souffle, prêts à appuyer sur la détente. Ils virent de nouveau des jeux de lampes de poche, entendirent Graham :

— Rochon ! C’est moi, Graham. Je veux vous parler.

Il y eut d’autres cris d’enfant, puis le silence.

— Venez, Rochon, répéta l’enquêtrice. Laissez votre arme.

C’est fini.

Les policiers, immobiles, n’entendaient plus la détective.

Ils s’interrogèrent du regard, tentés d’intervenir sans en avoir reçu l’ordre de Rouaix. Leur anxiété culminait quand Rouaix réclama leur aide. Il hurla qu’on apporte des torches, interdit de tirer ; le suspect était maîtrisé.

Il n’avait opposé aucune résistance. Il était sorti lentement du hangar, les mains levées : il avait perdu la partie.

Échec et mat.

Les hommes dévalèrent la pente, s’arrêtèrent net en voyant le meurtrier. Ils avaient beau savoir que les tueurs ne sont pas physiquement différents du commun des mortels, ils s’attendaient à découvrir un être répugnant. À côté de Rouaix, un homme portant une longue chemise blanche les dévisageait tranquillement. Il ne clignait même pas des yeux quand ils dirigeaient leurs lampes de poche vers lui. Comme un iguane ou un lézard.

Et il semblait ravi d’être l’objet de tant d’attention. Rouaix lui récita ses droits avant de le confier à deux hommes. En s’approchant de l’enquêteur, un des policiers remarqua qu’il suait à grosses gouttes malgré la fraîcheur de la nuit. Il lui tendit son mouchoir.

196

— Prévenez l’hôpital, dit Rouaix en s’épongeant le front.

Graham est allée chercher le petit. En enfer !

— En enfer ?

— Estce qu’on rebranche l’électricité ? demanda un autre homme.

— Attendez que Graham soit sortie. C’est mieux de ne pas trop voir.

Avant d’éclairer le fond de la pièce de sa lampe de poche, Rouaix prévint l’équipe qu’elle subirait un vrai choc. Il inspirait profondément pour vaincre ses hautlecœur. Le faisceau lumineux glissa lentement sur le mobile, arrachant des cris d’horreur, des imprécations, des jurons, des plaintes, des «mon Dieu» et des «crisse», des «oh non, non», des «pitié». Et des silences. Puis les borborygmes de l’agent Stevens qui vomissait pour la première fois en dix ans de carrière.

Même s’il travaillait encore vingt ans, ou cinquante, ou cent, il ne reverrait jamais une telle monstruosité.

Stevens entendit Graham, au fond du hangar, qui parlait à Frédéric, qui chantait une berceuse, qui répétait « Frédéric » et encore « Frédéric », sur un ton plus doux qu’un pétale de pavot, et il aurait aimé qu’elle le rassure aussi, qu’elle lui dise qu’ils faisaient tous un cauchemar. Il se demandait comment il chasserait l’épouvante de son esprit quand il voudrait s’en

dormir. Il espérait que sa femme comprendrait qu’il niche sa tête entre ses seins pour trouver le sommeil. Pendant des semaines.

Le mobile mesurait près de quatre mètres de hauteur. Le Collectionneur avait dû percer le toit du hangar et installer un échafaudage pour donner à son œuvre macabre les dimensions souhaitées. Rouaix avait d’abord cru voir deux épouvantails dont les poids étaient équilibrés par une énorme barre de métal d’où pendait un objet qu’il ne parvenait pas à identifier.

Il n’avait pas eu à s’approcher beaucoup pour comprendre que le plus grand mannequin du mobile était composé des membres que Rochon avait pris à ses victimes. Une poupée 197

grandeur nature. Des bras, des jambes, des seins, des pieds, des mains empaillés et reliés les uns aux autres par des fils métalliques.

Tandis que les policiers continuaient à s’exclamer, Rouaix, qui s’était ressaisi, crut discerner une sorte de tableau de bord sur une table basse près du mobile. Il continua d’avancer. Un grincement le fit sursauter, un mouvement dans le mobile arracha un petit cri à Stevens qui le suivait de près.

— Je n’y ai pas touché, dit Rouaix. Je l’ai seulement regardé.

