Serment de joueur
C’était bien le marquis lui-même ; il serra tendrement les deux enfants, qui avaient poussé 129
un cri en le voyant, et il appuya sur la main de la marquise stupéfaite un baiser qui venait du cœur.
– Vous,
monsieur !
vous !
dit-elle,
en
s’emparant de son bras.
–
Moi
! mais ces enfants jouaient ou
travaillaient ; je ne veux pas interrompre l’étude, encore moins le jeu.
– Ah ! monsieur, pour le peu de temps qu’ils ont à vous voir, laissez-leur tout entière la joie de votre chère présence.
–
Dieu merci
! madame, ils me verront
longtemps.
– Longtemps, jusqu’à demain soir, est-il vrai ?
Vous ne repartirez que demain soir ?
– Encore mieux, madame.
– Vous coucherez deux nuits à Grosbois ?
– Deux nuits, quatre nuits, toujours.
– Ah ! monsieur, qu’est-il donc arrivé ? s’écria vivement la marquise, sans s’apercevoir de ce qu’une pareille surprise pouvait renfermer pour monsieur de Chauvelin de reproches sur sa 130
conduite passée.
Le marquis fronça un instant le sourcil, puis, tout à coup :
– Est-ce que vous n’avez pas un peu prié Dieu de me ramener dans ma famille ? demanda-t-il en souriant.
– Oh ! monsieur, toujours !
– Eh bien ! madame, vous avez été exaucée ; il m’a semblé qu’une voix m’appelait ; j’ai obéi à cette voix.
– Et vous quittez la cour ?
– Je viens m’établir à Grosbois, interrompit le marquis en étouffant un soupir.
– Chers enfants, moi, tous les vassaux, quel bonheur
! Ah
! monsieur, permettez-moi d’y
croire, laissez-moi cette félicité.
– Madame, votre satisfaction est un baume qui guérit toutes mes blessures. Mais, dites-moi, vous plaît-il que nous causions un peu ménage ?
– Faites, faites, dit la marquise en lui serrant les mains.
131
– Il me semble avoir vu de bien mauvais chevaux là-bas, au poteau de la demi-lune ; sont-ils à vous ?
– Ce sont les miens, monsieur.
– Des chevaux hors d’âge !
– Monsieur, ce sont les chevaux que vous m’avez donnés à la naissance de votre fils.
– Ils prenaient quatre ans et demi ; il y a neuf ans, ce sont des bêtes de quatorze ans ; fi !... pour vous, marquise, de semblables attelages !
– Ah ! monsieur, quand je vais à la messe, ils trouvent encore le moyen de s’emporter.
– J’en ai vu trois, ce me semble.
– J’ai donné le quatrième, qui est plus vif, à mon fils, pour ses leçons.
– Du manège à mon fils sur un cheval de carrosse
! marquise, marquise, quel cavalier ferez-vous là !
La marquise baissa les yeux.
– Et puis, vous n’allez plus à quatre chevaux ?
vous en avez huit, je crois, et deux de selle.
132
– Oui, monsieur ; mais comme depuis votre absence, il n’y a plus chasse ni promenades d’apparat, j’ai pensé qu’une économie de quatre chevaux, de deux palefreniers et d’une sellerie, me donnerait six mille livres au moins par année.
–
Marquise, six mille livres, murmura monsieur de Chauvelin mécontent.
– C’est la nourriture et l’entretien de douze familles, répliqua-t-elle.
Il lui prit la main.
– Toujours bonne, toujours parfaite ! Ce que vous faites sur la terre, Dieu vous l’inspire toujours du haut du ciel. Mais la marquise de Chauvelin ne doit pas faire d’économies.
Elle leva la tête.
– Vous voulez dire que je dépense beaucoup, fit-il ; oui, je dépense beaucoup d’argent, et vous, vous en manquez.
– Je ne dis pas cela, monsieur.
