Chapitre III : Le grand fleuve.

 

Nous sommes comme des mouches engluées dans du miel. Parce que la vie est douce, nous ne voulons pas y renoncer ; mais plus nous nous y impliquons, plus nous sommes piégés, limités et frustrés. Nous l'aimons et la détestons à la fois. Nous tombons amoureux des gens et des choses seulement pour nous inquiéter à leur sujet. Le conflit n'est pas uniquement entre nous-mêmes et l'univers environnant ; il est en nous-mêmes. Car la nature impitoyable est simultanément autour et à l'intérieur de nous. Cette "vie" exaspérante, à la fois plaisante et périssable, agréable et douloureuse, bénédiction et malédiction, est aussi la vie de notre propre corps.

C'est comme si nous étions divisés en deux parties. D'un côté il y a la conscience, "je", à la fois intriguée et déconcertée : la créature prise dans un piège. De l'autre il y a "moi", et "moi" est une partie de la nature : la chair indocile avec toutes ses limites concurremment belles et frustrantes. "Je" se voit en personne raisonnable, et critique en permanence "moi" pour sa perversité, pour connaître des passions qui plongent "je" dans la confusion, pour être si facilement sujet à la douleur et aux maladies agaçantes, pour avoir des organes qui s'usent et des appétits impossibles à satisfaire, conçus de telle manière que si vous essayez de les apaiser enfin et complètement en une grande "explosion", vous tombez malade.

La chose la plus exaspérante à propos de "moi", de la nature et de l'univers, est peut-être qu'il ne voudra jamais "rester tranquille". C'est comme une belle femme qui ne sera jamais vraiment gagnée et dont la légèreté constitue le charme. Car le caractère périssable et changeant du monde est partie intégrante de sa vitalité et de sa beauté. C'est pourquoi les poètes atteignent si souvent des sommets lorsqu'ils parlent de changement, de la "nature transitoire de la vie humaine". La beauté d'une telle poésie gît en davantage qu'une note de nostalgie suscitant une boule dans la gorge :

Nos réjouissances sont maintenant terminées.

Ces comédiens de chez nous,

Comme je vous l'ai raconté, étaient tous des esprits, et

Se sont fondus dans l'air, dans l'air léger :

Et, comme la structure sans fondement de cette vision,

Les tours coiffées de nuages, les magnifiques palais,

Les temples solennels, le grand globe soi-même,

Oui, tout ce qui procède de cela, doit se dissoudre,

Et comme ce spectacle pompeux sans substance s'est flétri

Il ne laisse pas une ruine derrière lui.

 

Il y a davantage dans cette beauté qu'une succession d'images mélodieuses, et le thème de la dissolution ne tire pas simplement sa splendeur des choses dissoutes. La vérité est plutôt que les images, quoique belles en elles-mêmes, prennent vie dans l'action de disparaître. Le poète se débarrasse de leur solidité statique, et transforme une beauté qui sinon serait seulement sculpturale et architecturale, en musique qui à peine jouée s'évanouit. Les tours, palais et temples se mettent à vibrer et brisent l'excès de vie qu'ils contiennent. Être de passage, c'est vivre; rester et se maintenir, c'est mourir. "À moins qu'un grain de céréale tombe au sol et meure, il demeure seul. Mais s'il meurt, il donne naissance à maints fruits."

Car le poète a vu la vérité selon laquelle la vie, le changement, le mouvement et l'insécurité sont autant de noms pour la même chose. Ici, sinon partout, la vérité est beauté, car le mouvement et le rythme sont l'essence de toute chose digne d'être aimée. En sculpture, architecture et peinture, l'oeuvre achevée ne bouge pas, mais l'oeil n'y trouve de plaisir que quand elle recèle un certain manque de symétrie ; quand, aussi figée dans la pierre que possible, elle paraît en mouvement.