Stevens fit un rictus ; il se demandait s’il avait déjà eu aussi peur. Il avait l’impression que cette carcasse de fer et de chair sortait d’une tombe, qu’une âme démoniaque l’animait et que la main ratatinée et légèrement brunie qui frémissait à sa gauche avait l’intention de lui serrer la gorge et de l’emporter au royaume des morts. La voix de Rouaix qui demandait à deux hommes d’amener le prévenu à la voiture l’arracha à cet horrible songe. Il inspira profondément et s’enfonça dans le hangar.

Ses pas résonnèrent si distinctement sur le sol de ciment que Rouaix rassura aussitôt Graham :

— C’est nous. Je suis avec Stevens. Rochon est rendu à l’auto. Ça va ?

— Oui.

Sa voix était si basse qu’il douta de l’avoir entendue. Il s’approcha du mobile, déglutit.

— Ne l’éclaire plus, Rouaix, je vais sortir avec Frédéric.

Montrenous plutôt la sortie.

L’enfant gémit et il s’efforça de diriger sa lampe vers le sol pour ne pas l’aveugler. Graham portait Frédéric dans ses bras, appuyant fermement sa tête contre sa poitrine pour lui cacher le mobile. Elle l’avait trouvé au fond de la pièce, attaché à un lit, le regard affolé et poussant de petits cris entre de longs hurlements. Elle avait dû se coucher sur lui pour le calmer ; il tremblait si fort qu’elle avait eu de la peine à défaire ses liens. Elle aurait pu prendre le scalpel pour les couper, mais il se serait remis à hurler. Cet instrument ne semblait pas avoir servi, mais 198

les plaintes de Frédéric et des taches de sang sur son chandail indiquaient qu’il avait été torturé. Elle avait dû refouler ses larmes pour rassurer le garçon. Elle n’avait pas cherché son jean et s’était contenté de l’enrouler dans le drap. C’est alors qu’elle avait vu ses fesses marquées à trois endroits. Elle l’avait soulevé avec mille précautions, glissant ses mains sous ses cuisses, évitant les plaies vives.

— Ça va aller ? dit Rouaix quand elle passa devant lui. Veuxtu que je le porte ?

Elle secoua la tête ; malgré ses trentecinq kilos, Frédéric lui semblait léger. Elle gravit la pente qui menait aux voitures d’un pas régulier, comme si la moindre secousse risquait de bouleverser la victime. Les policiers s’empressèrent de l’aider à coucher Frédéric sur le siège arrière. Ils n’osaient pas rompre le silence, redoutant qu’un seul mot déclenche… déclenche quoi ?

Ils ne le savaient pas. Un autre drame ? Une crise d’hystérie ?

Tout était possible.

Graham posa la tête de Frédéric sur ses genoux, lui flatta les cheveux en réclamant à ses collègues une couverture supplémentaire. Elle aurait dû retourner sur les lieux du crime, mais elle ne pouvait pas quitter la victime. Elle se demanda comment elle pourrait s’y résoudre plus tard. En caressant la joue de Frédéric, elle observait Michaël Rochon, assis entre deux policiers dans la seconde voiture. Il la regardait aussi, sans ciller. Avec une expression indéchiffrable, mélange de satisfaction et de frustration. Elle devina qu’il voulait lui parler. Ce n’était pas le moment ; elle aurait nui à l’enquête en s’en prenant au témoin important. Elle n’aurait pu s’empêcher de crier sa haine et son abomination. Les policiers qui surveillaient le Collectionneur fixaient un point devant eux, évitant de regarder, de toucher le monstre comme s’il pouvait les contaminer.

Eux aussi se retenaient pour ne pas l’insulter. Mais auraientils trouvé, de toute manière, des paroles qui auraient traduit leur pensée ? Ils n’enviaient pas Rouaix d’être resté dans le hangar.

199

Celuici hurla quand le mobile se mit à bouger après qu’il eut appuyé sur un bouton du circuit électrique. Le Collectionneur avait inventé un système pour actionner son œuvre ; un système mécanisé qui faisait bouger les pièces du mobile au rythme de Love Me Tender. Les membres momifiés, d’une couleur étrange, à la peau racornie et aux coutures boursouflées, se soulevaient, se pliaient, s’élevaient, s’avançaient. Rouaix recula, trébucha avant d’arrêter cette danse hallucinante.

