XVI – Le corps d’un ennemi mort sent toujours bon

 

Nulle troupe, si riche qu’elle soit, ne peut donner une idée de ce spectacle. Les habits soyeux, riches et éclatants, légués comme une mode splendide par François Ier à ses successeurs, ne s’étaient pas transformés encore dans ces vêtements étriqués et sombres qui furent de mise sous Henri III ; de sorte que le costume de Charles IX, moins riche, mais peut-être plus élégant que ceux des époques précédentes, éclatait dans toute sa parfaite harmonie. De nos jours, il n’y a plus de point de comparaison possible avec un semblable cortège ; car nous en sommes réduits, pour nos magnificences de parade, à la symétrie et à l’uniforme.

Pages, écuyers, gentilshommes de bas étage, chiens et chevaux marchant sur les flancs et en arrière, faisaient du cortège royal une véritable armée. Derrière cette armée venait le peuple, ou, pour mieux dire, le peuple était partout.

Le peuple suivait, escortait et précédait ; il criait à la fois Noël et Haro, car, dans le cortège, on distinguait plusieurs calvinistes ralliés, et le peuple a de la rancune.

C’était le matin, en face de Catherine et du duc de Guise, que Charles IX avait, comme d’une chose toute naturelle, parlé devant Henri de Navarre d’aller visiter le gibet de Montfaucon, ou plutôt le corps mutilé de l’amiral, qui était pendu. Le premier mouvement de Henri avait été de se dispenser de prendre part à cette visite. C’était là où l’attendait Catherine. Aux premiers mots qu’il dit exprimant sa répugnance, elle échangea un coup d’œil et un sourire avec le duc de Guise. Henri surprit l’un et l’autre, les comprit, puis se reprenant tout à coup :

– Mais, au fait, dit-il, pourquoi n’irais-je pas ? Je suis catholique et je me dois à ma nouvelle religion. Puis s’adressant à Charles IX :

– Que Votre Majesté compte sur moi, lui dit-il, je serai toujours heureux de l’accompagner partout où elle ira. Et il jeta autour de lui un coup d’œil rapide pour compter les sourcils qui se fronçaient.

Aussi celui de tout le cortège que l’on regardait avec le plus de curiosité, peut-être, était ce fils sans mère, ce roi sans royaume, ce huguenot fait catholique. Sa figure longue et caractérisée, sa tournure un peu vulgaire, sa familiarité avec ses inférieurs, familiarité qu’il portait à un degré presque inconvenant pour un roi, familiarité qui tenait aux habitudes montagnardes de sa jeunesse et qu’il conserva jusqu’à sa mort, le signalaient aux spectateurs, dont quelques-uns lui criaient :

– À la messe, Henriot, à la messe ! Ce à quoi Henri répondait :

– J’y ai été hier, j’en viens aujourd’hui, et j’y retournerai demain. Ventre saint gris ! il me semble cependant que c’est assez comme cela.

Quant à Marguerite, elle était à cheval, si belle, si fraîche, si élégante, que l’admiration faisait autour d’elle un concert dont quelques notes, il faut l’avouer, s’adressaient à sa compagne, madame la duchesse de Nevers, qu’elle venait de rejoindre, et dont le cheval blanc, comme s’il était fier du poids qu’il portait, secouait furieusement la tête.

– Eh bien, duchesse, dit la reine de Navarre, quoi de nouveau ?

– Mais, madame, répondit tout haut Henriette, rien que je sache. Puis tout bas :

– Et le huguenot, demanda-t-elle, qu’est-il devenu ?

– Je lui ai trouvé une retraite à peu près sûre, répondit Marguerite. Et le grand massacreur de gens, qu’en as-tu fait ?

– Il a voulu être de la fête ; il monte le cheval de bataille de M. de Nevers, un cheval grand comme un éléphant. C’est un cavalier effrayant. Je lui ai permis d’assister à la cérémonie, parce que j’ai pensé que prudemment ton huguenot garderait la chambre et que de cette façon il n’y aurait pas de rencontre à craindre.

