XI

Mon grand-père ayant pris deux jours d’un repos dont lui et son chien avaient grand besoin, son chien plus encore que lui, partit une seconde fois.

Comme la première, il lança le lièvre au même endroit.

Chose d’autant plus étrange, que le gîte, bien marqué, parbleu ! était dans un carrefour où passaient plus de trente personnes par journée.

Comme la première fois, le lièvre déjoua sa poursuite.

Comme la première fois, mon grand-père rentra triste et harassé, avec sa gibecière neuve et vide.

Pendant un mois entier, tous les deux ou trois jours, il recommença cette lutte acharnée.

Toujours aussi inutilement.

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Au bout d’un mois, le pauvre Spiron mourut d’épuisement.

Et mon grand-père, à bout de forces, dut renoncer à ses chasses fantastiques.

Mais pendant qu’elles avaient duré, son travail avait complètement cessé, et la misère était entrée dans le pauvre ménage.

Ma grand-mère avait soutenu la maison, d’abord par son ordre et par son économie.

Ensuite en vendant tantôt un bijou, tantôt un meuble, débris de leur ancienne opulence.

Mais bientôt cette économie et cet ordre devinrent impuissants.

Les tiroirs étaient vides et les murs dégarnis.

Il ne restait plus dans la maison un seul objet ayant une valeur quelconque, et le soir où expira Spiron, force fut bien à la bonne femme d’avouer à son mari qu’il n’y avait pas de pain à la maison.

Mon grand-père tira de son gousset une montre de famille, en or, à laquelle il tenait tant, que ma grand-mère, qui savait sa vénération pour ce bijou, s’était défait d’objets bien nécessaires, 260

sans oser jamais lui en demander le sacrifice.

Eh bien ! mon grand-père la lui remit sans dire un mot.

Ma grand-mère s’en alla à Liège, où la montre fut vendue pour neuf louis d’or.

À son retour, elle posa les neuf louis étalés sur la table.

Le père Palan se mit à les considérer avec convoitise, et en même temps cependant avec hésitation.

Puis, prenant quatre de ces louis et appelant ma grand-mère :

– Femme, dit-il.

Elle accourut vivement.

– Tu m’appelles, notre homme ?

– Oui. Combien de temps penses-tu nous faire vivre avec les cinq louis qui restent là ?

– Dame ! dit ma grand-mère, en calculant, avec économie, je puis nous faire vivre deux mois.

– Deux mois, repartit mon grand-père, deux 261

mois, c’est plus qu’il ne me faut. Avant deux mois, j’aurai fait un civet du grand lièvre, ou le chagrin m’aura mis en terre.

Ma grand-mère se prit à pleurer.

– Sois tranquille, ajouta son mari, c’est le lièvre qui aura son affaire. Avec ces quatre louis, je vais aller dans le Luxembourg. Je sais un braconnier qui a encore de la race de mon pauvre Flambeau et de ma pauvre Ramette, et s’il lui reste deux chiens de leur espèce à me vendre, du diable si, avant quinze jours, je ne te fais pas un manchon avec la peau de mon persécuteur.

Ma grand-mère, qui suivait tous les jours avec anxiété, sur le visage de son mari, les progrès que le mal faisait chez lui depuis qu’il avait perdu le repos, ma grand-mère n’osa s’opposer à son dessein.

Jérôme Palan partit donc un beau matin pour le Luxembourg, vint droit à Saint-Hubert et descendit dans cette même auberge où nous sommes, et qui alors était tenue par son frère, Chrysostome Palan, c’est-à-dire par mon grand-oncle.

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Il retrouva son braconnier, qui avait conservé de la race de Flambeau et de Ramette, lui acheta un chien et une chienne, Rocador et Tambelle, et, cinq jours après son départ, rentra triomphant à la maison.

Le lendemain, dès l’aube, il était aux champs.

Mais le lièvre était plus fin et plus vigoureux qu’aucun chien de quelque race qu’il fût.

Il distança les descendants de Flambeau et de Ramette, comme il avait distancé Ramoneau et Spiron.

Seulement, mon grand-père, rendu plus prudent par l’expérience, les ménageait, comprenant bien que si le grand lièvre les lui forçait comme il avait forcé les autres, il lui serait impossible de les remplacer.

Il ne les laissait pas chasser l’animal maudit plus de trois ou quatre heures, et, convaincu que la force était inutile contre lui, il avait recours à la ruse...

Il bouchait avec soin toutes les coulées de haies que le lièvre traversait d’habitude, n’en 263

laissait qu’une ou deux ouvertes, et à celles-là, il plaçait des lacets préparés avec le plus grand soin.

Puis il s’embusquait aux environs, autant pour secourir les chiens, s’ils venaient à se prendre eux-mêmes dans les nœuds coulants, que pour avoir l’occasion de faire feu sur le lièvre.

Mais l’animal damné se moquait de tous les engins.

Il les flairait, les éventait, les devinait, faisait une nouvelle trouée dans la haie à côté du passage resté béant, et traversait les ronces et les épines sans y laisser un poil.

Puis de quelque côté que vînt la brise, il éventait mon grand-père, et ne se montrait à lui que hors de la portée de son fusil.

C’était à en devenir fou.

Les deux mois auxquels devaient suffire les cinq louis de la montre étaient écoulés, et le lièvre n’était pas mort.

Les enfants n’avaient pas le civet.

La mère n’avait pas le manchon.

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Le bonhomme, de son côté, vivait toujours, si toutefois l’existence qu’il menait pouvait s’appeler la vie.

Il n’avait de repos ni nuit ni jour, il était devenu jaune comme un vieux citron ; sa peau, pareille à un parchemin, semblait adhérer à ses os ; mais une chose surhumaine le soutenait, et les terribles chasses qu’il accomplissait presque tous les jours attestaient de sa vigueur.

Deux autres mois s’écoulèrent.

Pendant ces deux mois, on vécut de dettes et d’emprunt.

Enfin, un beau matin, toute la malheureuse famille dut déguerpir devant les garnisaires.

– Ah ! disait mon grand-père, tout cela ne serait rien si je pouvais mettre la main sur ce damné lièvre !

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