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Où l’on voit qu’un marché qui ne peut pas se faire avec l’un peut se faire avec l’autre Aramis avait deviné juste : à peine sortie de la maison de la place Baudoyer, Mme la duchesse de Chevreuse se fit conduire chez elle.

Elle craignait d’être suivie sans doute, et cherchait à innocenter ainsi sa promenade ; mais, à peine rentrée à l’hôtel1, à peine sûre que personne ne la suivrait pour l’inquiéter, elle fit ouvrir la porte du jardin qui donnait sur une autre rue, et se rendit rue Croix-des-Petits-Champs, où demeurait M. Colbert.

Nous avons dit que le soir était venu : c’est la nuit qu’il faudrait dire, et une nuit épaisse. Paris, redevenu calme, cachait dans son ombre 1 Sur l’hôtel de Luynes, voir Vingt Ans après, chap. XXII.

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indulgente la noble duchesse conduisant son intrigue politique, et la simple bourgeoise qui, attardée après un souper en ville, prenait au bras d’un amant le plus long chemin pour regagner le logis conjugal.

Mme de Chevreuse avait trop l’habitude de la politique nocturne pour ignorer qu’un ministre ne se cèle jamais, fût-ce chez lui, aux jeunes et belles dames qui craignent la poussière des bureaux, ou aux vieilles dames très savantes qui craignent l’écho indiscret des ministères.

Un valet reçut la duchesse sous le péristyle, et, disons-le, il la reçut assez mal. Cet homme lui expliqua même, après avoir vu son visage, que ce n’était pas à une pareille heure et à un pareil âge que l’on venait troubler le dernier travail de M.

Colbert.

Mais Mme de Chevreuse, sans se fâcher, écrivit sur une feuille de ses tablettes son nom, nom bruyant, qui avait tant de fois tinté désagréablement aux oreilles de Louis XIII et du grand cardinal.

Elle écrivit ce nom avec la grande écriture 72

ignorante des hauts seigneurs de cette époque, plia le papier d’une façon qui lui était particulière, et le remit au valet sans ajouter un mot, mais d’une mine si impérieuse, que le drôle, habitué à flairer son monde, sentit la princesse, baissa la tête et courut chez M. Colbert.

Il sans dire que le ministre poussa un petit cri en ouvrant le papier, et que, ce cri instruisant suffisamment le valet de l’intérêt qu’il fallait prendre à la visite mystérieuse, le valet revint en courant chercher la duchesse.

Elle monta donc assez lourdement le premier étage de la belle maison neuve, se remit au palier pour ne pas entrer essoufflée, et parut devant M.

Colbert, qui tenait lui-même les battants de sa porte.

La duchesse s’arrêta au seuil pour bien regarder celui avec lequel elle avait affaire.

Au premier abord, la tête ronde, lourde, épaisse, les gros sourcils, la moue disgracieuse de cette figure écrasée par une calotte pareille à celle des prêtres, cet ensemble, disons-nous, promit à la duchesse peu de difficultés dans les 73

négociations, mais aussi peu d’intérêt dans le débat des articles.

Car il n’y avait pas d’apparence que cette grosse nature fût sensible aux charmes d’une vengeance raffinée ou d’une ambition altérée.

Mais, lorsque la duchesse vit de plus près les petits yeux noirs perçants, le pli longitudinal de ce front bombé, sévère, la crispation imperceptible de ces lèvres, sur lesquelles on observa très vulgairement de la bonhomie, Mme de Chevreuse changea d’idée et put se dire :

« J’ai trouvé mon homme ! »

– Qui me procure l’honneur de votre visite, madame ? demanda l’intendant des finances.

– Le besoin que j’ai de vous, monsieur, reprit la duchesse, et celui que vous avez de moi.

Heureux, madame, d’avoir entendu la première partie de votre phrase ; mais, quant à la seconde...

Mme de Chevreuse s’assit sur le fauteuil que Colbert lui avançait.

– Monsieur Colbert, vous êtes intendant des 74

finances ?

– Oui, madame.

– Et vous aspirez à devenir surintendant ?...

– Madame !

– Ne niez pas ; cela ferait longueur dans notre conversation : c’est inutile.

Cependant, madame, si plein de bonne volonté, de politesse même, que je sois envers une dame de votre mérite, rien ne me fera confesser que je cherche à supplanter mon supérieur.