– Oh ! ma foi ! répondit Marguerite en souriant, fût-il ici, et il n’y est pas, je crois qu’il n’y aurait pas de rencontre pour cela. C’est un beau garçon que mon huguenot, mais pas autre chose : une colombe et non un milan ; il roucoule, mais ne mord pas. Après tout, fit-elle avec un accent intraduisible et en haussant légèrement les épaules ; après tout, peut-être l’avons-nous cru huguenot, tandis qu’il était brahme, et sa religion lui défend-elle de répandre le sang.

– Mais où donc est le duc d’Alençon ? demanda Henriette, je ne l’aperçois point.

– Il doit rejoindre, il avait mal aux yeux ce matin et désirait ne pas venir ; mais comme on sait que, pour ne pas être du même avis que son frère Charles et son frère Henri, il penche pour les huguenots, on lui a fait observer que le roi pourrait interpréter à mal son absence et il s’est décidé. Mais, justement, tiens, on regarde, on crie là-bas, c’est lui qui sera venu par la porte Montmartre.

– En effet, c’est lui-même, je le reconnais, dit Henriette. En vérité, mais il a bon air aujourd’hui. Depuis quelque temps, il se soigne particulièrement : il faut qu’il soit amoureux. Voyez donc comme c’est bon d’être prince du sang : il galope sur tout le monde et tout le monde se range.

– En effet, dit en riant Marguerite, il va nous écraser. Dieu me pardonne ! Mais faites donc ranger vos gentilshommes, duchesse ! car en voici un qui, s’il ne se range pas, va se faire tuer.

– Eh, c’est mon intrépide ! s’écria la duchesse, regarde donc, regarde.

Coconnas avait en effet quitté son rang pour se rapprocher de madame de Nevers ; mais au moment même où son cheval traversait l’espèce de boulevard extérieur qui séparait la rue du faubourg Saint-Denis, un cavalier de la suite du duc d’Alençon, essayant en vain de retenir son cheval emporté, alla en plein corps heurter Coconnas. Coconnas ébranlé vacilla sur sa colossale monture, son chapeau faillit tomber, il le retint et se retourna furieux.

– Dieu ! dit Marguerite en se penchant à l’oreille de son amie, M. de La Mole !

– Ce beau jeune homme pâle ! s’écria la duchesse incapable de maîtriser sa première impression.

– Oui, oui ! celui-là même qui a failli renverser ton Piémontais.

– Oh ! mais, dit la duchesse, il va se passer des choses affreuses ! ils se regardent, ils se reconnaissent !

En effet, Coconnas en se retournant avait reconnu la figure de La Mole ; et, de surprise, il avait laissé échapper la bride de son cheval, car il croyait bien avoir tué son ancien compagnon, ou du moins l’avoir mis pour un certain temps hors de combat. De son côté, La Mole reconnut Coconnas et sentit un feu qui lui montait au visage. Pendant quelques secondes, qui suffirent à l’expression de tous les sentiments que couvaient ces deux hommes, ils s’étreignirent d’un regard qui fit frissonner les deux femmes. Après quoi La Mole ayant regardé tout autour de lui, et ayant compris sans doute que le lieu était mal choisi pour une explication, piqua son cheval et rejoignit le duc d’Alençon. Coconnas resta un moment ferme à la même place, tordant sa moustache et en faisant remonter la pointe jusqu’à se crever l’œil ; après quoi, voyant que La Mole s’éloignait sans lui rien dire de plus, il se remit lui-même en route.

– Ah ! ah ! dit avec une dédaigneuse douleur Marguerite, je ne m’étais donc pas trompée… Oh ! pour cette fois c’est trop fort.

Et elle se mordit les lèvres jusqu’au sang.

– Il est bien joli, répondit la duchesse avec commisération.

