UNE NUIT ET UNE MATINÉE GLACIALES

Bony était assis sur le banc, près de la porte de derrière, et contemplait le coucher du soleil dans un ciel dégagé, dépourvu de poussière. Les rayons avaient une nuance froide, jaune citron. Le kelpie1 était couché sous le banc et l’autre chien, un berger écossais, allongé par terre à environ un mètre de l’inspecteur. Les martins-chasseurs s’étaient juchés dans leur gommier préféré et joignaient leur voix à un chœur vespéral dont les cris aigus exprimaient une immense joie et les ricanements graves une humeur sinistre. Une fois que les poules eurent cessé de se quereller pour savoir qui devait percher avec qui, le silence paisible du soir constitua lui-même une sorte de berceuse.

Il faisait très sombre quand Bony entendit une voiture qui descendait la piste de la rive. Il se demanda qui ça pouvait bien être. À son avis, il ne s’agissait sûrement pas de Lucas. Par ailleurs, la circulation, dans le coin, se signalait par sa rareté : pas un seul véhicule n’était passé depuis le départ du gendarme. Les chiens se redressèrent, tendirent l’oreille, et le kelpie grogna. Puis une lueur blanche apparut sur la droite, augmenta pour ressembler à un projecteur, et continua sur la route, à plus de quinze cents mètres à l’ouest de la maison.

Quand la seconde voiture annonça aux bêtes son arrivée, il était 21 heures passées. Elle bifurqua au croisement et braqua ses phares sur la maison. Les deux chiens se levèrent et le plus petit se colla à la jambe de Bony. L’inspecteur le caressa et lui ordonna de se tenir tranquille. La voiture s’arrêta, les phares s’éteignirent et Lucas s’écria gaiement :

— J’espère que la bouilloire est sur le feu. Pourquoi restez-vous dans le noir ?

— Nous étions en train de communier avec les étoiles, répondit Bony.

Il entra le premier pour allumer les lampes, puis ajouta du bois dans la cuisinière. Les chiens restèrent dehors, selon l’usage en cours dans les maisons d’habitation.

— Le trajet était rude ? demanda Bony.

— Comme ci comme ça, répondit Lucas. Un pneu éclaté m’a retardé et le commissaire exigeait des tas de détails. Qu’est-ce que vous avez fait de beau ?

— J’ai traîné dans le coin, je suis devenu ami avec les chiens et j’ai eu la visite du régisseur de Mira, qui m’a apporté ma valise. Et puis, j’ai donné à manger aux bêtes, sans oublier huit martins-chasseurs. J’ai une demi-douzaine de belles côtelettes que je vais vous faire griller. Vous restez un moment ?

— Pour les côtelettes, oui. Et puis, c’est sur mon chemin. J’ai dit au commissaire que la porte avait été remplacée et il a paru impressionné. Est-ce que vous avez retrouvé la nouvelle ?

— Qu’est-ce qu’il en a pensé ? demanda l’inspecteur.

La table était couverte d’une nappe. Après avoir préparé du thé, Bony mit le couvert du gendarme. Le visage de Lucas se fendit d’un grand sourire mais ses yeux restèrent sérieux.

— Il a dit que vous passiez pour un sacré limier, inspecteur. Il a dit que vous pouviez flairer un crime avant qu’il soit commis et que, puisque vous n’étiez pas revenu avec le médecin, vous en aviez certainement repéré un. Et puis, vous savez pas ? Il m’a donné l’ordre de regagner mon poste et d’obéir à toutes vos instructions. Oh ! et il y a encore autre chose. Je dois vous avertir qu’il a télégraphié pour demander l’autorisation de vous confier le boulot, et que ladite autorisation est arrivée à 18 h 30.

— C’est gentil de sa part, mais ce n’était pas nécessaire. Je me suis déjà moi-même accordé cette autorisation.