– Marquise, ce doit être la vérité. Noble et généreuse comme vous l’êtes, vous n’eussiez pas congédié des gens à moi sans nécessité. Un 133
palefrenier renvoyé est un pauvre de plus. Vous avez manqué d’argent
; j’en parlerai à
Bonbonne
; mais dès à présent, vous n’en
manquerez plus ; ce que je dépensais à la cour, je le dépenserai à Grosbois ; au lieu de nourrir douze familles, vous en nourrirez deux cents.
– Monsieur...
– Et, Dieu merci ! j’espère qu’il restera du gain pour douze bons chevaux que j’ai, et qui, dès demain, viendront habiter vos écuries.
N’avez-vous point parlé de réparer le château ?
–
Les appartements de réception auraient besoin d’être meublés à neuf.
– Tout mon mobilier de Paris viendra cette semaine. Je donnerai deux fois à dîner par semaine... on chassera.
– Vous savez, monsieur, que je crains un peu le monde, dit la marquise effrayée de revoir tous ces bruyants amis de Versailles qu’elle regardait comme les péchés capitaux de son mari.
–
Vous ferez vous-même les invitations, marquise. Maintenant Bonbonne vous donnera 134
les livres ; vous aurez l’obligeance de fondre en une les dépenses de Paris et celles de Grosbois.
La marquise, folle de joie, essayait de répondre et ne le pouvait pas. Elle prenait les mains de monsieur de Chauvelin, les baisait, le sondait avec des yeux attendris jusqu’au fond de l’âme, et lui se laissait engourdir par cette chaude atmosphère de l’amour pur qui pénètre tout ce qu’il touche, et va porter la vie et le bien-être jusqu’aux plus froides extrémités.
– Pensons à ces enfants, dit-il ; comment les gouvernez-vous ?
– Très bien ; l’abbé est un homme d’esprit, il a de la profondeur dans les idées. Voulez-vous que je vous le présente ?
–
Présentez-moi toute la maison, oui, marquise.
La marquise fit un signe, et l’on vit venir sous l’allée sombre sous laquelle il avait accompagné les enfants, le jeune précepteur dont chaque main reposait sur l’épaule de ses élèves.
Il y avait dans la démarche, dans le doux 135
balancement de ce jeune chêne entre les deux roseaux, quelque chose de suavement paternel qui plut beaucoup au marquis.
– Monsieur l’abbé, dit la marquise, apprenez une bonne nouvelle. Voici monsieur le marquis, notre seigneur, qui veut bien se fixer parmi nous.
–
Loué soit Dieu
! répondit l’abbé. Mais,
hélas ! monsieur, le roi serait-il mort ?
– Non, grâce au ciel ! Mais j’ai dit adieu à la cour et au monde. Je reste ici avec mes enfants.
Je m’ennuie de ne vivre que par l’esprit, par l’ambition ; je veux essayer un peu du cœur ; me voilà près de vous ; pour commencer monsieur l’abbé, êtes-vous content de vos élèves ?
– Aussi content qu’il est possible de l’être, monsieur le marquis.
– Tant mieux, faites-en des chrétiens, comme leur mère ; d’honnêtes gens comme leur aïeul, et...
– Des gens d’esprit, de mérite et de talent comme leur père, dit l’abbé ; j’espère arriver à tout cela.
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– Vous êtes un homme précieux alors, l’abbé.
Et toi, mon vieux Bonbonne, es-tu toujours grognon ? Quand j’avais leur âge, tu voulais déjà m’initier aux affaires. J’aurais dû te croire, je n’aurais pas autant besoin de tes lumières aujourd’hui.
Les enfants s’étaient réunis à danser sur l’herbe, avec toute l’insouciante gaieté de leur âge ; leur père les suivit d’un œil attendri et murmura, après un instant de silence :
– Chers enfants, je ne vous quitterai plus.
–
Puissiez-vous dire vrai, monsieur le marquis ! répliqua derrière lui une voix grave et sonore.
Monsieur de Chauvelin se retourna et se trouva en face d’un moine en robe blanche, au visage sévère et calme, qui le salua à la manière des religieux.