Il cria aussi quand il aperçut, sous une table, la tête de Francine Rochon qui le regardait fixement.

Oh ! My God ! souffla son collègue américain.

Tétanisés d’horreur, ils savaient maintenant que l’enfer était un endroit de villégiature en comparaison de ce hangar. Dante n’aurait pas imaginé pire. Les hommes s’attendaient à voir surgir d’immondes gargouilles, des rats pestiférés, des nuages d’insectes, des créatures d’outretombe aux plaies grouillantes de vers, des spectres mutilés venus récupérer leurs membres coupés ; toute une cohorte de femmes et d’hommes à demi pourris, lépreux d’un long séjour en terre réclamant leur bien.

Rouaix toucha l’épaule de Stevens, qui lui serra le bras. Ils avaient tant besoin de réconfort.

Quand ils retrouvèrent un certain calme, ils entreprirent de fouiller le hangar. Ils découvrirent les plans du mobile. Le Collectionneur voulait réaliser un trio : un homme, qui n’était représenté que par un phallus pendant au bout d’une barre de métal, une femme, dont il avait reconstitué tout le corps, mais à qui il manquait une tête humaine, et un enfant qu’il devait empailler totalement. En lisant ses notes, les policiers apprirent qu’il projetait de mettre la tête de sa mère à la place du crâne de plâtre dès qu’il aurait trouvé le troisième et dernier élément de son mobile : un enfant de douze ans, le petit mannequin de son et de tissu. Michaël Rochon avait tout dessiné, puis collé une photo de lui sur le dessin, ainsi qu’une photo de ses parents. Des calculs dans les marges concernaient la figure 3, son père ; il devait équilibrer le mobile en ajoutant du poids à cet 200

élément qui ne comprenait que le sexe de François Berger de manière que le trio familial bouge correctement quand il l’actionnerait.

Tous les éléments du mobile étaient mus par des fils électriques qui couraient le long des charpentes métalliques. Rochon avait passé de nombreuses heures à accorder les mouvements du mobile avec la musique de Presley. Il y avait des dizaines de pages de calculs et de croquis destinés à permettre une danse démente.

Ce slow resterait gravé à jamais dans la mémoire de tous les témoins.

Chapitre 11

Graham n’avait pas vu Grégoire depuis deux semaines. Elle avait arpenté la rue SaintJean, laissé des messages à la salle de billard sans succès. Elle s’inquiétait de son silence. Elle s’en voulait de ne pas avoir réussi à le convaincre qu’il n’était pas responsable de ce qui était arrivé à Frédéric. Elle lui avait dit qu’il avait fugué et aurait pu, tout aussi bien, tomber aux mains d’un maniaque. Un de ces pornographes qui vendent des enfants, par exemple. Un de ceux qu’on n’arrête jamais. Frédéric était solide, il s’en sortirait. Elle avait pensé : probablement mieux que Grégoire, qui devait avoir augmenté ses doses pour étrangler son sentiment de culpabilité.

Elle était sur le pas de sa porte et appelait Léo lorsqu’elle reconnut la silhouette du prostitué. Il miaula. Elle rit, se retint de lui sauter au cou, se contenta de lui passer la main dans les cheveux.

— Tu étais en voyage d’affaires ?

— Biscuit !

— Entre. J’ai des nouvelles de Frédéric.

— Il va mieux ?

— Je pense. Mais c’est un peu tôt, encore, pour se prononcer. Sa mère a laissé tomber l’alcool et les pilules. C’est toujours ça.

— Je me demande pourquoi le Collectionneur l’a pas tué avant, dit Grégoire.

— Il pensait que Frédéric était lui. Il voulait le voir suspendu au mobile, mais en même temps, il avait l’impression de se tuer. Enfin, c’est ce que j’ai compris.

— Astu eu peur quand t’as parlé avec le Collectionneur ?

Graham hocha la tête. Oh oui, elle avait eu peur. Une peur diffuse, qui circulait dans tout son corps, comme un poison.

