Chapitre vingtième.

Il y eut des funérailles et des fêtes. On creusa la terre durcie du Champ-de-Mars pour y descendre, dans de larges fosses communes, des cercueils rouges, couverts de couronnes enrubannées, traînés sur des affûts de canons. Du haut des remparts de granit, le président de l’Exécutif affirma l’immortalité de la classe ouvrière. Une bannière écarlate tendue au-dessus des tertres palpitait au vent froid. Eternelle mémoire communiste à ceux qui sont tombés. Johann-Appolinarius Fuchs trouva belle cette inscription elzévirienne à laquelle il avait travaillé trois jours. Les cadences oppressantes des marches funèbres rythmèrent le défilé des troupes. La matinée était humide, une invincible grisaille émanait du sol. Les vainqueurs passèrent. Ils n’avaient pas l’air d’entrer dans la gloire, mais plutôt de revenir fourbus de régions infortunées. Ils voyaient la guerre nue, sans parades ni mensonges, telle que la font les hommes qui n’en veulent plus. Ils iraient pourtant de ce pas ferme jusqu’au bout du monde, pour en finir.

Quatre mille hommes remplirent le soir la salle blanc et or de l’Opéra.

Une âcre odeur de terre échauffée monta de leurs rangs gris vers les déesses blanches de la voûte qui tendaient des guirlandes dans un bleu enfumé. Quatre mille hommes posèrent sur les appuis des loges et des balcons des mains de laboureurs de Riazan, de pâtres bachkirs, de pêcheurs du Nord, de tisserands devenus mitrailleurs ; ces mains frustes ignoraient les gestes intelligents ou délicats ; elles étaient heureuses de ne rien faire et de posséder enfin, pour un soir, tranquillement, les choses. La scène éblouissait, avec un bel horizon doré en carton peint. Chaliapine parut, en frac, ganté de blanc, tel que naguère devant l’empereur, saluant ce parterre comme l’autre (le parterre fusillé) d’une profonde flexion du buste et d’un sourire de souverain charmeur. Des voix fusèrent dans la salle : « La Trique ! La Trique ! » Les chants de la passion sont beaux, sans doute, mais ce qu’elle aime, l’armée entassée dans cette salle, c’est le Chant de la Trique. On la connaît, la trique ! Son goût sur l’échine, son goût sur la gueule ; et aussi le maniement de la trique, les capitalistes en savent quelque chose ! Chante-nous donc ça, camarade, tu connaîtras des bravos comme l’autre salle, celle qui ne reviendra plus, celle que tu regrettes peut-être au fond de ton âme, l’autre salle avec ses décolletés et ses monocles, ne t’en fit jamais entendre ! Des mains qui ont remué les pierres, la terre, le fumier, les métaux, le feu, le sang, t’applaudiront ! Et la voix parfaite entonna le Chant de la Trique. Ça, c’est un chant, frères.

Le chanteur reculait dans un rayonnement de sourires luxueux. « Bis ! Bis ! » Il allait revenir sur l’avant-scène et céder encore à l’enthousiasme de cette foule, quand, derrière un portant de coulisse, une main simiesque lui happa le bras.

– Attends, camarade.

Il rétablit d’une pichenette le pli de sa manche froissée par la poigne maladroite de ce vieux petit soldat basané, sans profil, dont les yeux n’étaient que de ternes pointes brunes. La salle surprise vit apparaître à la place du grand acteur un petit homme habillé du long manteau de la division bachkire. Quelqu’un s’exclama :

– Kara-Galiev !

Le soldat s’avança d’un pas pesant sur les planches, jusqu’au trou du souffleur. Là, il leva le bras : au bout, la main était ficelée de linges blancs. Il avait de la boue jusqu’à la taille. L’idée ne lui vint pas d’ôter son bonnet gris enfoncé jusqu’aux sourcils. Il cria :

– Camarades !

Quoi encore ? Un coup dur ?

– … Gdov est à nous !

Une nouvelle acclamation s’exalta dans la chaude obscurité de la salle. Sur la scène, le beau chanteur reparut derrière l’envoyé du front, légèrement penché en avant, éclatant de blancheur, de noir net, de grâce et de sourire, il applaudissait, lui aussi, de ses mains habiles impeccablement gantées, à cette obscure victoire arrachée aux boues de la frontière d’Estonie.

La neige couvrit les tombes fraîches qu’on oubliait déjà. La vie est aux vivants et ils ont peine à vivre. La nuit régna. De nouveau, les longues nuits semblèrent ne s’écarter qu’à regret de la ville, pour quelques heures. Une grise lumière d’aube ou de crépuscule, filtrant à travers le plafond de nuées d’un blanc sale, se répandait alors sur les choses, comme le reflet appauvri d’un lointain glacier. La neige même qui continuait à tomber était sans lumière. Cet ensevelissement blanc, léger et silencieux s’étendait à l’infini dans l’espace et le temps. Il fallait déjà allumer les veilleuses à trois heures. Le soir épaississait sur la neige des tons de cendre, des bleus opaques, des gris tenaces de vieilles pierres. La nuit s’imposait, inexorable et calmante : irréelle. Le delta reprenait dans ces ténèbres sa configuration géographique. De noires falaises de pierres, coupées en angles droits, bordaient les canaux figés. Une sorte de phosphorescence sombre émanait du large fleuve de glace.

