VIII
Un homme à la mer
La première terre que nous aperçûmes, après avoir perdu de vue les côtes de France, fut la petite île de Porto-Santo, située au nord de Madère. Madère, caché dans un brouillard plus épais, n’en sortit que deux heures après. Nous laissâmes le port de Funchal à notre gauche, et nous continuâmes notre route. Le quatrième jour, après avoir doublé Madère, nous eûmes connaissance du pic de Ténériffe, qui se montrait et disparaissait dans les ondulations de la vapeur, laquelle semblait comme une seconde mer, battre son flanc de ses vagues. Nous passâmes sans nous arrêter, et nous commençâmes à entrer dans une mer verdoyante qui ressemblait à une vaste cressonnière ; des couches épaisses de varech d’un vert sombre, passant au jaune, couvraient la 130
surface de l’océan, et formaient ces grappes que les matelots appellent raisin des tropiques.
Ce n’était pas la première fois que je faisais de pareils voyages. J’avais été deux fois à Buenos Ayres, et j’avais vu ce que les marins nomment les eaux bleues. Je me retrouvais donc dans mon élément ; je respirais tout à mon aise.
Le bâtiment était bon voilier et filait sept à huit noeuds à l’heure. Chaque noeud m’éloignait d’un mille de la Buchold, je n’avais rien à désirer.
Nous passâmes la ligne, il y eut fête à bord comme d’habitude. J’y présentai mon certificat, signé du bonhomme Tropique, et, au lieu d’en recevoir, ce fut moi qui versai de l’eau sur la tête des autres.
Le capitaine était bon diable : il avait ouvert la soute au rhum, de sorte que je m’étais couché un peu en train. Tout à coup, j’étais comme on dit, vous savez, entre le ziste et le zeste ; je roupillais, moitié chantonnant, moitié ronflant, chassant avec ma main les cancrelats, que je prenais pour des poissons volants, quand il me sembla voir 131
une grande figure blanche descendre par l’écoutille et s’approcher de mon hamac.
À mesure qu’elle approchait, je reconnaissais la Buchold ; peut-être que je ronflais encore, mais je vous en réponds, je ne chantais plus.
– Ah ! me dit-elle, après m’avoir défoncé deux fois le crâne, une fois d’un coup de patin et une autre fois d’un coup de chenet, au lieu de te repentir, au lieu de faire pénitence, voilà donc l’état dans lequel tu te mets, ivrogne !
Je voulus lui répondre ; mais c’était drôle : C’était elle qui parlait maintenant, et c’était moi qui étais devenu muet.
–
Oh
! c’est inutile, continua-t-elle
; non
seulement tu es muet, mais tu es paralysé ; essaie un peu de t’en aller, essaie.
Elle voyait bien ce qui se passait en moi, la maudite Buchold, et que je faisais des efforts surhumains pour enjamber par-dessus mon hamac. Mais bah ! ma jambe était raide comme le mât de misaine, et il aurait fallu le cabestan pour me faire bouger.
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J’en pris mon parti. Je mis en panne et je restai immobile comme une bouée.
Heureusement que je pouvais fermer les yeux et ne pas la voir, c’était une consolation ; mais malheureusement je ne pouvais pas fermer les oreilles et ne pas l’entendre. Elle m’en dit tant, elle m’en dit tant, que ça finit par bourdonner sans que j’entendisse les mots ; puis je n’entendis plus même le bourdonnement ; puis j’entendis piquer l’heure ; puis la voix du contremaître qui criait : « Le deuxième quart sur le pont. »
– Vous savez ce que c’est que les quarts ? me demanda le père Olifus.
– Oui, lui répondis-je, allez toujours.
– J’étais donc du deuxième quart. C’était moi qu’on appelait. J’entendais qu’on m’appelait ; je ne pouvais remuer ni pieds ni pattes. Seulement je me disais : «Ton compte est bon, Olifus, tu vas en avoir, des coups de garcette. Mais, malheureux, on t’appelle ; mais, paresseux, lève-toi donc ! »
Monsieur, tout cela se passait au-dedans. Au-133
dehors, bonsoir ; rien ne bougeait.
