1
Bien que son père eût imaginé pour lui un brillant avenir dans l’armée, Hervé Joncour avait fini par gagner sa vie grâce à une profession insolite, à laquelle n’étaient pas étrangers, par une singulière ironie, des traits à ce point aimables qu’ils trahissaient une vague inflexion féminine.
Pour vivre, Hervé Joncour achetait et vendait des vers à soie.
On était en 1861. Flaubert écrivait Salammbô, l’éclairage électrique n’était encore qu’une hypothèse et Abraham Lincoln, de l’autre côté de l’Océan, livrait une guerre dont il ne verrait pas la fin.
Hervé Joncour avait trente-deux ans.
Il achetait, et il vendait.
Des vers à soie.
2
En réalité, Hervé Joncour achetait et vendait des vers à soie quand ces vers étaient encore sous la forme d’œufs minuscules, d’une couleur jaune ou grise, immobiles et en apparence morts. Sur la seule paume de la main, il pouvait en tenir des milliers.
« Ce qui s’appelle avoir une fortune entre les mains. »
Aux premiers jours de mai, les œufs s’ouvraient, libérant une larve qui, après trente jours d’alimentation forcenée à base de feuilles de mûrier, travaillait à se réenfermer dans un cocon, pour s’en évader ensuite définitivement deux semaines plus tard en laissant derrière elle un patrimoine équivalant en fil à mille mètres de soie grège et en argent à une quantité considérable de francs français : à la condition que tout se déroulât dans le respect des règles et, ce qui était le cas pour Hervé Joncour, dans quelque région du midi de la France.
Lavilledieu était le nom de la bourgade où vivait Hervé Joncour.
Hélène, celui de sa femme.
Ils n’avaient pas d’enfants.
3
Pour éviter les ravages des épidémies qui affectaient de plus en plus souvent les élevages européens, Hervé Joncour allait acheter les œufs de vers à soie jusque de l’autre côté de la Méditerranée, en Syrie et en Égypte. En cela résidait l’aspect le plus spécifiquement aventureux de son travail. Chaque année, aux premiers jours de janvier, il partait. Il traversait mille six cents milles de mer et huit cents kilomètres de terre. Il choisissait les œufs, négociait le prix, achetait. Puis il faisait demi-tour, traversait huit cents kilomètres de terre et mille six cents milles de mer et s’en revenait à Lavilledieu, en général le premier dimanche d’avril, en général à temps pour la grand-messe.
Il travaillait encore deux semaines à emballer les œufs et à les vendre.
Le reste de l’année, il se reposait.
4
— Et elle est comment, l’Afrique ? lui demandaient les gens.
— Fatiguée.
Il avait une grande maison à la sortie du bourg et un petit atelier, dans le centre, juste en face de la maison abandonnée de Jean Berbek.
Jean Berbek avait décidé un jour de ne plus parler. Il tint promesse. Sa femme et ses deux filles le quittèrent. Il mourut. De sa maison, personne n’avait voulu, et c’était donc maintenant une maison abandonnée.
À acheter et vendre des vers à soie, Hervé Joncour gagnait chaque année une somme suffisante pour assurer à sa femme et à lui-même ce confort qu’en province on tendrait à nommer luxe. Il jouissait avec discrétion de ses biens, et la perspective, vraisemblable, de devenir réellement riche, le laissait tout à fait indifférent.
C’était au reste un de ces hommes qui aiment assister à leur propre vie, considérant comme déplacée toute ambition de la vivre.
On aura remarqué que ceux-là contemplent leur destin à la façon dont la plupart des autres contemplent une journée de pluie.
5
Si on le lui avait demandé, Hervé Joncour aurait répondu que sa vie continuerait ainsi toujours. Au début des années soixante, cependant, l’épidémie de pébrine qui avait rendu inutilisables les œufs des élevages européens se répandit au-delà des mers, jusqu’en Afrique et même, selon certains, jusqu’en Inde. Hervé Joncour rentra de son voyage habituel, en 1861, avec un approvisionnement en œufs qui se révéla, deux mois plus tard, presque totalement infecté. Pour Lavilledieu, comme pour tant d’autres villes qui fondaient leur richesse sur la production de la soie, cette année-là parut représenter le début de la fin. La science se montrait incapable de comprendre les causes des épidémies. Et la terre entière, jusque dans ses régions les plus reculées, paraissait prisonnière de ce sortilège sans explication.
— Pas toute la terre, dit doucement Baldabiou, pas toute, en versant deux doigts d’eau dans son verre d’anisette.
6
Baldabiou était l’homme qui, vingt ans plus tôt, était arrivé dans le bourg, s’était dirigé droit sur le cabinet du maire, y était entré sans se faire annoncer, avait posé sur son bureau une écharpe en soie couleur de crépuscule et lui avait demandé
— Savez-vous ce que c’est ?
— Affaires de femme.
— Erreur. Affaires d’homme : de l’argent. Le maire le fit jeter dehors.
Lui, il construisit une filature, en bas, près de la rivière, un hangar pour l’élevage des vers à soie, accolé à la forêt, et une petite église consacrée à sainte Agnès, au croisement de la route pour Viviers. Il engagea une dizaine d’ouvriers, fit venir d’Italie une mystérieuse machine en bois, toute en engrenages et en roues, et ne dit plus rien pendant sept mois. Puis il revint chez le maire et posa sur son bureau, bien alignés, trente mille francs en grosses coupures.
— Savez-vous ce que c’est ?
— De l’argent.
— Erreur. C’est la preuve que vous êtes un con.
Puis il reprit les billets, les glissa dans son portefeuille et fit mine de partir. Le maire l’arrêta.
— Que diable devrais-je faire ?
— Rien : et vous serez le maire d’une petite ville riche.
Cinq ans plus tard, Lavilledieu avait sept filatures et était devenu l’un des principaux centres européens de sériciculture et de filage de la soie. Tout n’appartenait pas à Baldabiou. D’autres notables et propriétaires terriens locaux l’avaient suivi dans cette curieuse aventure industrielle. À chacun d’eux, Baldabiou avait dévoilé, sans difficultés, les secrets du métier. C’était bien plus amusant pour lui que faire de l’argent à la pelle. Enseigner. Et avoir des secrets à raconter. Il était comme ça, cet homme.
