XI – Nous partons pour chasser la bête noire
Ai-je besoin d’expliquer la terrible tentation à laquelle je me trouvais exposé ? Je pouvais pousser Michel dans ses derniers retranchements et l’obliger à tuer le roi. J’étais alors en position de le défier, de m’emparer du trône, non pas pour le trône lui-même, mais parce que le roi de Ruritanie devait épouser la princesse Flavie.
Et Sapt, et Fritz ? Hélas ! un homme, un simple homme peut-il être tenu de décrire de sang-froid les pensées sauvages et mauvaises qui enfiévraient son cerveau, alors qu’une passion sans frein leur ouvrait toutes les portes ! Que dis-je ? Fût-il un saint, il ne pourrait se haïr pour les avoir conçues. À mon humble avis, il vaut mieux rendre grâces de ce que la force d’y résister lui fut accordée, que de s’irriter contre les impulsions regrettables qui naquirent en dehors de lui-même et ne durent une hospitalité momentanée dans son cœur qu’à la faiblesse de son humaine nature.
Il faisait le plus beau temps du monde, lorsqu’un matin, je me dirigeai, sans escorte, vers le palais de la princesse, un bouquet à la main. Je savais que chaque attention que je témoignais à la princesse, en même temps qu’elle resserrait mes liens, m’attachait plus fortement au cœur du peuple qui l’adorait.
Je trouvai la comtesse Helga occupée à cueillir dans le jardin des roses destinées à sa maîtresse. J’obtins d’elle qu’elle leur substituât mes fleurs. La jeune fille était fraîche et joyeuse. « Je vais porter les fleurs de Votre Majesté… Faudra-t-il venir lui dire ce qu’en aura fait la princesse ? » Nous causions sur une terrasse qui longe le devant du palais ; une des fenêtres au-dessus de nos têtes était ouverte.
« Madame ! » appela gaiement la comtesse.
Flavie elle-même parut.
J’enlevai mon chapeau et m’inclinai.
Elle portait une robe blanche, et ses cheveux, simplement tordus, formaient comme un gros huit au sommet de sa tête. Elle m’envoya un baiser du bout des doigts, et cria :
« Fais monter le roi, Helga. Je lui servirai une tasse de café. »
La comtesse, avec un regard joyeux, passa devant moi et m’introduisit dans le boudoir de Flavie.
Une fois seuls, nous nous saluâmes, puis la princesse me montra deux lettres : dans la première, le duc Noir lui demandait, le plus respectueusement du monde, de lui faire l’honneur de venir passer une journée à Zenda, comme elle le faisait d’ordinaire, une fois chaque année, dans la belle saison, alors que les jardins du palais sont à l’apogée de leur gloire.
Je jetai la lettre loin de moi, avec un geste de dégoût qui fit rire Flavie.
Mais, redevenant sérieuse, presque immédiatement, elle me montra l’autre lettre.
« Je ne sais de qui est celle-ci, me dit-elle. Lisez-la. »
Je n’eus pas une seconde d’hésitation, bien que la lettre ne fût pas signée ; mais c’était la même écriture que celle qui m’avait averti du piège qu’on m’avait tendu dans le pavillon : c’était l’écriture d’Antoinette de Mauban.
« Je n’ai aucune raison de vous aimer, disait la lettre : mais que Dieu vous garde de tomber au pouvoir du duc ! N’acceptez aucune invitation venant de lui ! N’allez nulle part sans une forte escorte : un régiment ne serait pas de trop pour votre sûreté. Montrez ce mot, si vous pouvez, à celui qui règne à Strelsau. »
« Pourquoi ne dit-elle pas tout simplement au roi ? demanda Flavie, en se penchant sur mon épaule, si bien que le bout de ses cheveux légers me caressait la joue. Est-ce une mystification ?
– Au nom de votre vie, au nom de tout ce que vous avez de plus sacré, obéissez sans hésiter. Je vais, dès aujourd’hui, donner l’ordre que le palais soit gardé par un régiment. Et jurez-moi de ne sortir que sous bonne escorte.
– Est-ce un ordre, Sire ? demanda-t-elle, semblant prête à la révolte.
– Oui, c’est un ordre, madame, un ordre auquel vous obéirez si vous m’aimez.
– Vous savez qui a écrit ce billet ?