– Je ne vous ai point parlé de supplanter, monsieur Colbert. Est-ce que, par hasard, j’aurais prononcé ce mot ? Je ne crois pas. Le mot remplacer est moins agressif et plus convenable grammaticalement, comme disait M. de Voiture.

Je prétends donc que vous aspirez à remplacer M.

Fouquet.

– La fortune de M. Fouquet, madame, est de celles qui résistent. M. le surintendant joue, dans ce siècle, le rôle du colosse de Rhodes : les vaisseaux passent au-dessous de lui et ne le 75

renversent pas.

– Je me fusse servie précisément de cette comparaison. Oui, M. Fouquet joue le rôle du colosse de Rhodes ; mais je me souviens d’avoir ouï raconter à M. Conrart... un académicien, je crois... que, le colosse de Rhodes étant tombé, le marchand qui l’avait fait jeter bas... un simple marchand, monsieur Colbert... fit charger quatre cents chameaux de ses débris1. Un marchand !

c’est bien moins fort qu’un intendant des finances.

– Madame, je puis vous assurer que je ne renverserai jamais M. Fouquet.

– Eh bien ! monsieur Colbert, puisque vous vous obstinez à faire de la sensibilité avec moi, comme si vous ignoriez que je m’appelle Mme de Chevreuse, et que je suis vieille, c’est-à-dire que vous avez affaire à une femme qui a fait de la politique avec M. de Richelieu et qui n’a plus de 1 Bronze haut de 31 m, il était l’œuvre de Charès de Lindos qui mit douze ans à l’élever au fond du port de Rhodes (292 à 280 av. J.-C.) ; un tremblement de terre le renversa en 223 av.

J.-C.

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temps à perdre, comme, dis-je, vous commettez cette imprudence, je m’en vais aller trouver des gens plus intelligents et plus pressés de faire fortune.

– En quoi, madame, en quoi ?

Vous me donnez une pauvre idée des

négociations d’aujourd’hui, monsieur. Je vous jure bien que, si, de mon temps, une femme fût allée trouver M. de Cinq-Mars, qui pourtant n’était pas un grand esprit, je vous jure que, si elle lui eût dit sur le cardinal ce que je viens de vous dire sur M. Fouquet, M. de Cinq-Mars, à l’heure qu’il est, eût déjà mis les fers au feu.

Allons, madame, allons, un peu

d’indulgence.

Ainsi, vous voulez bien consentir à remplacer M. Fouquet ?

– Si le roi congédie M. Fouquet, oui, certes.

– Encore une parole de trop ; il est bien évident que, si vous n’avez pas encore fait chasser M. Fouquet, c’est que vous n’avez pas pu le faire. Aussi, je ne serais qu’une sotte pécore, 77

si, venant à vous, je ne vous apportais pas ce qui vous manque.

Je suis désolé d’insister, madame, dit Colbert après un silence qui avait permis à la duchesse de sonder toute la profondeur de sa dissimulation ; mais je dois vous prévenir que, depuis six ans, dénonciations sur dénonciations se succèdent contre M. Fouquet, sans que jamais l’assiette de M. le surintendant ait été déplacée.

– Il y a temps pour tout, monsieur Colbert ; ceux qui ont fait ces dénonciations ne s’appelaient pas Mme de Chevreuse, et ils n’avaient pas de preuves équivalentes à six lettres de M. de Mazarin, établissant le délit dont il s’agit.

– Le délit ?

– Le crime, s’il vous plaît mieux.

– Un crime ! Commis par M. Fouquet ?

Rien que cela... Tiens, c’est étrange, monsieur Colbert ; vous qui avez la figure froide et peu significative, je vous vois tout illuminé.

– Un crime ?

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– Enchantée que cela vous fasse quelque effet.

– Oh ! c’est que le mot renferme tant de choses, madame !

– Il renferme un brevet de surintendant des finances pour vous, et une lettre d’exil ou de Bastille pour M. Fouquet.

– Pardonnez-moi, madame la duchesse, il est presque impossible que M. Fouquet soit exilé : emprisonné, disgracié, c’est déjà tant !