N'est-il donc pas étrangement inconséquent et paradoxal que "je" refuse de se changer en "moi" et en l'univers environnant ? Car le changement n'est pas simplement une force de destruction. Chaque forme est en réalité un exemple de changement, et chaque chose vivante est comme la rivière qui, si elle ne s'écoule pas, n'aurait jamais pu affluer. La vie et la mort ne sont pas deux forces opposées; elles sont simplement deux manières de regarder la même force, car le changement est autant bâtisseur que destructeur. Le corps humain peut vivre parce qu'il est un complexe de mouvements, circulation, respiration et digestion. Résister au changement, essayer de s'accrocher à la vie revient donc à retenir sa respiration : si vous persistez, vous vous tuez.

En nous concevant nous-mêmes comme divisés en "je" et "moi", nous oublions facilement que la conscience vit également par le mouvement. Elle est autant une partie et un produit du fleuve du changement que le corps et la totalité du monde naturel. Si vous la regardez avec soin, vous verrez que la conscience, la chose que vous appelez "je", est réellement un fleuve d'expériences, sensations, pensées et sentiments en mouvement constant. Mais parce que ces expériences renferment des souvenirs, nous avons l'impression que "je" est quelque chose de solide et d'immobile, comme une tablette sur laquelle la vie tient registre.

Néanmoins, la "tablette" bouge avec la main qui écrit comme la rivière s'écoule avec ses murmures, alors que la mémoire ressemble à un registre écrit sur l'eau, un registre, non de lettre gravées, mais de vagues mises en mouvement par d'autres vagues appelées sensations et faits. La différence entre "je" et "moi" est largement une illusion de la mémoire. En vérité, "je" est de même nature que "moi". C'est une partie de notre être global, juste comme la tête est une partie du corps. Mais si on ne se rend pas bien compte de cela, "je" et "moi", la tête et le corps, se sentiront dépareillés. "Je", ne comprenant pas que lui aussi prend part au fleuve du changement, essayera de trouver du sens au monde et à l'expérience en tentant de le fixer.

Il se déclenchera ainsi une guerre entre conscience et nature, entre le désir de permanence et la réalité des flux. Cette guerre sera totalement vaine et frustrante, un cercle vicieux, parce qu'il s'agit d'un conflit entre deux parties d'une même chose. Elle enfermera de plus en plus vite pensée et action dans des cercles qui ne vont nulle part. Car quand nous ne voyons pas que notre vie est changement, nous nous dressons nous-mêmes contre nous-mêmes et devenons comme Ouroboros, le serpent aveuglé qui essaye de manger sa propre queue. Ouroboros est le symbole perenne de tous les cercles vicieux, de chaque tentative de séparer notre être en deux et de faire en sorte qu'une moitié conquière l'autre.

Nous luttons selon nos moyens, mais "le fait de fixer" ne déchiffrera jamais le sens du changement. La seule manière de déchiffrer le sens du changement est de plonger en lui, bouger avec lui et rejoindre la danse.

La religion, telle que la plupart d'entre nous l'ont connue, a de toute évidence tenté de débrouiller le sens de la vie par la fixation. Elle a essayé de donner à ce monde fugitif une signification en le rattachant à un Dieu immuable, en lui donnant comme but une vie immortelle par laquelle l'individu se fond dans la nature inaltérable de la déité. "Accorde-leur le repos éternel, ô Seigneur, et laisse sur eux briller une lumière perpétuelle." De même, elle tente de discerner le sens du mouvement tourbillonnant de l'histoire en le rattachant aux lois de Dieu, "dont la Parole perdurera pour toujours".

Nous nous sommes ainsi posé un problème en confondant le compréhensible avec le fixé. Nous pensons que découvrir un sens à la vie est impossible, à moins que le flot des événements ne puisse d'une manière ou d'une autre être ajusté à une ossature rigide. Pour avoir une signification, la vie doit être compréhensible au travers d'idées et de lois fixées, et ces dernières doivent à leur tour correspondre à des réalités invariables et éternelles derrière la diversité des scènes[2]. Mais si c'est là ce que "trouver du sens à la vie" signifie, nous nous sommes nous-mêmes assignés la tâche impossible de fabriquer de la fixité à partir de flux.