Juste en ce moment le duc d’Alençon venait de reprendre sa place derrière le roi et la reine mère, de sorte que ses gentilshommes, en le rejoignant, étaient forcés de passer devant Marguerite et la duchesse de Nevers. La Mole, en passant à son tour devant les deux princesses, leva son chapeau, salua la reine en s’inclinant jusque sur le cou de son cheval et demeura tête nue en attendant que Sa Majesté l’honorât d’un regard.

Mais Marguerite détourna fièrement la tête.

La Mole lut sans doute l’expression de dédain empreinte sur le visage de la reine et de pâle qu’il était devint livide. De plus, pour ne pas choir de son cheval il fut forcé de se retenir à la crinière.

– Oh ! oh ! dit Henriette à la reine, regarde donc, cruelle que tu es ! Mais il va se trouver mal ! …

– Bon ! dit la reine avec un sourire écrasant, il ne nous manquerait plus que cela… As-tu des sels ? Madame de Nevers se trompait.

La Mole, chancelant, retrouva des forces, et, se raffermissant sur son cheval, alla reprendre son rang à la suite du duc d’Alençon.

Cependant on continuait d’avancer, on voyait se dessiner la silhouette lugubre du gibet dressé et étrenné par Enguerrand de Marigny. Jamais il n’avait été si bien garni qu’à cette heure.

Les huissiers et les gardes marchèrent en avant et formèrent un large cercle autour de l’enceinte. À leur approche, les corbeaux perchés sur le gibet s’envolèrent avec des croassements de désespoir.

Le gibet qui s’élevait à Montfaucon offrait d’ordinaire, derrière ses colonnes, un abri aux chiens attirés par une proie fréquente et aux bandits philosophes qui venaient méditer sur les tristes vicissitudes de la fortune.

Ce jour-là il n’y avait, en apparence du moins, à Montfaucon, ni chiens ni bandits. Les huissiers et les gardes avaient chassé les premiers en même temps que les corbeaux, et les autres s’étaient confondus dans la foule pour y opérer quelques-uns de ces bons coups qui sont les riantes vicissitudes du métier.

Le cortège s’avançait ; le roi et Catherine arrivaient les premiers, puis venaient le duc d’Anjou, le duc d’Alençon, le roi de Navarre, M. de Guise et leurs gentilshommes ; puis madame Marguerite, la duchesse de Nevers et toutes les femmes composant ce qu’on appelait l’escadron volant de la reine ; puis les pages, les écuyers, les valets et le peuple : en tout dix mille personnes.

Au gibet principal pendait une masse informe, un cadavre noir, souillé de sang coagulé et de boue blanchie par de nouvelles couches de poussière. Au cadavre il manquait une tête. Aussi l’avait-on pendu par les pieds. Au reste, la populace, ingénieuse comme elle l’est toujours, avait remplacé la tête par un bouchon de paille sur lequel elle avait mis un masque, et dans la bouche de ce masque, quelque railleur qui connaissait les habitudes de M. l’amiral avait introduit un cure-dent.

C’était un spectacle à la fois lugubre et bizarre, que tous ces élégants seigneurs et toutes ces belles dames défilant, comme une procession peinte par Goya, au milieu de ces squelettes noircis et de ces gibets aux longs bras décharnés. Plus la joie des visiteurs était bruyante, plus elle faisait contraste avec le morne silence et la froide insensibilité de ces cadavres, objets de railleries qui faisaient frissonner ceux-là même qui les faisaient.

Beaucoup supportaient à grand-peine ce terrible spectacle ; et à sa pâleur on pouvait distinguer, dans le groupe des huguenots ralliés, Henri, qui, quelle que fût sa puissance sur lui-même et si étendu que fût le degré de dissimulation dont le Ciel l’avait doté, n’y put tenir. Il prétexta l’odeur impure que répandaient tous ces débris humains ; et s’approchant de Charles IX, qui, côte à côte avec Catherine, était arrêté devant les restes de l’amiral :

– Sire, dit-il, Votre Majesté ne trouve-t-elle pas que, pour rester plus longtemps ici, ce pauvre cadavre sent bien mauvais ?