– Quel est ce saint père ? demanda-t-il à la marquise.
– Le père Delar, mon confesseur.
– Ah ! votre confesseur, répéta-t-il en pâlissant 137
légèrement. Puis plus bas
: j’ai besoin d’un
confesseur, en effet, et monsieur est le bienvenu.
Le moine, adroit et usagé aux manières des grands, n’eut garde de relever ce propos ; mais il l’enregistra dans sa mémoire. Prévenu par l’intendant depuis quelques jours, il résolut de se charger de la négociation, et de ne pas laisser échapper une occasion aussi propice de faire les affaires de Dieu, celles de la marquise et les siennes peut-être.
– Oserai-je vous demander des nouvelles du roi, monsieur le marquis ? demanda le moine.
– Pourquoi cela, mon père ?
– Le bruit s’est répandu que Louis XV allait bientôt rendre compte à Dieu de son règne. Ces bruits ne sont d’ordinaire que les précurseurs de la Providence. Sa Majesté ne vivra pas longtemps, croyez-moi.
– C’est votre croyance, mon père ? demanda monsieur de Chauvelin, de plus en plus triste.
– Il serait donc à désirer qu’il réparât tous ses scandales ; qu’il fit pénitence...
138
–
Monsieur, reprit vivement monsieur de Chauvelin, les confesseurs doivent attendre en silence qu’on les fasse appeler.
– La mort n’attend pas, monsieur, et moi depuis longtemps j’attends un mot de vous, et il ne vient point.
– Moi ! oh ! ma confession sera longue, mais elle n’est pas encore mûre.
–
La confession est tout entière dans le repentir, dans le regret d’avoir péché, et le plus grand de tous les péchés je viens de vous le dire, c’est le scandale.
– Oh ! le scandale, tout le monde s’y prête. Il n’en est pas un d’entre nous qui ne fournisse matière à médisance. Le ciel ne pense pas nous punir de la méchanceté des autres.
– Le ciel punit la désobéissance à ses lois, le ciel punit l’impertinence ; il nous envoie des avertissements ; si nous les négligeons, rien ne peut plus nous sauver.
Monsieur de Chauvelin ne répondit pas et se mit à réfléchir. La marquise, voyant la 139
conversation engagée, se retira discrètement, priant Dieu de toute son âme qu’elle portât ses fruits. Après un long moment de silence pendant lequel le monde l’observait, monsieur de Chauvelin se retourna tout à coup vers lui.
– Tenez, mon père, dit-il, vous avez raison, je me repens d’avoir été trop longtemps jeune, et je veux me confesser à vous, car, je le sens, je le sens, la mort est proche.
– La mort ! Vous le croyez, et vous ne prenez aucune disposition à l’égard de votre âme, de votre fortune. Vous craignez de mourir, et vous ne songez point au testament indispensable dans la position que vous avez faite à vos héritiers.
Pardon, monsieur le marquis, mon zèle et mon dévouement à votre illustre maison m’entraînent trop loin peut-être. Vous craignez de mourir, et vous n’êtes pas en état de paraître devant Dieu.
– Puisse-t-il me faire miséricorde : Je suis né dans la religion chrétienne et je veux mourir en chrétien. Venez demain, je vous prie, nous continuerons cet entretien qui me rendra le repos de l’âme.
140
– Demain ? pourquoi demain ? la mort ne recule ni ne s’arrête.
–
Dieu le veuille
! mais vous connaissez
l’axiome du sage ; ne remets jamais au lendemain ce que tu peux faire la veille.
– Je vous dois déjà de la reconnaissance ; j’étais abattu, vous m’avez relevé ; on ne peut pas tout faire à la fois, mon père.
– Oh ! monsieur le marquis, reprit le moine en s’inclinant, il ne faut qu’une minute pour faire d’un coupable un pénitent ; d’un damné un élu !
si vous vouliez.
– C’est bien, c’est bien, mon père, demain.
Voici la cloche du dîner.
