I

– Si jamais, dit l’aubergiste, vous écrivez ou racontez à votre tour cette histoire, vous pourrez l’intituler :

Le lièvre de mon grand-père

– Peste ! je n’y manquerai pas, répondis-je au digne homme ; par le temps qui court, où souvent on se préoccupe plus du titre que du roman, ce titre-là en vaut bien un autre, Nous vous écoutons, mon cher ami,

Nous fîmes tous silence, comme trois mille ans auparavant avaient fait les auditeurs d’Énée.

L’aubergiste commença.

– Mon grand-père, sans être riche, exerçait une 150

profession qui est lucrative, ou qui, s’il faut en croire certain proverbe, passe pour l’être : il était ce que l’on appelle aujourd’hui pharmacien, et ce que l’on appelait autrefois apothicaire.

Autrefois correspondra, si vous le voulez bien, à l’année 1788.

Il habitait la petite ville de Theux, située à six milles de Liège.

– Trois mille habitants, interrompit Hetzel ; nous la connaissons comme si nous l’avions bâtie, allez.

Le narrateur reprit :

– Son père exerçait la même profession que lui, et comme mon grand-père était fils unique, il avait laissé à ce fils une boutique parfaitement achalandée et quelques milliers de francs qu’il avait amassés à acheter des herbes pour du cuivre et à les revendre pour de l’argent, car un remords me prend, et je dois dire que mon aïeul n’était pas précisément apothicaire, mais herboriste.

Mon grand-père eût pu bien certainement arrondir cette somme en lui faisant faire la boule 151

de neige, mais il avait deux abominables défauts.

Il était chasseur et savant.

– Holà ! maître ! m’écriai-je, faites attention à ce que vous dites. Personne de nous n’a la prétention d’être savant, Dieu merci ! mais nous avons tous celle d’être chasseurs.

Vous m’excuserez, monsieur, reprit l’aubergiste ; et si vous m’aviez laissé achever ma phrase, ou plutôt la compléter par quelques mots, vous m’eussiez vu établir ce fait, que l’amour de la chasse est une vertu chez l’homme qui n’a rien à faire, puisque, n’ayant rien à faire, il pourrait faire du mal à ses semblables, au lieu d’en faire aux animaux ; mais que c’est un grand vice, un abominable vice, le plus fatal de tous les vices, pour l’homme que le travail de ses mains doit nourrir.

Or, ces deux vices produisirent chez mon grand-père un double résultat :

L’un tua son corps, – la science.

L’autre perdit son âme, – la chasse.

– Voyons, dis-je, cher hôte, il ne s’agit pas de 152

s’improviser romancier pour venir avancer de pareilles théories, ou, quand on les avance, on les explique.

– C’est ce que j’allais faire cette fois encore, monsieur, si vous ne m’aviez pas interrompu.

Mais, tais-toi donc, animal

! dit Hetzel.

Nous étions dans cette douce période qui précède le sommeil, quand le changement d’intonation nous a réveillés. Continuez, mon brave homme, continuez.

Si cependant ces messieurs préfèrent dormir ? répliqua l’aubergiste, plus piqué encore de l’interruption de Hetzel que de la mienne.

Mais non

! mais non

! me hâtai-je de

répondre. Ne faites pas attention à ce que dit mon camarade ; il appartient à une classe particulière de nos compatriotes que les naturalistes ont rangée dans une catégorie spéciale, genus humo, species blagueur. Continuez, nous vous écoutons.

Vous en étiez à la mort du corps et à la perte de l’âme de votre grand-père.

Le narrateur avait bonne envie de s’arrêter là.

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Cependant, sur mon insistance, il reprit :

– Je disais donc qu’à force de lire, mon grand-père douta de tout, même des saints, même de Dieu, et qu’à force de chasser, il entama la petite fortune que ma pauvre grand-mère amassait ou plutôt conservait avec tant de soin ; car, nous l’avons déjà dit, la meilleure part de cette fortune venait de mon aïeul.