Tout à coup, je sens qu’on me secoue ; je crois que c’est la Buchold. Je me fais petit ; on me secoue plus fort
; je ne bouge pas. Enfin,
j’entends un juron à faire fendre le bâtiment, et une voix qui me dit :
– Ah çà ! mais es-tu mort ?
Bon ! je reconnais la voix du maître timonier.
– Non ! non ! je ne suis pas mort ! non, père Vidercome, me voilà. Seulement, aidez-moi à descendre de mon hamac.
– Comment ! que je t’aide ?
– Oui, impossible de me bouger moi-même.
– Je crois, Dieu me pardonne ! qu’il n’est pas encore dessaoulé. Attends, attends.
Et il prend le manche d’un balai quelconque qui traînait.
Je ne sais pas si c’est la peur qui me donna des forces, ou si c’est que mon engourdissement était passé ; mais j’étais léger comme un oiseau. Je saute en bas de mon hamac, et je dis : 134
–
Voilà
! voilà
! C’est cette drôlesse de
Buchold ! Décidément, elle est née pour mon malheur, cette créature-là.
– Buchold ou non, que ça ne t’arrive pas demain, dit le maître timonier, ou bien nous verrons...
– Oh ! demain, fis-je en passant mes pantalons et en grimpant l’échelle de l’écoutille, il n’y a pas de danger.
– Oui, demain tu ne seras plus ivre, je le comprends ; pour aujourd’hui, je te le passe : ce n’est pas tous les jours la fête du bonhomme Tropique. Allons, allons, sur le pont.
J’y étais ; jamais je n’ai vu pareille nuit.
Ce n’était plus des étoiles qu’il y avait au ciel, monsieur, c’était de la poudre d’or. Quant à la mer, elle était ridée par une petite brise qu’on n’en demanderait pas une autre pour aller en paradis.
Ce n’était pas tout. Le bâtiment semblait enflammer les vagues en les divisant. Il n’y avait rien à faire. Le bâtiment marchait toutes voiles 135
dehors, cacatois et bonnettes au vent, comme une jeune fille qui va le dimanche à la messe.
Je me penchai donc hors de la muraille, et je me mis à regarder l’eau.
Voyez-vous, vous ne pouvez pas vous figurer quelque chose de pareil. On dit que c’est des petits poissons qui font ça ; moi, j’aime mieux dire que c’est le bon Dieu. C’était comme s’il y avait eu cinquante chandelles romaines le long de la carcasse du navire. C’étaient des feux d’artifice sans fin qui s’en allaient faire bouquet dans le sillage du bâtiment. Tout cela se détachant sur la teinte sombre des vagues, comme un étendard de flammes dont on secouerait les longs plis au fond de l’eau.
Tout à coup, au milieu de ces flammes, il me semble voir se jouer comme une forme humaine.
La forme se fait de plus en plus visible, et qu’est-ce que je reconnais ? la Buchold !
Il ne faut pas me demander si je voulus faire un bond en arrière ; mais, ouiche ! collé sur la muraille du bâtiment, collé comme une morue sèche, impossible de m’en aller de là. Tout au 136
contraire, en se jouant dans l’eau, en piquant des têtes, en tirant des coupes, en faisant la planche, c’étaient des signes, c’étaient des agaceries, c’étaient des sourires, que je sentais mes pieds qui quittaient la terre, mon ventre qui glissait ; ça m’attirait comme un vertige
; je voulais me
retenir, je ne trouvais rien ; je voulais crier, plus de voix ; ça m’attirait toujours. Ah ! maudite sirène ! Je sentais mes cheveux se dresser ; il y avait une goutte d’eau à chaque poil, et je glissais, je glissais, et la tête emportait le derrière, et je sentais que je m’en allais, que je m’en allais.
Maudite sirène ! va.
Tout à coup, on m’empoigne par le fond de ma culotte.
– Ah çà, mais ! tu es donc enragé, Olifus ? me dit le maître timonier en m’attirant à lui. À moi, deux hommes ! deux vigoureux ! deux solides ! à moi donc.
Ils arrivèrent ; il était temps ! je l’entraînais avec moi. Je retombai sur le pont. Ouf !
Monsieur, j’étais trempé comme une soupe ; je grinçais des dents, je tournais les yeux.