– Tu trouves, Henriot ! dit Charles IX, dont les yeux étincelaient d’une joie féroce.

– Oui, Sire.

– Eh bien, je ne suis pas de ton avis, moi… le corps d’un ennemi mort sent toujours bon.

– Ma foi, Sire, dit Tavannes, puisque Votre Majesté savait que nous devions venir faire une petite visite à M. l’amiral, elle eût dû inviter Pierre Ronsard, son maître en poésie : il eût fait, séance tenante, l’épitaphe du vieux Gaspard.

– Il n’y a pas besoin de lui pour cela, dit Charles IX, et nous la ferons bien nous-même… Par exemple, écoutez, messieurs, dit Charles IX après avoir réfléchi un instant :

Ci-gît, – mais c’est mal entendu, Pour lui le mot est trop honnête, – Ici l’amiral est pendu Par les pieds, à faute de tête.

Bravo ! bravo ! s’écrièrent les gentilshommes catholiques tout d’une voix, tandis que les huguenots ralliés fronçaient les sourcils en gardant le silence.

Quant à Henri, comme il causait avec Marguerite et madame de Nevers, il fit semblant de n’avoir pas entendu.

– Allons, allons, monsieur, dit Catherine, que, malgré les parfums dont elle était couverte, cette odeur commençait à indisposer, allons, il n’y a si bonne compagnie qu’on ne quitte. Disons adieu à M. l’amiral, et revenons à Paris.

Elle fit de la tête un geste ironique comme lorsqu’on prend congé d’un ami, et, reprenant la tête de colonne, elle revint gagner le chemin, tandis que le cortège défilait devant le cadavre de Coligny.

Le soleil se couchait à l’horizon. La foule s’écoula sur les pas de Leurs Majestés pour jouir jusqu’au bout des magnificences du cortège et des détails du spectacle : les voleurs suivirent la foule ; de sorte que, dix minutes après le départ du roi, il n’y avait plus personne autour du cadavre mutilé de l’amiral, que commençaient à effleurer les premières brises du soir. Quand nous disons personne, nous nous trompons. Un gentilhomme monté sur un cheval noir, et qui n’avait pu sans doute, au moment où il était honoré de la présence des princes, contempler à son aise ce tronc informe et noirci, était demeuré le dernier, et s’amusait à examiner dans tous leurs détails chaînes, crampons, piliers de pierre, le gibet enfin, qui lui paraissait sans doute, à lui arrivé depuis quelques jours à Paris et ignorant des perfectionnements qu’apporte en toute chose la capitale, le parangon de tout ce que l’homme peut inventer de plus terriblement laid.

Il n’est pas besoin de dire à nos lecteurs que cet homme était notre ami Coconnas. Un œil exercé de femme l’avait en vain cherché dans la cavalcade et avait sondé les rangs sans pouvoir le retrouver.

M. de Coconnas, comme nous l’avons dit, était donc en extase devant l’œuvre d’Enguerrand de Marigny.

Mais cette femme n’était pas seule à chercher M. de Coconnas. Un autre gentilhomme, remarquable par son pourpoint de satin blanc et sa galante plume, après avoir regardé en avant et sur les côtés, s’avisa de regarder en arrière et vit la haute taille de Coconnas et la gigantesque silhouette de son cheval se profiler en vigueur sur le ciel rougi des derniers reflets du soleil couchant.

Alors le gentilhomme au pourpoint de satin blanc quitta le chemin suivi par l’ensemble de la troupe, prit un petit sentier, et, décrivant une courbe, retourna vers le gibet.

