XXIV – La rue Tizon et la rue Cloche-Percée

 

La Mole sortit du Louvre tout courant, et se mit à fureter dans Paris pour découvrir le pauvre Coconnas.

Son premier soin fut de se rendre à la rue de l’Arbre-Sec et d’entrer chez maître La Hurière, car La Mole se rappelait avoir souvent cité au Piémontais certaine devise latine qui tendait à prouver que l’Amour, Bacchus et Cérès sont des dieux de première nécessité, et il avait l’espoir que Coconnas, pour suivre l’aphorisme romain, se serait installé à la Belle-Étoile, après une nuit qui devait avoir été pour son ami non moins occupée qu’elle ne l’avait été pour lui.

La Mole ne trouva rien chez La Hurière que le souvenir de l’obligation prise et un déjeuner offert d’assez bonne grâce que notre gentilhomme accepta avec grand appétit, malgré son inquiétude.

L’estomac tranquillisé à défaut de l’esprit, La Mole se remit en course, remontant la Seine, comme ce mari qui cherchait sa femme noyée. En arrivant sur le quai de Grève, il reconnut l’endroit où, ainsi qu’il l’avait dit à M. d’Alençon, il avait, pendant sa course nocturne, été arrêté trois ou quatre heures auparavant, ce qui n’était pas rare dans un Paris plus vieux de cent ans que celui où Boileau se réveillait au bruit d’une balle perçant son volet. Un petit morceau de la plume de son chapeau était resté sur le champ de bataille. Le sentiment de possession est inné chez l’homme. La Mole avait dix plumes plus belles les unes que les autres ; il ne s’arrêta pas moins à ramasser celle-là, ou plutôt le seul fragment qui en eût survécu, et le considérait d’un air piteux, lorsque des pas alourdis retentirent, s’approchant de lui, et que des voix brutales lui ordonnèrent de se ranger. La Mole releva la tête et aperçut une litière précédée de deux pages et accompagnée d’un écuyer.

La Mole crut reconnaître la litière et se rangea vivement.

Le jeune gentilhomme ne s’était pas trompé.

– Monsieur de la Mole ! dit une voix pleine de douceur qui sortait de la litière, tandis qu’une main blanche et douce comme le satin écartait les rideaux.

– Oui, madame, moi-même, répondit La Mole en s’inclinant.

– Monsieur de la Mole une plume à la main…, continua la dame à la litière ; êtes-vous donc amoureux, mon cher monsieur, et retrouvez-vous des traces perdues ?

– Oui, madame, répondit La Mole, je suis amoureux, et très fort ; mais pour le moment, ce sont mes propres traces que je retrouve, quoique ce ne soient pas elles que je cherche. Mais Votre Majesté me permettra-t-elle de lui demander des nouvelles de sa santé.

– Excellente, monsieur ; je ne me suis jamais mieux portée, ce me semble ; cela vient probablement de ce que j’ai passé la nuit en retraite.

– Ah ! en retraite, dit La Mole en regardant Marguerite d’une façon étrange.

– Eh bien, oui ! qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?

– Peut-on, sans indiscrétion, vous demander dans quel couvent ?

– Certainement, monsieur, je n’en fais pas mystère : au couvent des Annonciades. Mais vous, que faites-vous ici avec cet air effarouché ?

– Madame, moi aussi j’ai passé la nuit en retraite et dans les environs du même couvent ; ce matin, je cherche mon ami, qui a disparu, et en le cherchant j’ai retrouvé cette plume.

– Qui vient de lui ? Mais en vérité nous m’effrayez sur son compte, la place est mauvaise.

– Que Votre Majesté se rassure, la plume vient de moi ; je l’ai perdue vers cinq heures et demie sur cette place, en me sauvant des mains de quatre bandits qui me voulaient à toute force assassiner, à ce que je crois du moins.

Marguerite réprima un vif mouvement d’effroi.

– Oh ! contez-moi cela ! dit-elle.

– Rien de plus simple, madame. Il était donc, comme j’avais l’honneur de dire à Votre Majesté, cinq heures du matin à peu près…

– Et à cinq heures du matin, interrompit Marguerite, vous étiez déjà sorti ?

– Votre Majesté m’excusera, dit La Mole, je n’étais pas encore rentré.

– Ah ! monsieur de la Mole ! rentrer à cinq heures du matin ! dit Marguerite avec un sourire qui pour tous était malicieux et que La Mole eut la fatuité de trouver adorable, rentrer si tard ! vous aviez mérité cette punition.