202

Elle avait à peine dormi quatre heures avant d’interroger Michaël Rochon. Les trois fois. Elle ne s’était pas habituée à le rencontrer. Elle pourrait lui parler dix fois ; ça ne changerait rien. Elle ne redoutait pas qu’il l’agresse, même si elle était seule avec lui au cours d’un des interrogatoires, bravant les règles les plus élémentaires de prudence, non, elle craignait de l’entendre raconter ses crimes. Il n’avait pas hésité une minute avant de lui répondre ; elle avait vite compris que ça le faisait jouir de les évoquer, il prolongeait son plaisir en expliquant comment il avait procédé. Il énumérait les étapes avec un insoutenable souci du détail. Après leur premier entretien, il lui avait demandé si elle pouvait lui apporter des photos de ses victimes. Il prétendait qu’il avait besoin de les voir pour mieux se repentir, mais Graham avait évidemment refusé, sachant que les images auraient servi de support aux fantasmes du tueur.

— C’est vrai qu’il parle qu’avec toi ? murmura Grégoire.

— C’est vrai.

Elle ne tenait pas à savoir pourquoi. Être distinguée par le Collectionneur lui permettait d’éclaircir plusieurs points de l’enquête et d’élucider d’autres meurtres, comme elle l’avait deviné, mais elle n’aimait pas l’idée que le tueur lui porte un intérêt tout particulier. Elle se lavait les mains après un interrogatoire de Michaël Rochon. Car elles étaient moites ; Graham avait l’impression qu’une suée malsaine les imprégnait. En même temps, elle se maudissait d’éprouver une fascination pour le tueur : elle voulait comprendre comment naissaient de tels monstres. Il lui avait révélé qu’il avait eu des fantasmes sadiques dès les premières années d’école. Il se souvenait comme il s’était amusé en piquant des filles avec une aiguille à tricoter appartenant à sa mère. Il roulait à bicyclette, ralentissait, puis enfonçait l’aiguille dans la poitrine des adolescentes. Il ne parvenait pas à les blesser vraiment, car tout se passait trop vite ; il savait qu’il devrait un jour immobiliser ses proies. La terrible ambiguïté qui ressortait des propos sur sa mère laissait croire 203

que le mépris et la froideur de celleci étaient en grande partie responsables de sa psychose.

— Francine Rochon n’a jamais témoigné d’affection à son fils et il a trouvé d’autres moyens d’attirer son attention.

— Arrête, Biscuit ! Te rendstu compte de ce que tu dis ?

— Oui. Je sais que ce ne sont pas tous les enfants mal aimés qui deviennent des tueurs en série. Mais l’inverse est vrai. Il faut le dire ! Ça devrait faire réfléchir les parents qui ne s’occupent pas de leurs enfants.

Grégoire soupira ; qu’elle était donc naïve !

— Câlice, Biscuit ! On dirait que t’as dix ans des fois et que tu crois encore au père Noël. C’est pas tes déclarations dans les journaux qui vont changer ma mère.

Il se tut, puis ajouta, plus bas :

— Je me demande encore pourquoi elle m’a eu.

Graham lui serra la main.

— Estce qu’on va enfermer Rochon à l’asile? reprit Grégoire.

— Je ne crois pas. Il n’est pas fou.

— Ah bon ? Je me demande ce qui lui manque ? Il aurait dû manger ses victimes, peutêtre ?

— Il n’est pas normal, mais il distingue parfaitement le bien du mal. Il savait ce qu’il faisait en tuant. Son désir passait pardessus tout.

— Mais il aurait arrêté, puisqu’il avait tous les éléments de son mobile. C’est ce qui était écrit dans le journal.

— Je ne pense pas. Les tueurs en série n’atteignent jamais leur fantasme suprême. Il aurait assassiné d’autres enfants.

— Quand je pense que j’ai rien fait pour…

— Laisse ! Tu ne pouvais pas deviner. Et tu n’as même pas donné la bonne adresse à Rochon. Tu pressentais quelque chose. C’est moi qui aurais dû l’attraper avant.