Bony sourit et ses yeux d’un bleu lumineux rayonnèrent. S’arrachant à leur magnétisme, Lucas remarqua de nouveau le visage foncé, les traits nordiques, et, pendant un instant, il tomba sous le charme que cet homme à la double origine pouvait exercer. L’odeur des côtelettes d’agneau en train de griller lui aiguisa l’appétit et, portant sa tasse de thé à sa bouche, il posa à nouveau sa question sur la porte manquante. La légère incongruité de la situation – un inspecteur qui faisait griller des côtelettes à l’intention d’un gendarme de première classe – ne lui apparut pas, mais il est vrai que l’inspecteur ne portait pas son uniforme d’apparat.

— La nouvelle porte a été brûlée hier, dit Bony avant d’attraper une brindille dans la cuisinière pour allumer sa cigarette.

— Ah bon ? Où ça ?

— L’endroit importe peu. C’est le fait qui est intéressant. L’ancienne a été remise en place après les mauvais traitements infligés à Mme Lush.

— Quelque chose a donc dû arriver à la nouvelle.

— Oui, quelque chose qui ne pouvait pas être réparé et camouflé par de la peinture.

— C’est bizarre. Vous vous y retrouvez, dans tout ça ?

— Pas beaucoup. Les femmes ont pu interdire l’accès de la maison à Lush avant qu’il aille au bourg ou quand il est revenu à pied depuis les boîtes aux lettres. Je me le représente furieux de se voir refuser de l’argent. Il va dans le hangar pour sortir son pick-up, le conduit devant la maison et fait un nouvel effort pour extorquer un chèque à sa femme. Quand il trouve la porte verrouillée, il va chercher la vieille hache sur le tas de bois et il cogne sur la porte. Et il est dans une telle rage qu’il attaque sa femme.

— Les choses ont pu se passer ainsi. Trouver porte close a dû le faire bouillir de colère.

— Ensuite, quand sa fille est rentrée, Mme Lush l’a persuadée de déposer la porte abîmée et de la détruire pour empêcher les commérages en cas de visite.

Lucas admit que ça expliquait sûrement le changement de porte, mais il aurait peut-être été moins convaincu s’il avait eu connaissance du trou dans le plafond, maintenant plongé dans l’ombre jetée par l’abat-jour de la lampe.

— Que savez-vous au sujet des deux Robert ? demanda Bony.

— Ce sont les bouchers. Ils habitent une petite propriété à quinze cents mètres du bourg. Je n’ai jamais eu d’ennuis avec eux, bien que je les soupçonne de s’adonner au jeu. Chez eux, bien sûr. Aux cartes, pas aux dés. Comme ils possèdent leur maison, je ne peux rien faire quand ils invitent des amis à venir faire une partie. Pourquoi ? Ils vous intéressent ?

— Rappelez-vous que, d’après Jill Madden, Lush avait désespérément besoin de trois cents livres. Le fils Cosgrove m’a dit que Lush disposait d’un crédit limité au bar de l’hôtel. Il a ajouté que les Robert n’y allaient pas par quatre chemins quand quelqu’un avait une dette de jeu envers eux. Je voudrais bien savoir pourquoi Lush avait besoin de tout cet argent. Vous pourriez enquêter discrètement… Y a-t-il un notaire à White Bend ?

Lucas lui dit que non. Quand Bony lui demanda s’il savait, par hasard, qui s’occupait des affaires de Mme Lush, il répondit qu’il l’ignorait. Pendant qu’il mangeait, Bony le questionna sur les Cosgrove et leurs employés et, ensuite, le pria de décrire la façon dont Lush marchait et insista même pour qu’il lui fasse une démonstration.

— Il va me falloir essayer de retrouver ses traces, ce qui sera difficile dans la mesure où je ne les ai jamais vues, poursuivit-il. Je commence à me dire que l’hypothèse selon laquelle Lush serait allé se planquer avec une provision d’alcool ne tient plus vraiment. Il était à court d’argent et son crédit à l’hôtel était également épuisé. Vous pourriez vous occuper de cette histoire de crédit. En outre, il n’est pas resté suffisamment longtemps au bourg pour s’octroyer une cuite maison et repartir en frisant le delirium tremens. Je vais vous confier quelque chose qui ajoutera du piment à vos recherches. Dans le plafond, au-dessus de nous, il y a un trou laissé par une balle et, dans le coin, là, la carabine qui a probablement tiré cette balle.