Il le congédia d’un geste et s’enfonça dans une allée. Le précepteur s’approcha du père Delar.
– Qu’a donc monsieur le marquis ? je ne le reconnais plus ; il est anxieux, sombre, hagard, lui d’ordinaire si gai.
– Il a le pressentiment de sa fin prochaine, et il songe à s’amender
; c’est une conversion
magnifique et qui fera beaucoup d’honneur à 141
mon couvent. Oh ! si le roi...
– Ah ! ah ! l’appétit vient en mangeant, mon père, à ce qu’il paraît ; je crains toutefois que vos souhaits ne restent inutiles sous ce rapport. Sa Majesté est difficile à persuader, et d’ailleurs elle a ses convertisseurs ; on parle de monseigneur l’évêque de Senez comme d’un rude champion.
– Oh ! le roi n’est pas si incrédule que vous le prétendez ; rappelez-vous donc la maladie de Metz et le convoi de madame de Châteauroux.
– Oui, mais alors Louis XV était jeune, et il ne s’agissait pas d’expulser Jeanne Vaubernier, deux considérations qui changent terriblement la position. Enfin, vous avez le temps d’y songer, mon cher monsieur Delar ; en attendant, comme le dîner est sonné, il ne s’agit pas de faire attendre monsieur le marquis. Dieu merci ! il ne dîne pas si souvent avec nous.
Le dîner, auquel arrivèrent à temps le père Delar et l’abbé V... avait reçu en effet le père, la mère et les enfants. Jamais la marquise n’avait paru si gaie ; jamais elle n’avait déployé tant de soins pour faire les honneurs de sa table.
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Le cuisinier s’était surpassé. Les beaux poissons des viviers, les fines volailles des cages, les plus savoureux fruits de la serre et des treilles rappelèrent au marquis le moindre désir pour le satisfaire, la plus petite contrariété pour la prévenir.
Mais le marquis perdit bien vite ce bel appétit dont il s’était vanté après son arrivée : la table lui paraissait déserte ; le silence plein de respect et de joie lui paraissait un morne silence. Peu à peu la tristesse envahit son cœur et son visage. Il laissa tomber sa main inerte près de l’assiette encore pleine, et oublia le verre où brillaient en diamants le vin d’Aï et en rubis le vin de Bourgogne vieux de trente années.
De la tristesse, le marquis en vint à l’abattement
; chacun suivait avec effroi ces
progressions douloureuses de sa pensée.
Une larme s’échappa soudain de ses yeux ; elle arracha un soupir à la marquise. Il ne s’en aperçut pas.
– J’ai réfléchi ! dit-il tout à coup à sa femme ; je veux être enterré, non à Boissy-Saint-Léger, 143
comme mes père et mère, mais à Paris, dans l’église des Carmes de la place Maubert, avec mes ancêtres.
– À propos de quoi cette réflexion, monsieur ?
nous avons le temps d’y penser, je suppose, dit la marquise suffoquée de douleur.
– Qui sait ? Qu’on appelle Bonbonne, qu’on lui dise de m’attendre dans mon grand cabinet. Je veux travailler avec lui une heure. Le père Delar m’en a montré la nécessité. Vous avez là un excellent confesseur, madame.
–
Je suis heureuse qu’il vous convienne, monsieur, vous pourrez vous adresser à lui en toute confiance.
–
Aussi, le ferai-je, et dès demain. Vous permettez, madame, je monte chez moi.
La marquise leva les yeux au ciel et le remercia dans une prière mentale ; elle suivit son mari du regard, lorsqu’il sortit avec Bonbonne, et, se tournant vers ses fils, elle leur dit :
– Ce soir, mes enfants, demandez à Dieu d’inspirer à votre père le désir de se fixer tout à 144
fait parmi nous ; qu’il le maintienne dans les dispositions où il se trouve à présent, et qu’il lui fasse la grâce de les mettre en pratique.
Une fois dans son cabinet :
– Allons, mon vieux Bonbonne, dit le marquis, travaillons ; travaillons.