– Oh ! je sais ce que je dis, repartit froidement Mme de Chevreuse. Je ne vis pas tellement éloignée de Paris, que je ne sache ce qui s’y passe. Le roi n’aime pas M. Fouquet, et il perdra volontiers M. Fouquet, si on lui en donne l’occasion.

– Il faut que l’occasion soit bonne.

– Assez bonne. Aussi, c’est une occasion que j’évalue à cinq cent mille livres.

– Comment cela ? dit Colbert.

– Je veux dire, monsieur, que, tenant cette occasion dans mes mains, je ne la ferai passer dans les vôtres que moyennant un retour de cinq 79

cent mille livres.

– Très bien, madame, je comprends. Mais, puisque vous venez de fixer un prix à la vente, voyons la valeur vendue.

– Oh ! la moindre chose : six lettres, je vous l’ai dit, de M. de Mazarin ; des autographes qui ne seraient pas trop chers, assurément, s’ils établissaient d’une façon irrécusable que M.

Fouquet avait détourné de grosses sommes pour se les approprier.

– D’une façon irrécusable, dit Colbert les yeux brillants de joie.

– Irrécusable ! Voulez-vous lire les lettres ?

– De tout cœur ! La copie, bien entendu ?

– Bien entendu, oui.

Mme la duchesse tira de son sein une petite liasse aplatie par le corset de velours :

– Lisez, dit-elle.

Colbert se jeta avidement sur ces papiers et les dévora.

– À merveille ! dit-il.

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– C’est assez net, n’est-ce pas ?

– Oui, madame, oui. M. de Mazarin aurait remis de l’argent à M. Fouquet, lequel aurait gardé cet argent, mais quel argent ?

– Ah ! voilà, quel argent ? Si nous traitons ensemble, je joindrai à ses lettres une septième, qui vous donnera les derniers renseignements.

Colbert réfléchit.

– Et les originaux des lettres ?

– Question inutile. C’est comme si je vous demandais : Monsieur Colbert, les sacs d’argent que vous me donnerez seront-ils pleins ou vides ?

– Très bien, madame.

– Est-ce conclu ?

– Non pas.

– Comment ?

– Il y a une chose à laquelle nous n’avons réfléchi ni l’un ni l’autre.

– Dites-la-moi.

– M. Fouquet ne peut être perdu en cette 81

occurrence que par un procès.

– Oui.

– Un scandale public.

– Oui. Eh bien ?

– Eh bien ! on ne peut lui faire ni le procès ni le scandale.

– Parce que ?

Parce qu’il est procureur général au Parlement, parce que tout, en France, administration, armée, justice, commerce, se relie mutuellement par une chaîne de bon vouloir qu’on appelle esprit de corps. Ainsi, madame, jamais le Parlement ne souffrira que son chef soit traîné devant un tribunal. Jamais, s’il y est traîné d’autorité royale, jamais il ne sera condamné.

– Ah ! ma foi ! monsieur Colbert, cela ne me regarde pas.

– Je le sais, madame, mais cela me regarde, moi, et diminue la valeur de votre apport. À quoi peut me servir une preuve de crime sans la possibilité de condamnation ?

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– Soupçonné seulement, M. Fouquet perdra sa charge de surintendant.

– Voilà grand-chose ! s’écria Colbert, dont les traits sombres éclatèrent tout à coup, illuminés d’une expression de haine et de vengeance.

– Ah ! ah ! monsieur Colbert, dit la duchesse, excusez-moi, je ne vous savais pas si fort impressionnable. Bien, très bien ! Alors, puisqu’il vous faut plus que je n’ai, ne parlons plus de rien.

Si fait, madame, parlons-en toujours.

Seulement, vos valeurs ayant baissé, abaissez vos prétentions.

– Vous marchandez ?

– C’est une nécessité pour quiconque veut payer loyalement.

– Combien m’offrez-vous ?

– Deux cent mille livres.

La duchesse lui rit au nez ; puis, tout à coup :

– Attendez, dit-elle.

– Vous consentez ?

– Pas encore, j’ai une autre combinaison.

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– Dites.

– Vous me donnez trois cent mille livres.

– Non pas ! non pas !

– Oh ! c’est à prendre ou à laisser... Et puis, ce n’est pas tout.

– Encore ?...

Vous

devenez

impossible,

madame la duchesse.

– Moins que vous ne le croyez, ce n’est plus de l’argent que je vous demande.

