XXI
Le choléra
Le bruit de mon futur mariage avec Vanly-Tching fut bientôt répandu dans Bidondo, et agit naturellement d’une façon diverse sur les habitants de cette ville, habitués depuis deux ou trois ans à se préoccuper des moindres mouvements de la belle Chinoise.
Les uns la blâmèrent, les autres
l’approuvèrent ; enfin. beaucoup secouèrent la tête en disant que le premier mari était mort au bout de trois mois, le second au bout de deux mois, le troisième au bout d’un mois, et que, pour ne pas faire mentir le calcul nécrologique, je mourrais probablement, moi, la première nuit de mes noces.
Mais la personne sur laquelle le coup porta le 368
plus violemment fut la pauvre Schimindra.
Les bontés que j’avais eues pour elle lui avaient fait pendant quelque temps concevoir l’espoir de devenir ma femme.
Dans un moment de désespoir, elle m’avoua jusqu’où avait été son ambition ; mais je lui fis promptement et facilement comprendre quelle supériorité avait la belle Vanly-Tching, veuve d’un docteur, veuve d’un mandarin, veuve d’un juge civil, sur elle, qui n’était veuve que d’un singe.
Il en résulta que Schimindra rentra dans son humilité, avoua franchement qu’elle n’eût jamais dû en sortir ; et, sachant que sa rivale m’avait demandé un relevé de ma fortune, se borna à me supplier de ne point porter sur mon actif le bézoard en question.
Comme, le bézoard à part, ma fortune égalait et même dépassait celle de ma belle future, je n’eus pas de peine à promettre ce que me demandait Schimindra ; et le bézoard, suspendu à mon cou dans une petite bourse de cuir, continua de demeurer un secret entre Schimindra et moi.
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Tous les soirs, j’étais admis à faire la cour à ma future, de sorte que le temps passait rapidement.
Comme je parlais peu chinois et qu’elle parlait très peu hindoustani, pas du tout hollandais et pas du tout français, nos conversations avaient lieu surtout par gestes, ce qui me donnait parfois une hardiesse d’expression que je n’eusse pas eue avec la parole ; mais, je dois le dire en l’honneur de la belle Vanly-Tching, elle conserva intacte la réputation de vertu qu’elle s’était faite, et, tout en me concédant certaines bagatelles sans importance, jamais elle ne me laissa prendre un acompte sérieux sur le mariage.
Enfin le jour arriva.
La surveille, j’avais éprouvé une grande crainte : plusieurs cas de choléra avaient été signalés à Cavite et un ou deux à Bidondo, de sorte que je tremblais que la présence de l’épidémie ne déterminât Vanly-Tching à remettre notre mariage ; mais c’était un esprit fort que la belle Chinoise, et cet événement n’avait aucune prise sur elle.
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C’était le 27 octobre le grand jour.
Le 27 octobre fut une fête pour toute la ville de Bidondo. Dès le matin, il y avait foule à la porte de Vanly-Tching.
C’était la quatrième fois que l’on voyait la belle Chinoise traverser la ville en costume de fiancée, et l’on ne se lassait pas de la voir.
L’habitude est que la fiancée chinoise se promène par la ville avec un cortège de musique et de chant. Cela ressemble assez, à ce que m’a dit un savant hollandais qui habitait Manille, aux anciens cortèges grecs : seulement à son premier mariage, la fiancée porte un voile épais sur la figure, en signe de virginité. Quand elle convole en deuxième, troisième et quatrième noces, l’épouse chinoise est promenée à visage découvert.
Ce fut donc à visage découvert que l’on promena ma fiancée, et cela à ma grande satisfaction, car j’entendais dire tout autour de moi : « Heureux Olifus, va ! coquin d’Olifus, va !
gredin d’Olifus ! »
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Le reste, de la cérémonie ressemble fort à ce qui se pratique au Siam.
Quand les fiancés sont d’accord, les parents du jeune homme vont présenter aux parents de la jeune fille sept boîtes de bétel ; huit jours après, le fiancé vient lui-même et en apporte quatorze ; alors il demeure dans la maison du beau-père pendant un mois pour voir sa future et s’accoutumer à elle ; après quoi, le jour où l’on doit achever la célébration, les parents s’assemblent avec les plus anciens amis, et mettent dans une bourse, l’un des bracelets, l’autre un anneau, l’autre de l’argent ; un d’eux tient une bougie allumée, la passe sept fois autour des présents, pendant que tous les autres poussent de grands cris de joie en souhaitant une longue vie et une parfaite santé aux mariés.