7
Baldabiou était aussi l’homme qui, huit ans plus tôt, avait changé la vie d’Hervé Joncour. C’était à l’époque où les premières épidémies commençaient à attaquer la production européenne de vers à soie. Sans se troubler, Baldabiou avait étudié la situation et était parvenu à la conclusion que le problème n’était pas à résoudre mais à contourner. Il avait l’idée, il ne lui manquait que l’homme. Il sut l’avoir trouvé quand il vit Hervé Joncour passer devant le café de Verdun, élégant dans son uniforme de sous-lieutenant d’infanterie et fier avec son allure de militaire en permission. Hervé Joncour avait vingt-quatre ans, alors. Baldabiou l’invita chez lui, étala sous ses yeux un atlas rempli de noms exotiques et lui dit
— Félicitations. Tu as enfin trouvé un travail sérieux, mon garçon.
Hervé Joncour écouta toute une histoire qui parlait de vers à soie, d’œufs, de Pyramides et de voyages en bateau. Puis il dit
— Je ne peux pas.
— Pourquoi ?
— Parce que dans deux jours ma permission est terminée, je dois rentrer à Paris.
— Carrière militaire ?
— Oui. C’est ce que mon père a décidé.
— Ce n’est pas un problème.
Il prit Hervé Joncour avec lui et l’emmena chez son père.
— Savez-vous qui c’est ?
— Mon fils.
— Regardez mieux.
Le maire se laissa aller contre le dossier de son fauteuil de cuir, et commença à transpirer.
— Mon fils Hervé, qui dans deux jours remontera à Paris, où l’attend une brillante carrière dans notre armée, si Dieu et sainte Agnès le veulent.
— Exact. Sauf que Dieu est occupé ailleurs et sainte Agnès déteste les militaires.
Un mois plus tard, Hervé Joncour partit pour l’Egypte. Il voyagea sur un bateau qui s’appelait l’Adel. Dans les cabines arrivait l’odeur des cuisines, il y avait un Anglais qui disait s’être battu à Waterloo, le soir du troisième jour on vit des dauphins luire à l’horizon comme des vagues ivres, à la roulette le seize n’arrêtait pas de sortir. Il revint deux mois plus tard – le premier dimanche d’avril, à temps pour la grand-messe – avec des milliers d’œufs maintenus par de la ouate dans deux grandes boîtes en bois. Il avait des tas des choses à raconter. Mais ce que Baldabiou lui dit, quand ils se retrouvèrent seuls, ce fut
— Parle-moi des dauphins.
— Les dauphins ?
— La fois où tu les as vus. C’était ça, Baldabiou.
Personne ne savait quel âge il pouvait avoir.
8
— Pas toute la terre, dit doucement Baldabiou, pas toute, en versant deux doigts d’eau dans son verre d’anisette.
Nuit d’août, passé minuit. À cette heure-là, d’habitude, Verdun avait déjà fermé depuis longtemps. Les chaises étaient renversées, alignées, sur les tables. Son comptoir, il l’avait nettoyé, et le reste aussi. Il n’y avait plus qu’à éteindre les lumières, et à fermer. Mais Verdun attendait : Baldabiou était en train de parler.
Assis en face de lui, Hervé Joncour, une cigarette éteinte aux lèvres, écoutait, immobile. Comme huit ans plus tôt, il laissait cet homme lui réécrire posément son destin. Sa voix lui arrivait faible et claire, rythmée par les gorgées périodiques d’anisette. Sans s’interrompre, pendant de longues minutes. La dernière chose qu’elle dit fut
— Il n’y a pas le choix. Si nous voulons survivre, il faut aller là-bas.
Silence.
Verdun, accoudé à son comptoir, leva les yeux vers les deux autres.
Baldabiou tenta de trouver encore une gorgée d’anisette, dans le fond de son verre.
Hervé Joncour posa sa cigarette sur le bord de la table avant de dire
— Et il est où, exactement, ce Japon ?
Baldabiou leva sa canne de jonc en l’air et la pointa par-delà les toits de Saint-Auguste.
— Par là, toujours tout droit. Dit-il.
— Jusqu’à la fin du monde.
9
En ce temps-là, le Japon était, effectivement, à l’autre bout du monde. C’était une île faite d’îles et qui avait vécu pendant deux cents ans complètement séparée du reste de l’humanité, refusant tout contact avec le continent et interdisant l’accès à tous les étrangers. La côte chinoise était à près de deux cents milles, mais un décret impérial avait veillé à la rendre plus éloignée encore, empêchant sur toute l’île la construction de bateaux à plus d’un mât. Selon une logique à sa manière éclairée, la loi n’interdisait pas, d’ailleurs, de s’expatrier : mais elle condamnait à mort ceux qui tentaient de revenir. Les commerçants chinois, hollandais et anglais avaient essayé maintes fois de rompre cet isolement absurde, mais ils n’étaient parvenus qu’à mettre en place un réseau de contrebande périlleux et fragile. Ils y avaient gagné peu d’argent, beaucoup d’ennuis et quelques légendes, bonnes à vendre dans les ports, le soir. Là où ils avaient échoué, allaient réussir, par la force des armes, les Américains. En juillet 1853, le Commodore Matthew C. Perry entra dans la rade de Yokohama à la tête d’une flotte moderne de bateaux à vapeur et remit aux Japonais un ultimatum qui « souhaitait » l’ouverture de l’île aux étrangers.
Les Japonais n’avaient jamais vu jusque-là de navire capable de remonter la mer contre le vent.
Lorsque, sept mois plus tard, Perry fut de retour pour recevoir la réponse à son ultimatum, le gouvernement militaire de l’île se plia à la signature d’un accord qui acceptait l’ouverture aux étrangers de deux ports dans le nord du pays, et l’établissement de quelques premières, prudentes, relations commerciales. La mer autour de cette île – déclara le commodore avec une certaine solennité – est désormais beaucoup moins profonde.
