Chapitre deuxième.
Les jours se levaient lentement, tard, aux heures où dans d’autres villes du monde, dont on connaissait abstraitement l’existence, le pouls de la vie bat déjà avec ardeur. Londres, Paris, Berlin, Vienne. Existaient-ils vraiment, London Bridge et son fleuve humain croisant la Tamise sillonnée dans la brume de remorqueurs noirs aux longs sifflements enroués ? Se pouvait-il qu’il y eût des foules comme naguère dans Piccadilly, des foules au carrefour du faubourg Montmartre, des fourmilières poursuivant leur incompréhensible labeur autour de la porte Saint-Denis, sur l’Alexanderplatz, depuis longtemps lavée du sang des spartakistes, dans la grande ombre gothique de Saint-Stéphane et le désespoir de l’Autriche ! Fantômes de capitales appartenant au passé et aussi à quelque autre monde cosmique, que l’on n’entrevoyait plus qu’au travers des prismes nouveaux de cette ville-ci : émeutes attendues, dénouement toujours en suspens, dépêches de l’agence télégraphique Rosta brutales ainsi que des coups de gueule annonçant des crises sans remède, des naufrages de vieux pays, des bouleversements exaltants… Les placards bariolés dénonçaient la coalition : Lloyd-George et Clemenceau, ventrus, coiffés de hauts-de-forme, braquaient eux-mêmes sur la révolution les canons accouplés des dreadnoughts. La nuit, peu à peu absorbée par les pierres, les demeures, les grandes cours abandonnées, les caves, laissait après elle sur la neige d’insaisissables traînées d’ombre ; et sur les murs les feuilles grises des journaux qui annonçaient :
l’interdiction d’entrer dans la ville ou d’en sortir sans autorisation spéciale ;
la distribution prochaine de bons de tissus, à raison de un pour huit personnes ;
la réquisition supplémentaire de matelas pour l’Armée rouge ;
la nationalisation des établissements de bains (d’ailleurs fermés, faute de combustible) ;
la nationalisation du commerce des journaux ;
l’exécution de deux capitalistes, membres du conseil d’administration de la Société anonyme russo-britannique, agents avérés de l’impérialisme ;
la mobilisation des communistes lettons,
et que
nul n’échappera à l’inévitable
« … verdict de l’histoire, verdict des masses… les troubles de Milan… Aujourd’hui l’Italie, demain la France, après-demain l’univers… » (la bise faisait battre sur le mur une flamme blanchâtre de papier décollé). Signé : Kouchine.
« Danses, leçons de quatre à huit. Danses modernes, de caractère et de salon, valse en quelques jours, prix modérés. Tél. 22-76. Mme Élise, diplômée. »
La rue était droite, toute blanche ; les façades plaquées de taches d’humidité éternisaient la nuit dans les carreaux noirs des fenêtres. On continuait à veiller aux portes. C’était surtout des femmes, leurs mains rentrées dans les manches de vieux vêtements, les visages ratatinés entourés de lainages. Il y en avait qui se détachaient des pierres et s’en allaient lentement dans la neige, comme de petites vieilles peintes par Breughel l’Ancien, le pas alourdi par les caoutchoucs, vers le magasin communal n° 12. Elles se rassemblaient là ainsi que des cloportes dans un trou.
Vers dix heures, la rue s’animait faiblement. Des gens se précipitaient tout à coup à des tâches impérieuses, nécessaires, urgentes, fatales. Ils allaient vite, pareils dans leur diversité, uniformes et cuir noir, hommes et femmes identiques, jeunes ou sans âge, portant sous le bras des serviettes bourrées : dossiers, arrêts, procès-verbaux, thèses, ordres, mandats, projets absurdes, projets grandioses, paperasserie insensée et quintessences de volonté, d’intelligence et de passion, premières ébauches précieuses de ce qui sera, tout cela en petits caractères Underwood ou Remington, tout cela pour la tâche et l’univers, plus deux galettes de pommes de terre et un rectangle de pain noir pour l’homme chargé de ces fardeaux. À cette heure aussi rentraient frileux et nerveux, avec des faces jaunies bizarrement ridées, mais sentant se mêler à leur fatigue un suprême afflux d’énergie, ceux qui avaient accompli les besognes de la nuit.