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– Bon ! dit le maître timonier, quand on est épileptique, on le dit, du moins. C’est un cas rédhibitoire. Là ! voilà qui est joli, un matelot qui a des attaques de nerfs. C’est du propre. Petite maîtresse d’Olifus, va !
C’est vrai, monsieur, je gigotais, tout en disant :
–
Non, ce n’est pas l’épilepsie, c’est la Buchold. Est-ce que vous ne l’avez pas vue ?
– Quoi ?
– La Buchold ; elle était là, jouant dans l’eau et dans le feu, comme une salamandre ; elle m’appelait, elle m’attirait.. c’était elle ! Ah !
maudite sirène, va !
– Qu’est-ce que tu parles de sirène ?
– Rien, rien...
– Voyez-vous, reprit le père Olifus, si vous faites de longs voyages, monsieur, il ne faut jamais parler aux matelots, ni de sirènes, ni de néréides, ni de femmes marines, ni d’hommes marins, ni de poissons évêques. À terre, c’est encore bon
; à terre, ils en plaisantent, les 138
matelots, mais en mer ils n’aiment pas cela ; ça leur fait peur. Tant il y a, que j’avais manqué faire le plongeon, et que, sans le maître timonier, va te promener, je buvais un coup à la grande tasse.
J’allai m’asseoir au pied de l’artimon ; je passai mon bras dans un cordage, et j’attendis le jour.
Le jour venu, il me sembla que tout cela était un rêve ; seulement, comme j’avais une fièvre de cheval, je compris qu’il y avait un fond de réalité dans tout cela. Or, la réalité c’était bien simple : j’avais donné un coup de chenet à la Buchold ; le coup de chenet était bien appliqué, si bien appliqué qu’elle en était morte ; et c’était son âme qui venait me demander des prières.
Malheureusement, sur les bateaux de la compagnie des Indes, il n’y a pas de chapelain ; s’il y avait eu un chapelain, je lui eusse fait chanter une messe, et tout était dit. Alors, je m’avisai d’un autre moyen, d’un moyen connu.
Je pris une noix muscade, j’y écrivis le nom de la Buchold
; je l’entortillai dans un linge, 139
j’enfermai le tout dans une boîte de fer-blanc, je fis sur le couvercle deux croix séparées par une étoile, et, le soir venu je jetai le talisman à la mer, avec un de Profundis, puis j’allai me fourrer dans mon hamac.
Je n’y étais pas plus tôt que j’entendis crier :
– Un homme à la mer !
Vous savez, quand on entend ce cri-là, c’est pour tout le monde ; car, dans un bâtiment, c’est le tour de mon camarade aujourd’hui, ce sera peut-être le mien demain. Je sautai au bas de mon hamac, et je courus sur le pont.
Il y eut un moment de confusion. Chacun disait : Qu’est-ce donc ? Qui est à la mer ? Est-ce moi, est-ce toi, est-ce lui ? Mais n’importe ; comme dans un navire bien tenu il y a toujours un homme armé d’un couteau près de l’aiguillette de la bouée de sauvetage, ou après l’échappement mer, l’homme avait déjà fait sa besogne, et la bouée était dans le sillage du bâtiment.
Pendant ce temps, le capitaine criait :
– La barre dessous ; défaites les hautes voiles ; 140
larguez les drisses et les écoutes.
Voyez-vous, c’est une manoeuvre comme cela. Quand il tombe un homme à la mer, on met le bâtiment en panne ; et, pour mettre le bâtiment en panne, si on ne larguait pas les drisses et les écoutes, on aurait, pendant le temps qu’il fait son auloffée, pas mal de bouts-dehors cassés, de bonnettes déchirées, surtout s’il court grand largue.
En même temps, on hissait le canot au moyen de ses palans ; on prenait un bout de filin assez fort pour le supporter ; on passait le bout de dessus en dessous, dans un chaumard accolé au portemanteau... Bref, on mettait un canot à la mer.
Pendant ce temps-là, tout le monde était à l’arrière ; c’était une vraie bouée de sauvetage qu’on avait laissée, avec un feu d’artifice pour éclairer ; le feu d’artifice brûlait ; de sorte qu’on pouvait voir un individu qui nageait, qui nageait, qui nageait.