Avant de pouvoir découvrir s'il y a de meilleurs moyens de comprendre notre univers, nous devons clairement voir comment cette confusion de "sens" avec "fixité" s'est produite.

Le fait d'avoir développé le pouvoir de penser si rapidement et partialement que nous avons oublié les relations appropriées entre pensées et événements, mots et choses, est à l'origine du problème. La pensée consciente est allée de l'avant et a créé son monde propre, et lorsque cela mène à un conflit avec le monde réel, nous avons le sentiment d'une profonde discorde entre "je", le penseur conscient, et la nature. Cette évolution partiale de l'homme n'est pas particulière aux intellectuels ou aux gens "cérébraux", simples exemples outranciers d'une tendance qui a affecté notre entière civilisation.

Nous avons oublié que pensées et mots sont des conventions, et qu'il est funeste de prendre des conventions trop au sérieux. Une convention est une commodité sociale comme, par exemple, l'argent. L'argent débarrasse des inconvénients du troc. Mais il est absurde de prendre l'argent trop au sérieux, de le confondre avec la richesse réelle, parce que vous ne tirerez aucun bien de le manger ou porter en vêtement. L'argent est plus ou moins statique, car l'or, l'argent, un gros billet ou un solde bancaire peuvent "ne pas changer" pendant longtemps. Mais la richesse réelle, telle que la nourriture, est périssable. Ainsi, une communauté peut posséder tout l'or du monde, mais si elle ne cultive pas ses récoltes, elle aura faim.

Un peu de la même manière, pensées, idées et mots sont des "pièces de monnaie" pour les choses réelles. Elles ne sont pas ces choses, et quoiqu'elles les représentent, il y a bien des aspects pour lesquels elles ne correspondent pas du tout. Il en va avec l'argent et la richesse comme avec les pensées et les choses : les idées et les mots sont plus ou moins fixés, alors que les choses réelles changent.

Il est plus facile de dire "je" que de désigner son propre corps, et de dire "veux" plutôt que d'essayer d'indiquer un vague sentiment dans la bouche et l'estomac. Il est plus commode de dire "eau" que d'amener son ami à un puits et faire les mouvements appropriés. Il est aussi commode de se mettre d'accord pour utiliser les mêmes mots pour les mêmes choses, et de garder ces mots inchangés, même si les choses que nous désignons sont en constant déplacement.

Au commencement, le pouvoir des mots a dû sembler magique, et en fait, les miracles que la pensée littérale a façonnés ont justifié cette impression. Quelle merveille cela doit avoir été de se débarrasser des inconvénients du langage des signes et d'appeler un ami simplement par un court son, son nom ! Ce n'est pas étonnant que les noms aient été considérés comme de mystérieuses manifestations d'un pouvoir surnaturel, et que les hommes aient identifié leurs noms avec leurs âmes, ou les aient utilisés pour invoquer des forces spirituelles. En fait, le pouvoir des mots a imprégné l'esprit humain de plusieurs manières. Définir en est venu à signifier presque la même chose que comprendre. Encore plus important, les mots ont permis à l'homme de se définir lui-même, de qualifier une certaine partie de son expérience : "moi".

Voilà peut-être la signification de l'ancienne croyance selon laquelle le nom est l'âme. Car définir, c'est isoler, séparer un complexe de formes du fleuve de la vie et dire : "C'est moi." Quand l'homme peut se nommer et se définir, il sent qu'il a une identité. Il commence ainsi à se sentir, comme le mot, séparé et statique, en vis-à-vis de la réalité fluide de la nature.

