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« Putain, mais qu’est-ce que t’as fait ? » demanda JD d’un ton rageur. Kione lui souriait si largement qu’il découvrait ses gencives ensanglantées, ainsi que des bouts de cartilage coincés entre ses dents. Ses haillons étaient recouverts de sang et de touffes de cheveux, qu’on retrouvait également sous ses longs ongles. Il était adossé au plan de travail de la cuisine, et affichait un air de suffisance et de contentement particulièrement insupportable, tout à fait à l’opposé de son humeur au terme du combat qui l’avait opposé à JD.

« Tu aurais dû me tuer quand tu en avais l’occasion, ricana-t-il. Regarde un peu ce que ton erreur a coûté. » D’un geste, il désigna quelque chose à sa gauche, dans la cuisine. Même s’il savait que quelque chose de terrible l’attendait, JD pénétra dans la pièce et regarda dans la direction indiquée par le vampire.

Et il vomit aussitôt. Il se plia en deux et le liquide chaud sortit de sa bouche pour éclabousser le carrelage blanc.

Et Kione rit. Kione caqueta.

Maria, la mère de JD, gisait dans une flaque rougeâtre, un trou béant au cou, dont le sang giclait à un rythme alarmant. Elle n’était pas morte, mais elle fixait le plafond, en état de choc, s’efforçant d’inspirer quelques minces filets d’air. Son chemisier blanc était imbibé de pourpre, et sa jupe courte avait été remontée jusqu’à sa taille. Il était évident qu’elle avait été violentée, dans tous les sens possibles du terme, par l’immonde créature qui se tenait dans sa cuisine. Même si JD n’avait aucun désir d’en connaître les détails, il était clair que ce monstre lui avait fait subir des tortures physiques, sexuelles et psychiques indescriptibles : ses stigmates en étaient la preuve, ainsi que l’expression de son visage, une expression qui se grava dans l’esprit de JD et devait le hanter jusqu’à son dernier jour. Son premier réflexe fut de se précipiter vers elle. Kione s’y attendait, et, en un clin d’œil, le plaqua contre les étagères alignées sur le mur derrière lui, pour l’empêcher d’aider sa mère.

« Tu vois ce que t’as gagné ? siffla le vampire entre ses crocs. Tu me niques la gueule, je nique ta mère. Et quand j’en aurai fini avec toi et la pute qui t’a mis au monde, je me taperai ton putain de frère comme dessert. Qu’est-ce que tu dis de ça, l’Épouvantail ? »

Les longs doigts décharnés de la main gauche du vampire enserraient le cou de JD, empêchant l’air d’entrer dans ses poumons. Avec son autre main, il immobilisait le bras gauche du jeune homme contre le plan de travail. Frénétiquement, JD palpait de sa main droite derrière lui, cherchant un objet ressemblant plus ou moins à une arme, quelque part sur l’étagère qui lui cisaillait le dos. Ses doigts tâtonnaient à l’aveuglette, espérant tomber sur les couteaux de cuisine dont sa mère se servait si souvent pour préparer les repas. Maria prenait toujours le soin de les ranger à un endroit difficilement accessible, afin que Casper ne se blesse pas bêtement.

Kione serra plus fort, et plus fort encore, en se délectant du teint de son jeune ennemi, qui pâlissait à vue d’œil. Puis, incapable de réprimer sa faim, il se pencha afin de croquer une bouchée de la chair de JD.

Les mâchoires grandes ouvertes, s’apprêtant à étancher sa soif à l’une des veines gonflées du cou de JD, Kione fut soudain frappé d’une douleur infinie. Il avait déjà connu des douleurs insupportables par le passé, mais celle-ci était bien la pire de toute son existence. Il hurla, surpris, meurtri et déstabilisé. JD avait fini par trouver un couteau de cuisine aiguisé comme un rasoir, dissimulé derrière un vieux grille-pain rouillé. Du premier coup, JD était parvenu à enfoncer profondément la lame dans l’œil gauche de Kione. En pleine pupille. Le sang gicla dans tous les sens, suivi d’un « pop » répugnant : d’une pression calculée sur le manche, JD venait d’énucléer l’œil gauche du vampire. L’organe était fermement planté au bout de la lame, avec un bout de nerf optique toujours attaché.

Fou de douleur, le vampire lâcha la gorge de JD et tituba à reculons. Son visage n’était plus qu’un masque de souffrance et d’horreur. Il tenait sur ses jambes comme un girafon tentant de marcher pour la première fois, luttant pour soutenir son propre poids. Kione hurla de nouveau, tel un petit enfant auquel on arrache son jouet préféré. Il pressait l’une de ses mains sur le trou béant qui, tantôt, avait contenu son œil, essayant en vain de juguler le flot de sang qui coulait entre ses doigts.

Sur le moment, JD ne put tirer avantage de la situation : il était en effet plié en deux et tâchait, tant bien que mal, de respirer. Après trois ou quatre inspirations étouffées, sa trachée-artère s’ouvrit suffisamment pour laisser passer une grosse bouffée d’oxygène qui gonfla aussitôt ses poumons. JD se redressa alors d’un coup, regarda Kione, puis le couteau qu’il avait toujours à la main. Le temps lui manquait pour établir un plan élaboré : l’instinct prit donc le dessus. Il arracha le globe oculaire de la pointe du couteau et le jeta à terre. Avant qu’il n'ait pu rebondir ou rouler, JD l’écrasa contre le carrelage. Puis, tenant l’arme devant lui, il se tint prêt à toute nouvelle attaque du vampire, qui, dans des cris hystériques, faisait un grabuge de tous les diables, titubant de-ci de-là, et renversant au passage tout ce qui dans la cuisine n’était pas solidement fixé ou attaché.

Du point de vue du jeune homme de 16 ans à peine, cette situation n’avait absolument rien de familier. Il ne s’était jamais servi d’un couteau à des fins agressives. Il n’avait jamais poignardé personne. Il n’avait jamais sorti un œil de son orbite pour l’écraser par terre. D’un autre côté, c’était aussi la première fois qu’il affrontait dans sa propre maison un vampire qui venait tout juste de violer et de dévorer en partie sa mère.

Kione se tourna vers JD, se préparant à une nouvelle attaque, même si sa pugnacité était à présent bien écornée. C’était la deuxième fois que ce putain de gamin prenait l’ascendant, et Kione commençait à douter de lui-même. JD réagit aussitôt en imitant un lanceur de couteaux de foire. Il saisit la pointe de la lame, leva la main au-dessus de son épaule et lança l’arme. Le couteau tourna en l’air pour s’enfoncer, en bout de trajectoire, dans l’œil encore intact du vampire. De nouveau, le sang gicla, et Kione poussa un hurlement suraigu de fureur, de terreur et de désespoir, alors que son univers disparaissait dans les ténèbres. Il tomba à la renverse et sentit sa tête heurter violemment le sol. Le genou de JD s’enfonça alors dans sa poitrine, le tenant cloué au carrelage. Kione éprouva ensuite une insupportable sensation accompagnée d’un nouveau « pop » répugnant, qui indiquait que son œil droit, lui aussi, venait d’être énucléé.

Puis il reçut un terrible coup à la tête qui lui fit perdre connaissance, sensation à laquelle il devrait bientôt s’habituer.