– Aussi je ne me plains pas, madame, dit La Mole en s’inclinant avec respect, et j’eusse été éventré que je m’estimerais encore plus heureux cent fois que je ne mérite de l’être. Mais enfin je rentrais tard ou de bonne heure, comme Votre Majesté voudra, de cette bien heureuse maison où j’avais passé la nuit en retraite, lorsque quatre tire-laine ont débouché de la rue de la Mortellerie et m’ont poursuivi avec des coupe-choux démesurément longs. C’est grotesque, n’est-ce pas, madame ? mais enfin c’est comme cela ; il m’a fallu fuir, car j’avais oublié mon épée.

– Oh ! je comprends, dit Marguerite avec un air d’admirable naïveté, et vous retournez chercher votre épée.

La Mole regarda Marguerite comme si un doute se glissait dans son esprit.

– Madame, j’y retournerais effectivement et même très volontiers, attendu que mon épée est une excellente lame, mais je ne sais pas où est cette maison.

– Comment, monsieur ! reprit Marguerite, vous ne savez pas où est la maison où vous avez passé la nuit ?

– Non, madame, et que Satan m’extermine si je m’en doute !

– Oh ! voilà qui est singulier ! c’est donc tout un roman que votre histoire ?

– Un véritable roman, vous l’avez dit, madame.

– Contez-la-moi.

– C’est un peu long.

– Qu’importe ! j’ai le temps.

– Et fort incroyable surtout.

– Allez toujours : je suis on ne peut plus crédule.

– Votre Majesté l’ordonne ?

– Mais oui, s’il le faut.

– J’obéis. Hier soir, après avoir quitté deux adorables femmes avec lesquelles nous avions passé la soirée sur le pont Saint-Michel, nous soupions chez maître La Hurière.

– D’abord, demanda Marguerite avec un naturel parfait, qu’est-ce que maître La Hurière ?

– Maître La Hurière, madame, dit La Mole en regardant une seconde fois Marguerite avec cet air de doute qu’on avait déjà pu remarquer une première fois chez lui, maître La Hurière est le maître de l’hôtellerie de la Belle Étoile, située rue de l’Arbre-Sec.

– Bien, je vois cela d’ici… Vous soupiez donc chez maître La Hurière, avec votre ami Coconnas sans doute ?

– Oui, madame, avec mon ami Coconnas, quand un homme entra et nous remit à chacun un billet.

– Pareil ? demanda Marguerite.

– Exactement pareil. Cette ligne seulement :

« Vous êtes attendu rue Saint-Antoine, en face de la rue de Jouy. »

– Et pas de signature au bas de ce billet ? demanda Marguerite.

– Non ; mais trois mots, trois mots charmants qui promettaient trois fois la même chose ; c’est-à-dire un triple bonheur.

– Et quels étaient ces trois mots ?

Éros-Cupido-Amor.

En effet, ce sont trois doux noms ; et ont-ils tenu ce qu’ils promettaient ?

– Oh ! plus, madame, cent fois plus ! s’écria La Mole avec enthousiasme.

– Continuez ; je suis curieuse de savoir ce qui vous attendait rue Saint Antoine, en face la rue de Jouy.

– Deux duègnes avec chacune un mouchoir à la main. Il s’agissait de nous laisser bander les yeux. Votre Majesté devine que nous n’y fîmes point de difficulté. Nous tendîmes bravement le cou. Mon guide me fit tourner à gauche, le guide de mon ami le fit tourner à droite, et nous nous séparâmes.

– Et alors ? continua Marguerite, qui paraissait décidée à pousser l’investigation jusqu’au bout.

– Je ne sais, reprit La Mole, où son guide conduisit mon ami. En enfer, peut-être. Mais quant à moi, ce que je sais, c’est que le mien me mena en un lieu que je tiens pour le paradis.

– Et d’où vous fit sans doute chasser votre trop grande curiosité ?

– Justement, madame, et vous avez le don de la divination. J’attendais le jour avec impatience pour voir où j’étais, quand, à quatre heures et demie, la même duègne est rentrée, m’a bandé de nouveau les yeux, m’a fait promettre de ne point chercher à soulever mon bandeau, m’a conduit dehors, m’a accompagné cent pas, m’a fait encore jurer de n’ôter mon bandeau que lorsque j’aurais compté jusqu’à cinquante. J’ai compté jusqu’à cinquante, et je me suis trouvé rue Saint-Antoine, en face la rue de Jouy.