10
Baldabiou connaissait toutes ces histoires. Surtout, il connaissait une légende qui revenait très souvent dans les récits de ceux qui y étaient allés, là-bas. Ils disaient que dans cette île on produisait la plus belle soie du monde. Et cela depuis plus de mille ans, selon des rites et des secrets qui avaient atteint une exactitude mystique. Baldabiou, lui, pensait que ce n’était pas une légende mais la pure et simple vérité. Un jour, il avait tenu dans sa main un voile tissé avec un fil de soie japonais. C’était comme ne rien tenir entre ses doigts. Aussi, quand tout parut s’en aller à vau-l’eau à cause de cette histoire de pébrine et des œufs malades, il pensa ceci :
— Cette île est pleine de vers à soie. Et une île où pendant deux cents ans aucun commerçant chinois et aucun assureur anglais n’est parvenu à entrer est une île où aucune maladie n’entrera jamais.
Il ne se contenta pas de le penser : il le dit à tous les producteurs de soie de Lavilledieu, après les avoir convoqués dans le café de Verdun. Aucun d’eux n’avait jamais entendu parler du Japon.
— Nous devrions traverser le monde pour aller nous acheter des œufs tels que Dieu les voudrait, dans un endroit où quand on voit un étranger on le pend ?
— Le pendait, précisa Baldabiou.
Ils ne savaient qu’en penser. À l’esprit de l’un d’eux, une objection se présenta.
— Il doit bien y avoir une raison pour que personne au monde n’ait eu l’idée d’aller acheter ses œufs là-bas.
Baldabiou aurait pu bluffer en rappelant que nulle part au monde il n’y avait un autre Baldabiou. Mais il préféra dire les choses comme elles étaient.
— Les Japonais se sont résignés à vendre leur soie. Mais leurs œufs, non. Ils les gardent pour eux. Et celui qui essaie d’en faire sortir de l’île commet un crime.
Les producteurs de soie de Lavilledieu étaient, à des degrés variables, des gentlemen, jamais ils n’auraient songé à enfreindre une quelconque loi dans leur pays. L’hypothèse de le faire à l’autre bout du monde leur parut, cependant, raisonnablement sensée.
11
On était en 1861. Flaubert finissait Salammbô, l’éclairage électrique n’était encore qu’une hypothèse et Abraham Lincoln, de l’autre côté de l’Océan, livrait une guerre dont il ne verrait pas la fin. Les sériciculteurs de Lavilledieu se mirent en société et rassemblèrent la somme, considérable, nécessaire à l’expédition. Il parut à tous logique de la confier à Hervé Joncour. Quand Baldabiou lui demanda s’il acceptait, il répondit par une question.
— Et il est où, exactement, ce Japon ?
Par là, toujours tout droit. Jusqu’à la fin du monde.
Il partit le 6 octobre. Seul.
Aux portes de Lavilledieu, il serra contre lui sa femme Hélène et lui dit simplement
— Tu ne dois avoir peur de rien.
C’était une femme grande, aux gestes lents, elle portait de longs cheveux noirs qu’elle ne rassemblait jamais sur sa tête. Elle avait une voix superbe.
12
Hervé Joncour partit avec quatre-vingt mille francs or, et les noms de trois hommes que Baldabiou lui avait procurés : un Chinois, un Hollandais et un Japonais. Il passa la frontière près de Metz, traversa le Wurtemberg et la Bavière, pénétra en Autriche, atteignit par le train Vienne puis Budapest et poursuivit jusqu’à Kiev. Il parcourut à cheval deux mille kilomètres de steppe russe, franchit les monts Oural, entra en Sibérie, voyagea pendant quarante jours avant d’atteindre le lac Baïkal, que les gens de l’endroit appelaient : mer. Il redescendit le cours du fleuve Amour, longeant la frontière chinoise jusqu’à l’Océan, et quand il fut à l’Océan, resta onze jours dans le port de Sabirk en attendant qu’un navire de contrebandiers hollandais l’amène à Capo Teraya, sur la côte ouest du Japon. À pied, en empruntant des routes secondaires, il traversa les provinces d’Ishikawa, Toyama, Niigata, pénétra dans celle de Fukushima et arriva près de la ville de Shirakawa, qu’il contourna par l’est, puis attendit pendant deux jours un homme vêtu de noir qui lui banda les yeux et qui le conduisit jusqu’à un village dans les collines où il passa la nuit, et le lendemain matin négocia l’achat des œufs avec un homme qui ne parlait pas et dont le visage était recouvert d’un voile de soie. Noire. Au coucher du soleil, il cacha les œufs dans ses bagages, tourna le dos au Japon, et s’apprêta à prendre le chemin du retour.
Il avait à peine laissé les dernières maisons du village derrière lui qu’un homme le rejoignit, en courant, et l’arrêta. Il lui dit quelque chose sur un ton excité et péremptoire, puis le fit revenir sur ses pas, avec courtoisie et fermeté.
Hervé Joncour ne parlait pas japonais et ne l’entendait pas non plus. Mais il comprit qu’Hara Kei voulait le voir.
13
Un panneau de papier de riz glissa, et Hervé Joncour entra dans la pièce. Hara Kei était assis sur le sol, les jambes croisées, dans le coin le plus éloigné de la pièce. Il était vêtu d’une tunique sombre, et il ne portait aucun bijou. Seul signe visible de son pouvoir, une femme étendue près de lui, la tête posée sur ses genoux, les yeux fermés, les bras cachés sous un ample vêtement rouge qui se déployait autour d’elle, comme une flamme, sur la natte couleur de cendre. Hara Kei lui passait lentement la main sur les cheveux : on aurait dit qu’il caressait le pelage d’un animal précieux, et endormi.
Hervé Joncour traversa la pièce, attendit un signe de son hôte, et s’assit en face de lui. Ils restèrent silencieux, se regardant dans les yeux. Survint, imperceptible, un serviteur, qui posa devant eux deux tasses de thé. Puis disparut.
Alors Hara Kei commença à parler, dans sa langue, d’une voix monotone, diluée en une sorte de fausset désagréablement artificiel. Hervé Joncour écoutait. Il gardait les yeux fixés dans ceux d’Hara Kei, et pendant un court instant, sans même s’en rendre compte, les baissa sur le visage de la femme.
