Chapitre CCXVII – Le château de Vaux-le-Vicomte

 

Le château de Vaux-le-Vicomte,  situé à une lieue de Melun,  avait été bâti par Fouquet en 1656. Il n’y avait alors que peu d’argent en France. Mazarin avait tout pris,  et Fouquet dépensait le reste. Seulement,  comme certains hommes ont les défauts féconds et les vices utiles,  Fouquet,  en semant les millions dans ce palais,  avait trouvé le moyen de récolter trois hommes illustres : Le Vau,  architecte de l’édifice,  Le Nôtre,  dessinateur des jardins,  et Le Brun,  décorateur des appartements.

Si le château de Vaux avait un défaut qu’on pût lui reprocher,  c’était son caractère grandiose et sa gracieuse magnificence,  il est encore proverbial aujourd’hui de nombrer les arpents de sa toiture,  dont la réparation est de nos jours la ruine des fortunes rétrécies comme toute l’époque.

Vaux-le-Vicomte,  quand on a franchi sa large grille,  soutenue par des cariatides,  développe son principal corps de logis dans la vaste cour d’honneur,  ceinte de fossés profonds que borde un magnifique balustre de pierre. Rien de plus noble que l’avant-corps du milieu,  hissé sur son perron comme un roi sur son trône,  ayant autour de lui quatre pavillons qui forment les angles,  et dont les immenses colonnes ioniques s’élèvent majestueusement à toute la hauteur de l’édifice. Les frises ornées d’arabesques,  les frontons couronnant les pilastres donnent partout la richesse et la grâce. Les dômes,  surmontant le tout,  donnent l’ampleur et la majesté.

Cette maison,  bâtie par un sujet,  ressemble bien plus à une maison royale que ces maisons royales dont Wolsey se croyait forcé de faire présent à son maître de peur de le rendre jaloux.

Mais,  si la magnificence et le goût éclatent dans un endroit spécial de ce palais,  si quelque chose peut être préféré à la splendide ordonnance des intérieurs,  au luxe des dorures,  à la profusion des peintures et des statues,  c’est le parc,  ce sont les jardins de Vaux. Les jets d’eau,  merveilleux en 1653,  sont encore des merveilles aujourd’hui,  les cascades faisaient l’admiration de tous les rois et de tous les princes,  et quant à la fameuse grotte,  thème de tant de vers fameux,  séjour de cette illustre nymphe de Vaux que Pélisson fit parler avec La Fontaine,  on nous dispensera d’en décrire toutes les beautés,  car nous ne voudrions pas réveiller pour nous ces critiques que méditait alors Boileau :

Ce ne sont que festons,  ce ne sont qu’astragales.

……………………

Et je me sauve à peine au travers du jardin.

Nous ferons comme Despréaux,  nous entrerons dans ce parc âgé de huit ans seulement,  et dont les cimes,  déjà superbes,  s’épanouissaient rougissantes aux premiers rayons du soleil. Le Nôtre avait hâté le plaisir de Mécène ; toutes les pépinières avaient donné des arbres doublés par la culture et les actifs engrais. Tout arbre du voisinage qui offrait un bel espoir avait été enlevé avec ses racines,  et planté tout vif dans le parc. Fouquet pouvait bien acheter des arbres pour orner son parc,  puisqu’il avait acheté trois villages et leurs contenances pour l’agrandir.

M. de Scudéry dit de ce palais que,  pour l’arroser,  M. Fouquet avait divisé une rivière en mille fontaines et réuni mille fontaines en torrents. Ce M. de Scudéry en dit bien d’autres dans sa Clélie sur ce palais de Valterre,  dont il décrit minutieusement les agréments.

Nous serons plus sages de renvoyer les lecteurs curieux à Vaux que de les renvoyer à la Clélie. Cependant il y a autant de lieues de Paris à Vaux que de volumes à la Clélie.

Cette splendide maison était prête pour recevoir le plus grand roi du monde. Les amis de M. Fouquet avaient voituré là,  les uns leurs acteurs et leurs décors,  les autres leurs équipages de statuaires et de peintres,  les autres encore leur plumes finement taillées. Il s’agissait de risquer beaucoup d’impromptus.

Les cascades,  peu dociles,  quoique nymphes,  regorgeaient d’une eau plus brillante que le cristal ; elles épanchaient sur les tritons et les néréides de bronze des flots écumeux s’irisant aux feux du soleil.

Une armée de serviteurs courait par escouades dans les cours et dans les vastes corridors,  tandis que Fouquet,  arrivé le matin seulement,  se promenait calme et clairvoyant,  pour donner les derniers ordres,  après que ses intendants avaient passé leur revue.

On était,  comme nous l’avons dit,  au 15 août. Le soleil tombait d’aplomb sur les épaules des dieux de marbre et de bronze ; il chauffait l’eau des conques et mûrissait dans les vergers ces magnifiques pêches que le roi devait regretter cinquante ans plus tard,  alors qu’à Marly,  manquant de belles espèces dans ses jardins qui avaient coûté à la France le double de ce qu’avait coûté Vaux,  le grand roi disait à quelqu’un :

– Vous êtes trop jeune,  vous,  pour avoir mangé des pêches de M. Fouquet.