Le fait de sentir séparé, le sentiment qu'il y a un conflit entre l'homme d'un côté et la nature de l'autre, naît ainsi. Le langage et la pensée se mettent aux prises avec ce conflit, et la magie capable d'invoquer un homme en le nommant est appliquée à l'univers, dont les pouvoirs sont nommés, personnalisés et invoqués dans la mythologie et la religion. Les processus naturels sont rendus intelligibles, parce que tous les processus réguliers, tels que la rotation des étoiles ou des saisons, peuvent être accolés à des mots et attribués à l'activité de dieux ou de Dieu, le Mot éternel. Plus tard, la science suivit le même processus, étudiant toutes les régularités de l'univers pour les nommer et les classifier, rendant en quelque sorte l'utilisation des mots encore plus miraculeuse.

Mais parce que l'utilité et la nature des mots et des pensées est d'être fixés, définis et isolés, il est extrêmement difficile de décrire la caractéristique la plus importante de la vie, son mouvement et sa fluidité. Juste comme l'argent ne rend pas compte des caractères périssable et comestible de la nourriture, les mots et les pensées ne représentent pas la vitalité de l'existence. Le rapport entre la pensée et le mouvement est quelque chose comme la différence entre un homme réel qui court et une projection de film montrant sa course en une succession de "photos".

L'intérêt de la convention de recourir à des photographies chaque fois que l'on veut décrire ou réfléchir à un corps en mouvement, comme un train, est d'énoncer qu'il se trouve à tel ou tel moment en tel ou tel endroit. Mais ce n'est pas entièrement vrai. Vous pouvez dire qu'un train est à un endroit particulier "maintenant !" mais ça vous a pris quelques instants de dire "maintenant !" et pendant ce temps, même court, le train était toujours en mouvement. Vous pouvez dire qu'en réalité le train en mouvement est (c'est-à-dire : s'arrête) en un endroit particulier à un instant particulier si tous les deux sont infiniment petits. Mais des endroits infiniment petits et des instants figés sont toujours imaginaires, issus de théories mathématiques davantage que du monde concret.

Il est bien plus commode pour le calcul scientifique de concevoir un mouvement comme une succession de très petits à-coups ou de photographies. Mais la confusion survient quand le monde décrit et mesuré à l'aide de telles conventions est identifié au monde de l'expérience. Une succession de photographies ne peut pas, à moins d'être rapidement animée devant les yeux, transmettre la beauté et la vitalité essentielles du mouvement. La définition, la description exclut donc le plus important.

Ces conventions sont utiles pour le calcul, le langage et la logique; mais leur absurdité se révèle quand nous pensons que le genre de langage que nous employons ou le type de logique avec laquelle nous raisonnons peuvent réellement définir ou expliquer le monde "physique". Une partie de la frustration de l'homme vient du fait qu'il a été habitué à attendre du langage et de la pensée des explications que ces derniers ne peuvent donner. Vouloir que la vie soit "intelligible" de cette façon revient à vouloir qu'elle soit autre chose que la vie. C'est préférer une projection de film à un réel homme qui court. Ressentir que la vie n'a pas de sens à moins que "je" puisse s'avérer inaltérable est comme d'être tombé amoureux désespérément.

Les mots et les mesures ne donnent pas la vie ; ils la symbolisent simplement. Ainsi, toute "explication" de l'univers transcrite en langage est fermée sur elle-même, et laisse les choses les plus essentielles inexpliquées et indéfinies. Le dictionnaire lui-même tourne en rond. Il définit des mots en fonction d'autres mots. Le dictionnaire se rapproche un peu de la vie lorsque, au fil de certains mots, il vous donne une image. Mais rappelons que toute image de dictionnaire est attachée à des noms plutôt qu'à des verbes. Une illustration du verbe "courir" aurait été une suite de photographies semblable à une bande dessinée, car les mots et les images statiques ne peuvent ni définir, ni expliquer un mouvement.

