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La peau de l’ours1

Colbert donna cette lettre à la duchesse, lui retira doucement le siège derrière lequel elle s’abritait.

Mme de Chevreuse salua très légèrement et sortit.

Colbert, qui avait reconnu l’écriture de Mazarin et compté les lettres, sonna son secrétaire et lui enjoignit d’aller chercher chez lui M. Vanel, conseiller au Parlement. Le secrétaire répliqua que M. le conseiller, fidèle à ses habitudes, venait d’entrer dans la maison pour rendre compte à l’intendant des principaux détails du travail accompli ce jour même dans la séance 1 Allusion à La Fontaine, «

L’Ours et les Deux

Compagnons », Fables, livre V, XX.

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du Parlement.

Colbert s’approcha des lampes, relut les lettres du défunt cardinal, sourit plusieurs fois en reconnaissant toute la valeur des pièces que venait de lui livrer Mme de Chevreuse, et, en étayant pour plusieurs minutes sa grosse tête dans ses mains, il réfléchit profondément.

Pendant ces quelques minutes, un homme gros et grand, à la figure osseuse, aux yeux fixes, au nez crochu, avait fait son entrée dans le cabinet de Colbert avec une assurance modeste, qui décelait un caractère à la fois souple et décidé : souple envers le maître qui pouvait jeter la proie, ferme envers les chiens qui eussent pu lui disputer cette proie opime.

M. Vanel avait sous le bras un dossier volumineux ; il le posa sur le bureau même, où les deux coudes de Colbert étayaient sa tête.

– Bonjour, monsieur Vanel, dit celui-ci en se réveillant de sa méditation.

Bonjour, monseigneur, dit naturellement Vanel.

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– C’est monsieur qu’il faut dire, répliqua doucement Colbert.

– On appelle monseigneur les ministres, dit Vanel avec un sang-froid imperturbable ; vous êtes ministre !

– Pas encore !

De fait, je vous appelle monseigneur

;

d’ailleurs, vous êtes mon seigneur, à moi, cela me suffit ; s’il vous déplaît que je vous appelle ainsi devant le monde, laissez-moi vous appeler de ce nom dans le particulier.

Colbert leva la tête à la hauteur des lampes et lut ou chercha à lire sur le visage de Vanel pour combien la sincérité entrait dans cette protestation de dévouement.

Mais le conseiller savait soutenir le poids d’un regard, ce regard fût-il celui de Monseigneur.

Colbert soupira. Il n’avait rien lu sur le visage de Vanel ; Vanel pouvait être honnête. Colbert songea que cet inférieur lui était supérieur, en cela qu’il avait une femme infidèle.

Au moment où il s’apitoyait sur le sort de cet 96

homme, Vanel tira froidement de sa poche un billet parfumé, cacheté de cire d’Espagne, et le tendit à Monseigneur.

– Qu’est cela, Vanel ?

– Une lettre de ma femme, monseigneur.

Colbert toussa. Il prit la lettre, l’ouvrit, la lut et l’enferma dans sa poche, tandis que Vanel feuilletait impassiblement son volume de procédure.

– Vanel, dit tout à coup le protecteur à son protégé, vous êtes un homme de travail, vous ?

– Oui, monseigneur.

– Douze heures d’études ne vous effraient pas ?

– J’en fais quinze par jour.

Impossible

! Un conseiller ne saurait

travailler plus de trois heures pour le Parlement.

– Oh ! je fais des états pour un ami que j’ai aux comptes, et, comme il me reste du temps, j’étudie l’hébreu.

Vous êtes fort considéré au Parlement, 97

Vanel ?

– Je crois que oui, monseigneur.

– Il s’agirait de ne pas croupir sur le siège de conseiller.

– Que faire pour cela ?

– Acheter une charge.

– Laquelle ?

Quelque chose de grand. Les petites ambitions sont les plus malaisées à satisfaire.

– Les petites bourses, monseigneur, sont les plus difficiles à remplir.

Et puis, quelle charge voyez-vous

? fit

Colbert.

– Je n’en vois pas, c’est vrai.

– Il y en a bien une, mais il faut être le roi pour l’acheter sans se gêner ; or, le roi ne se donnera pas, je crois, la fantaisie d’acheter une charge de procureur général.