Après quoi vient un grand festin, suivi d’une petite collation tête à tête, laquelle est suivie ellemême de la consommation du mariage.
Quant à Vanly et quant à moi, nous nous étions dispensés de tout ce cérémonial.
Elle m’avait montré la cassette dans laquelle 372
était enfermée sa petite fortune ; je lui avais montré mes effets de commerce visés par le correspondant de mon capitaine chinois, payables à vue et au porteur ; nous nous passions chacun quarante mille livres au dernier vivant, cela valait bien sept boîtes de bétel et même quatorze.
Pour des parents, ni l’un ni l’autre nous n’en avions.
La cérémonie de la bourse et des bracelets, celle de la bougie allumée et passée sept fois autour des présents, celle des cris de joie nous souhaitant une longue vie et une parfaite santé, furent donc omises.
Nous nous en tînmes au grand dîner d’apparat et à la petite collation intime.
Le dîner d’apparat fut magnifique, Vanly l’avait dirigé ; il se composait des mets les plus recherchés : il y avait des souris au miel, du requin au coulis de cloporte, des vers à l’huile de ricin, des nids d’hirondelles aux crabes pilés, des salades de bambou, le tout arrosé de canchou, que des domestiques chargés d’énormes cafetières d’argent nous versaient à tout moment. On but à 373
l’empereur de la Chine, au roi de Hollande, à la Compagnie anglaise, à notre heureuse union, le tout en prenant la tasse à deux mains et en faisant tchin tchin, c’est-à-dire en branlant la tête de droite à gauche et de gauche à droite, comme des magots, puis chacun montrait le fond de la tasse pour prouver qu’elle était vide.
Pendant le cours du dîner, la belle Vanly paraissait me regarder avec inquiétude, et parlait tout bas à ses voisins.
Deux ou trois fois elle m’adressa la parole pour me demander, avec la voix la plus douce de la terre :
– Comment vous trouvez-vous, mon ami ?
– Très bien, lui répondis-je, très bien.
Mais, malgré cette assurance, elle secouait la tête et poussait des soupirs tels que je commençai à être inquiet de moi-même, et qu’en sortant de table je me regardai dans une glace.
L’examen me rassura, j’étais rayonnant de joie et de santé. Il paraît cependant que je ne semblais pas si bien portant à la société, car deux ou trois 374
convives, avant de me quitter, vinrent à moi pour me demander :
– Est-ce que vous souffrez ?
Et, malgré ma réponse négative, s’éloignèrent en me serrant tristement la main.
Je crus même entendre prononcer à mi-voix le mot choléra
; mais comme je demandais si
quelqu’une de nos connaissances avait été atteinte du choléra, l’on me répondit que non, et je pensais avoir mal entendu.
Au milieu de tout cela, je cherchai ma belle mariée, qui vint à moi l’inquiétude dans les yeux.
Je voulus l’interroger sur l’objet de cette inquiétude ; mais elle se contenta de me regarder, de se détourner en essuyant une larme, et en murmurant :
– Pauvre ami !
Je pris congé des convives que j’avais hâte de voir disparaître, en frottant mon nez contre le leur, comme c’est l’usage.
Mon correspondant était le dernier.
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Je lui frottai le nez avec une double ardeur, attendu, on se le rappelle, que c’était lui qui avait servi d’intermédiaire à mon mariage ; et, comme je lui montrais avec un sourire narquois la belle Vanly qui se dirigeait tout doucement vers la chambre à coucher, où je lui faisais signe que j’allais la suivre :
– Vous feriez bien mieux d’envoyer chercher le médecin, me dit-il.
Et, levant les yeux au ciel, il sortit à son tour.
Je n’y étais plus du tout.
Cependant je ne m’amusai point à chercher ce que tout cela voulait dire. Je fermai la porte, et j’entrai vivement dans la chambre à coucher.
La belle Vanly était déjà près de la table où était servie une charmante collation mêlée de fleurs et de fruits, occupée à transvaser une liqueur rose d’une carafe dans une autre.
Je n’avais rien vu de plus appétissant que cette liqueur rose ; on eût dit du rubis distillé.