C’était le visage d’une jeune fille.
Il releva les yeux.
Hara Kei s’interrompit, prit une des deux tasses de thé, la porta à ses lèvres, laissa passer quelques instants et dit
— Essayez de me raconter qui vous êtes.
Il le dit en français, en traînant un peu sur les voyelles, avec une voix rauque, vraie.
14
À l’homme le plus imprenable du Japon, maître de tout ce que le monde réussissait à faire sortir de cette île, Hervé Joncour essaya de raconter qui il était. Il le fit dans sa propre langue, en parlant lentement, sans savoir exactement si Hara Kei pouvait le comprendre. Instinctivement, il renonça à toute prudence, rapportant, sans rien inventer ni omettre, tout ce qui était vrai, simplement. Il alignait les petits détails et les événements cruciaux d’une même voix, avec des gestes à peine esquissés, mimant le parcours hypnotique, neutre et mélancolique d’un catalogue d’objets réchappes d’un incendie. Hara Kei écoutait, sans que l’ombre d’une expression décomposât les traits de son visage. Ses veux restaient fixés sur les lèvres d’Hervé Joncour comme si elles étaient les dernières lignes d’une lettre d’adieu. Dans la pièce, tout était tellement silencieux et immobile que ce qui arriva soudain parut un événement immense, et pourtant ce n’était rien.
Tout à coup, sans bouger le moins du monde, cette jeune fille ouvrit les yeux.
Hervé Joncour ne s’arrêta pas de parler mais baissa instinctivement les yeux vers elle, et ce qu’il vit, sans s’arrêter de parler, c’était que ces yeux-là n’avaient pas une forme orientale, et qu’ils étaient, avec une intensité déconcertante, pointés sur lui : comme s’ils n’avaient rien fait d’autre depuis le début, sous les paupières. Hervé Joncour tourna le regard ailleurs, avec tout le naturel dont il fut capable, essayant de continuer son récit sans que rien, dans sa voix, ne paraisse différent. Il ne s’interrompit que lorsque ses yeux tombèrent sur la tasse de thé, posée sur le sol, en face de lui. Il la prit, la porta à ses lèvres, et but lentement. Puis il recommença à parler, en la replaçant devant lui.
15
La France, les voyages en mer, le parfum des mûriers dans Lavilledieu, les trains à vapeur, la voix d’Hélène. Hervé Joncour continua à raconter sa vie comme jamais, de sa vie, il ne l’avait racontée. La jeune fille continuait à le fixer, avec une violence qui arrachait à chacune de ses paroles l’obligation de sonner comme mémorable. La pièce semblait désormais avoir glissé dans une immobilité sans retour quand, tout à coup, et de façon absolument silencieuse, la jeune fille glissa une main hors de son vêtement, et la fit avancer sur la natte, devant elle. Hervé Joncour vit arriver cette tache claire en marge de son champ de vision, il la vit effleurer la tasse de thé d’Hara Kei puis, absurdement, continuer sa progression pour aller s’emparer sans hésitation de l’autre tasse, celle dans laquelle il avait bu, la soulever avec légèreté et l’emporter. Hara Kei n’avait pas un seul instant cessé de fixer, sans expression aucune, les lèvres d’Hervé Joncour.
La jeune fille souleva légèrement la tête.
Pour la première fois, elle détacha son regard d’Hervé Joncour, et le posa sur la tasse.
Lentement, elle la tourna jusqu’à avoir sous ses lèvres l’endroit exact où il avait bu.
En fermant à demi les yeux, elle but une gorgée de thé.
Elle écarta la tasse de ses lèvres.
La replaça doucement là où elle l’avait prise.
Fit disparaître sa main sous son vêtement.
Reposa sa tête sur les genoux d’Hara Kei.
Les yeux ouverts, fixés dans ceux d’Hervé Joncour.
16
Hervé Joncour parla encore longtemps. Il ne s’interrompit que lorsque Hara Kei détacha ses yeux de lui et le salua, en inclinant le buste.
Silence.
En français, traînant un peu sur les voyelles, avec une voix rauque, vraie, Hara Kei dit
— Si vous le désirez, ce sera un plaisir pour moi de vous voir revenir.
Pour la première fois, il sourit.
— Les œufs que vous avez sont des œufs de poisson, ils n’ont à peu près aucune valeur.
Hervé Joncour baissa les yeux. Devant lui, il y avait sa tasse de thé. Il la prit et commença à la faire tourner et à l’examiner, comme s’il cherchait quelque chose, sur le fil coloré de son bord. Quand il eut trouvé ce qu’il cherchait, il y posa ses lèvres, et but jusqu’au fond. Puis il reposa la tasse devant lui et dit
— Je sais.
Hara Kei se mit à rire, amusé.
— C’est pour cette raison que vous les avez payés avec de l’or faux ?
— J’ai payé ce que j’ai acheté.
Hara Kei redevint sérieux.
— Quand vous sortirez d’ici, vous aurez ce que vous voulez.
— Quand je sortirai de cette île, vivant, vous recevrez l’or qui vous revient. Vous avez ma parole.
Hervé Joncour n’attendit pas de réponse. Il se leva, recula de quelques pas, puis s’inclina.
La dernière chose qu’il vit, avant de sortir, ce fut les yeux de la jeune fille, fixés dans les siens, parfaitement muets.
17
Six jours plus tard, Hervé Joncour s’embarqua, à Takaoka, sur un navire de contrebandiers hollandais qui le déposa à Sabirk. De là, il remonta la frontière chinoise jusqu’au lac Baïkal, traversa quatre mille kilomètres de terre sibérienne, franchit les monts Oural, atteignit Kiev et parcourut en train toute l’Europe, d’est en ouest, avant d’arriver, après trois mois de voyage, en France. Le premier dimanche d’avril – à temps pour la grand-messe – il était aux portes de Lavilledieu. Il s’arrêta, remercia le bon Dieu, et entra dans le bourg à pied, comptant ses pas, pour que chacun eût un nom, et pour ne plus jamais les oublier.
