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On le comprend, de La Cruz était dans un état de panique absolue, en grande partie parce qu’il n’avait toujours pas la moindre idée d’où était passé Benson. Personne n’avait revu son collègue depuis le petit matin, plus précisément lorsqu’il avait quitté le commissariat sans dire à quiconque où il allait. À cela s’ajoutait ce qu’il avait entendu dire à propos du Fawcett Inn, du Tapioca et du Nightjar. Ces trois bars avaient reçu une visite surprise du Bourbon Kid. Les trois avaient été le théâtre d’un massacre. La prochaine étape du psychopathe à capuche serait sans nul doute le commissariat.

De La Cruz était extrêmement tenté de fuir à toutes jambes, mais, il le savait, il se serait alors retrouvé livré à lui-même, condamné pour le restant de ses jours à regarder par-dessus son épaule, à l’affût constant d’une visite du croque-mitaine. Il allait devoir appeler à la rescousse autant de policiers que possible, et faire front à l’adversité, ici même, dans le commissariat. En raison de l’heure tardive, les seules recrues envisageables étaient les flics vampires, les seuls à aimer bosser de nuit. L’un d’eux était l’officier roux de la réception, Francis Bloem, qui faisait des pieds et des mains pour trouver un maximum de collègues disponibles disposés à protéger de La Cruz (et Benson, s’il se décidait enfin à réapparaître).

Rivé au téléphone de la réception, Bloem avait l’impression de devenir cinglé. Il semblait quasiment impossible de mettre la main sur un flic. Beaucoup de ceux qu’il avait essayé de contacter ne décrochaient même plus leur portable ou leur radioémetteur. Les raisons de ce silence étaient peu claires, mais il existait une certaine probabilité pour que beaucoup se trouvent dans l’incapacité de répondre, tout bonnement parce qu’ils étaient morts. Remuant sur son siège, Bloem feuilletait son propre carnet d’adresses personnel, espérant y trouver d’autres numéros auxquels il aurait pu joindre certains de ses collègues, lorsque de La Cruz fit brusquement irruption. De toute évidence, le capitaine était vraiment terrorisé. Sa belle chemise rouge, imbibée de sueur, était quasiment collée à sa peau, comme s’il venait de prendre une douche tout habillé.

« T’as trouvé quelqu’un ? demanda-t-il d’une voix affolée, incapable de dissimuler sa panique.

– Les seuls à avoir répondu présents sont Goose et Kenny, monsieur, répondit Bloem. Ils sont en chemin. »

De La Cruz demeura un instant hébété. Seulement deux hommes ? Et deux bons à rien, en plus. Sa déception était flagrante.

« Goose et Kenny, grogna-t-il.

– Oui, m’sieur.

– On est morts.

– Je vais poursuivre mes recherches de renforts, capitaine, mais personne ne semble vouloir décrocher. J’imagine qu’ils sont déjà au courant de ce qu’il se trame et qu’ils n’ont pas envie de s’en mêler. À moins qu’ils ne soient déjà morts. »

De La Cruz fronça les yeux et attrapa la feuille qui se trouvait sur le bureau de Bloem. Y figurait une liste de policiers, dont les noms précédaient des croix, à l’exception de Goose et de Kenny, marqués d’un simple trait. Et si Benson avait lui aussi décidé de se tenir à l’écart ? Et s’il était déjà mort ? Si les rumeurs qui circulaient déjà étaient fondées, Hunter venait d’essuyer la dernière raclée de sa vie, dûment administrée par l’impitoyable Bourbon Kid. Pour l’immortalité, on pouvait toujours repasser. Malgré ce qu’ils avaient cru, le fait de boire du sang à même le saint calice semblait ne pas changer grand-chose à leur condition de vampires. Si le Kid arrivait à vous mettre le grappin dessus, de toute façon vous vous faisiez baiser. Pas bon, tout ça. Pas bon du tout. Putain, Benson, pensa de La Cruz. T’as intérêt à ne pas me laisser tomber. Pas maintenant.

*

Exactement au même moment, Randy Benson se tenait face au bureau de la réception d’une clinique, à trois kilomètres à peine du commissariat. Les portes de l’établissement avaient été rouvertes à sa demande, longtemps après la fermeture quotidienne, fixée à 17 heures très précises. Une poignée d’employés avaient dû retourner sur leur lieu de travail afin d’accéder au souhait de l’inspecteur. C’était loin de les enchanter, mais toute urgence policière exigeait leur pleine et entière coopération.

Benson tenait dans ses mains un livre dont il lisait à haute voix certains détails, à l’intention de l’infirmière chargée de la réception. L’infirmière en question, Jolene Bird, griffonnait les nombres qu’il lui soumettait. Le fait d’être confrontée à un inspecteur aussi aguerri que Benson la rendait un peu nerveuse, et elle s’efforçait de le cacher. De sa main libre, elle tripotait ses boucles blondes, et les rares fois où elle s’interrompait, c’était uniquement pour rehausser la monture bleue de ses lunettes. L’important était de s’occuper les mains. Cela faisait une bonne vingtaine d’années qu’elle travaillait à la clinique, et elle savait reconnaître une visite policière vraiment sérieuse. Ce type de descente était lié la plupart du temps à une affaire d’homicide. Et ça semblait être le cas ici. À la seule idée que, par une simple erreur, elle pouvait définitivement compromettre une enquête pour meurtre, Jolene se sentait à bout de nerfs.