– Je le devine. Il a été écrit par une personne sûre, par une femme qui, je le crains, est fort malheureuse. Flavie, il faut que vous soyez malade, que vous trouviez une raison pour ne pas aller à Zenda. Excusez-vous aussi sèchement et aussi froidement que vous le voudrez.
– Ainsi, vous vous sentez assez fort pour braver Michel ? dit-elle avec un sourire plein d’orgueil.
– Je serai à la hauteur de toutes les circonstances, tant que je vous saurai en sûreté », dis-je.
Bientôt il fallut la quitter. Je m’arrachai à regret, et, sans consulter Sapt, je me rendis chez le maréchal Strakencz. J’avais eu occasion de voir plusieurs fois le vieux maréchal : il me plaisait, je le sentais fidèle et loyal.
Sapt témoignait moins d’enthousiasme, mais j’avais déjà remarqué que Sapt n’était content que lorsqu’il pouvait tout faire à lui tout seul ; il se montrait fort jaloux de son autorité.
Pour le moment, j’avais sur les bras plus de besogne que nous n’en pouvions faire, Sapt, Fritz et moi. Je ne pouvais aller à Zenda sans eux, et, d’autre part, il me fallait trouver un homme sûr à qui confier ce que j’avais de plus précieux au monde ! À cette condition seule, je pourrais me donner tout entier à la tâche, que je m’étais imposée, de délivrer le roi.
Le maréchal me reçut avec empressement et respect. Je le mis jusqu’à un certain point dans la confidence de mon projet, et lui confiai le soin de veiller sur la princesse, insistant d’une façon significative sur la nécessité de ne laisser approcher d’elle aucun émissaire de son cousin, à moins que le maréchal ne fût là en personne, escorté d’une douzaine de ses hommes.
« Vous avez sans doute raison, Sire : ces précautions ne sont pas inutiles, dit-il, en secouant avec tristesse sa tête grise.
– Maréchal, je quitte Strelsau pour quelques jours. Chaque soir, je vous enverrai un courrier. Si trois jours se passent sans que ce courrier vous arrive, vous ferez afficher un ordre du jour que je vous laisserai, destituant le duc Michel du gouvernement de Strelsau, et vous nommant à sa place. Vous déclarerez l’état de siège. Cela fait, vous enverrez un messager à Michel, chargé par vous de réclamer une audience du roi. Vous me suivez bien ?
– Oui, Sire.
– Si, au bout de vingt-quatre heures, Michel ne produit pas le roi (je posai ma main sur son genou, d’un geste significatif), c’est que le roi sera mort. Alors vous proclamerez son successeur. Vous savez qui est héritier du trône de Ruritanie.
– La princesse Flavie !
– Jurez-moi, maréchal, sur votre conscience, sur votre honneur, sur Dieu même que vous combattrez pour elle jusqu’à la mort, que vous tuerez ce traître, et que vous la placerez sur ce trône que j’occupe aujourd’hui.
– Sur ma conscience, sur mon honneur, je le jure ! Que le Dieu tout-puissant protège Votre Majesté ! Car je devine qu’elle va accomplir une mission pleine de dangers.
– Dieu veuille, dis-je, en me levant, que je ne sois pas forcé d’exposer des vies plus précieuses que la mienne. »
Et je lui tendis la main.
« Maréchal, repris-je, il se peut que dans l’avenir, que sait-on ? vous entendiez raconter d’étranges choses sur l’homme qui vous parle. Quelle est votre opinion à vous ? Comment trouvez-vous qu’il se soit comporté comme roi de Ruritanie ? »
Le vieillard, retenant ma main, me parla en toute franchise.
« J’ai connu plusieurs générations d’Elphberg, dit-il, et j’ai pu comparer. Quoi qu’il arrive, vous vous serez conduit en roi éclairé et sage, et en galant homme. Vive Dieu ! il n’y a jamais eu dans votre maison de gentilhomme plus accompli.
– Que ceci me serve d’épitaphe, dis-je en l’interrompant, au temps où un autre sera assis sur le trône de Ruritanie.
– Dieu veuille que je ne voie pas ce jour ! »
J’étais très ému, et le vieux maréchal avait, de son côté, peine à dissimuler son trouble. Je m’assis, et écrivis mon ordre du jour.
« C’est à peine si je puis écrire, dis-je, j’ai le doigt encore raide. »
De fait, c’était la première fois que je me hasardais à écrire autre chose que ma signature, et, en dépit de mes efforts pour imiter l’écriture du roi, j’y étais encore assez malhabile.