– Quoi donc, alors ?

– Un service. Vous savez que j’ai toujours aimé tendrement la reine.

– Eh bien ?

– Eh bien ! je veux avoir une entrevue avec Sa Majesté.

– Avec la reine ?

– Oui, monsieur Colbert, avec la reine, qui n’est plus mon amie, c’est vrai, et depuis longtemps, mais qui peut le devenir encore, si on en fournit l’occasion.

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– Sa Majesté ne reçoit plus personne, madame.

Elle souffre beaucoup. Vous n’ignorez pas que les accès de son mal se réitèrent plus fréquemment...

– Voilà précisément pourquoi je désire avoir une entrevue avec Sa Majesté. Figurez-vous que dans la Flandre, nous avons beaucoup de ces sortes de maladies.

– Des cancers ? Maladie affreuse, incurable.

– Ne croyez donc pas cela, monsieur Colbert.

Le paysan flamand est un peu l’homme de la nature ; il n’a pas précisément une femme, il a une femelle.

– Eh bien ! madame ?

– Eh bien ! monsieur Colbert, tandis qu’il fume sa pipe, la femme travaille : elle tire l’eau du puits, elle charge le mulet ou l’âne, elle se charge elle-même. Se ménageant peu, elle se heurte çà et là, souvent même elle est battue. Un cancer vient d’une contusion.

– C’est vrai.

– Les Flamandes ne meurent pas pour cela.

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Elles vont, quand elles souffrent trop, à la recherche du remède. Et les béguines de Bruges sont d’admirables médecins pour toutes les maladies. Elles ont des eaux précieuses, des topiques, des spécifiques : elles donnent à la malade un flacon et un cierge, bénéficient sur le clergé et servent Dieu par l’exploitation de leurs deux marchandises. J’apporterai donc à la reine l’eau du béguinage de Bruges. Sa Majesté guérira, et brûlera autant de cierges qu’elle le jugera convenable. Vous voyez, monsieur Colbert, que, m’empêcher d’aller voir la reine, c’est presque un crime de régicide.

– Madame la duchesse, vous êtes une femme de trop d’esprit, vous me confondez ; toutefois, je devine bien que cette grande charité envers la reine couvre un petit intérêt personnel.

– Est-ce que je me donne la peine de le cacher, monsieur Colbert ? Vous avez dit, je crois, un petit intérêt personnel ? Apprenez donc que c’est un grand intérêt, et je vous le prouverai en me résumant. Si vous me faites entrer chez Sa Majesté, je me contente des trois cent mille livres 86

réclamées ; sinon, je garde mes lettres, à moins que vous n’en donniez, séance tenante, cinq cent mille livres.

Et, se levant sur cette parole décisive, la vieille duchesse laissa M. Colbert dans une désagréable perplexité.

Marchander encore était devenu impossible ; ne plus marchander, c’était perdre infiniment trop.

– Madame, dit-il, je vais avoir le plaisir de vous compter cent mille écus.

– Oh ! fit la duchesse.

Mais comment aurai-je les lettres

véritables ?

De la façon la plus simple, mon cher monsieur Colbert... À qui vous fiez-vous ?

Le grave financier se mit à rire

silencieusement, de sorte que ses gros sourcils noirs montaient et descendaient comme deux ailes de chauve-souris sur la ligne profonde de son front jaune.

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– À personne, dit-il.

– Oh ! vous ferez bien une exception en votre faveur, monsieur Colbert.

– Comment cela, madame la duchesse ?

– Je veux dire que, si vous preniez la peine de venir avec moi à l’endroit où sont les lettres, elles vous seraient remises à vous-même, et vous pourriez les vérifier, les contrôler.

– Il est vrai.

– Vous vous seriez muni de cent mille écus, parce que je ne me fie, moi non plus, à personne.

M. l’intendant Colbert rougit jusqu’aux sourcils. Il était, comme tous les hommes supérieurs dans l’art des chiffres, d’une probité insolente et mathématique.

J’emporterai, dit-il, madame, la somme promise, en deux bons payables à ma caisse. Cela vous satisfera-t-il ?

– Que ne sont-ils de deux millions, vos bons de caisse, monsieur l’intendant !... Je vais donc avoir l’honneur de vous montrer le chemin.