Presque aussitôt la dame que nous avons reconnue pour la duchesse de Nevers, comme nous avons reconnu le grand gentilhomme au cheval noir pour Coconnas, s’approcha de Marguerite et lui dit :

– Nous nous sommes trompées toutes deux, Marguerite, car le Piémontais est demeuré en arrière, et M. de La Mole l’a suivi.

– Mordi ! reprit Marguerite en riant, il va donc se passer quelque chose. Ma foi, j’avoue que je ne serais pas fâchée d’avoir à revenir sur son compte.

Marguerite alors se retourna et vit s’exécuter effectivement de la part de La Mole la manœuvre que nous avons dite.

Ce fut alors au tour des deux princesses à quitter la file : l’occasion était des plus favorables ; on tournait devant un sentier bordé de larges haies qui remontait, et, en remontant, passait à trente pas du gibet. Madame de Nevers dit un mot à l’oreille de son capitaine, Marguerite fit un signe à Gillonne, et les quatre personnes s’en allèrent par ce chemin de traverse s’embusquer derrière le buisson le plus proche du lieu où allait se passer la scène dont ils paraissaient désirer être spectateurs. Il y avait trente pas environ, comme nous l’avons dit, de cet endroit à celui où Coconnas, ravi, en extase, gesticulait devant M. l’amiral.

Marguerite mit pied à terre, madame de Nevers et Gillonne en firent autant ; le capitaine descendit à son tour, et réunit dans ses mains les brides des quatre chevaux. Un gazon frais et touffu offrait aux trois femmes un siège comme en demandent souvent et inutilement les princesses.

Une éclaircie leur permettait de ne pas perdre le moindre détail.

La Mole avait décrit son cercle. Il vint au pas se placer derrière Coconnas, et, allongeant la main, il lui frappa sur l’épaule.

Le Piémontais se retourna.

– Oh ! dit-il, ce n’était donc pas un rêve ! et vous vivez encore !

– Oui, monsieur, répondit La Mole, oui, je vis encore. Ce n’est pas votre faute, mais enfin je vis.

– Mordi ! je vous reconnais bien, reprit Coconnas, malgré votre mine pâle. Vous étiez plus rouge que cela la dernière fois que nous nous sommes vus.

– Et moi, dit La Mole, je vous reconnais aussi malgré cette ligne jaune qui vous coupe le visage ; vous étiez plus pâle que cela lorsque je vous la fis.

Coconnas se mordit les lèvres ; mais, décidé, à ce qu’il paraît, à continuer la conversation sur le ton de l’ironie, il continua :

– C’est curieux, n’est-ce pas, monsieur de la Mole, surtout pour un huguenot, de pouvoir regarder M. l’amiral pendu à ce crochet de fer ; et dire cependant qu’il y a des gens assez exagérés pour nous accuser d’avoir tué jusqu’aux huguenotins à la mamelle !

– Comte, dit La Mole en s’inclinant, je ne suis plus huguenot, j’ai le bonheur d’être catholique.

– Bah ! s’écria Coconnas en éclatant de rire, vous êtes converti, monsieur ! oh ! que c’est adroit !

– Monsieur, continua La Mole avec le même sérieux et la même politesse, j’avais fait vœu de me convertir si j’échappais au massacre.

– Comte, reprit le Piémontais, c’est un vœu très prudent, et je vous en félicite ; n’en auriez-vous point fait d’autres encore ?

– Oui, bien, monsieur, j’en ai fait un second, répondit La Mole en caressant sa monture avec une tranquillité parfaite.

– Lequel ? demanda Coconnas.

– Celui de vous accrocher là-haut, voyez-vous, à ce petit clou qui semble vous attendre au-dessous de M. de Coligny.

– Comment ! dit Coconnas, comme je suis là, tout grouillant ?

– Non, monsieur, après vous avoir passé mon épée au travers du corps.

Coconnas devint pourpre, ses yeux verts lancèrent des flammes.

– Voyez-vous, dit-il en goguenardant, à ce clou !