Grégoire la rassura à son tour; personne n’y serait parvenu. Des dizaines et des dizaines de personnes avaient connu Michaël Rochon et aucune n’avait deviné quelles passions démoniaques l’habitaient. Leurs témoignages, reproduits depuis deux semaines 204

dans les journaux, faisaient pourtant état de nombreuses bizarreries. Une ancienne amie avait déclaré qu’il n’avait jamais voulu l’embrasser même s’ils avaient des rapports sexuels normaux et une autre s’était inquiétée de son admiration pour Henri VIII et Gilles de Rais. Et au sujet de cet aprèsmidi où elle s’était coupée au doigt en faisant la cuisine. «Michaël m’avait léché l’index jusqu’à ce que le sang cesse de couler.» Des voisins d’enfance avaient dit qu’il voulait devenir prêtre pour boire le sang du Christ.

Deux d’entre eux affirmaient qu’il avait tué plusieurs chats errants.

— J’ai de la misère à croire que je lui ai parlé, fit Grégoire.

— Fais comme moi, essaie de l’oublier.

Grégoire flatta Léo qui frottait le bout de son nez gris contre sa jambe.

— Pourquoi il fait ça ?

— Pour te marquer de son odeur. Tu lui appartiens un peu, après.

— C’est vrai ?

Le prostitué paraissait ravi. Il caressa le cou de l’animal, puis demanda à son amie si elle avait faim.

— Non, j’ai soupé tard.

— Je sais, je t’ai appelée deux fois dans la soirée. Qu’estce que t’as fait ?

Elle rougit, marmonna qu’elle était sortie avec le médecin légiste.

— Gagnon, c’est ça son nom ?

— C’est ça.

Elle voulait que Grégoire aime son collègue, elle dit une bêtise :

— Alain adore la pizza, comme toi et moi.

— Autant ?

— Presque.

Grégoire sourit en ouvrant un sac de chips au ketchup :

— Je te l’avais dit qu’il te trouvait à son goût. J’ai toujours raison. Certain !

Léo miaula pour l’approuver.

Licence enqc-13-34642-18890-10246 accordée le 26 juin 2011 à Bruno MOUILLOUD

Parus à la courte échel e :

Valérie Banville

Canons

Patrick Bouvier

Des nouvelles de la ville

Chrystine Brouillet

Le Collectionneur

C’est pour mieux t’aimer, mon enfant

Les fiancées de l’enfer

Soins intensifs

Indésirables

Sans pardon

Marie-Danielle Croteau

Le grand détour

Hélène Desjardins

Suspects

Le dernier roman

Sylvie Desrosiers

Voyage à Lointainville

Retour à Lointainville

Annie Dufour

Les enfants de Doodletown

Andrée Laberge

Les oiseaux de verre

L’aguayo

Anne Legault

Détail de la mort

Jean Lemieux

La lune rouge

La marche du Fou

On finit toujours par payer

Nathalie Loignon

La corde à danser

Licence enqc-13-34642-18890-10246 accordée le 26 juin 2011 à Bruno MOUILLOUD

André Marois

Accidents de parcours

Les effets sont secondaires

Judith Messier

Dernier souffle à Boston

Sylvain Meunier

Lovelie D’Haïti

Le temps des déchirures

La saison des trahisons

André Noël

Le seigneur des rutabagas

Stanley Péan

Zombi Blues

Le tumulte de mon sang

Maryse Pelletier

L’odeur des pivoines

La duchesse des Bois-Francs

Raymond Plante

Projections privées

Le nomade

Novembre, la nuit

Baisers voyous

Les veilleuses

Jacques Savoie

Le cirque bleu

Les ruelles de Caresso

Un train de glace

Alain Ulysse Tremblay

Ma paye contre une meilleure idée que la mienne

La langue de Stanley dans le vinaigre

Récits:

Sylvie Desrosiers

Le jeu de l’oie. Petite histoire vraie d’un cancer Guide pratique:

Yves Bernard et Nathalie Fredette

Guide des musiques du monde. Une sélection de 100 CD

Format de poche:

Chrystine Brouillet

Le Collectionneur

C’est pour mieux t’aimer, mon enfant

Les fiancées de l’enfer

Soins intensifs

Licence enqc-13-34642-18890-10246 accordée le 26 juin 2011 à Bruno

MOUILLOUD