Et il secouait avec une ardeur fébrile tous les papiers, cherchant à les classer et à les reconnaître.
– Là, là ! disait le vieillard ; puisque nous sommes en si bon chemin, mon cher maître, ne courons pas trop vite ; vous savez qu’à trop courir on perd son temps.
– Le temps presse, Bonbonne. Je te dis que le temps presse.
– Allons donc !
– Je te dis que celui à qui Dieu envoie cette joie de se préparer pour le dernier voyage ne saurait jamais y travailler assez vite. Vite, Bonbonne, travaillons.
– À ce métier-là, avec cette chaleur, monsieur, vous gagnerez une pleurésie, ou une congestion, 145
ou une bonne fièvre, et, de cette façon, vous aurez réussi à ce que votre testament ne soit fait à propos.
–
Plus de délai. Où sont les comptes de l’avoir ?
– Voici.
– Et ceux de la dépense ?
– Seize cent mille livres de déficit ? Diable !
– Deux ans d’économies combleront le fossé.
– Je n’ai pas deux ans d’économies à faire.
– Oh ! vous, vous me rendriez fou ! Quoi, une santé pareille ?
– Ne me disais-tu pas que le notaire avait rédigé un projet de testament fort habile, en ce qu’il assurait à mes fils la totalité des biens à leur majorité ?
– Oui, monsieur, si vous abandonniez pendant six ans le quart du revenu des terres seules.
– Voyons ce projet.
– Le voici.
146
– J’ai les yeux un peu bas. Veux-tu lire toi-même ?
Bonbonne se mit à lire chacun des articles ; le marquis témoignait de temps en temps une satisfaction vive.
– Le projet est bon, dit-il enfin, d’autant plus qu’il laisse à madame de Chauvelin trois cent mille livres par année, le double de ce qu’elle a maintenant.
– Vous approuvez donc ?
– De tout point.
– Je puis donc transcrire cet acte ?
– Transcris-le.
– Et puis, il faudra que vous lui donniez la validité par une reconnaissance de votre main et votre signature.
– Fais vite, Bonbonne, fais vite !
–
Voilà que vous n’êtes plus même
raisonnable. J’ai passé une demi-heure à vous lire cet acte, il faut une heure au moins pour le recopier.
147
– Ah ! si tu savais comme j’ai hâte ! Tiens, dicte-moi, je vais tout écrire de ma main...
– Pas du tout, monsieur, pas du tout, vous avez déjà les yeux tout rouges ; pour peu que vous continuiez un demi-quart d’heure, vous aurez la fièvre après la migraine qui va vous prendre.
– Que faire pendant cette heure qui te semble nécessaire ?
– Vous promener, prendre le bon air de la pelouse avec madame la marquise, et puis je vais tailler mes plumes, et gare au papier ! j’en abattrai plus à moi seul, je vous en réponds, que trois clercs de procureur.
Le marquis obéit avec une sorte de répugnance ; pourtant il se sentait lourd, agité.
– Soyez donc calme, lui dit Bonbonne, est-ce que vous avez peur de ne pas avoir le temps de signer ? Une heure, vous dis-je ; que diantre !
monsieur le marquis, vous vivrez bien encore soixante et une minutes.
–
Tu as raison, reprit le marquis
; et il
descendit ; la marquise l’attendait.
148
Le voyant plus calme, et d’une physionomie plus enjouée :
– Eh bien ! dit-elle, avez-vous bien travaillé, monsieur ?
– Oh ! oui, marquise, oui, du bon travail, dont vous et vos fils serez contents, je l’espère.
– Tant mieux ! votre bras : promenons-nous ; les serres sont ouvertes ; voulez-vous que nous les visitions ?
– Tout ce qui vous plaira, marquise, tout.
–
Et vous dormirez bien après cette promenade. Si vous saviez la joie de vos valets de chambre depuis qu’ils ont mis des draps à votre grand lit.
