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Où le général porte un toast qu’il n’avait prévu Selon les instructions du marquis, transmises par Mary à Rosine, la porte avait été ouverte aux soldats dès le premier coup de marteau. La porte ouverte, ils avaient envahi la cour, et se hâtaient de cerner la maison.

Au moment où le vieux général descendait de cheval, il aperçut les deux porte-flambeaux, et, à côté d’eux, moitié dans l’ombre, moitié dans la lumière, les deux jeunes filles.

Tout cela s’avançait vers lui d’un air tout à la fois empressé et gracieux qui le surprit.

Ma foi, général, s’écria le marquis en descendant jusqu’au dernier degré de l’escalier pour aller aussi loin que possible à la recherche du général, je désespérais presque de vous voir...

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ce soir, du moins.

– Vous désespériez, dites-vous, monsieur le marquis ? fit le général stupéfait de cet exorde.

– Je désespérais de vous voir, je le répète. À

quelle heure êtes-vous parti de Montaigu ? vers sept heures ?

– À sept heures précises.

– Eh bien ! c’est cela ! j’avais calculé qu’il fallait un peu plus de deux heures pour venir ; je vous attendais donc vers neuf heures un quart, neuf heures et demie ; mais voilà qu’il en est plus de dix ! J’en étais à me dire : « Mon Dieu, serait-il arrivé quelque accident qui me prive de l’honneur de recevoir un si brave et si estimable officier ? »

– Ainsi, vous m’attendiez, monsieur ?

– Pardieu ! Je parie que c’est ce maudit gué de Pont-Farcy qui vous aura retardé. Quel abominable pays, général ! des ruisseaux qui, à la moindre pluie, deviennent des torrents impraticables ; des chemins... ils appellent cela des chemins ! moi, j’appelle cela des fondrières !

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Au reste, vous en savez bien quelque chose ; car je présume que ce n’est pas sans quelque difficulté que vous avez franchi le maudit saut de Baugé, une mer de boue où l’on enfonce jusqu’à la ceinture quand on n’enfonce pas jusque par-dessus la tête ! Mais avouez que tout cela n’est rien à côté de la viette des Biques, où, tout jeune, moi, un chasseur enragé, je n’osais pas me hasarder sans frémir... Vraiment, général, en pensant à tout ce que l’honneur que vous me faites vous aura coûté de peines et de fatigues, je ne sais comment vous en témoigner ma reconnaissance.

Le général vit que, pour le moment, il avait affaire à plus fin que lui.

Il se résolut à manger franchement le plat que le marquis lui servait.

– Croyez bien, monsieur le marquis, répondit-il, que je regrette de m’être tant fait attendre, et qu’il n’y a aucunement de ma faute dans le retard que vous me reprochez. En tout cas, je tâcherai de profiter de la leçon que vous voulez bien me donner, et, une autre fois, en dépit des gués, des 413

sauts et des viettes, j’arriverai selon les règles les plus rigoureuses de la politesse.

En ce moment, un officier s’approcha du général pour prendre ses ordres relativement à la perquisition que l’on devait faire dans le château.

– C’est inutile, mon cher capitaine, dit le général. N’entendez-vous pas que notre hôte nous dit que nous arrivons trop tard ? C’est nous dire que nous n’avons aucune peine à prendre et que nous trouverons tout en ordre dans le château.

Tout en prononçant ces paroles, le général jetait un regard circulaire tout autour de lui. Sans manifester la moindre surprise, il remarqua la table non desservie.

Le général comprenait fort bien que M. de Souday avait été averti de son approche ; rompu à cette guerre, il connaissait la facilité et la rapidité avec lesquelles se transmettaient les communications entre un village et un autre.

Néanmoins, il fit contre mauvaise fortune bon cœur et accepta, en son nom et en celui des officiers qui l’accompagnaient, l’invitation de son 414

hôte. Bertha et Mary avaient préparé des coupes.

Chacun prit la sienne puis le général rompit le silence et dit :

– Monsieur le marquis, le choix d’un toast serait assez difficile pour vous comme pour nous ; mais il en est un qui n’embarrassera personne et qui doit avoir le pas sur tous les autres. Veuillez me permettre de le porter à la santé de mesdemoiselles de Souday, en les remerciant d’avoir bien voulu s’associer à la courtoise réception dont vous nous honorez.

– Ma sœur et moi, nous vous remercions, monsieur le général, dit Bertha.

– Général, dit à son tour le marquis, en se grattant l’oreille, comment, sans nous compromettre ni l’un ni l’autre, vais-je répondre à votre gracieux toast à mes filles ? Avez-vous une femme ?

Le général tenait à embarrasser le marquis.

– Non, dit-il.

– Une sœur ?

– Non.

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– Une mère, peut-être ?...

Oui, dit le général, qui semblait s’être embusqué et attendre là le marquis : j’ai la France, notre mère commune.

– Eh bien, bravo ! je bois à la France ! et puissent se continuer pour elle les huit siècles de gloire et de grandeur qu’elle doit à ses rois.

– Et permettez-moi d’ajouter, dit le général, le demi-siècle de liberté qu’elle doit à ses enfants.

– Par ma foi, j’accepte le toast : blanche ou tricolore, la France est toujours la France !

Tous les convives tendirent leurs verres, et compère Loriot lui-même, entraîné par l’exemple du marquis, fit raison au toast du maître de la maison, modifié par le général, et vida son verre.

Puis Bertha et Mary se levèrent et passèrent dans le salon.

Me Loriot, qui semblait être venu pour avoir autant affaire aux jeunes filles qu’au marquis, se leva à son tour, et les suivit.

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