En entendant ces mots, Vanel attacha sur 98

Colbert son regard humble et terne à la fois.

Colbert se demanda s’il avait été deviné, ou seulement rencontré par la pensée de cet homme.

Que me parlez-vous, monseigneur, dit Vanel, de la charge de procureur général au Parlement ? Je n’en sache pas d’autre que celle de M. Fouquet.

– Précisément, mon cher conseiller.

Vous n’êtes pas dégoûté, monseigneur

;

mais, avant que la marchandise soit achetée, ne faut-il pas qu’elle soit vendue ?

– Je crois, monsieur Vanel, que cette charge-là sera sous peu à vendre...

– À vendre !... la charge de procureur de M.

Fouquet ?

– On le dit.

– La charge qui le fait inviolable, à vendre ?

Oh ! oh !

Et Vanel se mit à rire.

– En auriez-vous peur, de cette charge ? dit gravement Colbert.

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– Peur ! non pas...

– Ni envie ?

– Monseigneur se moque de moi ! répliqua Vanel ; comment un conseiller du Parlement n’aurait-il pas envie de devenir procureur général ?

– Alors, monsieur Vanel... puisque je vous dis que la charge se présente à vendre.

– Monseigneur le dit.

– Le bruit en court.

– Je répète que c’est impossible ; jamais un homme ne jette le bouclier derrière lequel il abrite son honneur, sa fortune et sa vie.

– Parfois il est des fous qui se croient au-dessus de toutes les mauvaises chances, monsieur Vanel.

– Oui, monseigneur ; mais ces fous-là ne font pas leurs folies au profit des pauvres Vanels qu’il y a dans le monde.

– Pourquoi pas ?

– Parce que ces Vanels sont pauvres.

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– Il est vrai que la charge de M. Fouquet peut coûter gros. Qu’y mettriez-vous, monsieur Vanel ?

– Tout ce que je possède, monseigneur.

– Ce qui veut dire ?

– Trois à quatre cent mille livres.

– Et la charge vaut ?

– Un million et demi, au plus bas. Je sais des gens qui en ont offert un million sept cent mille livres sans décider M. Fouquet. Or, si par hasard il arrivait que M. Fouquet voulût vendre, ce que je ne crois pas, malgré ce qu’on m’en a dit...

– Ah ! l’on vous en a dit quelque chose ! Qui cela ?

– M. de Gourville... M. Pélisson. Oh ! en l’air.

– Eh bien ! si M. Fouquet voulait vendre ?...

– Je ne pourrais encore acheter, attendu que M. le surintendant ne vendra que pour avoir de l’argent frais, et personne n’a un million et demi à jeter sur une table.

Colbert interrompit en cet endroit le conseiller 101

par une pantomime impérieuse. Il avait recommencé à réfléchir.

Voyant l’attitude sérieuse du maître, voyant sa persévérance à mettre la conversation sur ce sujet, M. Vanel attendait une solution sans oser la provoquer.

– Expliquez-moi bien, dit alors Colbert, les privilèges de la charge de procureur général.

– Le droit de mise en accusation contre tout sujet français qui n’est pas prince du sang ; la mise à néant de toute accusation dirigée contre tout Français qui n’est pas roi ou prince. Un procureur général est le bras droit du roi pour frapper un coupable, il est son bras aussi pour éteindre le flambeau de la justice. Aussi M.

Fouquet se soutiendra-t-il contre le roi lui-même en ameutant les parlements

; aussi le roi

ménagera-t-il M. Fouquet malgré tout pour faire enregistrer ses édits sans conteste. Le procureur général peut être un instrument bien utile ou bien dangereux.

– Voulez-vous être procureur général, Vanel ?

dit tout à coup Colbert en adoucissant son regard 102

et sa voix.

– Moi ? s’écria celui-ci. Mais j’ai eu l’honneur de vous représenter qu’il manque au moins onze cent mille livres à ma caisse.

– Vous emprunterez cette somme à vos amis.

– Je n’ai pas d’amis plus riches que moi.

– Un honnête homme !

Si tout le monde pensait comme vous, monseigneur.

– Je le pense, cela suffit, et, au besoin, je répondrai de vous.