Quand je dis qu’on pouvait voir, je me trompe, il n’y avait que moi qui voyais ; et j’avais beau 141
dire : « Voyez-vous ? voyez-vous ? » les autres disaient : « Non, nous le voyons pas. »
Puis, en regardant tout autour d’eux, les matelots disaient :
– C’est drôle, me voilà, te voilà, le voilà, nous sommes tous là. Qui donc a vu tomber un homme à la mer ?
Tout le monde disait :
– Pas moi, pas moi, pas moi.
– Mais enfin, qui a crié un homme à la mer ?
– Pas moi, pas moi, pas moi.
Personne n’avait vu, personne n’avait crié.
Pendant ce temps-là, le nageur ou la nageuse avait gagné la bouée, et je voyais distinctement une personne cramponnée dessus.
– Bon, dis-je, il la tient.
– Quoi ?
– La bouée.
– Qui ?
– L’homme qui est à la mer.
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– Tu vois quelqu’un sur la bouée, toi ?
– Tiens, parbleu !
– Dis donc, Olifus qui voit quelqu’un sur la bouée, dit le maître timonier. Jusqu’ici il paraît que j’avais de bons yeux, mais je me trompais, n’en parlons plus.
Le bateau était à la mer et ramait vers la bouée.
– Ohé ! du bateau ! cria le maître timonier, voyez-vous quelqu’un sur la bouée ?
– Personne.
– Dites donc, il me vient une idée, dit le maître timonier en se retournant vers les matelots.
– Laquelle ?
– C’est que c’est Olifus qui a crié : Un homme à la mer !
– Ah ! par exemple !
– Dame ! personne ne manque, personne ne voit la bouée occupée ; il n’y a qu’Olifus qui prétend qu’il manque quelqu’un
; il n’y a
qu’Olifus qui voit un individu sur la bouée ; il 143
faut qu’il ait ses raisons pour cela.
– Je ne dis pas qu’il manque quelqu’un, je dis qu’il y a quelqu’un sur la bouée.
– Nous allons bien voir ; voilà le canot qui la ramène.
En effet, le canot avait joint la bouée, et l’avait amarrée à son arrière, de sorte qu’elle suivait dans le sillage.
Je voyais distinctement une personne assise sur la diable de bouée, et plus le canot approchait, mieux je distinguais.
– Ohé ! du canot, cria le maître timonier, que nous amenez-vous là ?
– Rien.
– Comment rien ! m’écriai-je, vous ne voyez pas ?
– Eh bien ! mais qu’a-t-il donc ? on dirait que les yeux vont lui sortir de la tête.
En effet, voyez-vous, je venais de reconnaître mon affaire, et je disais : « Bon ! je suis toisé ! »
Monsieur, la personne qui était sur la bouée, 144
c’était la Buchold que je croyais avoir jetée à la mer dans une boîte de fer-blanc.
– Ne la ramenez pas ! m’écriai-je. Jetez-la à la mer... Ne voyez-vous pas que c’est une sirène ?
ne voyez-vous pas que c’est une femme marine ?
ne voyez-vous pas que c’est le diable ?
–
Allons, allons, dit le maître timonier, décidément il est fou : liez-moi ce gaillard-là, et prévenez le chirurgien.
En un tour de main je fus lié et porté dans un cadre ; puis le chirurgien vint avec sa lancette.
–
Oh
! dit-il, ce n’est rien
; une fièvre
cérébrale, voilà tout. Je vais le saigner à blanc, et si dans trois jours il n’est pas mort, il y aura de la chance qu’il en revienne.
Je ne me souviens plus de rien, si ce n’est que j’éprouvai une douleur au bras, que je vis couler mon sang et m’évanouis.
Mais cependant je ne m’évanouis pas si vite que je n’entendisse le capitaine dire tout haut :
– Personne, n’est-ce pas ?
Et tout l’équipage de répondre :
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– Personne.
– Ah ! brigand d’Olifus, je lui promets bien une chose, c’est de le jeter sur la première terre que nous rencontrerons.
Ce fut sur cette douce promesse que je perdis connaissance.
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