Chapitre CCXXXIX – Les promesses

 

À peine d’Artagnan rentrait-il dans son appartement avec ses amis,  qu’un des soldats du fort vint le prévenir que le gouverneur le cherchait.

La barque que Raoul avait aperçue à la mer,  et qui semblait si pressée de gagner le port,  venait à Sainte-Marguerite avec une dépêche importante pour le capitaine des mousquetaires.

En ouvrant le pli,  d’Artagnan reconnut l’écriture du roi.

« Je pense,  disait Louis XIV,  que vous avez fini d’exécuter mes ordres,  monsieur d’Artagnan ; revenez donc sur-le-champ à Paris me trouver dans mon Louvre. »

– Voilà mon exil fini ! s’écria le mousquetaire avec joie ; Dieu soit loué,  je cesse d’être geôlier !

Et il montra la lettre à Athos.

– Ainsi,  vous nous quittez ? répliqua celui-ci avec tristesse.

– Pour nous revoir,  cher ami,  attendu que Raoul est un grand garçon qui partira bien seul avec M. de Beaufort et qui aimera mieux laisser revenir son père en compagnie de M. d’Artagnan que de le forcer à faire seul deux cents lieues pour regagner La Fère,  n’est-ce pas,  Raoul ?

– Certainement,  balbutia celui-ci avec l’expression d’un tendre regret.

– Non,  mon ami,  interrompit Athos,  je ne quitterai Raoul que le jour où son vaisseau aura disparu à l’horizon. Tant qu’il est en France,  il n’est pas séparé de moi.

– À votre guise,  cher ami ; mais nous quitterons du moins Sainte Marguerite ensemble ; profitez de la barque qui va me ramener à Antibes.

– De grand cœur ; nous ne serons jamais assez tôt éloignés de ce fort et du spectacle qui nous a attristés tout à l’heure.

Les trois amis quittèrent donc la petite île,  après les derniers adieux faits au gouverneur,  et,  dans les dernières lueurs de la tempête qui s’éloignait,  ils virent pour la dernière fois blanchir les murailles du fort.

D’Artagnan prit congé de ses amis dans la nuit même,  après avoir vu sur la côte de Sainte-Marguerite le feu du carrosse incendié par les ordres de M. de Saint-Mars,  sur la recommandation que le capitaine lui avait faite.

Avant de monter à cheval,  et comme il sortait des bras d’Athos :

– Amis,  dit-il,  vous ressemblez trop à deux soldats qui abandonnent leur poste. Quelque chose m’avertit que Raoul aurait besoin d’être maintenu par vous à son rang. Voulez-vous que je demande à passer en Afrique avec cent bons mousquets ? Le roi ne me refusera pas,  je vous emmènerai avec moi.

– Monsieur d’Artagnan,  répliqua Raoul en lui serrant la main avec effusion,  merci de cette offre,  qui nous donnerait plus que nous ne voulons,  M. le comte et moi. Moi qui suis jeune,  j’ai besoin d’un travail d’esprit et d’une fatigue de corps ; M. le comte a besoin du plus profond repos. Vous êtes son meilleur ami : je vous le recommande. En veillant sur lui,  vous tiendrez nos deux âmes dans votre main.

– Il faut partir ; voilà mon cheval qui s’impatiente,  dit d’Artagnan,  chez qui le signe le plus manifeste d’une vive émotion était le changement d’idées dans un entretien. Voyons,  comte,  combien de jours Raoul a-t-il encore à demeurer ici ?

– Trois jours au plus.

– Et combien mettez-vous de temps pour rentrer chez vous ?

– Oh ! beaucoup de temps,  répondit Athos. Je ne veux pas me séparer trop promptement de Raoul. Le temps le poussera bien assez vite de son côté,  pour que je n’aide pas à la distance. Je ferai seulement des demi-étapes.