— Elle est comment la fin du monde ? lui demanda Baldabiou.
— Invisible.
À sa femme Hélène, il offrit en cadeau une tunique de soie que, par pudeur, elle ne porta jamais. Si tu la serrais dans ton poing, tu avais l’impression de ne rien tenir entre les doigts.
18
Les œufs qu’Hervé Joncour avait rapportés du Japon – accrochés par centaines sur de petites feuilles d’écorce de mûrier – se révélèrent parfaitement sains. La production de soie, dans la région de Lavilledieu, fut cette année-là extraordinaire, en quantité et en qualité. Deux autres filatures s’ouvrirent, et Baldabiou fit construire un cloître contre la petite église de Sainte-Agnès. Sans qu’on sache bien pourquoi, il l’avait imaginé rond, et il confia donc le projet à un architecte espagnol qui s’appelait Juan Benitez, et qui jouissait d’une certaine renommée dans le secteur Plaza de Toros.
— Naturellement, pas de sable, au milieu, mais un jardin. Et si c’était possible, des têtes de dauphin, à la place des têtes de taureau, à l’entrée.
— Dauphin, señor ?
— Enfin, Benitez, le poisson !
Hervé Joncour fit quelques comptes et se découvrit riche. Il acheta trente acres de terre, au sud de sa propriété, et occupa les mois de l’été à dessiner un parc où ce serait léger, et silencieux, de se promener. Il l’imaginait invisible comme la fin du monde. Chaque matin, il poussait jusque chez Verdun, où il écoutait les histoires de la petite ville et feuilletait les gazettes arrivées de Paris. Le soir, il restait longtemps assis, sous le porche de sa maison, près de sa femme Hélène. Elle lisait un livre, à voix haute, et il était heureux car il se disait qu’il n’y avait pas de voix plus belle que la sienne, au monde.
Il eut trente-trois ans le 4 septembre 1862. Elle pleuvait, sa vie, devant ses yeux, spectacle tranquille.
19
— Tu ne dois avoir peur de rien.
Puisque Baldabiou en avait décidé ainsi, Hervé Joncour repartit pour le Japon le premier jour d’octobre. Il passa la frontière française près de Metz, traversa le Wurtemberg et la Bavière, pénétra en Autriche, atteignit par le train Vienne puis Budapest et poursuivit jusqu’à Kiev. Il parcourut à cheval deux mille kilomètres de steppe russe, franchit les monts Oural, entra en Sibérie, voyagea pendant quarante jours avant d’atteindre le lac Baïkal, que les gens de l’endroit appelaient : le démon. Il redescendit le cours du fleuve Amour, longeant la frontière chinoise jusqu’à l’Océan, et quand il fut à l’Océan, resta onze jours dans le port de Sabirk en attendant qu’un navire de contrebandiers hollandais l’amène à Capo Teraya, sur la côte ouest du Japon. À pied, en empruntant des routes secondaires, il traversa les provinces d’Ishikawa, Toyama, Niigata, pénétra dans celle de Fukushima et arriva près de la ville de Shirakawa, qu’il contourna par l’est, puis attendit pendant deux jours un homme vêtu de noir qui lui banda les yeux et le conduisit au village d’Hara Kei. Quand il put rouvrir les yeux, il trouva devant lui deux serviteurs qui prirent ses bagages et l’emmenèrent à la lisière d’un bois, où ils lui indiquèrent un sentier puis le laissèrent seul. Hervé Joncour commença à marcher dans l’ombre que les arbres, autour de lui, découpaient dans la lumière du jour. Il ne s’arrêta que lorsque la végétation s’ouvrit soudain, un court instant, comme une fenêtre, sur le bord du sentier. On voyait un lac, une trentaine de mètres plus bas. Et sur la rive de ce lac, accroupis sur le sol, dos tourné, Hara Kei et une femme vêtue d’une robe orange, les cheveux dénoués aux épaules. À l’instant où Hervé Joncour l’aperçut, elle se retourna, lentement, un court instant, le temps de croiser son regard.
Ses yeux n’avaient pas une forme orientale, et son visage était celui d’une jeune fille.
Hervé Joncour recommença à marcher, dans l’épaisseur des fourrés, et quand il en sortit se retrouva au bord du lac. À quelques pas de lui, Hara Kei, seul, dos tourné, était assis, immobile, vêtu de noir. Près de lui, il y avait une robe orange, abandonnée sur le sol, et deux sandales de paille. Hervé Joncour s’approcha. De minuscules ondes concentriques déposaient l’eau du lac sur le rivage, comme envoyées là, de très loin.
— Mon ami français, murmura Hara Kei, sans se retourner.
Ils restèrent des heures, assis l’un près de l’autre, à parler et à se taire. Puis Hara Kei se leva, et Hervé Joncour le suivit. Dans un geste imperceptible, avant de regagner le sentier, il laissa tomber un de ses gants à côté de la robe orange, abandonnée sur le rivage. Ils arrivèrent au village quand déjà le soir tombait.
20
Hervé Joncour resta l’hôte d’Hara Kei pendant quatre jours. C’était comme vivre à la cour d’un roi. Le village tout entier existait autour de cet homme, et il n’y avait guère de geste, dans ces collines, qui ne fût accompli pour sa défense ou pour son plaisir. La vie bourdonnait à mi-voix, elle bougeait avec une lenteur pleine de ruse, comme un animal traqué dans sa tanière. Le monde semblait à des siècles de là.
Hervé Joncour avait une maison pour lui, et cinq serviteurs qui le suivaient partout. Il mangeait seul, à l’ombre d’un arbre coloré de fleurs qu’il n’avait jamais vues. Deux fois par jour, on lui servait le thé avec une certaine solennité. Le soir, on l’accompagnait dans la salle la plus grande de la maison, où le sol était en pierre, et où il se prêtait au rituel du bain. Trois femmes, âgées, le visage recouvert d’une sorte de fard blanc, faisaient couler l’eau sur son corps et l’essuyaient à l’aide de linges de soie, tièdes. Elles avaient des mains rêches, mais très légères.