« Pouvez-vous me présenter votre mandat de perquisition, inspecteur ? demanda-t-elle à Benson en fuyant son regard.

– Bien sûr », répondit Benson en souriant, afin de la tranquilliser. Il tira une feuille jaune de la poche avant de sa chemise et la lui tendit.

« Très bien, merci », dit Jolene en souriant nerveusement tandis qu’elle se saisissait du mandat. Elle se concentra de toutes ses forces sur les nombreux points du document officiel afin de s’assurer que tout était en ordre, puis plia la feuille en deux et la rangea dans l’une des poches de sa longue blouse blanche.

« Ça m’a l’air parfait, conclut-elle. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous y conduire, et je vous le remettrai. »

Elle ouvrit un petit placard en métal qui se trouvait derrière elle, en inspecta l’intérieur un moment, attrapa une clé qu’elle fit disparaître au fond de sa poche, puis referma le placard et se leva.

Benson suivit l’infirmière Bird à travers une série de portes à double battant et de couloirs, en laissant tout du long un bon mètre entre elle et lui, afin d’admirer son joli postérieur. Si pour une raison ou pour une autre il se voyait contraint de détaler seul en urgence de la clinique, il se retrouverait dans un sacré pétrin. Les yeux rivés aux fesses qui roulaient sous la blouse blanche, il n’avait pas la moindre idée de l’itinéraire qu’ils empruntaient. Ils finirent par descendre plusieurs volées de marches pour accéder au sous-sol, et lorsqu’ils arrivèrent à hauteur d’une chambre forte gardée par deux solides vigiles vêtus d’uniformes bleus, Benson n’avait toujours pas réussi à déterminer si, oui ou non, elle portait une petite culotte.

Sur l’énorme porte grise de la chambre forte se trouvait une pancarte où l’on pouvait lire « CHAMBRE DE CRYOCONSERVATION ».

« Pouvons-nous entrer, s’il vous plaît ? demanda l’infirmière Bird.

– Pas de problème, Jolene », répondit l’un des vigiles. Il se retourna et composa un code à six chiffres sur le clavier numérique intégré dans le mur. Jolene s’avança ensuite pour composer un autre code, puis elle tendit la tête en direction du dispositif de reconnaissance rétinienne qui se trouvait au-dessus du clavier numérique. Il y eut un simple flash, et le logiciel de reconnaissance identifia aussitôt la rétine qui lui était présentée. Dans un léger sifflement, la porte s’entrebâilla très lentement vers l’extérieur, de quelques centimètres à peine. C’était une porte en acier particulièrement épaisse : le mécanisme de déverrouillage était tout juste assez puissant pour l’entrouvrir. L’un des deux gardes l’ouvrit en grand et la retint pour laisser passer les deux visiteurs. Jolene Bird entra en premier, suivie de Benson.

« Brrr, ça caille là-dedans », s’exclama l’inspecteur. Sa sensation de froid venait surtout de la blancheur éclatante des murs et de la réaction des humains autour de lui, puisque sa température corporelle personnelle était si basse qu’elle le prémunissait contre ce genre de désagrément. Portant une simple chemise à manches courtes, il se devait de faire une telle remarque pour ne pas attirer l’attention.

« On peut le dire, répliqua l’infirmière Bird en souriant. C’est vrai qu’on évite de mettre le chauffage ici. »

Elle fouilla dans sa poche et en tira le mandat de perquisition.

La chambre de cryoconservation était divisée en plusieurs petites allées, séparées par des rangées de coffres qui s’élevaient jusqu’au plafond. À gauche de la porte se trouvait un escabeau, au cas où un visiteur aurait voulu consulter l’un des coffres les plus haut perchés. La salle comptait une trentaine d’allées, et chacune abritait de part et d’autre approximativement un millier de petits coffres.

L’infirmière ouvrit une fois encore la marche, Benson sur ses talons. Ils passèrent devant une dizaine d’allées pour s’arrêter enfin devant celle qui portait le code 9N86. Jolene consulta la feuille jaune qu’elle tenait, et, s’étant assurée qu’elle ne s’était pas trompée, s’engagea dans l’allée, longeant la rangée sur une vingtaine de mètres. Elle s’immobilisa de nouveau, cette fois devant le coffre n° 8 447, situé légèrement en dessous du niveau de ses yeux, sur la rangée gauche de l’allée.

Jolene sortit alors d’une autre poche la clé qu’elle avait prise à la réception. En dépit du froid qui lui engourdissait les doigts, elle parvint à l’enfoncer du premier coup dans la serrure du coffre, juste en dessous du numéro. Jugeant qu’elle l’avait poussée assez loin, elle la fit tourner lestement vers la droite, dans un cliquètement qui la soulagea considérablement.

« Pour être franche, je doute qu’on s’en serait servi un jour, dit-elle en ouvrant le clapet pour retirer le compartiment qui se trouvait derrière. C’est un groupe sanguin extrêmement rare. Nous ignorions même son existence jusqu’à ce que cet échantillon atterrisse ici. »

Elle plongea sa main dans le compartiment et en retira une poche plastique contenant un demi-litre de sang congelé, qu’elle tendit à Benson. Il contempla un instant l’objet, avant de sourire une fois de plus à l’infirmière.

« Il faut dire qu’Archibald Somers n’était pas un type comme les autres, pas vrai ? » lança-t-il.