– Pourquoi cela,  mon ami ? on s’attriste à marcher lentement,  et la vie des hôtelleries ne sied plus à un homme comme vous.

– Mon ami,  je suis venu sur les chevaux de la poste,  mais je veux acheter deux chevaux fins. Or,  pour les ramener frais,  il ne serait pas prudent de leur faire faire plus de sept à huit lieues par jour.

– Où est Grimaud ?

– Il est arrivé avec les équipages de Raoul,  hier au matin,  et je l’ai laissé dormir.

– C’est à n’y plus revenir,  laissa échapper d’Artagnan. Au revoir,  donc,  cher Athos,  et,  si vous faites diligence,  eh bien ! je vous embrasserai plus tôt.

Cela dit,  il mit son pied à l’étrier,  que Raoul vint lui tenir.

– Adieu ! dit le jeune homme en l’embrassant.

– Adieu ! fit d’Artagnan,  qui se mit en selle.

Son cheval fit un mouvement qui écarta le cavalier de ses amis.

Cette scène avait lieu devant la maison choisie par Athos aux portes d’Antibes,  et où d’Artagnan,  après le souper,  avait commandé qu’on lui amenât ses chevaux.

La route commençait là,  et s’étendait blanche et onduleuse dans les vapeurs de la nuit. Le cheval respirait avec force l’âpre parfum salin qui s’exhale des marécages.

D’Artagnan prit le trot,  et Athos commença à revenir tristement avec Raoul.

Tout à coup ils entendirent se rapprocher le bruit des pas du cheval,  et d’abord ils crurent à une de ces répercussions singulières qui trompent l’oreille à chaque circonflexion des chemins.

Mais c’était bien le retour du cavalier. D’Artagnan revenait au galop vers ses amis. Ceux-ci poussèrent un cri de joyeuse surprise,  et le capitaine,  sautant à terre comme un jeune homme,  vint prendre dans ses deux bras les deux têtes chéries d’Athos et de Raoul.

Il les tint longtemps embrassés sans dire un mot,  sans laisser échapper un soupir qui brisait sa poitrine. Puis,  aussi rapidement qu’il était venu,  il repartit en appuyant les deux éperons aux flancs du cheval furieux.

– Hélas ! dit le comte tout bas,  hélas !

« Mauvais présage ! se disait de son côté d’Artagnan en regagnant le temps perdu. Je n’ai pu leur sourire. Mauvais présage ! »

Le lendemain,  Grimaud était remis sur pied. Le service commandé par M. de Beaufort s’accomplissait heureusement. La flottille,  dirigée sur Toulon par les soins de Raoul,  était partie,  traînant après elle,  dans de petites nacelles presque invisibles,  les femmes et les amis des pêcheurs et des contrebandiers,  mis en réquisition pour le service de la flotte.

Le temps si court qui restait au père et au fils pour vivre ensemble semblait avoir doublé de rapidité,  comme s’accroît la vitesse de tout ce qui penche à tomber dans le gouffre de l’éternité.

Athos et Raoul revinrent à Toulon,  qui s’emplissait du bruit des chariots,  du bruit des armures,  du bruit des chevaux hennissants. Les trompettes sonnaient leurs marches,  les tambours signalaient leur vigueur,  les rues regorgeaient de soldats,  de valets et de marchands.

Le duc de Beaufort était partout,  activant l’embarquement avec le zèle et l’intérêt d’un bon capitaine. Il caressait ses compagnons jusqu’aux plus humbles ; il gourmandait ses lieutenants ; même les plus considérables.

Artillerie,  provisions,  bagages,  il voulut tout voir par lui-même ; il examina l’équipement de chaque soldat,  s’assura de la santé de chaque cheval. On sentait que,  léger,  vantard,  égoïste dans son hôtel,  le gentilhomme redevenait soldat,  le grand seigneur capitaine,  vis-à-vis de la responsabilité qu’il avait acceptée.