Le matin du second jour, Hervé Joncour vit arriver dans le village un Blanc : accompagné de deux chariots remplis de grandes caisses en bois. C’était un Anglais. Il n’était pas là pour acheter. Il était là pour vendre.
— Des armes, monsieur[1]. Et vous ?
— Moi, j’achète. Des vers à soie.
Ils dînèrent ensemble. L’Anglais avait beaucoup d’histoires à raconter : depuis huit ans, il faisait l’aller-retour entre l’Europe et le Japon. Hervé Joncour l’écouta et à la fin seulement lui demanda
— Connaissez-vous une femme, jeune, européenne, je crois, blanche, qui vit ici ?
L’Anglais continua de manger, impassible.
— Il n’y a pas de femmes blanches au
Japon.
Il n’existe pas une seule femme blanche dans tout le Japon.
L’Anglais repartit le lendemain, chargé d’or.
21
Hervé Joncour ne revit Hara Kei que le matin du troisième jour. Il s’aperçut que ses cinq serviteurs avaient soudain disparu, comme par enchantement, et quelques instants plus tard il le vit arriver. Cet homme autour duquel tous, dans ce village, existaient, se déplaçait toujours dans une bulle de vide. Comme si quelque injonction tacite ordonnait au monde de le laisser vivre seul.
Ils gravirent ensemble le flanc de la colline, avant d’arriver dans une clairière où le ciel était comme sillonné par le vol de dizaines d’oiseaux aux grandes ailes bleues.
— Les gens d’ici les regardent voler, et dans leur vol lisent le futur.
Dit Hara Kei.
— Quand j’étais un jeune garçon, mon père m’emmena dans un endroit comme celui-ci, il me mit son arc entre les mains et m’ordonna de tirer sur un de ces oiseaux. Je tirai, et un grand oiseau, aux ailes bleues, tomba à terre, comme une pierre morte. Lis le vol de ta flèche, si tu veux savoir ton futur, me dit alors mon père.
Les oiseaux volaient avec lenteur, montant dans le ciel puis redescendant, comme s’ils avaient voulu l’effacer, méticuleusement, avec leurs ailes.
Ils revinrent au village en marchant dans la lumière étrange d’un après-midi qui ressemblait à un soir. Arrivés devant la maison d’Hervé Joncour, ils se saluèrent. Hara Kei se tourna et commença à marcher, lentement, descendant par la route qui longeait la rivière. Hervé Joncour resta debout, sur le seuil, à le regarder : il attendit qu’il fût à une vingtaine de pas, puis il dit
— Quand me direz-vous qui est cette jeune fille ?
Hara Kei continua de marcher, d’un pas lent auquel ne s’attachait aucune fatigue. Autour de lui, il y avait le silence le plus absolu, et le vide. Comme par une injonction particulière, où qu’il aille, cet homme allait dans une solitude inconditionnelle et parfaite.
22
Le matin du dernier jour, Hervé Joncour sortit de sa maison et se mit à errer à travers le village. Il croisait des hommes qui s’inclinaient sur son passage et des femmes qui, en baissant les yeux, lui souriaient. Il comprit qu’il était arrivé non loin de la demeure d’Hara Kei quand il vit une immense volière qui abritait un nombre incroyable d’oiseaux, de toutes sortes : un spectacle. Hara Kei lui avait raconté qu’il les faisait venir de tous les endroits du monde. Quelques-uns d’entre eux valaient plus que toute la soie produite par Lavilledieu en une année. Hervé Joncour s’arrêta pour regarder cette folie magnifique. Il se souvint d’avoir lu dans un livre que les Orientaux, pour honorer la fidélité de leurs maîtresses, n’avaient pas coutume de leur offrir des bijoux mais des oiseaux raffinés, et superbes.
La demeure d’Hara Kei semblait noyée dans un lac de silence. Hervé Joncour s’approcha et s’arrêta à quelques mètres de l’entrée. Il n’y avait pas de portes, et sur les murs de papier apparaissaient et disparaissaient des ombres qui derrière elles ne semaient aucun bruit. Ça ne ressemblait pas à la vie : s’il y avait un nom pour tout ceci, c’était : théâtre. Sans savoir quoi, Hervé Joncour s’arrêta pour attendre : immobile, debout, à quelques mètres de la maison. Pendant tout le temps qu’il laissa au destin, les ombres et le silence furent tout ce qui filtra de cette scène singulière. Alors il tourna le dos et se remit à marcher, d’un pas rapide, vers chez lui. La tête penchée, il regardait ses pas, s’aidant ainsi à ne pas penser.
23
Le soir, Hervé Joncour prépara ses bagages. Puis il se laissa conduire dans la grande pièce dallée de pierre, pour le rituel du bain. Il s’étendit, ferma les yeux, et pensa à la grande volière, gage extravagant d’amour. On posa sur ses yeux un linge mouillé. Cela n’était jamais arrivé, avant. Instinctivement, il voulut l’enlever, mais une main s’empara de la sienne et l’immobilisa. Ce n’était pas la main vieille d’une vieille femme.
Hervé Joncour sentit l’eau couler sur son corps, d’abord sur ses jambes, puis le long de ses bras, et sur sa poitrine. De l’eau comme de l’huile. Et un étrange silence, tout autour. Il sentit la légèreté d’un voile de soie venir se poser sur lui. Et les mains d’une femme – d’une femme – qui l’essuyaient en caressant sa peau, partout : ces mains, et cette étoffe tissée de rien. Pas un instant il ne bougea, pas même quand il sentit les mains remonter de ses épaules à son cou, et les doigts – la soie, les doigts – monter jusqu’à ses lèvres, les effleurer, une fois, lentement, puis disparaître.
Hervé Joncour sentit encore le voile de soie se soulever et s’éloigner de lui. La dernière sensation, ce fut une main qui ouvrait la sienne et dans sa paume déposait quelque chose.