– Prenez garde au proverbe, monseigneur.

– Lequel ?

– Qui répond paie.

– Qu’à cela ne tienne.

Vanel se leva, tout remué par cette offre si subitement, si inopinément faite par un homme que les plus frivoles prenaient au sérieux.

– Ne vous jouez pas de moi, monseigneur, dit-il.

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– Voyons, faisons vite, monsieur Vanel. Vous dites que M. Gourville vous a parlé de la charge de M. Fouquet ?

– M. Pélisson aussi.

– Officiellement, ou officieusement ?

Voici leurs paroles

: «

Ces gens du

Parlement sont ambitieux et riches ; ils devraient bien se cotiser pour faire deux ou trois millions à M. Fouquet, leur protecteur, leur lumière. »

– Et vous avez dit ?

– J’ai dit que, pour ma part, je donnerais dix mille livres s’il le fallait.

– Ah ! vous aimez donc M. Fouquet ? s’écria M. Colbert avec un regard plein de haine.

– Non ; mais M. Fouquet est notre procureur général ; il s’endette, il se noie ; nous devons sauver l’honneur du corps.

– Voilà qui m’explique pourquoi M. Fouquet sera toujours sain et sauf tant qu’il occupera sa charge, répliqua Colbert.

– Là-dessus, poursuivit Vanel, M. Gourville a 104

ajouté : « Faire l’aumône à M. Fouquet, c’est toujours un procédé humiliant auquel il répondra par un refus ; que le Parlement se cotise pour acheter dignement la charge de son procureur général, alors tout va bien, l’honneur du corps est sauf, et l’orgueil de M. Fouquet sauvé. »

– C’est une ouverture cela.

– Je l’ai considéré ainsi, monseigneur.

– Eh bien ! monsieur Vanel, vous irez trouver immédiatement M. Gourville ou M. Pélisson ; connaissez-vous quelque autre ami de M.

Fouquet ?

– Je connais beaucoup M. de La Fontaine.

– La Fontaine le rimeur ?

– Précisément ; il faisait des vers à ma femme, quand M. Fouquet était de nos amis.

– Adressez-vous donc à lui pour obtenir une entrevue de M. le surintendant.

– Volontiers ; mais la somme ?

– Au jour et à l’heure fixés, monsieur Vanel, vous serez nanti de la somme, ne vous inquiétez 105

point.

– Monseigneur, une telle munificence ! Vous effacez le roi, vous surpassez M. Fouquet.

– Un moment... ne faisons pas abus des mots.

Je ne vous donne pas quatorze cent mille livres, monsieur Vanel : j’ai des enfants.

– Eh ! monsieur, vous me les prêtez ; cela suffit.

– Je vous les prête, oui.

– Demandez tel intérêt, telle garantie qu’il vous plaira, monseigneur, je suis prêt, et, vos désirs étant satisfaits, je répéterai encore que vous surpassez les rois et M. Fouquet en munificence.

Vos conditions ?

– Le remboursement en huit années.

– Oh ! très bien.

– Hypothèque sur la charge elle-même.

– Parfaitement ; est-ce tout ?

– Attendez. Je me réserve le droit de vous racheter la charge à cent cinquante mille livres de bénéfice si vous ne suiviez pas, dans la gestion de 106

cette charge, une ligne conforme aux intérêts du roi et à mes desseins.

– Ah ! ah ! dit Vanel un peu ému.

– Cela renferme-t-il quelque chose qui vous puisse choquer, monsieur Vanel ? dit froidement Colbert.

– Non, non, répliqua vivement Vanel.

– Eh bien ! nous signerons cet acte quand il vous plaira. courez chez les amis de M. Fouquet.

– J’y vole...

– Et obtenez du surintendant une entrevue.

– Oui, monseigneur.

– Soyez facile aux concessions.

– Oui.

– Et les arrangements une fois pris ?...

– Je me hâte de le faire signer.

– Gardez-vous-en bien !... Ne parlez jamais de signature avec M. Fouquet, ni de dédit, ni même de parole, entendez-vous ? vous perdriez tout !

– Eh bien ! alors, monseigneur, que faire ?

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C’est trop difficile...

– Tâchez seulement que M. Fouquet vous touche dans la main... Allez !

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