Ô souvenir ! ô trompettes de la renommée ! ô gloire de ce monde ! Celui-là qui se connaissait si bien en mérite ; celui-là qui avait recueilli l’héritage de Nicolas Fouquet ; celui-là qui lui avait pris Le Nôtre et Le Brun ; celui-là qui l’avait envoyé pour toute sa vie dans une prison d’État,  celui-là se rappelait seulement les pêches de cet ennemi vaincu,  étouffé,  oublié ! Fouquet avait eu beau jeter trente millions dans ses bassins,  dans les creusets de ses statuaires,  dans les écritures de ses poètes,  dans les portefeuilles de ses peintres ; il avait cru en vain faire penser à lui. Une pêche éclose vermeille et charnue entre les losanges d’un treillage,  sous les langues verdoyantes de ses feuilles aiguës,  ce peu de matière végétale qu’un loir croquait sans y penser,  suffisait au grand roi pour ressusciter en son souvenir l’ombre lamentable du dernier surintendant de France !

Bien sûr qu’Aramis avait distribué les grandes masses,  qu’il avait pris soin de faire garder les portes et préparer les logements,  Fouquet ne s’occupait plus que de l’ensemble. Ici,  Gourville lui montrait les dispositions du feu d’artifice ; là,  Molière le conduisait au théâtre ; et enfin,  après avoir visité la chapelle,  les salons,  les galeries,  Fouquet redescendait épuisé,  quand il vit Aramis dans l’escalier. Le prélat lui faisait signe.

Le surintendant vint joindre son ami,  qui l’arrêta devant un grand tableau terminé à peine. S’escrimant sur cette toile,  le peintre Le Brun,  couvert de sueur,  taché de couleurs,  pâle de fatigue et d’inspiration,  jetait les derniers coups de sa brosse rapide. C’était ce portrait du roi qu’on attendait,  avec l’habit de cérémonie,  que Percerin avait daigné faire voir d’avance à l’évêque de Vannes.

Fouquet se plaça devant ce tableau,  qui vivait,  pour ainsi dire,  dans sa chair fraîche et dans sa moite chaleur. Il regarda la figure,  calcula le travail,  admira,  et,  ne trouvant pas de récompense qui fût digne de ce travail d’Hercule,  il passa ses bras au cou du peintre et l’embrassa. M. le surintendant venait de gâter un habit de mille pistoles,  mais il avait reposé Le Brun.

Ce fut un beau moment pour l’artiste,  ce fut un douloureux moment pour M. Percerin,  qui,  lui aussi,  marchait derrière Fouquet,  et admirait dans la peinture de Le Brun l’habit qu’il avait fait pour Sa Majesté,  objet d’art,  disait-il,  qui n’avait son pareil que dans la garde-robe de M. le surintendant.

Sa douleur et ses cris furent interrompus par le signal qui fut donné du sommet de la maison. Par-delà Melun,  dans la plaine déjà nue,  les sentinelles de Vaux avaient aperçu le cortège du roi et des reines : Sa Majesté entrait dans Melun avec sa longue file de carrosses et de cavaliers.

– Dans une heure,  dit Aramis à Fouquet.

– Dans une heure ! répliqua celui-ci en soupirant.

– Et ce peuple qui se demande à quoi servent les fêtes royales ! continua l’évêque de Vannes en riant de son faux rire.

– Hélas ! moi,  qui ne suis pas peuple,  je me le demande aussi.

– Je vous répondrai dans vingt-quatre heures,  monseigneur. Prenez votre bon visage,  car c’est jour de joie.

– Eh bien ! croyez-moi,  si vous voulez,  d’Herblay,  dit le surintendant avec expansion,  en désignant du doigt le cortège de Louis à l’horizon,  il ne m’aime guère,  je ne l’aime pas beaucoup,  mais je ne sais comment il se fait que,  depuis qu’il approche de ma maison…

– Eh bien ! quoi ?

– Eh bien ! depuis qu’il se rapproche,  il m’est plus sacré,  il m’est le roi,  il m’est presque cher.

– Cher ? oui,  fit Aramis en jouant sur le mot,  comme,  plus tard,  l’abbé Terray avec Louis XV.

– Ne riez pas,  d’Herblay,  je sens que,  s’il le voulait bien,  j’aimerais ce jeune homme.

– Ce n’est pas à moi qu’il faut dire cela,  reprit Aramis,  c’est à M. Colbert.

– À M. Colbert ! s’écria Fouquet. Pourquoi ?

– Parce qu’il vous fera avoir une pension sur la cassette du roi,  quand il sera surintendant.

Ce trait lancé,  Aramis salua.

– Où allez-vous donc ? reprit Fouquet,  devenu sombre.

– Chez moi,  pour changer d’habits,  monseigneur.

– Où vous êtes-vous logé,  d’Herblay ?

– Dans la chambre bleue du deuxième étage.

– Celle qui donne au-dessus de la chambre du roi ?

– Précisément.

– Quelle sujétion vous avez prise là ! Se condamner à ne pas remuer !

– Toute la nuit,  monseigneur,  je dors ou je lis dans mon lit.

– Et vos gens ?

– Oh ! je n’ai qu’une personne avec moi.

– Si peu !

– Mon lecteur me suffit. Adieu,  monseigneur,  ne vous fatiguez pas trop. Conservez-vous frais pour l’arrivée du roi.

– On vous verra ? on verra votre ami du Vallon ?

– Je l’ai logé près de moi. Il s’habille.

Et Fouquet,  saluant de la tête et du sourire,  passa comme un général en chef qui visite des avant-postes,  quand on lui a signalé l’ennemi.