À cette heure rentrait Xénia. Elle trouvait dans une chambre pleine d’âcre fumée une vieille femme agenouillée sur le parquet couvert de débris d’écorces, de cendres et de bois. Un poêle rectangulaire en brique nues fraîchement façonnées, tenant tout le milieu de la pièce, affirmait l’intrusion d’une pauvreté primitive dans cet intérieur dévasté. Des couvertures défaites traînaient sur le canapé. La vieille femme, se redressant à demi, se tourna vers la grande enfant blonde au corps droit et frais qui venait de la nuit, du Comité, de l’inconnu, avec des mots révoltants sur ses lèvres et des théories criminelles sous ce front bombé auquel allait si bien naguère le double ornement des tresses nouées, couleur de lin.
– Eh bien ! oui, eh bien ! oui, regarde ta mère, regarde-la, agenouillée dans la cendre et la crasse, les mains noires, pleurant sous les piqûres de la fumée. La cheminée ne tire pas, comprends-tu ? Et ce n’est pas toi qui sauras l’arranger avec toutes tes phrases sur la vie nouvelle ! Elle est jolie, la vie nouvelle. Filimochka ne veut plus d’argent pour son lait : « J’en ai une malle pleine, qu’il dit, de tous ces billets de rien-du-tout. Je vais m’en faire tapisser l’isba, qu’il dit, donnez-moi des tissus. » Eh bien ! réponds, réponds !
La mère et la fille se regardaient, ennemies ; l’une, au doux vieux visage déformé par une colère désespérée, l’autre fermée, repliée sur elle-même, sentant tout à coup tomber l’excitation de la marche dans la neige et la fatigue s’appesantir jusque sur sa pensée. (Une voix intérieure à peine distincte, comprise à demi-mot, chuchotait en elle. « Je te vois bien, va. Tu es ma mère et tu n’es rien, et je ne suis rien. Tu ne peux pas nous comprendre, tu es aveugle. Tu ne vois pas que la révolution c’est la flamme ; et la flamme nous brûlera, toi douloureuse et révoltée, dans cette misère, moi, n’importe où, heureuse et consentante. ») Elle dit :
– Laisse-moi t’aider, maman, je ne suis pas fatiguée…
Puis durement :
– … et tu sais, si c’est nouveau pour toi, c’est que nous étions des privilégiées. Des millions de femmes n’ont jamais connu que cette vie-là.
La mère se taisait, soufflant sur le feu, dans l’attitude millénaire des femmes auprès du foyer. D’épaisses volutes bleues flottaient dans la chambre, ainsi que dans une tente de nomades quand le vent est mauvais. Un souffle d’air glacé entrait par la lucarne ouverte en haut d’une fenêtre sur le matin immense comme une steppe.
Dévêtue, couchée, la jeune fille redevint l’enfant de toujours au front net ; les cheveux presques coupés ras y mettaient une touche claire. La mère lui apporta un bol de lait chaud et la regarda boire, radoucie, reconnaissant la moue goulue des lèvres qui lui prenaient jadis le sein.
Xénia écouta s’éteindre en elle les bruits du logis. Le feu prit enfin, on ferma la lucarne. Quelqu’un frappa. Ce devait être le secrétaire du Comité des pauvres de la maison ; il demanda André Vassiliévitch ; on affichait un nouvel enregistrement des anciens officiers.
La porte de communication ouverte, on pouvait entendre, atténuée, la voix de basse d’André Vassiliévitch qui discutait, dans la pièce voisine, avec son visiteur coutumier Aaron Mironovitch, barbu comme lui, mais voûté, gras et souriant. Le secrétaire du Comité des pauvres parla trop bas.
– Parlez plus haut, fit André Vassiliévitch, elle dort. Elle est rentrée éreintée.
– Oui, voilà, nous avons déménagé hier les meubles du général, on installe chez lui le club de la maison…
– Et les camarades ont tout volé, hein ? demanda joyeusement André Vassiliévitch.
– Non, pas tout, car le marin du Vautour est resté jusqu’à la nuit. Mais je peux vendre la salle à manger en vieux chêne ; Grichka a pris le lit en bouleau de Karélie…
Des rires étouffés, peut-être étouffés par le sommeil qui pesait sur ces voix, se dissipèrent lentement. « Il aurait fallu depuis longtemps arrêter ces canailles, et l’oncle André aussi… »
– Combien ?
– Six mille.