– Et alors… ?

– Alors, madame, je suis revenu tellement joyeux que je n’ai point fait attention aux quatre misérables des mains desquels j’ai eu tant de mal à me tirer. Or, madame, continua La Mole, en retrouvant ici un morceau de ma plume, mon cœur a tressailli de joie, et je l’ai ramassé en me promettant à moi-même de le garder comme un souvenir de cette heureuse nuit. Mais, au milieu de mon bonheur, une chose me tourmente, c’est ce que peut être devenu mon compagnon.

– Il n’est pas rentré au Louvre ?

– Hélas ! non, madame ! Je l’ai cherché partout où il pouvait être, à la Belle-Étoile, au jeu de paume, et en quantité d’autres lieux honorables ; mais d’Annibal point et de Coconnas pas davantage…

En disant ces paroles et les accompagnant d’un geste lamentable, La Mole ouvrit les bras et écarta son manteau, sous lequel on vit bâiller à divers endroits son pourpoint qui montrait, comme autant d’élégants crevés, la doublure par les accrocs.

– Mais vous avez été criblé ? dit Marguerite.

– Criblé, c’est le mot ! dit La Mole, qui n’était pas fâché de se faire un mérite du danger qu’il avait couru. Voyez, madame ! voyez !

– Comment n’avez-vous pas changé de pourpoint au Louvre, puisque vous y êtes retourné ? demanda la reine.

– Ah ! dit La Mole, c’est qu’il y avait quelqu’un dans ma chambre.

– Comment, quelqu’un dans votre chambre ? dit Marguerite dont les yeux exprimèrent le plus vif étonnement ; et qui donc était dans votre chambre ?

– Son Altesse…

– Chut ! interrompit Marguerite.

Le jeune homme obéit.

Qui ad lecticam meam stant ? dit-elle à La Mole.

Duo pueri et unus eques.

– Optime, barbari ! dit-elle. Dic, Moles, quem inveneris in cubiculo tuo ?

– Franciscum ducem.

– Agentem ?

– Nescio quid.

– Quocum ?

– Cum ignoto.{1}

– C’est bizarre, dit Marguerite. Ainsi vous n’avez pu retrouver Coconnas ? continua-t-elle sans songer évidemment à ce qu’elle disait.

– Aussi, madame, comme j’avais l’honneur de le dire à Votre Majesté, j’en meurs véritablement d’inquiétude.

– Eh bien, dit Marguerite en soupirant, je ne veux pas vous distraire plus longtemps de sa recherche, mais je ne sais pourquoi j’ai l’idée qu’il se retrouvera tout seul ! N’importe, allez toujours.

Et la reine appuya son doigt sur sa bouche. Or, comme la belle Marguerite n’avait confié aucun secret, n’avait fait aucun aveu à La Mole, le jeune homme comprit que ce geste charmant, ne pouvant avoir pour but de lui recommander le silence, devait avoir une autre signification.

Le cortège se remit en marche ; et La Mole, dans le but de poursuivre son investigation, continua de remonter le quai jusqu’à la rue du Long-Pont, qui le conduisit dans la rue Saint-Antoine.

En face la rue de Jouy, il s’arrêta.

C’était là que, la veille, les deux duègnes leur avaient bandé les yeux, à lui et à Coconnas. Il avait tourné à gauche, puis il avait compté vingt pas ; il recommença le manège et se trouva en face d’une maison ou plutôt d’un mur derrière lequel s’élevait une maison ; au milieu de ce mur était une porte à auvent garnie de clous larges et de meurtrières.

La maison était située rue Cloche-Percée, petite rue étroite qui commence à la rue Saint-Antoine et aboutit à la rue du Roi-de-Sicile.

– Par la sambleu ! dit La Mole, c’est bien là… j’en jurerais… En étendant la main, comme je sortais, j’ai senti les clous de la porte, puis j’ai descendu deux degrés. Cet homme qui courait en criant : À l’aide ! et qu’on a tué rue du Roi-de-Sicile, passait au moment où je mettais le pied sur le premier. Voyons.

La Mole alla à la porte et frappa. La porte s’ouvrit, et une espèce de concierge à moustaches vint ouvrir.

Was ist das ? demanda le concierge.

– Ah ! ah ! fit La Mole, il me paraît que nous sommes Suisse. Mon ami, continua-t-il en prenant son air le plus charmant, je voudrais avoir mon épée, que j’ai laissée dans cette maison où j’ai passé la nuit.