Cependant,  il faut bien le dire,  quel que fût le soin qui présida aux apprêts du départ,  on y reconnaissait la précipitation insouciante et l’absence de toute précaution qui font du soldat français le premier soldat du monde,  parce qu’il en est le plus abandonné à ses seules ressources physiques et morales.

Toutes choses ayant satisfait ou paru satisfaire l’amiral,  il fit à Raoul ses compliments et donna les derniers ordres pour l’appareillage,  qui fut fixé au lendemain à la pointe du jour.

Il invita le comte et son fils à dîner avec lui. Ceux-ci prétextèrent quelques nécessités du service et se mirent à l’écart. Gagnant leur hôtellerie,  située sous les arbres de la grande place,  ils prirent leur repas à la hâte,  et Athos conduisit Raoul sur les rochers qui dominent la ville,  vastes montagnes grises d’où la vue est infinie,  et embrasse un horizon liquide qui semble,  tant il est loin,  de niveau avec les rochers eux-mêmes.

La nuit était belle comme toujours en ces heureux climats. La lune,  se levant derrière les rochers,  déroulait comme une nappe argentée sur le tapis bleu de la mer. Dans la rade,  manœuvraient silencieusement les vaisseaux qui venaient prendre leur rang pour faciliter l’embarquement.

La mer,  chargée de phosphore,  s’ouvrait sous les carènes des barques qui transbordaient les bagages et les munitions ; chaque secousse de la proue fouillait ce gouffre de flammes blanches,  et de chaque aviron dégouttaient les diamants liquides.

On entendait les marins,  joyeux des largesses de l’amiral,  murmurer leurs chansons lentes et naïves. Parfois le grincement des chaînes se mêlait au bruit sourd des boulets tombant dans les cales. Ce spectacle et ces harmonies serraient le cœur comme la crainte,  et le dilataient comme l’espérance. Toute cette vie sentait la mort.

Athos s’assit avec son fils sur les mousses et les bruyères du promontoire. Autour de leur tête passaient et repassaient les grandes chauves-souris,  emportées dans l’effrayant tourbillon de leur chasse aveugle. Les pieds de Raoul dépassaient l’arête de la falaise et baignaient dans ce vide que peuple le vertige et qui provoque au néant.

Quand la lune fut levée en son entier,  caressant de sa lumière les pitons voisins,  quand le miroir de l’eau fut illuminé dans toute son étendue,  et que les petits feux rouges eurent fait leur trouée dans les masses noires de chaque navire,  Athos,  rassemblant toutes ses idées,  tout son courage,  dit à son fils :

– Dieu a fait tout ce que nous voyons,  Raoul ; il nous a faits aussi,  pauvres atomes mêlés à ce grand univers ; nous brillons comme ces feux et ces étoiles,  nous soupirons comme ces flots,  nous souffrons comme ces grands navires qui s’usent à creuser la vague,  en obéissant au vent qui les pousse vers un but,  comme le souffle de Dieu nous pousse vers un port. Tout aime à vivre,  Raoul,  et tout est beau dans les choses vivantes.

– Monsieur,  répliqua le jeune homme,  nous avons là,  en effet,  un beau spectacle.

– Comme d’Artagnan est bon ! interrompit tout de suite Athos,  et comme c’est un rare bonheur que de s’être appuyé toute une vie sur un ami comme celui-là ! Voilà ce qui vous a manqué,  Raoul.

– Un ami ? s’écria le jeune homme ; j’ai manqué d’un ami,  moi !

– M. de Guiche est un charmant compagnon,  reprit le comte froidement ; mais je crois qu’au temps où vous vivez,  les hommes se préoccupent plus de leurs affaires et de leurs plaisirs que de notre temps. Vous avez cherché la vie isolée ; c’est un bonheur ; mais vous y avez perdu la force. Nous autres quatre,  un peu sevrés de ces délicatesses qui font votre joie,  nous avons trouvé bien plus de résistance quand paraissait le malheur.