Parfois les vents du nord, venus de Spitzberg et de plus loin encore, du Groenland peut-être, peut-être du Pôle, par l’océan Arctique, la Norvège, la mer Blanche, poussaient leurs rafales sur l’estuaire morne de la Néva. Le froid mordait tout à coup le granit, les lourdes brumes grises venues du sud par la Baltique s’évanouissaient et les pierres, la terre, les arbres dénudés se couvraient instantanément de cristaux de givre dont chacun était une merveille à peine visible, faite de nombres, de lignes de force et de blancheur. La nuit changeait de face, dépouillant ses voiles d’irréalité : l’étoile polaire apparaissait, les pointes scintillantes des constellations découvraient l’immensité du monde. Le lendemain, les cavaliers de bronze, sur leurs socles de pierre, couverts d’une poussière d’argent, semblaient sortis d’une étrange fête ; les hautes colonnes de granit de la cathédrale Saint-Isaac, son fronton peuplé de saints, et jusqu’à sa massive coupole dorée, tout était couvert de givre. Les façades et les quais de granit rouge prenaient sous ce revêtement magnifique des teintes de cendre rose et blanche. Les jardins, avec les filigranes blancs de leurs branchages, paraissaient enchantés. Cette fantasmagorie ravissait les yeux des gens sortis de leurs demeures étouffantes, ainsi qu’il y a des millénaires, des hommes vêtus de fourrures sortaient peureusement l’hiver des chaudes cavernes pleines d’une puanteur animale.

Pas une lumière dans des quartiers entiers. Des ténèbres préhistoriques.

Les drapeaux rouges noircissaient aux portes de vieux palais… Ryjik ne savait pas le compte des heures. Sa journée n’avait ni commencement ni fin. Il dormait quand il pouvait, de jour, de nuit, au début des séances, au Comité du rayon quand le rapporteur était prolixe. Vers minuit, comme il s’en inquiétait, une voix chuintante lui communiqua dans le cornet acoustique du téléphone les résultats de la perquisition Aronsohn.

– Allô, Ryjik ? C’est toi, Ryjik ? Perquisition finie, emporté trois liasses de lettres et documents, saisi douze livres de beurre, trente kilos de farine, deux douzaines de savonnettes… attends un peu, quoi encore, oui des photos, et des conserves, dix-huit boîtes… Non, pas d’arrestations, ces coquins ont filé, ils ont tiré… Xénia ? Xénia a deux balles dans le ventre…

Ces deux derniers mots ne prirent toute leur signification dans son esprit qu’avec une certaine lenteur ; ils éclatèrent et s’éteignirent ; ils se rallumèrent sur le fond de la conscience comme les petites lampes bleuâtres qui dans les salles de machines annoncent parfois que la tension des forces devient trop haute : DANGER ; puis, il y eut l’image charnelle d’un ventre blessé. Ryjik descendit à la bibliothèque, les mâchoires soudées, le regard flou.

Deux soldats devisaient à la lueur d’une veilleuse près du grand poêle en faïence hollandaise. Ryjik, adossé au poêle pour que la chaleur entrât en lui, ferma les yeux. La nuit régnait, magnifiquement silencieuse, sur les neiges, la glace, la ville.

– T’as une sale tête, Ryjik, fit l’un des hommes. Moi, je suis fourbu, la farine était à cent roubles aujourd’hui.

Dans le silence qui suivit, Ryjik entendit retentir des sonneries… des sonneries… des sonneries… des sonneries tintantes, lointaines, grinçantes, trépidantes, exaspérantes, bienfaisantes… Il fallait dire que Xénia… mais il ne voulait pas le dire, il ne voulait pas le penser, et il prêtait l’oreille aux sonneries… aux sonneries…

– Nous sommes jolis avec ces prix, reprit la voix épaisse qui avait déjà parlé. Ecoute un peu, Ryjik, ce qu’il raconte, l’autre.

Ils écoutèrent sans se voir, car leurs regards se fixaient involontairement sur la flamme de la veilleuse : petite mèche flottant sur l’huile dans un trèfle de fer-blanc… L’autre, un étranger, parlait une langue mutilée d’ancien prisonnier de guerre ; et il disait aussi des choses mutilées, d’un autre âge, d’un autre monde. L’Europe, camarade. Les usines mortes de Vienne, les faubourgs bondés d’enfants rachitiques, les grands blessés décorés offrant des allumettes au seuil des boîtes de nuit de la Kaertnerstrasse. Et l’exécution du Bossu, pas à Vienne, non, à Budapest, entre les fêtes de la Noël et du réveillon, une fête aussi brillante, pour laquelle on s’arrachait les invitations… Ah ! Le Bossu fut épatant ! les journaux même l’on dit. Les autres chantaient en attendant leur tour, on les entendait bien, on n’osait plus les faire taire. Le beau monde fit une ovation au bourreau. Voici…

L’homme se leva pour chercher dans la doublure de sa vareuse un informe portefeuille dont il tira un billet qui ne portait qu’une ligne au crayon. Ses doigts olivâtres firent apparaître ce texte dans la lueur de la veilleuse.

– Voici l’une des dernières lignes écrites par le Bossu : « Ich gehe mit einer Alleumfassenden Liebe in das Nichts… » (J’entre avec un immense amour dans le néant…)

Ryjik dit sèchement :

– Trop lyrique. Tout est beaucoup plus simple. Il est plus facile de mourir que…

Et il sortit. Il étouffait. La nuit glaciale lui rafraîchit le visage. Des sonneries cristallines continuaient à tinter au loin, très loin. Ryjik se dit à haute voix les deux mots magiques : « Il faut. » La sonnerie les couvrit. Il faut… il faut… Le monde était vide ainsi qu’une grande cloche de verre.

Cette nuit-là, il n’arriva dans la ville que vingt et un wagons de vivres, dont trois pillés. Pourvu que nous tenions jusqu’au printemps ! Le prolétariat d’Europe…

Martychkino, Leningrad, Moscou, 1930-1931.



[1] Le texte dit « par arrêtés » que j’ai corrigé en « pas arrêtés ». (Note du Scanner)

[2] Paysans riches.

[3] Trimardeur.