– Marquise, je dormirai comme depuis dix ans cela ne m’était pas arrivé ; rien que d’y penser, j’en tressaille d’aise.
– Vous croyez, n’est-ce pas, que vous ne vous ennuierez pas trop avec nous ?
– Non, marquise, non.
–
Et que vous vous habituerez à nos 149
campagnards ?
– Oui, sans peine. Et si le roi, que je me repens d’avoir un peu rudoyé peut-être, si le roi m’oublie, il fait bien.
– Le roi ? ah ! monsieur, dit tendrement la marquise ; vous venez de soupirer en parlant de Sa Majesté.
– J’aime le roi, marquise, mais croyez bien...
Il n’acheva pas. Un bruit de fouet et les grelots d’un cheval lui coupèrent la parole.
– Qu’est cela ? dit-il.
– Un courrier, à qui on ouvre les grilles ; répondit la marquise, est-ce qu’il est de vous ?
– Non ; c’est étrange. Un courrier que tout le monde salue, qu’on laisse entrer dans le parterre, ne peut venir que de la part...
– De la part du roi ! murmura la marquise en pâlissant.
– De par le roi ! cria le courrier d’une voix haute.
– Le roi !
150
Et M. de Chauvelin se précipita au-devant de ce courrier, qui déjà avait remis sa lettre au maître d’hôtel.
– Une lettre du roi, hélas ! fit la marquise au père Delar, que le bruit de cette missive avait amené comme les autres.
Le marquis offrit au courrier du vin dans un gobelet d’argent, honneur que justifiait le respect accordé par tout gentilhomme à la royauté, même représentée par un valet. Il ouvrit cette lettre ; elle contenait ce qui suit, de la propre main du monarque :
Mon ami, depuis vingt-quatre heures à peine vous êtes parti, et il me semble que je ne vous ai pas vu depuis des mois. Les vieilles gens qui s’aiment ne doivent point se séparer. Auront-ils le temps de se rejoindre ? Je suis triste à la mort.
J’ai besoin de vous ; venez, ne me privez pas d’un ami, sous prétexte de vouloir défendre ma couronne. C’est la plus sûre manière de l’attaquer, au contraire, et, tant que vous la soutiendrez par votre présence, je la sentirai plus 151
que jamais. Que je vous trouve demain à mon lever, ce sera le signal d’un heureux jour.
Votre très affectionné.
– Le roi me rappelle, dit Chauvelin tout ému.
Il faut que je parte à l’instant, il ne peut se passer de moi. Qu’on attelle !
– Oh ! répondit la marquise, si tôt, après tant de douces promesses.
–
Vous aurez bientôt de mes nouvelles, madame.
– Monsieur le marquis, ma copie est faite !
s’écria Bonbonne qui accourait de loin.
– Bien ! bien !
– Et il n’y a plus qu’à relire et à signer.
– Je n’ai pas le temps. Plus tard.
– Plus tard ! Mais rappelez-vous ce que vous disiez tout à l’heure.
– Je le sais, je le sais.
– Plus de délai.
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– Le roi ne peut attendre.
– Mais vous oubliez vos enfants, vous oubliez le sort de votre famille.
– Je n’oublie rien, Bonbonne, mais je dois partir et je pars. Mes enfants, l’avenir de ma famille, ah ! songez-y, Bonbonne, cela est tout assuré.
– Une signature, rien qu’une signature.
–
Vois-tu, mon vieil ami, dit le marquis, radieux de joie, je suis si décidé à mettre en règle cette affaire, que si je mourais avant d’avoir signé, je te jure de revenir ici de l’autre monde, et c’est loin, tout exprès pour donner ma signature.
Te voilà tranquille, à présent ; adieu.
Et, embrassant à la hâte ses enfants et sa femme, oubliant tout ce qui n’était pas le roi et la cour, il s’élança, rajeuni de vingt ans, dans son carrosse, qui l’entraîna vers Paris.
La marquise et tout ce monde de gens si heureux naguère restèrent sombres, abandonnés, muets de désespoir, près de la grille.
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