Ils étaient assis autour du samovar, engoncés dans leurs pelisses, buvant à petits coups le thé, avec de minuscules fragments de sucre entre les dents. Contents de n’être pas[1] arrêtés, ils commentaient les nouvelles du jour, en faisant des affaires.
– Avez-vous lu, Aaron Mironovitch, qu’ils nationalisent le commerce de journaux, depuis qu’il n’y a plus ni papier ni journaux, ni commerce ?
André Vassiliévitch tenait entre ses mains une miniature, toute en tons bleus, gris et roses – que l’on eût pu croire peinte avec des couleurs empruntées aux fleurs des champs – représentant un jeune officier méditatif.
– Allons, quatre cents, tapez-là, Aaron Mironovitch, et je vous laisse la moitié des beurres.
« Sans nous, se disaient-ils, la ville mourrait de faim : et que de richesses d’art seraient perdues ! Ce qu’on appelle la spéculation, c’est la lutte héroïque des hommes énergiques et compétents contre la famine. Ce qu’on appelle le pillage des biens de la nation, dans ce vaste pillage anarchique de l’expropriation, c’est en définitive le sauvetage des trésors de la civilisation. Ce qui est volé est sauvé. »
André Vassiliévitch, quand il exposait ces idées devant Xénia, se carrait dans son fauteuil, l’amertume faisait trembler sa voix :
– … Au sac de Razoumovskoé, des moujiks emportaient dans leurs carrioles des vases de Chine, commodes pour saler les concombres… J’ai vu des Mordvines se partager un lustre, pendant à pendant. J’ai vu des soldats ivres casser pour le plaisir une vaisselle en porcelaine de Gardner… Tu ne sais même pas ce que c’est que Gardner !
– Nous briserons toutes les porcelaines du monde pour transformer la vie. Vous aimez trop les choses et pas assez les hommes…
Alors il se retournait, si large d’encolure, si sûr de lui-même, que sa force entamait presque l’autre certitude :
– Les hommes ? Mais regardez-donc ce que vous en faites… (« Il faut brûler. Brûler. Voilà ce qu’il ne peut pas comprendre. »)
– Vous aimez trop les hommes, les hommes comme les choses, et pas assez l’homme.
L’an passé, avant que le socialiste autrichien n’eût déçu deux révolutions, l’ancienne rue des Chevaliers-Gardes s’était appelée un moment rue Frédéric-Adler. Rares étaient ceux qui connaissaient son nom actuel, rue des Barricades, écrasé sous un siècle d’habitude par l’ancien. Le 12 était une haute maison banale, lépreuse dans ses cours, accablée du gris désespérant des vieux immeubles de rapport. Depuis soixante ans, les existences méticuleuses y poursuivaient leur indiscernable chemin. On y fêtait les saints. On y mangeait bien. On y dormait chaudement sous des édredons de plume. L’argent y affluait doucement des campagnes, des manufactures, des bureaux ignorés, par de minces ruisseaux souterrains comme les égouts. Une plaque en émail bleu, vissée au-dessus de la porte cochère, portait : Propriété de la Société immobilière d’Assurances. Par ordre du Soviet du IIe rayon, un marin du Vautour était venu un soir de décembre fixer plus bas, sur la porte, avec quatre punaises, un papier écrit à la main, portant le sceau du Comité des pauvres. « … est déclarée propriété de la nation… » Des hommes d’affaires tristes, en pardessus démodés, que l’on voyait rôder autour des consulats, munis de titres de propriétés aussi périmés que les parchemins seigneuriaux du XVIe siècle, revendaient tous les quinze jours cette maison dans les restaurants d’Helsingfors ; on la payait encore un assez bon prix, mais en roubles du tsar qui n’avaient plus cours nulle part ailleurs que parmi les contrebandiers et les traîtres.
Au rez-de-chaussée, les glaces biseautées d’un magasin, maintenant couvertes de gel et de poussière, dérobaient des miroirs ternis. Céline, modes parisiennes. Ces mots en ronde dorée se terminaient par un beau paraphe évasé au bas. Des rideaux pisseux étaient tendus au-dessus des supports nickelés faits pour bien offrir aux regards les derniers modèles de chapeaux importés de la rue de la Paix. Une famille juive gîtait là. On pouvait parfois voir, l’angle du rideau soulevé, une gracieuse sauvageonne noire de huit ans bercer quelque étonnante poupée de chiffons au visage admirablement peint. Un vieux sortait de là le matin, dont on ne distinguait que le grand profil tombant, les joues flasques, les yeux larmoyants sous la casquette de chasse. Il allait vendre Dieu sait quoi sur un marché.