« En effet, Sire, votre écriture est très changée. C’est malheureux, parce que cela pourrait donner à quelqu’un l’idée d’arguer de faux ce document.
– Maréchal, dis-je en riant, à quoi seraient bons les canons de Strelsau, s’ils ne servaient à étouffer de pareils bruits ? »
Il sourit et prit l’ordre.
« J’emmène le colonel Sapt et Fritz von Tarlenheim.
– Vous allez à la recherche du duc ? fit-il d’une voix sourde.
– Oui, du duc et de quelqu’un encore dont j’ai besoin et qui est à Zenda, répondis-je.
– Je voudrais pouvoir aller avec vous, dit-il, en retroussant sa moustache grise. J’aimerais à faire le coup de feu pour vous, Sire, et pour la couronne.
– Je vous laisse en dépôt ce qui m’est plus précieux que ma vie, plus précieux que ma couronne, répliquai-je. Je vous ai choisi parce que vous êtes l’homme de Ruritanie en qui j’ai le plus de confiance.
– Je remettrai la princesse saine et sauve entre vos mains, ou je la proclamerai reine. »
Nous nous séparâmes, et je retournai au palais, où je mis Sapt et Fritz au courant de ce qui venait de se passer. Sapt allait certainement avoir quelques fautes à me reprocher et quelques grognements à émettre. Voilà ce que j’attendais de lui, car le colonel aimait qu’on le consultât avant de marcher et non pas qu’on l’informât après coup. Mais il approuva mon plan sur toute la ligne et son humeur s’améliora au fur et à mesure que le moment d’agir approchait. Fritz, lui aussi, était prêt ; encore lui, le pauvre ami, risquait-il davantage que Sapt, puisqu’il jetait tout son bonheur futur dans la balance. Et pourtant comme je l’enviais ! Car l’issue triomphante qui lui apporterait ce bonheur et l’unirait à sa fiancée, le succès pour lequel nous étions associés d’espérance, de combat et de gloire, signifiait à mes yeux une affliction plus certaine et plus grande que si d’avance j’avais été condamné à périr. Il dut s’apercevoir des sentiments qui m’agitaient, car, lorsque nous fûmes seuls (le vieux Sapt fumait sa pipe à l’autre bout de la salle), il passa son bras sous le mien en disant :
« Voilà qui sera dur pour vous ! Ne pensez pas que je ne vous fasse pas crédit ; je sais que vous n’avez au cœur que des projets nobles et sincères. »
Mais je me détournai de lui, bien heureux qu’il ne pût pas percer le fond de mon cœur, mais seulement être le témoin des actes auxquels nos mains allaient prendre part. Et il ne put me comprendre, car il n’avait pas osé lever les yeux sur la princesse Flavie, comme moi je n’avais pas craint de le faire. Tous nos plans étaient alors prévus, tels que nous nous proposions de les exécuter et tels qu’ils apparurent ensuite dans la réalité.
Le lendemain matin, nous devions nous mettre en route, sous le prétexte d’une expédition de chasse. Toutes mes mesures étaient prises, je pouvais partir ; il ne me restait plus qu’une chose à faire, mais la plus cruelle, la plus déchirante : faire mes adieux à Flavie.
Vers le soir, je me rendis chez elle. Sur la route je fus reconnu, acclamé. Je fis bonne contenance et jouai jusqu’au bout mon rôle de fiancé heureux.
En dépit de mon désespoir, je ne pus m’empêcher de sourire de la froideur et de la hauteur avec lesquelles ma douce amie me reçut. Elle avait appris que le roi s’absentait, qu’il partait pour la chasse !
« Je suis désolée de voir que nous ne suffisons pas à distraire Votre Majesté à Strelsau, que nous ne savons pas la retenir, fit-elle en battant impatiemment le plancher du bout de son petit pied… J’aurais pu vous offrir de plus agréables distractions, et j’étais assez folle pour penser que…
– Que voulez-vous dire ? demandai-je, me penchant vers elle.
– Pour penser que vous auriez pu être toute une journée, ou deux, après… après le bal… complètement heureux sans… une partie de chasse. J’espère que les sangliers seront plus intéressants, continua-t-elle, avec une petite moue délicieuse.
– Je vais, en effet, faire la chasse à un très gros sanglier. Vous ai-je offensée ? » ajoutai-je en feignant la surprise, car comment résister au désir de la taquiner un peu ?