Ich verstehe nicht, répéta le concierge.

– Mon épée…, reprit La Mole.

Ich verstehe nicht, répéta le concierge.

– … que j’ai laissée… Mon épée, que j’ai laissée…

Ich verstehe nicht…

… dans cette maison, où j’ai passé la nuit.

Gehe zum Teufel… Et il lui referma la porte au nez.

– Mordieu ! dit La Mole, si j’avais cette épée que je réclame, je la passerais bien volontiers à travers le corps de ce drôle-là. Mais je ne l’ai point, et ce sera pour un autre jour.

Sur quoi La Mole continua son chemin jusqu’à la rue du Roi-de-Sicile, prit à droite, fit cinquante pas à peu près, prit à droite encore et se trouva rue Tizon, petite rue parallèle à la rue Cloche-Percée, et en tout point semblable. Il y eut plus : à peine eut-il fait trente pas, qu’il retrouva la petite porte à clous larges, à auvent et à meurtrières, les deux degrés et le mur. On eût dit que la rue Cloche-Percée s’était retournée pour le voir passer.

La Mole réfléchit alors qu’il avait bien pu prendre sa droite pour sa gauche, et il alla frapper à cette porte pour y faire la même réclamation qu’il avait faite à l’autre. Mais cette fois il eut beau frapper, on n’ouvrit même pas.

La Mole fit et refit deux ou trois fois le même tour qu’il venait de faire, ce qui l’amena à cette idée, toute naturelle, que la maison avait deux entrées, l’une sur la rue ClochePercée et l’autre sur la rue Tizon.

Mais ce raisonnement, si logique qu’il fût, ne lui rendait pas son épée, et ne lui apprenait pas où était son ami.

Il eut un instant l’idée d’acheter une autre épée et d’éventrer le misérable portier qui s’obstinait à ne parler qu’allemand ; mais il pensa que si ce portier était à Marguerite et que si Marguerite l’avait choisi ainsi, c’est qu’elle avait ses raisons pour cela, et qu’il lui serait peut-être désagréable d’en être privée.

Or, La Mole, pour rien au monde, n’eût voulu faire une chose désagréable à Marguerite.

De peur de céder à la tentation, il reprit donc vers les deux heures de l’après midi le chemin du Louvre.

Comme son appartement n’était point occupé cette fois, il put rentrer chez lui. La chose était assez urgente relativement au pourpoint, qui, comme lui avait fait observer la reine, était considérablement détérioré.

Il s’avança donc incontinent vers son lit pour substituer le beau pourpoint gris perle à celui-là. Mais, à son grand étonnement, la première chose qu’il aperçut près du pourpoint gris perle fut cette fameuse épée qu’il avait laissée rue Cloche-Percée.

La Mole la prit, la tourna et la retourna : c’était bien elle.

– Ah ! ah ! fit-il, est-ce qu’il y aurait quelque magie là-dessous ? Puis avec un soupir : Ah ! si le pauvre Coconnas se pouvait retrouver comme mon épée !

Deux ou trois heures après que La Mole avait cessé sa ronde circulaire autour de la petite maison double, la porte de la rue Tizon s’ouvrit. Il était cinq heures du soir à peu près, et par conséquent nuit fermée.

Une femme enveloppée dans un long manteau garni de fourrures, accompagnée d’une suivante, sortit par cette porte que lui tenait ouverte une duègne d’une quarantaine d’années, se glissa rapidement jusqu’à la rue du Roi-de-Sicile, frappa à une petite porte de la rue d’Argenson qui s’ouvrit devant elle, sortit par la grande porte du même hôtel qui donnait Vieille-rue-du-Temple, alla gagner une petite poterne de l’hôtel de Guise, l’ouvrit avec une clef qu’elle avait dans sa poche, et disparut.

Une demi-heure après, un jeune homme, les yeux bandés, sortait par la même porte de la même petite maison, guidé par une femme qui le conduisait au coin de la rue Geoffroy-Lasnier et de la Mortellerie. Là, elle l’invita à compter jusqu’à cinquante et à ôter son bandeau.

Le jeune homme accomplit scrupuleusement la recommandation, et au chiffre convenu ôta le mouchoir qui lui couvrait les yeux.

– Mordi ! s’écria-t-il en regardant tout autour de lui ; si je sais où je suis, je veux être pendu ! Six heures ! s’écria-t-il en entendant sonner l’horloge de Notre-Dame. Et ce pauvre La Mole, que peut-il être devenu ? Courons au Louvre, peut-être là en saura-t-on des nouvelles.