– Oui, reprit La Mole, à ce clou…

– Vous n’êtes pas assez grand pour cela, mon petit monsieur ! dit Coconnas.

– Alors, je monterai sur votre cheval, mon grand tueur de gens ! répondit La Mole. Ah ! vous croyez, mon cher monsieur Annibal de Coconnas, qu’on peut impunément assassiner les gens sous le loyal et honorable prétexte qu’on est cent contre un ; nenni ! Un jour vient où l’homme retrouve son homme, et je crois que ce jour est venu aujourd’hui. J’aurais bien envie de casser votre vilaine tête d’un coup de pistolet ; mais, bah ! j’ajusterais mal, car j’ai la main encore tremblante des blessures que vous m’avez faites en traître.

– Ma vilaine tête ! hurla Coconnas en sautant de son cheval. À terre ! sus ! sus ! monsieur le comte, dégainons. Et il mit l’épée à la main.

Je crois que ton huguenot a dit : Vilaine tête, murmura la duchesse de Nevers à l’oreille de Marguerite ; est-ce que tu le trouves laid ?

– Il est charmant ! dit en riant Marguerite, et je suis forcée de dire que la fureur rend M. de La Mole injuste ; mais, chut ! regardons.

En effet, La Mole était descendu de son cheval avec autant de mesure que Coconnas avait mis, lui, de rapidité ; il avait détaché son manteau cerise, l’avait posé à terre, avait tiré son épée et était tombé en garde.

– Aïe ! fit-il en allongeant le bras.

– Ouf ! murmura Coconnas en déployant le sien, car tous deux, on se le rappelle, étaient blessés à l’épaule et souffraient d’un mouvement trop vif.

Un éclat de rire, mal retenu, sortit du buisson. Les princesses n’avaient pu se contraindre tout à fait en voyant les deux champions se frotter l’omoplate en grimaçant. Cet éclat de rire parvint jusqu’aux deux gentilshommes, qui ignoraient qu’ils eussent des témoins, et qui, en se retournant, reconnurent leurs dames.

La Mole se remit en garde, ferme, comme un automate, et Coconnas engagea le fer avec un mordi ! des plus accentués.

– Ah çà ; mais, ils y vont tout de bon et s’égorgeront si nous n’y mettons bon ordre. Assez de plaisanteries. Holà ! messieurs ! holà ! cria Marguerite.

– Laisse ! laisse ! dit Henriette, qui, ayant vu Coconnas à l’œuvre, espérait au fond du cœur que Coconnas aurait aussi bon marché de La Mole qu’il avait eu des deux neveux et du fils de Mercandon.

– Oh ! ils sont vraiment très beaux ainsi, dit Marguerite ; regarde, on dirait qu’ils soufflent du feu.

En effet, le combat, commencé par des railleries et des provocations, était devenu silencieux depuis que les deux champions avaient croisé le fer. Tous deux se défiaient de leurs forces, et l’un et autre, à chaque mouvement trop vif, était forcé de réprimer un frisson de douleur arraché par les anciennes blessures. Cependant, les yeux fixes et ardents, la bouche entrouverte, les dents serrées, La Mole avançait à petits pas fermes et secs sur son adversaire qui, reconnaissant en lui un maître en fait d’armes, rompait aussi pas à pas, mais enfin rompait. Tous deux arrivèrent ainsi jusqu’au bord du fossé, de l’autre côté duquel se trouvaient les spectateurs. Là, comme si sa retraite eût été un simple calcul pour se rapprocher de sa dame, Coconnas s’arrêta, et, sur un dégagement un peu large de La Mole, fournit avec la rapidité de l’éclair un coup droit, et à l’instant même le pourpoint de satin blanc de La Mole s’imbiba d’une tache rouge qui alla s’élargissant.

– Courage ! cria la duchesse de Nevers.

– Ah ! pauvre La Mole ! fit Marguerite avec un cri de douleur.