Le gendarme haussa brusquement ses sourcils blonds et cessa de bourrer sa pipe.

— Le plafond a été perforé récemment, Lucas. Il est en plâtre et taché de fumée, mais les bords du trou sont tout blancs. Juste au-dessus, il y a un trou dans le toit en tôle. En outre, la carabine a été nettoyée et graissée. Et je n’ai pas retrouvé une autre arme du même calibre. Il y a un fusil de chasse et une Winchester 44 à un coup, et ni l’un ni l’autre n’ont été entretenus avec autant de soin. Vous feriez mieux de les emporter. On en aura peut-être besoin.

Lucas se remit à bourrer sa pipe et ne dit mot avant d’avoir appliqué une allumette et tiré une bouffée. Il remarqua alors :

— Les choses commencent à s’éclaircir, hein ?

— Pas vraiment. Toutefois, cela jette un doute sur l’histoire de la jeune fille. Comme, une fois à Mira, je ne pourrai peut-être pas téléphoner au commissaire sans que quelqu’un surprenne ma conversation, pourriez-vous lui glisser que je trouve cette affaire extrêmement intéressante ? N’en dites pas plus, ne donnez pas de détails. Savez-vous si le fils Cosgrove est amoureux de Jill Madden ?

— Non, je l’ignore, inspecteur. Nous n’habitons pas White Bend depuis assez longtemps pour être au courant de tous les potins.

— Nous ? Qui cela inclut-il ? Votre femme ?

— Elle connaît tout le monde et, comme un buvard absorbe l’eau, elle absorbe les histoires des autres sans rien raconter sur nous. Ça s’est révélé utile plus d’une fois. Je vais lui demander de se renseigner à ce sujet.

— Faites donc. Passons maintenant à cette crue imminente. À votre avis, quand va-t-elle arriver jusqu’ici ?

— Dans deux jours, si ça se trouve, répondit Lucas. On dit que l’eau dévale rapidement en amont. Je n’ai encore jamais vu de véritable crue dans la région, mais il paraît que le fleuve a déjà débordé sur trente kilomètres et, d’après ce que j’ai entendu dire ce soir, celle qui se prépare va être carabinée. Surtout, observez-la bien.

— Je vais battre en retraite à Mira ou partir avec le pick-up à White Bend avant qu’elle arrive.

— Vous pourriez emprunter la piste qui se trouve au bout de cette propriété. Il y a un puits et une cabane au bord de la route qui mène vers Bourke et passe par White Bend. Mais ne vous attardez pas une fois que l’eau commencera à couler, parce que, entre ici et cette route secondaire, coulent deux ruisseaux qui vont gonfler et vous bloquer. Cette maison résistera à la montée des eaux, mais je suppose qu’il ne reste pas assez de provisions pour que vous teniez un mois.

— Bon, vous devriez repartir, maintenant. S’il y a autre chose, je m’arrangerai pour vous contacter.

Après avoir assisté au départ de Lucas dans sa jeep, Bony appela les chiens dans la maison et fut amusé de voir qu’aucun n’obéissait. Un peu déconcerté par la ligne téléphonique coupée, il avait besoin d’eux pour le prévenir de tout événement, voire du retour de Lush ; il les attrapa donc par leur collier, les tira dans la salle de séjour et referma la porte à clé.

Comme Bony était aux petits soins pour eux, ils oublièrent bien vite ce tabou et le suivirent dans la maison pendant qu’il vérifiait la porte principale et les fenêtres. Il approcha de la cuisinière un vieux fauteuil à bascule et s’y installa pour méditer et envisager ses prochaines activités.

Le jour pointait quand il se réveilla glacé et ankylosé. Il ouvrit la porte et les chiens filèrent dehors. En allant chercher du bois pour faire du feu, il vit deux vaches laitières à côté du hangar à traite. Le gel blanchissait le haut du tas de bois.