Et ce disant, Coconnas descendit tout courant la rue de la Mortellerie et arriva aux portes du Louvre en moins de temps qu’il n’en eût fallu à un cheval ordinaire ; il bouscula et démolit sur son passage cette haie mobile de braves bourgeois qui se promenaient paisiblement autour des boutiques de la place Baudoyer, et entra dans le palais.

Là il interrogea suisse et sentinelle. Le suisse croyait bien avoir vu entrer M. de La Mole le matin, mais il ne l’avait pas vu sortir. La sentinelle n’était là que depuis une heure et demie et n’avait rien vu.

Il monta tout courant à la chambre et en ouvrit la porte précipitamment ; mais il ne trouva dans la chambre que le pourpoint de La Mole tout lacéré, ce qui redoubla encore ses inquiétudes.

Alors il songea à La Hurière et courut chez le digne hôtelier de la Belle-Étoile. La Hurière avait vu La Mole ; La Mole avait déjeuné chez La Hurière. Coconnas fut donc entièrement rassuré, et, comme il avait grand faim, il demanda à souper à son tour.

Coconnas était dans les deux dispositions nécessaires pour bien souper : il avait l’esprit rassuré et l’estomac vide ; il soupa donc si bien que son repas le conduisit jusqu’à huit heures. Alors, réconforté par deux bouteilles d’un petit vin d’Anjou qu’il aimait fort et qu’il venait de sabler avec une sensualité qui se trahissait par des clignements d’yeux et des clappements de langue réitérés, il se remit à la recherche de La Mole, accompagnant cette nouvelle exploration à travers la foule de coups de pied et de coups de poing proportionnés à l’accroissement d’amitié que lui avait inspiré le bien-être qui suit toujours un bon repas.

Cela dura une heure ; pendant une heure Coconnas parcourut toutes les rues avoisinant le quai de la Grève, le port au charbon, la rue Saint-Antoine et les rues Tizon et Cloche-Percée, où il pensait que son ami pouvait être revenu. Enfin, il comprit qu’il y avait un endroit par lequel il fallait qu’il passât, c’était le guichet du Louvre, et il résolut de l’aller attendre sous ce guichet jusqu’à sa rentrée.

Il n’était plus qu’à cent pas du Louvre, et remettait sur ses jambes une femme dont il avait déjà renversé le mari, place Saint-Germain-l’Auxerrois, lorsqu’à l’horizon il aperçut devant lui à la clarté douteuse d’un grand fanal dressé près du pont-levis du Louvre, le manteau de velours cerise et la plume blanche de son ami qui, déjà pareil à une ombre, disparaissait sous le guichet en rendant le salut à la sentinelle.

Le fameux manteau cerise avait fait tant d’effet de par le monde qu’il n’y avait pas à s’y tromper.

– Eh mordi ! s’écria Coconnas ; c’est bien lui, cette fois, et le voilà qui rentre. Eh ! eh ! La Mole, eh ! notre ami. Peste ! j’ai pourtant une bonne voix. Comment se fait-il donc qu’il ne m’ait pas entendu ? Mais par bonheur j’ai aussi bonnes jambes que bonne voix, et je vais le rejoindre.

Dans cette espérance, Coconnas s’élança de toute la vigueur de ses jarrets, arriva en un instant au Louvre ; mais quelque diligence qu’il eût faite, au moment où il mettait le pied dans la cour, le manteau rouge, qui paraissait fort pressé aussi, disparaissait sous le vestibule.

– Ohé ! La Mole ! s’écria Coconnas en reprenant sa course, attends-moi donc, c’est moi, Coconnas ! Que diable as-tu donc à courir ainsi ? Est-ce que tu te sauves, par hasard ?

En effet, le manteau rouge, comme s’il eût eu des ailes, escaladait le second étage plutôt qu’il ne le montait.

– Ah ! tu ne veux pas m’entendre ! cria Coconnas. Ah ! tu m’en veux ! ah ! tu es fâché ! Eh bien, au diable, mordi ! quant à moi, je n’en puis plus.

C’était au bas de l’escalier que Coconnas lançait cette apostrophe au fugitif, qu’il renonçait à suivre des jambes, mais qu’il continuait à suivre de l’œil à travers la vis de l’escalier et qui était arrivé à la hauteur de l’appartement de Marguerite. Tout à coup une femme sortit de cet appartement et prit celui que poursuivait Coconnas par le bras.