Il attendit longtemps, dans le silence, ne bougeant pas. Puis, lentement, il ôta de ses yeux le linge mouillé. Presque plus de lumière dans la pièce. Personne autour de lui. Il se releva, prit sa tunique qui gisait, pliée, sur le sol, la jeta sur ses épaules, sortit de la pièce, traversa la maison, arriva devant sa natte, et se coucha. Il se mit à observer la flamme qui tremblait, ténue, à l’intérieur de la lanterne. Et, avec application, il arrêta le Temps, pendant tout le temps qu’il le désira.
Ce ne fut rien, ensuite, d’ouvrir la main, et de voir ce billet. Petit. Quelques idéogrammes dessinés l’un en dessous de l’autre. Encre noire.
24
Le lendemain, tôt, le matin, Hervé Joncour partit. Cachés parmi ses bagages, il emportait avec lui des milliers d’œufs de vers à soie, autrement dit l’avenir de Lavilledieu, du travail pour des centaines de personnes, et la richesse pour une dizaine d’autres. À l’endroit où la route tournait vers la gauche, cachant à jamais la vue du village derrière la silhouette de la colline, il s’arrêta, sans s’occuper des deux hommes qui l’accompagnaient. Il descendit de cheval et resta quelques moments sur le bord de la route, le regard sur ces maisons, qui s’agrippaient au dos de la colline.
Six jours plus tard, Hervé Joncour s’embarqua, à Takaoka, sur un navire de contrebandiers hollandais qui l’amena à Sabirk. De là, il remonta la frontière chinoise jusqu’au lac Baïkal, traversa quatre mille kilomètres de terre sibérienne, franchit les monts Oural, atteignit Kiev, et parcourut en train toute l’Europe, d’est en ouest, avant d’arriver, après trois mois de voyage, en France. Le premier dimanche d’avril – à temps pour la grand-messe – il était aux portes de Lavilledieu. Il vit sa femme Hélène accourir à sa rencontre, et sentit le parfum de sa peau quand il la serra contre lui, et le velours dans sa voix quand elle lui dit
— Tu es revenu. Avec douceur.
— Tu es revenu.
25
À Lavilledieu, la vie filait simplement, réglée par une méthodique normalité. Hervé Joncour la laissa glisser sur lui pendant quarante et un jours. Le quarante-deuxième, il capitula, ouvrit un tiroir de sa malle de voyage, en sortit une carte du Japon, la déplia, et prit la petite feuille qu’il y avait cachée, des mois plus tôt. Quelques idéogrammes dessinés l’un en dessous de l’autre. Encre noire. Il s’assit à son bureau, et resta longtemps à la regarder.
Il trouva Baldabiou chez Verdun, au billard. Baldabiou jouait toujours seul, contre lui-même. Des parties bizarres. Le valide contre le manchot, il les appelait. Il faisait un coup normalement, et le coup suivant d’une seule main. Le jour où le manchot gagnera – disait-il –, je m’en irai de cette ville. Depuis des années, le manchot perdait.
— Baldabiou, il faut que je trouve quelqu’un, ici, qui sache lire le japonais.
Le manchot décocha un deux bandes avec effet rétro.
— Demande à Hervé Joncour, il sait tout.
— Moi ? Je n’y comprends rien.
— C’est toi le Japonais, ici.
— Peut-être, mais je n’y comprends rien.
Le valide se pencha sur le billard et envoya une chandelle à six points.
— Alors il ne reste plus que Madame Blanche. Elle a un magasin de tissus, à Nîmes.
Au-dessus du magasin, il y a un bordel. C’est à elle, aussi. Elle est riche. Et elle est japonaise.
— Japonaise ? Et comment est-elle arrivée ici ?
— Ne lui pose pas la question, si tu veux obtenir quelque chose d’elle. Merde.
Le manchot venait de rater un trois bandes à quatorze points.
26
À sa femme Hélène, Hervé Joncour dit qu’il lui fallait se rendre à Nîmes, pour affaires. Et qu’il serait de retour le jour même.
Il monta au premier étage, au-dessus du magasin de tissus, au 12 de la rue Moscat, et demanda Madame Blanche. On le fit attendre longtemps. Le salon était meublé comme pour une fête commencée des années plus tôt et jamais terminée. Les filles étaient toutes jeunes et françaises. Il y avait un pianiste qui jouait, en sourdine, des airs aux senteurs de Russie. À la fin de chaque morceau, il passait la main droite dans ses cheveux et murmurait doucement
— Voilà.
27
Hervé Joncour attendit près de deux heures. Puis on l’accompagna dans le couloir, jusqu’à la dernière porte. Il l’ouvrit, et entra.
Madame Blanche était assise dans un grand fauteuil, non loin de la fenêtre. Elle était vêtue d’un kimono fait d’une étoffe légère : entièrement blanc. À ses doigts, comme autant de bagues, elle portait des petites fleurs d’un bleu intense.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que vous êtes assez riche pour pouvoir coucher avec moi ?
Hervé Joncour resta debout, face à elle, son chapeau à la main.
— J’ai besoin que vous me rendiez un service. Peu importe le prix.
Puis il tira de la poche intérieure de sa veste une petite feuille, pliée en quatre, et la lui tendit.
— Il faut que je sache ce qui est écrit là.
Madame Blanche ne bougea pas d’un millimètre. Elle gardait les lèvres entrouvertes, on aurait dit la préhistoire d’un sourire.
— Je vous le demande, madame.
Elle n’avait aucune raison au monde de le faire. Pourtant elle prit la feuille, l’ouvrit, la regarda. Elle leva les yeux sur Hervé Joncour, puis les baissa. Elle replia la feuille, lentement. Quand elle se pencha en avant, pour la lui redonner, son kimono s’entrouvrit légèrement, sur sa poitrine. Hervé Joncour vit qu’elle ne portait rien, dessous, et que sa peau était jeune et d’un blanc immaculé.
— Revenez, ou je mourrai.
Elle dit cela d’une voix froide, en regardant Hervé Joncour dans les yeux, et sans laisser échapper la moindre expression.
Revenez, ou je mourrai.
Hervé Joncour replaça la feuille dans la poche intérieure de sa veste.
— Merci.
Il fit un salut de la tête, pivota, marcha vers la porte et s’apprêta à poser quelques billets sur la table.
— Laissez tomber.