L’autre vitrine, naguère d’un bottier, était celle d’une épicerie désolée : saccharine en petits tubes, thés de fleurs emballés à peu près comme les vrais thés de Kouznetzov naguère, café de graines innommables. Quelques pommes de terre bourgeonnantes mises sur une assiette de porcelaine tiraient l’œil ainsi que des primeurs rares. Quel commerce fantôme s’abritait derrière ces ombres de marchandises ? Le marin du Vautour parlait au Comité des pauvres de retourner à grands coups de pied toute cette boutique sûrement pleine de sucre et de farine volés. Alors, le secrétaire du Comité, un petit homme affairé, fort en gueule, boiteux, qui se disait blessé dans les Carpathes mais mentait certainement, le calmait sans en avoir l’air en assurant qu’il surveillait « cette boîte vraiment suspecte »…
On pouvait voir quelquefois un très vieil homme en houppelande grise balayer le matin la neige dans la cour : et quand passait, roide, d’un pas saccadé, sa serviette noire sous le bras, un autre vieillard coiffé d’un bonnet d’astrakan, les deux vieux échangeaient un long regard courroucé. Le conseiller secret ne pardonnait pas au véritable conseiller d’État d’avoir pris du service chez « ces bandits » dans un bureau à coup sûr dirigé par une brute illettrée.
Ils se rencontraient aussi au magasin communal où ils allaient tous les deux chercher leur ration de pain.
Le conseiller secret classé dans la 4e catégorie (non-travailleurs) enveloppait lentement dans un linge pareil à un mouchoir sale ses cinquante grammes de pâte noire ; il attendait que l’autre, cette canaille affectée à la 3e catégorie (travailleurs intellectuels) eût touché sa ration, le double, pour bien lui faire voir à ce moment, d’une moue des lèvres qu’il croyait pleine d’ironie, quel mépris lui inspirait ce prix d’une trahison ; mais le mauvais sourire édenté, railleur d’intention, du conseiller secret ne modifiait guère la grimace lamentable d’un visage aux boursouflures affaissées ; et le regard que le conseiller secret laissait tomber sur la ration du véritable conseiller d’État se révélait chargé non de sévérité mais d’une morne convoitise animale.
Ponctuel, à neuf heures, le véritable conseiller d’État se rendait au service – ah ! quel personnel ! – de l’édilité du rayon. Il n’y trouvait que la vieille qui balayait les salles. Les employés arrivaient en retard et le chef plus tard que quiconque. Les journaux parcourus avec de profonds soupirs, le véritable conseiller d’État ouvrait ses dossiers : Propriétés municipales. Habitations à démolir (bois de chauffage)… Vers midi, le chef, un courtaud à face heurtée de paysan blond, se faisait apporter du thé de rognures de carottes et donnait les signatures. Comme il déchiffrait à grand-peine, tout de travers, l’écriture manuscrite, il fallait lui lire à haute voix des propositions écrites à l’encre rouge en marge des rapports dactylographiés. Rarement, il disait non, sans doute quand on l’avait payé pour cela. Presque toujours, il signait d’un air mécontent.
– Maison en bon état, exposait doucement le véritable conseiller d’État, debout, plein de déférence à côté du fauteuil directorial. Logements pour douze personnes. À abattre en vertu de l’arrêté.
– Je fais mon devoir, disait-il parfois le soir à son voisin André Vassiliévitch. Je sers le pays. Un gouvernement, même de fous et de bandits, c’est tout de même le pays ; et le peuple qui le subit n’a que ce qu’il mérite… Nous démolissons la ville, mon ami. Nous préparons une jolie crise de logements, ah, mais, jolie ! Quand toute cette histoire sera finie, je vous dis que la valeur des propriétés immobilières triplera…
C’était le meilleur expert du rayon.