– Oh ! oh ! fit Coconnas, cela m’a tout l’air d’être la reine Marguerite. Il était attendu. Alors, c’est autre chose, je comprends qu’il ne m’ait pas répondu.

Et il se coucha sur la rampe, plongeant son regard par l’ouverture de l’escalier. Alors, après quelques paroles à voix basse, il vit le manteau cerise suivre la reine chez elle.

– Bon ! bon ! dit Coconnas, c’est cela. Je ne me trompais point. Il y a des moments où la présence de notre meilleur ami nous est importune, et ce cher La Mole est dans un de ces moments-là.

Et Coconnas, montant doucement les escaliers, s’assit sur un banc de velours qui garnissait le palier même, en se disant :

– Soit, au lieu de le rejoindre, j’attendrai… oui ; mais, ajouta-t-il, j’y pense, il est chez la reine de Navarre, de sorte que je pourrais bien attendre longtemps… Il fait froid, mordi ! Allons, allons ! j’attendrai aussi bien dans ma chambre. Il faudra toujours bien qu’il y rentre, quand le diable y serait.

Il achevait à peine ces paroles et commençait à mettre à exécution la résolution qui en était le résultat, lorsqu’un pas allègre et léger retentit au-dessus de sa tête, accompagné d’une petite chanson si familière à son ami que Coconnas tendit aussitôt le cou vers le côté d’où venait le bruit du pas et de la chanson. C’était La Mole qui descendait de l’étage supérieur, celui où était située sa chambre, et qui, apercevant Coconnas, se mit à sauter quatre à quatre les escaliers qui le séparaient encore de lui, et, cette opération terminée, se jeta dans ses bras.

– Oh ! mordi, c’est toi ! dit Coconnas. Et par où diable es-tu donc sorti ?

– Eh ! par la rue Cloche-Percée, pardieu !

– Non. Je ne dis pas de la maison là-bas…

– Et d’où ?

– De chez la reine.

– De chez la reine ?

– De chez la reine de Navarre.

– Je n’y suis pas entré.

– Allons donc !

– Mon cher Annibal, dit La Mole, tu déraisonnes. Je sors de ma chambre, où je t’attends depuis deux heures.

– Tu sors de ta chambre ?

– Oui.

– Ce n’est pas toi que j’ai poursuivi sur la place du Louvre ?

– Quand cela ?

– À l’instant même.

– Non.

– Ce n’est pas toi qui as disparu sous le guichet il y a dix minutes ?

– Non.

– Ce n’est pas toi qui viens de monter cet escalier comme si tu étais poursuivi par une légion de diables ?

– Non.

– Mordi ! s’écria Coconnas, le vin de la Belle-Étoile n’est point assez méchant pour m’avoir tourné à ce point la tête. Je te dis que je viens d’apercevoir ton manteau cerise et ta plume blanche sous le guichet du Louvre, que j’ai poursuivi l’un et l’autre jusqu’au bas de cet escalier, et que ton manteau, ton plumeau, tout, jusqu’à ton bras qui fait le balancier, était attendu ici par une dame que je soupçonne fort d’être la reine de Navarre, laquelle a entraîné le tout par cette porte qui, si je ne me trompe, est bien celle de la belle Marguerite.

– Mordieu ! dit La Mole en pâlissant, y aurait-il déjà trahison ?

– À la bonne heure ! dit Coconnas. Jure tant que tu voudras, mais ne me dis plus que je me trompe.

La Mole hésita un instant, serrant sa tête entre ses mains et retenu entre son respect et sa jalousie ; mais sa jalousie l’emporta, et il s’élança vers la porte, à laquelle il commença à heurter de toutes ses forces, ce qui produisit un vacarme assez peu convenable, eu égard à la majesté du lieu où l’on se trouvait.

– Nous allons nous faire arrêter, dit Coconnas ; mais n’importe, c’est bien drôle. Dis donc, La Mole, est-ce qu’il y aurait des revenants au Louvre ?

– Je n’en sais rien, dit le jeune homme, aussi pâle que la plume qui ombrageait son front ; mais j’ai toujours désiré en voir, et comme l’occasion s’en présente, je ferai de mon mieux pour me trouver face à face avec celui-là.

– Je ne m’y oppose pas, dit Coconnas, seulement frappe un peu moins fort si tu ne veux pas l’effaroucher.

La Mole, si exaspéré qu’il fût, comprit la justesse de l’observation et continua de frapper, mais plus doucement.