Hervé Joncour hésita un instant.
— Je ne parle pas de l’argent. Je parle de cette femme. Laissez tomber. Elle ne mourra pas et vous le savez.
Sans se retourner, Hervé Joncour posa les billets sur la table, ouvrit la porte et s’en alla.
28
Baldabiou disait que des hommes venaient de Paris, quelquefois, pour faire l’amour avec Madame Blanche. De retour dans la capitale, ils arboraient au revers de leur habit de soirée quelques petites fleurs bleues, de celles qu’elle portait toujours entre les doigts, comme autant de bagues.
29
Pour la première fois de sa vie, Hervé Joncour emmena sa femme, cet été-là, sur la Riviera. Ils s’installèrent pour deux semaines dans un hôtel de Nice, fréquenté surtout par des Anglais et connu pour les soirées musicales qu’il offrait à ses clients. Hélène était persuadée que dans un endroit aussi beau, ils réussiraient à concevoir cet enfant qu’ils attendaient en vain depuis des années. Ensemble, ils décidèrent que ce serait un fils. Et qu’il s’appellerait Philippe. Ils se mêlaient discrètement à la vie mondaine de la station balnéaire, s’amusant ensuite, enfermés dans leur chambre, à rire des personnages bizarres qu’ils avaient rencontrés. Au concert, un soir, ils firent la connaissance d’un négociant en fourrures, un Polonais : il disait qu’il était allé au Japon.
La nuit précédant leur départ, Hervé Joncour se trouva réveillé, alors qu’il faisait encore nuit, et se leva, puis s’approcha du lit d’Hélène. Au moment où elle ouvrit les yeux, il entendit sa propre voix dire doucement :
— Je t’aimerai toujours.
30
Au début de septembre, les sériciculteurs de Lavilledieu se réunirent pour décider de ce qu’il fallait faire. Le gouvernement avait envoyé à Nîmes un jeune biologiste chargé d’étudier la maladie qui rendait inutilisables les œufs produits en France. Il s’appelait Louis Pasteur : il travaillait avec des microscopes capables de voir l’invisible : on disait qu’il avait déjà obtenu des résultats extraordinaires. Du Japon arrivaient des nouvelles sur l’imminence d’une guerre civile, fomentée par les forces qui s’opposaient à l’entrée des étrangers dans le pays. Le consulat français, installé depuis peu à Yokohama, envoyait des dépêches qui déconseillaient pour le moment de nouer avec l’île des relations commerciales et invitaient à l’attente d’une période plus favorable. Enclins à la prudence, et sensibles à l’énorme dépense que comportait toute expédition clandestine au Japon, de nombreux notables de Lavilledieu firent l’hypothèse qu’on pouvait suspendre les voyages d’Hervé Joncour et se contenter pour cette année-là des approvisionnements en œufs, à peu près fiables, qui transitaient par les grands importateurs du Moyen-Orient. Baldabiou les écouta tous, sans dire un mot. À la fin, quand ce fut son tour de parler, il se contenta de poser sa canne de jonc sur la table et de lever les yeux vers l’homme qui était assis en face de lui. Et il attendit.
Hervé Joncour était au courant des recherches de Pasteur, et il avait lu les nouvelles qui arrivaient du Japon : mais il s’était toujours refusé à les commenter. Il préférait employer son temps à revoir le projet du parc qu’il voulait construire autour de sa maison. En un endroit caché de son bureau, il gardait une petite feuille pliée en quatre, avec quelques idéogrammes dessinés l’un en dessous de l’autre, encre noire. Il avait un compte en banque substantiel, menait une vie tranquille et caressait l’illusion raisonnable de devenir bientôt père. Quand Baldabiou leva les yeux vers lui, il dit
— C’est à toi de décider, Baldabiou.
31
Hervé Joncour partit pour le Japon aux premiers jours d’octobre. Il passa la frontière près de Metz, traversa le Wurtemberg et la Bavière, pénétra en Autriche, atteignit par le train Vienne puis Budapest et poursuivit jusqu’à Kiev. Il parcourut à cheval deux mille kilomètres de steppe russe, franchit les monts Oural, entra en Sibérie, voyagea pendant quarante jours avant d’atteindre le lac Baïkal, que les gens de l’endroit appelaient : le dernier. Il redescendit le cours du fleuve Amour, longeant la frontière chinoise jusqu’à l’Océan, et quand il fut à l’Océan, resta onze jours dans le port de Sabirk en attendant qu’un navire de contrebandiers hollandais l’amène à Capo Teraya, sur la côte ouest du Japon. Ce qu’il trouva, ce fut un pays plongé dans l’attente désordonnée d’une guerre qui n’arrivait pas à éclater. Il voyagea pendant plusieurs jours sans recourir à la prudence habituelle, la carte des pouvoirs et les systèmes de contrôle semblant s’être dissous autour de lui dans l’imminence d’une explosion qui les redessinerait totalement. À Shirakawa, il rencontra l’homme qui devait le conduire chez Hara Kei. En deux jours, à cheval, ils arrivèrent en vue du village. Hervé Joncour y entra à pied, afin que la nouvelle de son arrivée pût le précéder.
32
On le conduisit dans l’une des dernières maisons du village, en haut, à la lisière des bois. Cinq serviteurs l’attendaient. Il leur confia ses bagages et sortit sur la véranda. À l’extrémité opposée du village on apercevait le palais d’Hara Kei, à peine plus haut que les autres maisons mais entouré de cèdres énormes qui en défendaient la solitude. Hervé Joncour resta quelques instants à l’observer, comme s’il n’y avait rien d’autre, jusqu’à l’horizon. Ce fut ainsi qu’il vit, finalement, tout à coup, le ciel au-dessus du palais se noircir du vol de centaines d’oiseaux, comme exploses de la terre, des oiseaux de toutes sortes, étourdis, qui s’enfuyaient de tous côtés, affolés, et chantaient et criaient, pyrotechnie jaillissante d’ailes, nuée de couleurs et de bruits lancée dans la lumière, terrorisés, musique en fuite, là dans le ciel à voler.
Hervé Joncour sourit.