Même les noms sont des conventions. Vous ne définissez pas ce "quelque chose" de réel et vivant en l'associant au son homme. Lorsque nous disons "ceci (montrant du doigt) est un homme", la chose que nous montrons n'est pas homme. Pour être plus clair, nous aurions dû dire : "Ceci est symbolisé par le mot "homme"." Et puis, qu'est-ce que ceci ? Nous ne le savons pas. Tout cela pour dire que nous ne pouvons le définir par aucun moyen fixé, bien que dans un autre sens, nous le connaissions en tant qu'expérience immédiate, un processus d'écoulement sans commencement ni fin définissables. C'est juste une convention qui me persuade que je suis simplement ce corps, limité dans l'espace par une peau et dans le temps par la naissance et la mort.

Où commencé-je et finissé-je dans l'espace ? J'ai des rapports avec le soleil et l'air, lesquels sont des parties de mon existence tout aussi vitales que mon coeur. Le mouvement dont je suis un échantillon ou une sinuosité débuta d'incalculables siècles avant l'événement (conventionnellement isolé) appelé naissance, et continuera longtemps après l'événement appelé mort. Seuls les mots et les conventions peuvent nous isoler de ce quelque chose entièrement indéfinissable qui est tout.

Or, ces mots sont utiles tant que nous les traitons en tant que conventions et que nous nous en servons comme les lignes imaginaires de la latitude et de la longitude qui sont dessinées sur les cartes, mais qui, en réalité, n'existent pas sur la surface de la terre. Seulement, nous sommes tous en pratique ensorcelés par les mots. Nous les confondons avec le monde réel, et essayons de vivre dans le monde réel comme si c'était le monde des mots. En conséquence, nous sommes consternés et ahuris quand ils ne s'adaptent pas. Plus nous essayons de vivre dans le monde des mots, plus nous nous sentons isolés et seuls, plus toute l'allégresse et la vitalité des choses sont troquées contre davantage de certitude et de sécurité. D'un autre côté, plus nous sommes obligés d'admettre que nous vivons positivement dans le monde réel, plus nous nous sentons ignorants, incertains et précaires en tout.

Mais il ne peut y avoir de santé d'esprit sans reconnaissance de la différence entre ces deux monde. La portée et les desseins de la science sont lamentablement incompris quand l'univers qu'elle décrit est confondu avec l'univers dans lequel vit l'homme. La science discourt sur un symbole de l'univers réel, et ce symbole a la même utilité que l'argent. C'est un gagne-temps commode pour des aménagements pratiques. Mais lorsque l'argent et la richesse ou la réalité et la science sont confondues, le symbole devient un fardeau.

Pareillement, l'univers décrit par la religion formaliste et dogmatique n'est rien de plus qu'un symbole du monde réel, dans la mesure où il est lui-même construit à partir de distinctions littérales et conventionnelles. Séparer "cette personne" du reste de l'univers, c'est faire une séparation conventionnelle. Vouloir que "cette personne" soit éternelle, c'est vouloir que les mots soient la réalité, et c'est affirmer qu'une convention dure l'éternité. Nous poursuivons l'éternité de quelque chose qui n'a jamais existé. La science a "détruit" le symbole religieux du monde, parce que quand les symboles sont confondus avec la réalité, différentes manières de symboliser la réalité semblent contradictoires.

La manière scientifique de symboliser le monde est mieux appropriée à la poursuite des buts utilitaires que la manière religieuse, mais elle ne recèle pas pour autant davantage de vérité. Est-il plus vrai de classifier les lapins selon leur nourriture ou selon leur fourrure ? Ça dépend de ce que vous voulez faire d'eux. La querelle entre la science et la religion n'a pas montré que la religion est fausse et que la science est vraie. Elle a montré que tous les systèmes de définition se rapportent à des desseins variables, et qu'aucun d'entre eux ne saisit positivement la réalité. Et parce que la religion a été dévoyée comme un moyen d'effectivement saisir et de posséder le mystère de la vie, il était indispensable de la ramener à des proportions plus justes.

