XXXI – La sueur de sang

 

Quelques jours après la scène terrible que nous venons de raconter, c’est-à-dire le 30 mai 1574, la cour étant à Vincennes, on entendit tout à coup un grand bruit dans la chambre du roi, lequel, étant retombé plus malade que jamais au milieu du bal qu’il avait voulu donner le jour même de la mort des deux jeunes gens, était, par ordre des médecins, venu chercher à la campagne un air plus pur.

Il était huit heures du matin. Un petit groupe de courtisans causait avec feu dans l’antichambre, quand tout à coup retentit le cri, et parut au seuil de l’appartement la nourrice de Charles, les yeux baignés de larmes et criant d’une voix désespérée :

– Secours au roi ! secours au roi !

– Sa Majesté est-elle donc plus mal ? demanda le capitaine de Nancey, que le roi avait, comme nous l’avons vu, dégagé de toute obéissance à la reine Catherine pour l’attacher à sa personne.

– Oh ! que de sang ! que de sang ! dit la nourrice. Les médecins ! appelez les médecins !

Mazille et Ambroise Paré se relevaient tour à tour auprès de l’auguste malade, et Ambroise Paré, qui était de garde, ayant vu s’endormir le roi, avait profité de cet assoupissement pour s’éloigner quelques instants.

Pendant ce temps, une sueur abondante avait pris le roi ; et comme Charles était atteint d’un relâchement des vaisseaux capillaires, et que ce relâchement amenait une hémorragie de la peau, cette sueur sanglante avait épouvanté la nourrice, qui ne pouvait s’habituer à cet étrange phénomène, et qui, protestante, on se le rappelle, lui disait sans cesse que c’était le sang huguenot versé le jour de la Saint-Barthélemy qui appelait son sang.

On s’élança dans toutes les directions ; le docteur ne devait pas être loin, et l’on ne pouvait manquer de le rencontrer.

L’antichambre resta donc vide, chacun étant désireux de montrer son zèle en ramenant le médecin demandé.

Alors une porte s’ouvrit, et l’on vit apparaître Catherine. Elle traversa rapidement l’antichambre et entra vivement dans l’appartement de son fils.

Charles était renversé sur son lit, l’œil éteint, la poitrine haletante ; de tout son corps découlait une sueur rougeâtre ; sa main, écartée, pendait hors de son lit, et au bout de chacun de ses doigts pendait un rubis liquide.

C’était un horrible spectacle.

Cependant, au bruit des pas de sa mère, et comme s’il les eût reconnus, Charles se redressa.

– Pardon, madame, dit-il en regardant sa mère, je voudrais bien mourir en paix.

– Mourir, mon fils, dit Catherine, pour une crise passagère de ce vilain mal ! Voudriez-vous donc nous désespérer ainsi ?

– Je vous dis, madame, que je sens mon âme qui s’en va. Je vous dis, madame, que c’est la mort qui arrive, mort de tous les diables ! Je sens ce que je sens, et je sais ce que je dis.

– Sire, dit la reine, votre imagination est votre plus grave maladie ; depuis le supplice si mérité de ces deux sorciers, de ces deux assassins qu’on appelait La Mole et Coconnas, vos souffrances physiques doivent avoir diminué. Le mal moral persévère seul, et, si je pouvais causer avec vous dix minutes seulement, je vous prouverais…

– Nourrice, dit Charles, veille à la porte, et que personne n’entre : la reine Catherine de Médicis veut causer avec son fils bien-aimé Charles IX.

La nourrice obéit.

– Au fait, continua Charles, cet entretien devait avoir lieu un jour ou l’autre, mieux vaut donc aujourd’hui que demain. Demain, d’ailleurs, il serait peut-être trop tard. Seulement, une troisième personne doit assister à notre entretien.

– Et pourquoi ?

– Parce que, je vous le répète, la mort est en route, reprit Charles avec une effrayante solennité ; parce que d’un moment à l’autre elle entrera dans cette chambre comme vous, pâle et muette, et sans se faire annoncer. Il est donc temps, puisque j’ai mis cette nuit ordre à mes affaires, de mettre ordre ce matin à celles du royaume.

– Et quelle est cette personne que vous désirez voir ? demanda Catherine.

– Mon frère, madame. Faites-le appeler.

– Sire, dit la reine, je vois avec plaisir que ces dénonciations, dictées par la haine bien plus qu’arrachées à la douleur, s’effacent de votre esprit et vont bientôt s’effacer de votre cœur. Nourrice ! cria Catherine, nourrice !

La bonne femme, qui veillait au-dehors, ouvrit la porte.

– Nourrice, dit Catherine, par ordre de mon fils, quand M. de Nancey viendra, vous lui direz d’aller quérir le duc d’Alençon.

Charles fit un signe qui retint la bonne femme prête à obéir.

– J’ai dit mon frère, madame, reprit Charles. Les yeux de Catherine se dilatèrent comme ceux de la tigresse qui va se mettre en colère. Mais Charles leva impérativement la main.

– Je veux parler à mon frère Henri, dit-il. Henri seul est mon frère ; non pas celui qui est roi là-bas, mais celui qui est prisonnier ici. Henri saura mes dernières volontés.