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– Permettez que je fasse atteler mes chevaux.

– J’ai un carrosse en bas, monsieur.

Colbert toussa comme un homme irrésolu. Il se figura un moment que la proposition de la duchesse était un piège

; que peut-être on

attendait à la porte ; que cette dame, dont le secret venait de se vendre cent mille écus à Colbert, devait avoir proposé ce secret à M.

Fouquet pour la même somme.

Comme il hésitait beaucoup, la duchesse le regarda dans les yeux.

– Vous aimez mieux votre carrosse ? dit-elle.

– Je l’avoue.

– Vous vous figurez que je vous conduis dans quelque traquenard ?

– Madame la duchesse, vous avez le caractère folâtre, et moi, revêtu d’un caractère aussi grave, je puis être compromis par une plaisanterie.

– Oui ; enfin, vous avez peur ? Eh bien !

prenez votre carrosse, autant de laquais que vous voudrez... Seulement, réfléchissez-y bien... ce que nous faisons à nous deux, nous le savons 89

seuls ; ce qu’un tiers aura vu, nous l’apprenons à tout l’univers. Après tout moi, je n’y tiens pas : mon carrosse suivra le vôtre, et je me tiens pour satisfaite de monter dans votre carrosse pour aller chez la reine.

– Chez la reine ?

– Vous l’aviez déjà oublié ? Quoi ! une clause de cette importance pour moi vous avait échappé ? Que c’était peu pour vous, mon Dieu !

Si j’avais su, je vous eusse demandé le double.

– J’ai réfléchi, madame la duchesse ; je ne vous accompagnerai pas.

– Vrai !... Pourquoi ?

– Parce que j’ai en vous une confiance sans bornes.

– Vous me comblez !... Mais, pour que je touche les cent mille écus ?...

– Les voici.

L’intendant griffonna quelques mots sur un papier qu’il remit à la duchesse.

– Vous êtes payée, dit-il.

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– Le trait est beau, monsieur Colbert, et je vais vous en récompenser.

En disant ces mots, elle se mit à rire.

Le rire de Mme de Chevreuse était un murmure sinistre ; tout homme qui sent la jeunesse, la foi, l’amour, la vie battre en son cœur, préfère des pleurs à ce rire lamentable.

La duchesse ouvrit le haut de son justaucorps et tira de son sein rougi une petite liasse de papiers noués d’un ruban couleur feu. Les agrafes avaient cédé sous la pression brutale de ses mains nerveuses. La peau, éraillée par l’extraction et le frottement des papiers, apparaissait sans pudeur aux yeux de l’intendant, fort intrigué de ces préliminaires étranges. La duchesse riait toujours.

– Voilà, dit-elle, les véritables lettres de M. de Mazarin. Vous les avez, et, de plus, la duchesse de Chevreuse s’est déshabillée devant vous, comme si vous eussiez été... Je ne veux pas vous dire des noms qui vous donneraient de l’orgueil ou de la jalousie. Maintenant, monsieur Colbert, fit-elle en agrafant et en nouant avec rapidité le corps de sa robe, votre bonne fortune est finie ; 91

accompagnez-moi chez la reine.

– Non pas, madame : si vous alliez encourir de nouveau la disgrâce de Sa Majesté, et que l’on sût au Palais-Royal que j’ai été votre introducteur, la reine ne me le pardonnerait de sa vie. Non. J’ai des gens dévoués au palais, ceux-là vous feront entrer sans me compromettre.

– Comme il vous plaira, pourvu que j’entre.

Comment appelez-vous les dames

religieuses de Bruges qui guérissent les malades ?

– Les béguines.

– Vous êtes une béguine.

– Soit, mais il faudra bien que je cesse de l’être.

– Cela vous regarde.

Pardon

! pardon

! je ne veux pas être

exposée à ce qu’on me refuse l’entrée.

– Cela vous regarde encore, madame. Je vais commander au premier valet de chambre du gentilhomme de service chez Sa Majesté de laisser entrer une béguine apportant un remède 92

efficace pour soulager les douleurs de Sa Majesté. Vous portez ma lettre, vous vous chargez du remède et des explications. J’avoue la béguine, je nie Mme de Chevreuse.

– Qu’à cela ne tienne.

– Voici la lettre d’introduction, madame.

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