– Ah çà ! chère amie, lui dis-je en entrant, pouvez-vous m’expliquer en quoi ma situation, 376
qui ne me laisse absolument rien à désirer, à moi, semble faire pitié à tout le monde ? On me demande comment je me trouve, on me demande si je ne me sens pas mieux, on me donne le conseil d’envoyer chercher le médecin, si bien, ma parole d’honneur ! que je ressemble à ce personnage d’une comédie française que j’ai vu jouer à Amsterdam, à qui tout le monde veut persuader qu’il a la fièvre, à qui on le répète tant et si bien, qu’il finit par le croire, et qu’après avoir souhaité le bonsoir à tout le monde, il va se coucher.
– Ah ! murmura Vanly, si vous n’aviez que la fièvre, avec du quinquina on vous la couperait.
– Comment : si je n’avais que la fièvre ! Mais je n’ai pas la fièvre, je vous prie de le croire.
– Mon cher Olifus, dit Vanly, maintenant que nous ne sommes plus que nous deux, maintenant que vous n’avez plus besoin de vous contraindre, dites-moi franchement ce que vous éprouvez.
– Moi, ce que j’éprouve ? j’éprouve le plus ardent désir de vous dire que je vous aime, et surtout de vous le...
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–
Et pas la moindre crampe d’estomac
?
demanda Vanly.
– Pas la moindre.
– Pas le moindre refroidissement ?
– Au contraire.
– Pas la moindre colique ?
–
Allons donc
! ah çà
! mais j’aurais le
choléra, chère amie, que vous ne me feriez pas d’autres questions.
– Eh bien, justement, puisque c’est vous qui avez dit le mot...
– Après ?
–On a cru remarquer pendant le souper.
– Quoi ?
– Que vous changiez de couleur, que vous portiez plusieurs fois la main à votre estomac, et que plus tard...
– Ah ! je vous dirai, c’est que d’abord je n’ai pas pu me faire à la vue de vos souris au miel ; ensuite, voyez-vous ? votre coulis de cloporte...
Nous n’avons pas l’habitude de ces coulis-là chez 378
nous. Enfin votre huile de ricin... Mais ça s’est passé avec un peu d’air comme cela. Ah ! en voilà une idée, par exemple, de penser que je vais avoir juste le choléra pour la première nuit de mes noces ! bon ! bon ! bon !
– Eh bien ! mon cher ami, cette pensée, c’était celle de tout le monde, et je suis parfaitement certaine que, parmi les trente amis qui nous quittent, il y en a vingt-neuf convaincus que demain matin vous serez mort.
– Mort du choléra ?
– Du choléra.
– Ah ! par exemple !
– C’est comme cela.
– Voyons, franchement... est-ce que...
– Hé ! hé !
– Oh ! oh !
Monsieur, c’est une chose étrange que l’imagination. Après avoir ri de Bazile à qui on persuade qu’il a la fièvre, ne voilà-t-il pas que je me tâtais l’estomac, que je me tâtais le ventre, et 379
que j’étais tout près de croire que j’avais déjà des crampes et que j’allais avoir la colique.
Dans tous les cas, il y avait un fait incontestable, c’est que je me refroidissais, oh !
mais à vue d’oeil.
– Pauvre ami, me dit Vanly en me regardant avec compassion ; heureusement que le mal n’a pas encore fait de grands progrès, et que mon premier mari m’a légué un remède infaillible.
– Contre le choléra ?
– Contre le choléra, oui.
– Oh ! le digne homme ! Eh bien ! chère Vanly, l’occasion se présente d’en faire usage, de votre remède.
– Ah ! vous avouez donc !
– Oui, je commence à croire. Oh ! qu’est-ce que c’est que cela ?
– Dépêchez-vous, cher ami, dépêchez-vous ; voilà les borborygmes qui viennent.
– Comment ! les borborygmes ?
Il faut vous dire que le mot est pas mal barbare 380
déjà en français, n’est-ce pas
? mais qu’en
chinois, c’était encore bien pis ; de sorte que lorsqu’elle me dit : Voilà les borborygmes ! c’est comme si elle m’avait dit
: «
Voilà les
Cosaques ! »
– Les borborygmes ! répétais-je en me laissant aller sur une chaise. Eh bien ! chère Vanly, qu’y a-t-il à faire.
– Il y a à boire tout de suite un verre de cette liqueur rouge que je préparais quand vous êtes entré, et cela, pauvre Olifus, dans la prévision de ce qui vous arrive.
– Alors vite le verre, alors vite la liqueur rouge... Ah voilà les borborygmes qui reviennent : Vite, vite, vite.
Vanly versa la liqueur rouge dans un verre et me la présenta.