La Mole entendit ce cri, lança à la reine un de ces regards qui pénètrent plus profondément dans le cœur que la pointe d’une épée, et sur un cercle trompé se fendit à fond.

Cette fois les deux femmes jetèrent deux cris qui n’en firent qu’un. La pointe de la rapière de La Mole avait apparu sanglante derrière le dos de Coconnas.

Cependant ni l’un ni l’autre ne tomba : tous deux restèrent debout, se regardant la bouche ouverte, sentant chacun de son côté qu’au moindre mouvement qu’il ferait l’équilibre allait lui manquer. Enfin le Piémontais, plus dangereusement blessé que son adversaire, et sentant que ses forces allaient fuir avec son sang, se laissa tomber sur La Mole, l’étreignant d’un bras, tandis que de l’autre il cherchait à dégainer son poignard. De son côté, La Mole réunit toutes ses forces, leva la main et laissa retomber le pommeau de son épée au milieu du front de Coconnas, qui, étourdi du coup, tomba ; mais en tombant il entraîna son adversaire dans sa chute, si bien que tous deux roulèrent dans le fossé.

Aussitôt Marguerite et la duchesse de Nevers, voyant que tout mourants qu’ils étaient ils cherchaient encore à s’achever, se précipitèrent, aidées du capitaine des gardes. Mais avant qu’elles fussent arrivées à eux, les mains se détendirent, les yeux se refermèrent, et chacun des combattants, laissant échapper le fer qu’il tenait, se raidit dans une convulsion suprême.

Un large flot de sang écumait autour d’eux.

– Oh ! brave, brave La Mole ! s’écria Marguerite, incapable de renfermer plus longtemps en elle son admiration. Ah ! pardon, mille fois pardon de t’avoir soupçonné !

Et ses yeux se remplirent de larmes.

– Hélas ! hélas ! murmura la duchesse, valeureux Annibal… Dites, dites, madame, avez-vous jamais vu deux plus intrépides lions ?

Et elle éclata en sanglots.

– Tudieu ! les rudes coups ! dit le capitaine en cherchant à étancher le sang qui coulait à flots… Holà ! vous qui venez, venez plus vite !

En effet, un homme, assis sur le devant d’une espèce de tombereau peint en rouge, apparaissait dans la brume du soir, chantant cette vieille chanson que lui avait sans doute rappelée le miracle du cimetière des Innocents :

Bel aubespin fleurissant,

Verdissant,

Le long de ce beau rivage,

Tu es vêtu, jusqu’au bas,

Des longs bras

D’une lambrusche sauvage.

Le chantre rossignolet,

Nouvelet,

Courtisant sa bien-aimée,

Pour ses amours alléger,

Vient loger

Tous les ans sous la ramée.

Or, vis, gentil aubespin,

Vis sans fin ;

Vis, sans que jamais tonnerre

Ou la cognée, ou les vents,

Ou le temps

Te puissent ruer par…

Holà hé ! répéta le capitaine, venez donc quand on vous appelle ! Ne voyez-vous pas que ces gentilshommes ont besoin de secours ?

L’homme au chariot, dont l’extérieur repoussant et le visage rude formaient un contraste étrange avec la douce et bucolique chanson que nous venons de citer, arrêta alors son cheval, descendit, et se baissant sur les deux corps :

– Voilà de belles plaies, dit-il ; mais j’en fais encore de meilleures.

– Qui donc êtes-vous ? demanda Marguerite ressentant malgré elle une certaine terreur qu’elle n’avait pas la force de vaincre.

– Madame, répondit cet homme en s’inclinant jusqu’à terre, je suis maître Caboche, bourreau de la prévôté de Paris, et je venais accrocher à ce gibet des compagnons pour M. l’amiral.

– Eh bien, moi, je suis la reine de Navarre, répondit Marguerite ; jetez là vos cadavres, étendez dans votre chariot les housses de nos chevaux, et ramenez doucement derrière nous ces deux gentilshommes au Louvre.