– Je ne vous ai point arrêté,  monsieur,  pour dire que j’avais un ami,  et que cet ami est M. de Guiche. Certes,  il est bon et généreux,  pourtant,  et il m’aime. J’ai vécu sous la tutelle d’une autre amitié,  aussi précieuse,  aussi forte que celle dont vous parlez,  puisque c’est la vôtre.

– Je n’étais pas un ami pour vous,  Raoul,  dit Athos.

– Eh ! monsieur,  pourquoi ?

– Parce que je vous ai donné lieu de croire que la vie n’a qu’une face,  parce que,  triste et sévère,  hélas ! j’ai toujours coupé pour vous,  sans le vouloir,  mon Dieu ! les bourgeons joyeux qui jaillissent incessamment de l’arbre de la jeunesse ; en un mot,  parce que,  dans le moment où nous sommes,  je me repens de ne pas avoir fait de vous un homme très expansif,  très dissipé,  très bruyant.

– Je sais pourquoi vous me dites cela,  monsieur. Non,  vous avez tort,  ce n’est pas vous qui m’avez fait ce que je suis ; c’est cet amour qui m’a pris au moment où les enfants n’ont que des inclinations ; c’est la constance naturelle à mon caractère,  qui,  chez les autres créatures,  n’est qu’une habitude. J’ai cru que je serais toujours comme j’étais ; j’ai cru que Dieu m’avait jeté sur une route toute défrichée,  toute droite,  bordée de fruits et de fleurs. J’avais au-dessus de moi votre vigilance,  votre force. Je me suis cru vigilant et fort. Rien ne m’a préparé : je suis tombé une fois,  et cette fois m’a ôté le courage pour toute ma vie. Il est vrai de dire que je m’y suis brisé. Oh ! non,  monsieur,  vous n’êtes dans mon passé que pour mon bonheur : vous n’êtes dans mon avenir que comme un espoir. Non,  je n’ai rien à reprocher à la vie telle que vous me l’avez faite ; je vous bénis et je vous aime ardemment.

– Mon cher Raoul,  vos paroles me font du bien. Elles me prouvent que vous agirez un peu pour moi,  dans le temps qui va suivre.

– Je n’agirai que pour vous,  monsieur.

– Raoul,  ce que je n’ai jamais fait à votre égard,  je le ferai désormais. Je serai votre ami,  non plus votre père. Nous vivrons en nous répandant,  au lieu de vivre en nous tenant prisonniers,  lorsque vous serez revenu. Ce sera bientôt,  n’est-ce pas ?

– Certes,  Monsieur,  car une expédition pareille ne saurait être longue…

– Bientôt alors,  Raoul,  bientôt,  au lieu de vivre modiquement sur mon revenu,  je vous donnerai le capital mes terres. Il vous suffira pour vous lancer dans le monde jusqu’à ma mort,  et vous me donnerez,  je l’espère,  avant ce temps,  la consolation de ne pas laisser s’éteindre ma race.

– Je ferai tout ce que vous me commanderez,  reprit Raoul fort agité.

– Il ne faudrait pas,  Raoul,  que votre service d’aide de camp vous conduisît à des tentatives trop hasardeuses. Vous avez fait vos preuves,  on vous sait bon au feu. Rappelez-vous que la guerre des Arabes est une guerre de pièges,  d’embuscades et d’assassinats.

– On le dit,  oui,  monsieur.

– Il y a toujours peu de gloire à tomber dans un guet-apens. C’est une mort qui accuse toujours un peu : témérité ou d’imprévoyance. Souvent même on ne plaint pas celui qui a succombé. Ceux qu’on ne plaint pas,  Raoul,  sont morts inutiles. De plus,  le vainqueur rit,  et,  nous autres,  nous ne devons pas souffrir que ces infidèles stupides triomphent de nos fautes. Vous comprenez bien ce que je veux vous dire,  Raoul ? À Dieu ne plaise que je vous exhorte à demeurer loin des rencontres !