Au fur et à mesure que mon grand-père s’enfonçait dans l’irréligion, – plus il étudiait, plus il devenait savant, et plus il s’y enfonçait, –

le malheureux état de son âme se manifestait au-dehors par des signes visibles.

D’abord il défendit à ma grand-mère d’aller à la messe les autres jours que le dimanche, et encore ne lui permit-il que la messe basse.

Il l’invita à parler de qui elle voudrait dans ses prières, excepté de lui, prétendant qu’aux grands du ciel comme aux grands de la terre, il faut, autant que possible, faire oublier son existence, attendu que le plus souvent ils ne se souviennent de nous que pour nous faire du mal.

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Ensuite il défendit à elle et à ses enfants de s’agenouiller le soir autour de son lit et de faire la prière en commun, comme, depuis un temps immémorial, il était dans les habitudes patriarcales de la famille de le faire.

Enfin on n’eut plus la liberté, quand tintait la sonnette de l’extrême-onction, de sortir, de se mettre à la suite du saint sacrement et de l’accompagner dans la maison où il était appelé par la religion des fidèles, qui croyaient qu’il n’existe de bonne mort que dans les bras du Seigneur.

Pendant quelque temps, il est vrai, mon grand-père permit encore qu’au tintement sacré, la grand-mère et ses deux enfants, qui étaient mon père et ma tante, sortissent et s’agenouillassent sur le seuil de la porte, tandis que le saint sacrement passait.

Mais bientôt cette dernière démonstration religieuse leur fut elle-même interdite.

Il est vrai que mon grand-père était si souvent dehors, sortait de si bonne heure et rentrait si tard, les dimanches surtout, que ma grand-mère 155

était parfaitement libre ces jours-là d’entendre, non seulement la messe basse, mais la grand-messe, les vêpres et le salut, et, les autres jours, de suivre le saint sacrement partout où il allait.

Elle ne manquait pas de le faire, comme vous le comprenez bien, car elle espérait qu’elle serait pardonnée par le Seigneur à cause de la bonne intention.

Mais tout en accomplissant ces actes de piété, comme sa crainte pour son époux était grande, elle ne manquait pas de dire aux voisines :

– Ne dites pas à mon mari que je suis sortie pour aller à la messe ou pour suivre le saint sacrement.

Et à ses connaissances qu’elle trouvait dans l’église ou dans la maison mortuaire :

– Ne dites pas à Jérôme que vous m’avez vue ici.

De sorte que cette recommandation, faite dans la vue de la paix intérieure, paix à laquelle ma grand-mère eût tout sacrifié, donnait à toute la ville de Theux la mesure des sentiments religieux 156

ou plutôt des sentiments irréligieux de mon grand-père.

– Pas mal ! pas mal ! murmura Hetzel ; un peu prolixe, mais si nous imprimons cela, nous ferons d’habiles coupures.

– Tiens, lui dis-je, ton malheur à toi, cher ami, c’est d’avoir lu les livres que tu imprimais, et de ne pas t’en être rapporté à l’étiquette du sac.

Quant à moi, je trouve l’histoire charmante ; et vous, colonel ?

– Oui, dit le colonel ; cependant je voudrais voir le narrateur entrer dans le sujet.

– Ah ! colonel, pour un guerrier, pour un faiseur de sièges, pour un preneur de villes, ne savez-vous donc pas que c’est un hasard quand les citadelles s’emportent par une escalade, par un coup de main ? Que diable ! avant d’ouvrir 1a tranchée, il faut ouvrir des parallèles, creuser des boyaux. Eh bien ! mais notre hôte creuse ses boyaux, trace ses parallèles !

Rappelez-vous que le siège de Troie a duré neuf ans, et celui d’Anvers trois mois. Continuez, 157

maître, continuez.