Je pris le verre d’une main tremblante, je le portai à ma bouche, et j’allais avaler la liqueur rouge depuis la première jusqu’à la dernière goutte, lorsque je vis Vanly pâlir et fixer les yeux sur la porte de la chambre.
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En même temps, j’entendis une voix bien connue qui me dit :
– Au nom du Ciel ! Olifus, ne buvez pas.
– Schimindra ! m’écriai-je, que diable venez-vous faire ici ?
– Je viens vous rendre ce que vous avez fait pour moi, vous sauver la vie.
– Ah ! chère Schimindra, vous aussi, vous avez donc un secret contre le choléra ?
– Je n’ai pas de secret contre le choléra, et ce secret d’ailleurs serait inutile.
– Comment ! inutile ?
– Oui.
– Je n’ai donc pas le choléra ?
– Non.
– Si je n’ai pas le choléra, alors qu’ai-je donc ?
– Vous avez – Schimindra regarda Vanly qui pâlissait de plus en plus –, vous avez épousé une empoisonneuse, voilà tout.
Vanly jeta un cri comme si un serpent l’avait 382
mordue.
– Une empoisonneuse ? répétai-je.
– Est-ce que vous allez écouter cette femme ?
me demanda-t-elle.
–
Schimindra, ma bonne amie, fis-je en secouant la tête, il me semble que vous allez un peu loin.
– Une empoisonneuse, répéta Schimindra.
Vanly devint livide.
– Comptons ceux que vous avez empoisonnés, madame, dit Schimindra, et voyons comment vous les avez empoisonnés.
– Oh ! venez ! venez ! Olifus ! s’écria Vanly.
– Non, restez et écoutez ! dit Schimindra.
Puis, se retournant vers Vanly :
– Vous avez empoisonné votre premier mari, le docteur, avec la fève de Saint-Ignace, si commune à Mindanao. Vous avez empoisonné votre second mari, le mandarin, avec le ticunas américain. Vous avez empoisonné votre troisième mari, le juge civil, avec le vooara de la Guyane.
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Enfin, ce soir, vous alliez empoisonner votre quatrième mari, Olifus, avec l’upas de Java.
– Vous mentez, vous mentez ! s’écria Vanly.
– Je mens ? dit Schimindra ; eh bien ! si je mens, buvez ce verre de liqueur rose que vous veniez de verser à votre mari, sous prétexte qu’il avait le choléra.
Et elle prit le verre que j’avais posé sur la table, et le présenta à Vanly.
Je m’attendais à ce que Vanly lui arrachât le verre des mains, et bût ce qu’il contenait ; mais, pas du tout, elle recula, gagna la porte tout en reculant, l’ouvrit et se sauva.
Je m’élançai après elle.
– Oh ! chère Vanly, m’écriai-je, ne craignez rien, revenez, je ne la crois pas, ce n’est pas possible.
– Ce n’est pas possible ! s’écria Schimindra au désespoir de ce que je ne la croyais pas ; ce n’est pas possible !
–
Non, et à moins qu’on me donne une preuve...
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– Et si l’on vous donne une preuve ! s’écria Schimindra.
– Dame !
– Vous croirez ?
– Il le faudra bien.
–
Vous croirez que cette femme est une empoisonneuse, n’est-ce pas ?
– Sans doute.
– Et vous ne l’aimerez plus ?
–
Comment
! je ne l’aimerai plus
! Non
seulement je ne l’aimerai plus, mais je la dénoncerai, mais encore je la poursuivrai, mais encore je la ferai guillotiner, pendre, écarteler.
– Vous le jurez ?
– Je le jure.
– Eh bien ! dit Schimindra, cette preuve, la voilà.
Et elle avala le verre de liqueur rose, tout d’un trait, tout d’une haleine, avant que j’aie eu le temps de dire :
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– Eh bien ! mais que faites-vous donc ?
Je jetai un grand cri à mon tour, car enfin, la pauvre Schimindra, je n’avais absolument rien contre elle, que ce malheureux singe... Mais, à part cet antécédent, je l’aimais de tout mon coeur.
– Maintenant, dit-elle en tombant dans mes bras, vous allez comprendre pourquoi on avait fait courir le bruit parmi vos convives que vous étiez atteint du choléra.
En effet, à peine Schimindra avait-elle prononcé ces paroles que je la vis pâlir, et que, portant la main à sa poitrine, elle donna les signes de la plus vive douleur.
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