Après avoir avalé deux tasses de thé et fumé trois cigarettes, il alla traire les vaches, prit une douche froide de trois secondes, puis prépara un petit déjeuner qu’il avala sans traîner. Il apporta l’échelle. Il avait trouvé des cartouches pour le calibre 32 et, avec l’une d’elles, s’assura que la balle correspondait bien au trou du plafond. Quand il eut remis l’échelle en place et fait un peu de ménage, l’ancienne pendule américaine marquait 7 h 20.

À 7 h 30, il avait rentré le pick-up au garage et empoché la clé de contact ; il ne se sentait plus responsable du véhicule ni des chiens. Il avait trouvé une paire de bottillons appartenant à Lush et s’en servit pour faire des marques sur un sol meuble. Lush chaussait du quarante. Les empreintes lui apprirent très peu de chose ; seules les semelles indiquaient que Lush marchait les orteils légèrement tournés en dedans, comme beaucoup d’hommes qui, depuis longtemps, gagnent leur vie à cheval. À elles seules, les chaussures ne révélaient pas grand-chose du caractère de leur propriétaire.

Après avoir refermé la maison, Bony marcha entre les ornières jumelles creusées par les véhicules. Elles conduisaient à la route et aux boîtes aux lettres. Le soleil, qui venait de se lever, ne parvenait pas à pénétrer dans l’avenue tracée par les gommiers du fleuve et cette rive-ci était froide et encore vert foncé. Les martins-chasseurs continuaient à accueillir la nouvelle journée avec leur rire moqueur et Bony se demanda s’ils viendraient réclamer leur repas. Une pie d’un blanc et noir luisant passa dans un bruissement d’ailes, derrière un corbeau plus lent qui croassa d’irritation, et des cacatoès rosalbins rouge et gris s’élevèrent au-dessus de l’avenue pour parler un langage bien à eux.

Tout semblait aller pour le mieux en ce bas monde. Tout allait bien pour l’inspecteur Bonaparte. Quant à savoir comment se portait William Lush, c’était là matière à pure spéculation.

Si Lush avait marché de son pick-up inutilisable jusqu’à sa maison l’autre soir, il avait dû emprunter cette piste et non celle de la rive, qui, en plusieurs endroits, était coupée par des rigoles assez profondes pour que quelqu’un se blesse en y tombant. Lush n’avait pas dû s’éloigner beaucoup du chemin tracé par son véhicule. Très vite, Bony se rendit compte que le sol, jusqu’ici, n’était pas favorable à un traqueur, puisqu’il se composait de déblai d’argile dure jusqu’au croisement avec la piste principale. En revanche, à partir de là, la surface, bien que plus dure, s’effritait en poussière très blanche sous les roues des véhicules et les sabots des chevaux.

Il était facile de retrouver l’endroit exact où le pick-up avait été abandonné ; des traces d’huile recouvertes de poussière l’indiquaient. Dans un rayon de plusieurs mètres tout autour et près des boîtes aux lettres, à trois mètres du rebord de la falaise qui surplombait le trou d’eau, le sol comportait d’innombrables empreintes d’hommes et de chevaux, à présent à demi effacées et inutilisables.

Bony se rappela que la nuit où Lush avait abandonné sa camionnette, le vent avait presque atteint la force d’une tempête et que, le lendemain, il avait faibli de moitié. Debout, près de l’une des deux boîtes aux lettres, l’inspecteur fuma une cigarette tout en s’imprégnant des lieux, qui n’avaient pas encore pu se graver dans son esprit dans la mesure où il les avait seulement entr’aperçus de la voiture de Lucas.

Après avoir dépassé la maison des Madden, le fleuve formait un de ses coudes les plus serrés au sud-ouest, puis virait à l’est. Quinze cents mètres plus loin, on distinguait les réservoirs d’eau et les toits de la maison de Mira, sur une rive escarpée similaire surplombant un trou d’eau plein dont les réserves étaient utilisées. De part et d’autre, les gommiers rouges massifs formaient une avenue au-dessus du lit à sec. Ici seulement, et au coude de Mira, l’avenue était interrompue et laissait quinze cents mètres de liberté au vent d’est pour attaquer les boîtes aux lettres et au vent d’ouest pour frapper la maison de Mira.