La maison s’intéressait au nouveau-né de l’appartement 15. Sorti d’un ventre sans force dans une maternité sans feu, parce qu’on n’avait pas su s’y prendre à temps pour le rendre au néant, il vivait déjà tenacement, depuis des semaines, en dépit de toutes les prévisions. Il respirait sous de vieilles fourrures la puanteur ammoniacale de ses urines. Il suçait implacablement le sein épuisé d’une femme au profil de moribonde radieuse qui disait à ses visiteuses, en ouvrant sur sa joie de grands yeux au regard légèrement asymétrique :
– Il vit, il vit ! regardez-moi ça…
On s’émerveillait de cet acharnement victorieux.
Les gens portaient au 15 des bûches, des graines, de l’huile pour la veilleuse. On savait que le mari était au front ; et la femme d’un officier qui était aussi au front – mais de l’autre côté, de sorte que si ces deux hommes se rencontraient l’un tuerait l’autre ou, prisonnier, le mettrait froidement à mort – allait prendre le pain de la mère. Ces voisines lisaient ensemble avec la même anxiété les noms des villes prises ou perdues.
Une fillette au béret rouge allait encore tous les matins à l’école du ballet apprendre l’art des pointes et des voltes. L’ouragan passera, n’est-ce pas ? La danse restera ; et la petite est douée. Chemin faisant elle lisait, quand le temps le permettait, les contes d’Andersen, en se demandant pourquoi, jamais, aucun tapis volant n’apparaissait au-dessus des maisons mornes. Elle lisait aussi, soucieuse de les bien répéter à son retour, les avis au crayon affichés au magasin communal : « La 3e catégorie recevra deux harengs sur le coupon 23 de la carte de vivres… » Que la vie est triste, sans tapis volant !
Des ouvriers prêts à déménager à la première alerte, pour n’être pas égorgés dans cette maison où ils se sentaient intrus, occupaient l’appartement d’un avocat disparu ; ils se hâtaient de troquer contre des vivres, à des paysans maraudeurs, le mobilier échangeable et se chauffaient avec le reste. Le coffre-fort éventré avec un chalumeau oxhydrique, ils n’y avaient trouvé que des dossiers massacrés dont on avait arraché à pleines mains des liasses de documents. La blessure béante du coffre, transformé en garde-manger, apparaissait derrière le grand secrétaire sur lequel un tourneur des chantiers maritimes disposait ses outils : car, rentré de l’usine où il faisait surtout la queue pour sa ration de grains, l’homme fabriquait ici, avec des pièces de machines dérobées, des canifs qu’il échangeait plus tard contre de la farine. Les conduites d’eau, gelées au début de l’hiver, avaient crevé. Les femmes descendaient prendre de l’eau deux étages au-dessous, chez le professeur Lytaev ; elles regrettaient hautement la chaude vieille maisonnette de bois d’une banlieue illuminée le soir par les fenêtres jaunes des cabarets. « C’était la bonne vie », disaient-elles avec rancune. Elles ajoutaient : « On crèvera tous, vous verrez. Misère ! »
Un placard annonça que le Comité des pauvres inaugurait par une conférence sur la Commune de Paris le club de la maison. Bleue, la colonne Vendôme, cassée en deux, s’écroulait dans des flammes écarlates. On dansera !!! Le conférencier envoyé par le service central des clubs, un maigre archiviste à barbiche incolore, parla une heure sans élever la voix, comme tombe une petite pluie persistante.