– Je suis prudent naturellement,  monsieur,  et j’ai beaucoup de bonheur,  dit Raoul avec un sourire qui glaça le cœur du pauvre père ; car,  se hâta d’ajouter le jeune homme,  pour vingt combats où je me suis trouvé,  n’ai encore compté qu’une égratignure.

– Il y a,  en outre,  dit Athos,  le climat qu’il faut craindre : c’est une laide fin que la fièvre. Le roi saint Louis priait Dieu de lui envoyer une flèche ou la peste avant la fièvre.

– Oh ! monsieur,  avec de la sobriété,  avec un exercice raisonnable…

– J’ai déjà obtenu de M. de Beaufort,  interrompit Athos,  que ses dépêches partiraient tous les quinze jours pour la France. Vous,  son aide de camp,  vous serez chargé de les expédier ; vous ne m’oublierez sans doute pas ?

– Non,  monsieur,  dit Raoul d’une voix étranglée.

– Enfin,  Raoul,  comme vous êtes bon chrétien,  et que je le suis aussi,  nous devons compter sur une protection plus spéciale de Dieu ou de nos anges gardiens. Promettez-moi que,  s’il vous arrivait malheur en une occasion,  vous penseriez à moi tout d’abord.

– Tout d’abord,  oh ! oui.

– Et que vous m’appelleriez.

– Oh ! sur-le-champ.

– Vous rêvez à moi quelquefois,  Raoul ?

– Toutes les nuits,  monsieur. Pendant ma première jeunesse,  je vous voyais en songe,  calme et doux,  une main étendue sur ma tête,  et voilà pourquoi j’ai toujours si bien dormi… autrefois !

– Nous nous aimons trop,  dit le comte,  pour que,  à partir de ce moment où nous nous séparons,  une part de nos deux âmes ne voyage pas avec l’un et l’autre de nous et n’habite pas où nous habiterons. Quand vous serez triste,  Raoul,  je sens que mon cœur se noiera de tristesse,  et,  quand vous voudrez sourire en pensant à moi,  songez bien que vous m’enverrez de là-bas un rayon de votre joie.

– Je ne vous promets pas d’être joyeux,  répondit le jeune homme ; mais soyez certain que je ne passerai pas une heure sans songer à vous ; pas une heure,  je vous le jure,  à moins que je ne sois mort.

Athos ne put se contenir plus longtemps ; il entoura de son bras le cou de son fils,  et le tint embrassé de toutes les forces de son cœur.

La lune avait fait place au crépuscule ; une bande dorée montait à l’horizon,  annonçant l’approche du jour.

Athos jeta son manteau sur les épaules de Raoul et l’emmena vers la ville,  où fardeaux et porteurs,  tout remuait déjà comme une vaste fourmilière.

À l’extrémité du plateau que quittaient Athos et Bragelonne,  ils virent une ombre noire se balançant avec indécision et comme honteuse d’être vue. C’était Grimaud qui,  inquiet,  avait suivi son maître à la piste et qui les attendait.

– Oh ! bon Grimaud,  s’écria Raoul,  que veux-tu ? Tu viens nous dire qu’il faut partir,  n’est-ce pas ?

– Seul ? fit Grimaud en montrant Raoul à Athos d’un ton de reproche qui montrait à quel point le vieillard était bouleversé.

– Oh ! tu as raison ! s’écria le comte. Non,  Raoul ne partira pas seul ; non,  il ne restera pas sur une terre étrangère sans quelqu’un d’ami qui le console et lui rappelle tout ce qu’il aimait.

– Moi ? dit Grimaud.

– Toi ? oui ! oui ! s’écria Raoul touché jusqu’au fond du cœur.

