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Pourquoi la mort de ma mère m'a-t-elle si vivement secouée ? Depuis que j'avais quitté la maison, elle ne m'avait inspiré que peu d'élans. Quand elle avait perdu papa, l'intensité et la simplicité de son chagrin m'avaient remuée, et aussi sa sollicitude : « Pense à toi », me disait-elle, supposant que je retenais mes larmes pour ne pas aggraver sa peine. Un an plus tard, l'agonie de sa mère lui avait douloureusement rappelé celle de son mari : le jour de l'enterrement, elle fut retenue au lit par une dépression nerveuse. J'avais passé la nuit à son côté ; oubliant mon dégoût pour ce lit nuptial où j'étais née, où mon père était mort, je l'avais regardée dormir ; à cinquante-cinq ans, les yeux fermés, le visage apaisé, elle était encore belle ; j'admirais que la violence de ses émotions l'eût emporté sur sa volonté. D'ordinaire je pensais à elle avec indifférence. Pourtant, dans mon sommeil — alors que mon père apparaissait très rarement et d'une manière anodine — elle jouait souvent le rôle essentiel : elle se confondait avec Sartre, et nous étions heureuses ensemble. Et puis le rêve tournait au cauchemar : pourquoi habitais-je de nouveau avec elle ? comment étais-je retombée sous sa coupe ? Notre relation ancienne survivait donc en moi sous sa double figure : une dépendance chérie et détestée. Elle a ressuscité dans toute sa force quand l'accident de maman, sa maladie, sa fin eurent cassé la routine qui réglait à présent nos rapports. Derrière ceux qui quittent ce monde, le temps s'anéantit ; et plus j'avance en âge, plus mon passé se contracte. La « petite maman chérie » de mes dix ans ne se distingue plus de la femme hostile qui opprima mon adolescence ; je les ai pleurées toutes les deux en pleurant ma vieille mère. La tristesse de notre échec, dont je croyais avoir pris mon parti, m'est revenue au cœur. Je regarde nos deux photographies, qui datent de la même époque. J'ai dix-huit ans, elle approche de la quarantaine. Je pourrais presque, aujourd'hui, être sa mère et la grand-mère de cette jeune fille aux yeux tristes. Elles me font pitié, moi parce que je suis si jeune et que je ne comprends pas, elle parce que son avenir est fermé et qu'elle n'a jamais rien compris. Mais je ne saurais pas leur donner de conseil. Il n'était pas en mon pouvoir d'effacer les malheurs d'enfance qui condamnaient maman à me rendre malheureuse et à en souffrir en retour. Car si elle a empoisonné plusieurs années de ma vie, sans l'avoir concerté je le lui ai bien rendu. Elle s'est tourmentée pour mon âme. En ce monde-ci, elle était contente de mes réussites, mais péniblement affectée par le scandale que je suscitais dans son milieu. Il ne lui était pas agréable d'entendre un cousin déclarer : « Simone est la honte de la famille. »

Les changements survenus chez maman pendant sa maladie ont exaspéré mes regrets. Je l'ai dit déjà : dotée d'un tempérament robuste et ardent, elle s'était détraquée et rendue incommode par ses renoncements. Alitée, elle avait décidé de vivre pour son compte et elle gardait cependant un constant souci d'autrui : de ses conflits était née une harmonie. Mon père coïncidait exactement avec son personnage social : sa classe et lui-même parlaient par sa bouche d'une seule voix. Ses dernières paroles — « Toi, tu as gagné ta vie de bonne heure : ta sœur m'a coûté cher » — décourageaient les larmes. Ma mère était engoncée dans une idéologie spiritualiste ; mais elle avait pour la vie une passion animale qui était la source de son courage et qui, quand elle a connu le poids de son corps, l'a rapprochée de la vérité. Elle s'est débarrassée des poncifs qui masquaient ce qu'il y avait en elle de sincère et d'attachant. Alors j'ai senti la chaleur d'une tendresse que la jalousie avait souvent défigurée et qu'elle avait su si mal exprimer. J'en ai trouvé, dans ses papiers, de touchants témoignages. Elle avait mis de côté deux lettres, écrites l'une par un jésuite, l'autre par une amie et qui l'assuraient qu'un jour je reviendrais à Dieu. Elle avait recopié de sa main un passage de Chamson, où il dit en substance : si à vingt ans j'avais rencontré un aîné prestigieux qui m'eût parlé de Nietszche, de Gide, de liberté, j'aurais rompu avec le foyer paternel. Ce dossier était complété par un article découpé dans un journal : Jean-Paul Sartre a sauvé une âme.Rémy Roure y raconte — ce qui est d'ailleurs faux — qu'après la représentation de Bariona, au Stalag XII D, un médecin athée s'était converti. Je sais bien ce qu'elle demandait à ces textes : être rassurée sur mon compte ; mais elle n'en aurait pas éprouvé le besoin si elle n'avait eu de mon salut un souci cuisant. « Bien sûr, je voudrais aller au ciel : mais pas toute seule, pas sans mes filles », a-t-elle écrit à une jeune religieuse.

Il arrive, très rarement, que l'amour, l'amitié, la camaraderie surmontent la solitude de la mort ; malgré les apparences, même lorsque je tenais la main de maman, je n'étais pas avec elle : je lui mentais. Parce qu'elle avait toujours été mystifiée, cette suprême mystification m'était odieuse. Je me rendais complice du destin qui lui faisait violence. Pourtant, dans chaque cellule de mon corps, je m'unissais à son refus, à sa révolte : c'est pour cela aussi que sa défaite m'a terrassée. Bien que j'aie été absente quand elle a expiré — alors que par trois fois j'avais assisté aux derniers instants d'un agonisant — c'est à son chevet que j'ai vu la Mort des danses macabres, grimaçante et narquoise, la Mort des contes de veillée qui frappe à la porte, une faux à la main, la Mort qui vient d'ailleurs, étrangère, inhumaine : elle avait le visage même de maman découvrant sa mâchoire dans un grand sourire d'ignorance.

« Il a bien l'âge de mourir. » Tristesse des vieillards, leur exil : la plupart ne pensent pas que pour eux cet âge ait sonné. Moi aussi, et même à propos de ma mère, j'ai utilisé ce cliché. Je ne comprenais pas qu'on pût pleurer avec sincérité un parent, un aïeul de plus de soixante-dix ans. Si je rencontrais une femme de cinquante ans accablée parce qu'elle venait de perdre sa mère, je la tenais pour une névrosée : nous sommes tous mortels ; à quatre-vingts ans on est bien assez vieux pour faire un mort...

Mais non. On ne meurt pas d'être né, ni d'avoir vécu, ni de vieillesse. On meurt de quelque chose. Savoir ma mère vouée par son âge à une fin prochaine n'a pas atténué l'horrible surprise : elle avait un sarcome. Un cancer, une embolie, une congestion pulmonaire : c'est aussi brutal et imprévu que l'arrêt d'un moteur en plein ciel. Ma mère encourageait à l'optimisme lorsque, percluse, moribonde, elle affirmait le prix infini de chaque instant ; mais aussi son vain acharnement déchirait le rideau rassurant de la banalité quotidienne. Il n'y a pas de mort naturelle : rien de ce qui arrive à l'homme n'est jamais naturel puisque sa présence met le monde en question. Tous les hommes sont mortels : mais pour chaque homme sa mort est un accident et, même s'il la connaît et y consent, une violence indue.