– Et moi, s’écria la Florentine avec une audace inaccoutumée en face de la terrible volonté de son fils, tant la haine qu’elle portait au Béarnais la jetait hors de sa dissimulation habituelle, si vous êtes, comme vous le dites, si près de la tombe, croyez-vous que je céderai à personne, surtout à un étranger, mon droit de vous assister à votre heure suprême, mon droit de reine, mon droit de mère ?

– Madame, dit Charles, je suis roi encore ; je commande encore, madame ; je vous dis que je veux parler à mon frère Henri, et vous n’appelez pas mon capitaine des gardes ?… Mille diables, je vous en préviens, j’ai encore assez de force pour l’aller chercher moi-même.

Et il fit un mouvement pour sauter à bas du lit, qui mit au jour son corps pareil à celui du Christ après la flagellation.

– Sire, s’écria Catherine en le retenant, vous nous faites injure à tous : vous oubliez les affronts faits à notre famille, vous répudiez notre sang ; un fils de France doit seul s’agenouiller près du lit de mort d’un roi de France. Quant à moi ma place est marquée ici par les lois de la nature et de l’étiquette ; j’y reste donc.

– Et à quel titre, madame, y restez-vous ? demanda Charles IX.

– À titre de mère.

– Vous n’êtes pas plus ma mère, madame, que le duc d’Alençon n’est mon frère.

– Vous délirez, monsieur, dit Catherine ; depuis quand celle qui donne le jour n’est-elle pas la mère de celui qui l’a reçu ?

– Du moment, madame, où cette mère dénaturée ôte ce qu’elle donna, répondit Charles en essuyant une écume sanglante qui montait à ses lèvres.

– Que voulez-vous dire, Charles ? Je ne vous comprends pas, murmura Catherine regardant son fils d’un œil dilaté par l’étonnement.

– Vous allez me comprendre, madame.

Charles fouilla sous son traversin et en tira une petite clef d’argent.

– Prenez cette clef, madame, et ouvrez mon coffre de voyage ; il contient certains papiers qui parleront pour moi.

Et Charles étendit la main vers un coffre magnifiquement sculpté, fermé d’une serrure d’argent comme la clef qui l’ouvrait, et qui tenait la place la plus apparente de la chambre.

Catherine, dominée par la position suprême que Charles prenait sur elle, obéit, s’avança à pas lents vers le coffre, l’ouvrit, plongea ses regards vers l’intérieur, et tout à coup recula comme si elle avait vu dans les flancs du meuble quelque reptile endormi.

– Eh bien, dit Charles, qui ne perdait pas sa mère de vue, qu’y a-t-il donc dans ce coffre qui vous effraie, madame ?

– Rien, dit Catherine.

– En ce cas, plongez-y la main, madame, et prenez-y un livre ; il doit y avoir un livre, n’est-ce pas ? ajouta Charles avec ce sourire blêmissant, plus terrible chez lui que n’avait jamais été la menace chez un autre.

– Oui, balbutia Catherine.

– Un livre de chasse ?

– Oui.

– Prenez-le, et apportez-le-moi.

Catherine, malgré son assurance, pâlit, trembla de tous ses membres, et allongeant la main dans l’intérieur du coffre :

– Fatalité ! murmura-t-elle en prenant le livre.

– Bien, dit Charles. Écoutez maintenant : ce livre de chasse… j’étais insensé… j’aimais la chasse, au-dessus de toutes choses… ce livre de chasse, je l’ai trop lu ; comprenez-vous, madame ?…

Catherine poussa un gémissement sourd.

– C’était une faiblesse, continua Charles ; brûlez-le, madame ! il ne faut pas qu’on sache les faiblesses des rois !

Catherine s’approcha de la cheminée ardente, laissa tomber le livre au milieu du foyer, et demeura debout, immobile et muette, regardant d’un œil atone les flammes bleuissantes qui rongeaient les feuilles empoisonnées.

À mesure que le livre brûlait, une forte odeur d’ail se répandait dans toute la chambre.

Bientôt il fut entièrement dévoré.

– Et maintenant, madame, appelez mon frère, dit Charles avec une irrésistible majesté.

Catherine, frappée de stupeur, écrasée sous une émotion multiple que sa profonde sagacité ne pouvait analyser, et que sa force presque surhumaine ne pouvait combattre, fit un pas en avant et voulut parler.

La mère avait un remords ; la reine avait une terreur ; l’empoisonneuse avait un retour de haine. Ce dernier sentiment domina tous les autres.

– Maudit soit-il, s’écria-t-elle en s’élançant hors de la chambre, il triomphe, il touche au but ; oui, maudit, qu’il soit maudit !

– Vous entendez, mon frère, mon frère Henri, cria Charles poursuivant sa mère de la voix ; mon frère Henri à qui je veux parler à l’instant même au sujet de la régence du royaume.

Presque au même instant, maître Ambroise Paré entra par la porte opposée à celle qui venait de donner passage à Catherine, et s’arrêtant sur le seuil pour humer l’atmosphère alliacée de la chambre :

– Qui donc a brûlé de l’arsenic ici ? dit-il.

– Moi, répondit Charles.