Ce pauvre homme ne traitait de l’histoire de « toutes ces tueries politiques », tristement arrangée au goût du jour, que parce qu’elle le nourrissait, et avec lui une femme laide souffrant de rhumatismes. Ça ne l’intéressait pas plus que, naguère, les recherches généalogiques pour des familles enrichies. Et il fallait parfois qu’il se retînt pour ne pas sortir tout à coup de ce mauvais rêve tenace, se réveiller, s’interrompre, dire d’une voix rajeunie, avec un redressement du front allégé de vingt ans :
– … mais laissons là toutes ces choses terribles et vaines. L’œuvre d’un poète est tellement plus précieuse pour l’humanité que tous ces massacres ! Parlons enfin de la jeunesse de Pouchkine…
À ces moments-là, il clignait bizarrement des yeux, pareil à un homme ébloui au sortir de l’ombre ; il avait peur de lui-même, il cherchait dans l’auditoire quelque visage ennemi pour se soumettre à lui, vaincu ; sa voix sautait sans raison apparente d’une octave : « … l’évacuation du fort de Vanves… »
La salle était un ancien salon saccagé, orné aux angles d’anges joufflus en plâtre doré qui soulevaient des candélabres, meublé de fauteuils de cuir, de jolies chaises de boudoir cannelées et brodées, et de gros bancs de bois noirci apportés de la caserne voisine. Aux murs, comme partout, les portraits des chefs, encadrés de rubans rouges : l’un plissait les yeux avec, sous son front énorme et dénudé, une expression rusée, vaguement cruelle, due au photographe qui, sans savoir déchiffrer sa véritable grandeur, avait cherché à faire à cet homme simple une tête d’homme d’État, telle qu’il se l’imaginait (« et ce n’était pas facile, je vous assure », répétait longtemps après cet ancien portraitiste de la cour) ; un autre dardait dans l’abstrait, à travers ses lorgnons, un regard brillant, et cette tête-là malgré son sourire avenant et l’ensemble ironique des lèvres fortes, de la moustache fournie et de la barbiche en grosse virgule, faisait penser à des ordres draconiens, à des télégrammes annonçant des victoires, à des mises hors la loi, à des mutineries matées, à une discipline conquérante, exaltante et implacable. Il y avait encore la chevelure rebelle et le sourire mou d’un dictateur raté, demeuré un peu gras par ce temps de famine. La salle ne contenait qu’une douzaine de personnes ; mais un bon feu de bois y faisait régner ce soir le bien-être. Quand le conférencier eut fini, le marin du Vautour demanda si quelqu’un dans l’auditoire avait des « questions à poser au rapporteur ». Comme ç’allait être l’heure du bal, la salle se remplissait peu à peu. Les têtes se tournaient vers le joueur d’harmonica assis près de la porte, son instrument sur les genoux. Mais un soldat, pareil à un gros bonhomme de terre, se leva lourdement de son fauteuil de cuir, au fond de la salle. On l’entendit très bien murmurer d’un ton de commandement :
– Racontez l’exécution du docteur Millière.
Debout, massif, le front penché, de sorte que l’on ne voyait de son visage que les grosses joues poilues, les lèvres boudeuses, le front bosselé et ridé – il ressemblait à certains masques de Beethoven – il écouta ce récit :
– Le docteur Millière, en redingote bleu foncé et chapeau haut de forme, conduit sous la pluie à travers les rues de Paris – agenouillé de force sur les marches du Panthéon – criant : « Vive l’humanité ! » – Le mot du factionnaire versaillais accoudé à la grille quelques pas plus loin : « On va t’en foutre, de l’humanité ! »
Au fond de la salle, des couples s’impatientaient. Allait-on danser, à la fin ?
Dans la nuit noire de la rue sans lumières, le bonhomme de terre rejoignit le conférencier. Les accords de l’harmonica s’éteignaient derrière eux, happés par les ténèbres.
– Tu dois avoir faim, tiens.
L’archiviste sentit qu’on lui fourrait entre les mains un paquet dur.
– Ce sont des biscuits anglais que j’ai rapportés d’Onéga. Ça bouffe, cette canaille-là, c’est pas comme nous.
L’archiviste prit les biscuits.
– Merci. Ainsi, vous arrivez d’Onéga ?
C’était dit par politesse. Onéga, Erivan, le Kamtchatka, peu importe. Mais l’homme qui arrivait d’Onéga avait un secret au bord des lèvres. Son mutisme d’un instant fut chargé.
– J’ai aussi été dans le gouvernement de Perm, l’an dernier, quand les koulaks[2] se sont soulevés. Ils ouvraient le ventre aux commissaires du ravitaillement et le remplissaient de grains. Moi j’avais lu en route la brochure d’Arnould : les Morts de la Commune. Une belle brochure. Je pensais à Millière. Et j’ai vengé Millière, citoyen ! C’est un beau jour dans ma vie qui n’en a pas beaucoup. Point par point, je l’ai vengé. J’ai fusillé comme ça, sur le seuil de l’église, le plus gros propriétaire de l’endroit, je ne sais plus son nom, et je m’en fous…
Il ajouta après un court silence :
– Mais c’est moi qui ai crié : « Vive l’humanité ! »
– Vous savez, fit l’archiviste, Millière, au fond, n’était pas un vrai communard. Ce n’était qu’un bourgeois républicain.
– Ça m’est égal, répliqua l’homme qui revenait d’Onéga.