– Hélas ! dit Athos,  tu es bien vieux,  mon bon Grimaud !

– Tant mieux,  répliqua celui-ci avec une profondeur de sentiment et d’intelligence inexprimable.

– Mais voilà que l’embarquement se fait,  dit Raoul,  et tu n’es point préparé.

– Si ! dit Grimaud en montrant les clefs de ses coffres mêlées à celles de son jeune maître.

– Mais,  objecta encore Raoul,  tu ne peux laisser M. le comte ainsi seul : M. le comte que tu n’as jamais quitté ?

Grimaud tourna son regard obscurci vers Athos,  comme pour mesurer la force de l’un et de l’autre.

Le comte ne répondait rien.

– M. le comte aimera mieux cela,  dit Grimaud.

– Oui,  fit Athos avec sa tête.

En ce moment,  les tambours roulèrent tous à la fois et les clairons emplirent l’air de chants joyeux.

On vit déboucher de la ville les régiments qui devaient prendre part à l’expédition.

Ils s’avançaient au nombre de cinq,  composés chacun de quarante compagnies. Royal marchait le premier,  reconnaissable à son uniforme blanc à parements bleus. Les drapeaux d’ordonnance écartelés en croix,  violet et feuille morte,  avec un semis de fleurs de lis d’or,  laissaient dominer le drapeau colonel blanc avec la croix fleurdelisée.

Mousquetaires aux ailes,  avec leurs bâtons fourchus à la main et les mousquets sur l’épaule ; piquiers au centre avec leurs lances de quatorze pieds,  marchaient gaiement vers les barques de transport qui les portaient en détail vers les navires.

Les régiments de Picardie,  Navarre,  Normandie et Royal-Vaisseau venaient ensuite.

M. de Beaufort avait su choisir. On le voyait lui-même au loin fermant la marche avec son état-major.

Avant qu’il pût atteindre la mer,  une bonne heure devait s’écouler.

Raoul se dirigea lentement avec Athos vers le rivage,  afin de prendre sa place au moment du passage du prince.

Grimaud,  bouillonnant d’une ardeur de jeune homme,  faisait porter au vaisseau amiral les bagages de Raoul.

Athos,  son bras passé sous celui du fils qu’il allait perdre,  s’absorbait dans la plus douloureuse méditation,  s’étourdissant du bruit et du mouvement.

Tout à coup un officier de M. de Beaufort vint à eux pour leur apprendre que le duc manifestait le désir de voir Raoul à ses côtés.

– Veuillez dire au prince,  monsieur,  s’écria le jeune homme,  que je lui demande encore cette heure pour jouir de la présence de M. le comte.

– Non,  non,  interrompit Athos,  un aide de camp ne peut ainsi quitter son général. Veuillez dire au prince,  monsieur,  que le vicomte va se rendre auprès de lui.

L’officier partit au galop.

– Nous quitter ici,  nous quitter là-bas,  ajouta le comte,  c’est toujours une séparation.

Il épousseta soigneusement l’habit de son fils,  et lui passa la main sur les cheveux tout en marchant.

– Tenez,  Raoul,  dit-il,  vous avez besoin d’argent ; M. de Beaufort mène grand train,  et je suis certain que vous vous plairez,  là-bas,  à acheter des chevaux et des armes,  qui sont choses précieuses en ce pays. Or,  comme vous ne servez pas le roi ni M. de Beaufort,  et que vous ne relevez que de votre libre arbitre,  vous ne devez compter ni sur solde ni sur largesses. Je veux donc que vous ne manquiez de rien à Djidgelli. Voici deux cents pistoles. Dépensez-les,  Raoul,  si vous tenez à me faire plaisir.

Raoul serra la main de son père,  et,  au détour d’une rue,  ils virent M. de Beaufort monté sur un magnifique genet blanc,  qui répondait par de gracieuses courbettes aux applaudissements des femmes de la ville.