Malgré mon encouragement, mon hôte secoua la tête ; et comme il tenait sans doute à me montrer clairement le peu de cas qu’il faisait de mes compagnons comme auditeurs :

– Oui, monsieur, me dit-il, je continue ; mais vous pouvez bien vous vanter que c’est pour vous, et pour vous seul.

Et il appuya sur ce dernier mot, comme pour ne laisser aucun doute à mes compagnons.

Après quoi il continua en effet :

– J’ai dit que les absences de mon grand-père, qui s’étaient peu à peu étendues des dimanches aux autres jours de la semaine, laissaient toute facilité à ma grand-mère de demeurer bonne chrétienne, malgré les injonctions de son mari.

Mais si elles ne portaient point atteinte à la vie future et spirituelle de leurs âmes, ces absences faisaient un tort inouï à la vie matérielle et présente.

D’abord, mon grand-père n’avait consacré à la chasse que le dimanche, et jusque-là, pourvu 158

qu’il ne chassât pas sur les terres du prince-

évêque, ou sur celles des seigneurs de Theux ou des environs, personne n’avait rien à dire, et en effet personne ne disait rien.

Mais bientôt mon grand-père posa cet axiome, que ce n’était pas trop (puisqu’il restait assis dans son magasin – les six autres jours de la semaine) de se donner un peu de distraction, non seulement le dimanche, mais encore le jeudi.

En vertu de cet axiome, que personne, pas même ma grand-mère, ne chercha à contester, le jeudi fut adjoint au dimanche.

Puis le mardi.

Puis enfin les autres jours, comme entraînés à la suite des premiers, passèrent par le laminoir de cette affreuse passion.

De sorte qu’il arriva un moment où, au lieu que ce fût un jour que mon grand-père allât à la chasse, et six jours qu’il restât à la maison, ce fut un jour qu’il resta à la maison et six jours qu’il alla à la chasse.

Et encore le septième jour finit-il par y passer 159

comme les autres.

De manière que mon grand-père se détacha de plus en plus, non seulement de ses devoirs envers Dieu, mais encore de ses devoirs envers sa femme et ses enfants.

Car non seulement il passait les journées dans les bois, dans les champs, dans les marais, bravant la pluie, les tempêtes et les neiges, qui, dans nos pays, sont plus terribles que les tempêtes, mais encore les soirées, au lieu de rentrer à la maison, de se réchauffer au coin du feu, de se restaurer à la table de la famille ; les soirées, il les passait à boire au cabaret, à trinquer avec ses compagnons et à raconter ses prouesses au premier venu.

Et il racontait, non seulement ses prouesses de la veille, non seulement ses prouesses du jour, mais encore celles qu’il comptait faire le lendemain.

Et ces veillées, arrosées d’abord de bière, puis de vin du pays, puis de vin du Rhin, se prolongèrent de telle façon, qu’il arriva souvent qu’il ne rentrait même plus à la maison pour 160

donner de ses nouvelles à ma grand-mère et à ses enfants.

Il repartait le lendemain au point du jour, quelquefois même avant, de l’auberge où il était entré la veille au soir.

Mais comme les malheurs s’enchaînent les uns aux autres et que les passions ont en elles, non seulement le germe du mal, mais encore ses développements, voici ce qui arriva tout naturellement.

Nous avons établi que personne n’avait rien à dire tant que mon grand-père ne sortait que le dimanche et ne chassait que sur les terres où il avait le droit de chasser.

Mais vous avez vu que peu à peu il était sorti tous les jours, et même qu’à force de sortir, il en était venu à ne plus rentrer.

Bientôt il arriva bien pis.

– Diable ! diable ! diable ! murmura Hetzel, qu’arriva-t-il

? Je commence à trouver que

l’histoire est du plus haut intérêt. Et toi, colonel ?

– Tais-toi donc, maudit bavard, dit le colonel ; 161

si l’intérêt faiblit, c’est grâce à tes éternelles interruptions

; Télémaque lui-même n’y

résisterait pas. Continuez, mon brave, continuez.

Je joignis mes instances à celles du colonel, et notre hôte continua.