Mais dans ce processus de symbolisation de l'univers, de telle ou telle manière et dans tel ou tel but, nous semblons avoir perdu la vraie joie et la signification réelle de la vie elle-même. Toutes les définitions variables de l'univers ont eu des motivations inavouées, intéressant l'avenir plutôt que le présent. La religion veut garantir le futur au-delà de la mort, et la science veut le garantir jusqu'à la mort et ajourner la mort. Mais demain et les prévisions se rapportant à demain peuvent n'avoir aucune signification si vous n'êtes pas en contact intime avec la réalité du présent, puisque c'est dans le présent et seulement dans le présent que vous vivez. Il n'y a pas d'autre réalité que la réalité présente, de sorte que même si on était destiné à vivre pour des siècles sans fin, vivre pour l'avenir serait rater le coche éternellement.

Mais c'est justement cette réalité du présent, ce maintenant vital et mouvant qui se soustrait à toutes les définitions et descriptions. Là est le mystérieux monde réel, que les mots et les idées ne peuvent jamais épingler. Vivant toujours pour l'avenir, nous perdons contact avec cette source et ce centre de la vie et, en conséquence, toute la magie de nommer et de penser se mue en une sorte de débâcle provisoire.

Les miracles de la technologie nous font vivre dans un monde fiévreux, mécanique, qui fait violence à la biologie humaine et ne nous permet rien d'autre que de poursuivre l'avenir de plus en plus vite. La pensée réfléchie se trouve incapable de contrôler le réveil de la bête en l'homme, une bête plus "bestiale" que n'importe quelle créature des pays sauvages, exaspérée et rendue folle par la poursuite d'illusions. Sa spécialisation dans le verbiage, la classification et la pensée mécanisée ont rejeté l'homme loin des merveilleux pouvoirs de "l'instinct" qui gouverne son corps. En outre, elle l'a fait se sentir complètement séparé de l'univers et de son "moi" propre. Lorsque de cette façon, toute philosophie se dissout dans le relativisme et échoue à trouver un sens immuable à l'univers, le "je" isolé se sent misérablement précaire et paniqué, et trouve le monde réel en contradiction absolue avec tout son être.

Bien sûr, il n'y a rien de nouveau dans cette situation fâcheuse, à savoir que ni les idées ni les mots ne peuvent sonder le mystère ultime de la vie, et que la Réalité ou, si vous voulez, Dieu ne peut pas être englobé par l'esprit fini. La seule nouveauté étant que la situation fâcheuse est maintenant sociale plutôt qu'individuelle; elle est largement partagée et non plus confinée à quelques-uns. Presque toutes les traditions spirituelles reconnaissent qu'un problème se pose lorsque l'homme doit abandonner son sentiment distinct de "je ", et il doit assumer le fait qu'il ne peut pas connaître, c'est-à-dire définir, l'ultime.

Ces traditions reconnaissent aussi qu'au-delà de cette question, réside une "vision de Dieu" qui ne peut s'exprimer en mots, et qui est certainement très différente de l'image d'un gentleman rayonnant sur un trône d'or, ou d'un prosaïque éclair de lumière aveuglante. Elles indiquent également que cette vision est une restauration de quelque chose que nous avions autrefois et "perdîmes" parce que nous ne l'appréciions pas ou ne pouvions pas l'apprécier. Cette vision est la conscience sans nuage de cet indéfinissable "quelque chose" que nous appelons la vie, la réalité présente, le grand fleuve, le maintenant éternel, une conscience sans l'intuition de sa séparation.

À l'instant où je nomme ce quelque chose, il n'est plus Dieu ; il est homme, arbre, vert, noir, rouge, doux, dur, long, court, atome, univers. On s'accorderait volontiers avec tout théologien qui déplore le panthéisme, en ce sens que tous ces citoyens du monde du verbiage et des conventions, ces diverses "choses" conçues comme des entités fixes et distinctes, ne sont pas Dieu. Si vous me demandez de vous montrer Dieu, je vais désigner le soleil ou un arbre, ou un ver.

Mais si vous dites : "Vous voulez donc dire que Dieu est le soleil, l'arbre, le ver et toutes les autres choses ?", je devrai répondre que vous êtes totalement passé à côté du problème.