Jamais je ne l’avais vue en colère, et chaque aspect nouveau, chaque mouvement de son âme me ravissait.
« De quel droit m’offenserais-je ? reprit-elle. Il est vrai qu’hier vous déclariez que chaque heure passée loin de moi était une heure perdue ! Mais un très gros sanglier… cela change bien les choses !
– C’est peut-être le sanglier qui me donnera la chasse, Flavie ; c’est peut-être lui qui me prendra. »
Elle ne répondit pas.
« Quoi ! vous n’êtes même pas touchée par la pensée de ce danger ? »
Comme elle ne me répondait pas, je m’approchai doucement et vis qu’elle avait les yeux pleins de larmes.
« Vous pleurez à la pensée du danger que je vais courir ! »
Alors, elle, d’une voix très basse :
« Vous étiez ainsi autrefois, je vous reconnais. Mais ce n’est pas le roi, ce n’est pas ce roi-là que j’aime !
– Oh ! ma bien-aimée, m’écriai-je alors, oubliant tout ce qui n’était pas elle, avez-vous pu croire un instant que je vous quittais pour aller chasser ?
– Pourquoi donc, alors ? Rodolphe…, vous n’allez pas ?…
– Je vais forcer Michel dans son repaire. »
Elle était devenue très pâle.
« Vous voyez que mes torts n’étaient pas aussi graves qu’ils le paraissaient, et puis, je ne serai pas longtemps absent.
– Vous m’écrirez, Rodolphe ? »
Faiblesse, lâcheté, c’est possible ; mais je ne pouvais trouver le courage de dire un mot qui la mît en éveil.
« Je vous enverrai tout mon cœur, chaque matin.
– Et vous ne vous exposerez pas ?
– Pas plus qu’il ne sera nécessaire.
– Et quand reviendrez-vous ? Ah ! que le temps va me sembler long !
– Quand je reviendrai ?… »
Je répétai machinalement ces mots.
« Oui. Oh ! ne soyez pas trop long ! Je ne pourrai dormir avant que vous soyez de retour.
– Je ne sais quand je pourrai revenir.
– Oh ! bientôt, Rodolphe, bientôt…
– Dieu seul le sait. Mais si je ne devais pas revenir…
– Chut !
– Si je ne devais pas revenir, murmurai-je, vous prendriez ma place. Vous êtes la seule héritière des Elphberg. Vous régnerez en Ruritanie. Il faudrait régner et ne pas me pleurer. »
Elle se redressa fière, en vraie reine.
« Oui, oui, dit-elle, ne craignez rien. Je régnerai. Je ferai mon devoir, ma vie fût-elle brisée, mon cœur mort. Soyez tranquille, ayez confiance en moi. »
Puis, s’arrêtant, elle pleura doucement, en répétant :
« Oh ! revenez, revenez vite ! »
Je m’écriai sans réfléchir :
« Eh bien ! oui, je le jure, je vous reverrai une fois avant de mourir !
– Que voulez-vous dire ? » fit-elle, étonnée.
Mais je ne pouvais lui répondre, et elle me regarda longtemps. Ses grands yeux étaient pleins de questions. Je n’osais pas la supplier de m’oublier, c’eût été l’offenser : les âmes comme la sienne n’oublient pas. Et comment lui dire, en cet instant, qui j’étais ?
Elle pleurait, je ne pouvais qu’essuyer ses larmes !
« Comment un homme ne reviendrait-il pas à la femme la plus digne qu’il y ait au monde ? m’exclamai-je. Mille ducs noirs ne sauraient me garder loin de vous ! »
Elle me sourit, un peu réconfortée.
« Vous ne laisserez pas Michel vous faire mal ?
– Ne craignez rien.
– Ou vous retenir loin de moi ?
– Soyez tranquille, aimée.
– Ni lui, ni personne ? » Et je répondis encore :
« Soyez tranquille, aimée. »
Et cependant il y avait un homme – et ce n’était pas Michel – qui, s’il était vivant, devait forcément me séparer d’elle, et c’était pour cet homme que j’allais risquer ma vie ! Sa silhouette, la silhouette légère et fuyante de celui que j’avais rencontré dans les bois de Zenda, la masse inerte que j’avais laissée dans la cave du pavillon de chasse, m’apparaissait tour à tour sous cette double forme, se glissait entre nous…