Le duc appela Raoul et tendit la main au comte. Il lui parla longtemps,  avec de si douces expressions,  que le cœur du pauvre père s’en trouva un peu réconforté.

Il semblait pourtant à tous deux,  au père et au fils,  que leur marche aboutissait au supplice. Il y eut un moment terrible,  celui où,  pour quitter le sable de la plage,  les soldats et les marins échangèrent,  avec leurs familles et leur amis,  les derniers baisers : moment suprême où,  malgré la pureté du ciel,  la chaleur du soleil,  malgré les parfums de l’air et la douce vie qui circule dans les veines,  tout paraît noir,  tout paraît amer,  tout fait douter de Dieu,  en parlant par la bouche même de Dieu.

Il était d’usage que l’amiral s’embarquât le dernier avec sa suite ; le canon attendait,  pour lancer sa formidable voix,  que le chef eût mis un pied sur le plancher de son navire.

Athos,  oubliant et l’amiral,  et la flotte,  et sa propre dignité d’homme fort,  ouvrit les bras à son fils et l’étreignit convulsivement sur sa poitrine.

– Accompagnez-nous à bord,  dit le duc ému ; vous gagnerez une bonne demi-heure.

– Non,  fit Athos,  non,  mon adieu est dit. Je ne veux pas en dire un second.

– Alors,  vicomte,  embarquez,  embarquez vite ! ajouta le prince voulant épargner les larmes à ces deux hommes dont le cœur se gonflait.

Et,  paternellement,  tendrement,  fort comme l’eût été Porthos,  il enleva Raoul dans ses bras et le plaça sur la chaloupe dont les avirons commencèrent à nager aussitôt sur un signe.

Lui-même,  oubliant le cérémonial,  sauta sur le plat bord de ce canot,  et le poussa,  d’un pied vigoureux,  en mer.

– Adieu ! cria Raoul.

Athos ne répliqua que par un signe ; mais il sentit quelque chose de brûlant sur sa main : c’était le baiser respectueux de Grimaud,  le dernier adieu du chien fidèle.

Ce baiser donné,  Grimaud sauta de la marche du môle sur l’avant d’une yole à deux avirons,  qui vint se faire remorquer par un chaland servi de douze rames de galères.

Athos s’assit sur le môle,  éperdu,  sourd,  abandonné.

Chaque seconde lui enleva un des traits,  une des nuances du teint pâle de son fils. Les bras pendants,  l’œil fixe,  la bouche ouverte,  il resta confondu avec Raoul dans un même regard,  dans une même pensée,  dans une même stupeur.

La mer emporta,  peu à peu,  chaloupes et figures jusqu’à cette distance où les hommes ne sont plus que des points,  les amours des souvenirs.

Athos vit son fils monter l’échelle du vaisseau amiral,  il le vit s’accouder au bastingage et se placer de manière à être toujours un point de mire pour l’œil de son père. En vain le canon tonna,  en vain des navires s’élança une longue rumeur répondue sur terre par d’immenses acclamations,  en vain le bruit voulut-il étourdir l’oreille du père,  et la fumée noyer le but chéri de toutes ses aspirations : Raoul lui apparut jusqu’au dernier moment,  et l’imperceptible atome,  passant du noir au pâle,  du pâle au blanc,  du blanc à rien,  disparut pour Athos,  disparut bien longtemps après que,  pour tous les yeux des assistants,  avaient disparu puissants navires et voiles enflées.

Vers midi,  quand déjà le soleil dévorait l’espace et qu’à peine l’extrémité des mâts dominait la ligne incandescente de la mer,  Athos vit s’élever une ombre douce,  aérienne,  aussitôt évanouie que vue : c’était la fumée d’un coup de canon que M. de Beaufort venait de faire tirer pour saluer une dernière fois la côte de France.

La pointe s’enfonça à son tour sous le ciel,  et Athos rentra péniblement à son hôtellerie.