Au cours des derniers jours Daniel avait suivi le monologue de Christine d’une oreille distraite. Le plus souvent, tandis que la jeune fille parlait, il regardait au-dessus de sa tête, fixant intensément l’obscurité s’amassant dans le fond de la baraque. Une gêne s’était peu à peu emparée de lui. Une gêne qui n’avait pas tardé à se changer en angoisse.
À la base de son malaise, il y avait une odeur. Une odeur tenace qui perçait sous toutes les autres, reléguant les relents de moisissure, de poussière et de renfermé au second plan. Au début, il avait pensé qu’il s’agissait des gaz de fermentation provenant des produits dissolvants que Christine avait versés dans les toilettes, mais à présent il commençait à en douter. L’odeur lui emplissait les narines, tenace, elle le poursuivait hors du camp, empuantissant la toile de son oreiller, là-haut dans sa chambre de bonne. Il lui semblait la sentir partout. Elle flottait chez le boulanger, dans les charcuteries, dans les transports en commun. Parfois il flairait sa propre peau pour s’assurer qu’elle n’était pas en train de pénétrer en lui.
Les tumeurs au cerveau s’annoncent par des hallucinations olfactives, de brusques et inexplicables puanteurs. Était-il atteint d’un quelconque chancre cérébral ? En se peignant, il lui arrivait de se palper la tête, tel un phrénologue chevronné, et de s’interroger sur la configuration des bosses parsemant son cuir chevelu. Mais au fond de lui il savait bien qu’il ne s’agissait nullement d’une hallucination. La vérité, désagréable, s’imposait d’elle-même. Le soir, lorsqu’il se glissa dans le bâtiment, il ne laissa pas à la jeune fille le temps d’ouvrir la bouche. Il savait qu’il devait l’empêcher de parler car sa voix fonctionnait à la manière d’un envoûtement. Si elle reprenait le cours de son récit il n’aurait plus la force de lui couper la parole, il serait à nouveau sous le charme, prisonnier de cette chanson douloureuse fredonnée en sourdine.
« Je veux voir Mike, dit-il d’un ton tranchant, j’ai assez attendu. Je crois que vous me racontez des histoires… »
Christine se figea, les lèvres entrouvertes, les bras ballants. Daniel l’écarta sans violence, alluma sa lampe et se dirigea vers le fond du bâtiment, là où s’ouvrait l’escalier menant à la chaufferie. En s’enfonçant dans la cave il fut submergé par un violent sentiment d’étouffement. Le halo de la torche éclairait un paysage de rouille, une jungle de canalisations et de machines oxydées entre lesquelles s’étendaient les voiles duveteux d’épaisses toiles d’araignée. Il avala sa salive et se contraignit à descendre les marches de ciment.
L’odeur était plus violente, douceâtre mais nauséabonde. Une odeur de fruit exotique pourrissant. Il assura la torche dans sa main et traversa la salle de chauffe dans toute son étendue. Il savait déjà ce qu’il allait trouver, c’était inévitable. Il réalisa qu’il s’était en fait toujours attendu à ce type de conclusion. Dans la dernière pièce – un cube de béton dépourvu de la moindre ouverture –, il aperçut une forme emballée dans une bâche de plastique. Cette fois il eut un haut-le cœur et la sueur jaillit véritablement de la racine de ses cheveux pour lui recouvrir le visage.
Christine l’avait suivi. Elle était derrière lui, et la lumière jaune lui faisait un petit museau de renard. Daniel s’adossa à la paroi. Il ne pouvait détacher son regard de la forme enveloppée de plastique.
« C’est Mike ? dit-il d’une voix coassante.
— Oui, souffla Christine, il est mort deux jours après notre installation. Il avait perdu beaucoup de sang, il était faible. Lorsqu’il est sorti pour gesticuler sous la pluie, il a rouvert sa blessure, j’ai essayé de le recoudre mais j’ai commis une fausse manœuvre…
— Quoi ? hoqueta lamentablement Daniel.
— J’ai commis une maladresse, il y avait de la pourriture et j’ai voulu ôter les tissus nécrosés, à cause du manque de lumière j’ai touché l’artère fémorale. Le sang m’a jailli au visage, c’était affreux. Je ne pouvais rien faire pour l’arrêter… C’était comme une canalisation crevée, ça jaillissait, ça jaillissait… »
Daniel s’épongea le front d’un revers de manche.
Il se sentait subitement des faiblesses dans les jambes et un mauvais bourdonnement lui emplissait les oreilles.
« Je m’étais déshabillée pour ne pas tacher mes vêtements, continua Christine, en quelques secondes j’ai été couverte de sang de la tête aux pieds. Il s’est vidé en moins d’une minute.
— Oh ! Bon Dieu… » haleta Daniel en étreignant la lampe.
Il imaginait la scène, surréaliste, impossible : Christine nue, opérant Mike avec des instruments de fortune, bricolant dans la plaie comme on répare un vieux réveil. Et l’hémorragie, fusant par saccades, vidant les artères en un temps effroyablement bref.
« Il ne s’est rendu compte de rien, dit doucement Christine, il était inconscient. »
Sa main étreignit le biceps de Daniel. Malgré sa petitesse elle était incroyablement forte.
« Je ne pouvais pas faire autrement, scanda-t-elle sourdement, la blessure puait, les sutures avaient craqué et un jus jaune débordait des lèvres de la plaie. Tu sais comme moi ce que ça veut dire. Il fallait rouvrir et nettoyer à fond. Mais mon scalpel a dérapé sur l’os.
— Tais-toi, fit Daniel.
— J’ai entendu un grattement dans mon dos, insista Christine, j’ai cru que les rats s’amenaient, attirés par l’odeur, et j’ai fait un faux mouvement.
— Tais-toi », supplia encore le jeune homme. L’horreur les avait soudain conduits au tutoiement, les unissant mieux que l’amour ou l’intimité du sexe. Bien que ne s’étant jamais touchés, ils étaient à présent comme deux amants ayant échangé les caresses les plus impudiques. Le cadavre de Michael les accouplait en une possession étrange qui défiait la logique. D’un seul coup toutes les barrières étaient tombées, toutes les pudeurs, tous les secrets… Ils n’avaient plus besoin de faire l’amour pour se connaître, ils partageaient le même crime, le même sang, dans une promiscuité fiévreuse.
Daniel fit courir le halo de la lampe sur la bâche plastifiée. C’était un vieil emballage militaire portant l’inscription « USMC » suivie de plusieurs groupes de chiffres. Un choc mou ébranla l’une des canalisations, faisant sursauter le jeune homme.
« Ce sont les rats, expliqua Christine, ils reviennent, l’odeur les attire. Bientôt ils grouilleront dans la cave. Il faut enterrer Mike, le plus vite possible.
— L’enterrer ? balbutia Daniel. Où ça ? Sur la pelouse ? ! Tu veux qu’on le sorte pour l’enterrer au milieu de la pelouse ? »
Il devenait hystérique et sa voix, dérapant dans l’aigu comme chaque fois qu’il était ému, prenait un ton de fausset un peu ridicule.
« Pas la peine de le sortir, fit doucement Christine, le sol, là… C’est de la terre battue, il n’y a qu’à creuser profondément. Il faut simplement se procurer des pelles. »
Daniel s’agenouilla. La jeune fille avait raison. Ce qu’il avait tout d’abord pris pour du ciment n’était que de la terre battue recouverte de poussière.
« Une fois enseveli, tout rentrera dans l’ordre, commenta Christine, personne ne viendra le chercher ici, jamais.
— Tout rentrera dans l’ordre ? gémit douloureusement Daniel, bon sang, tu n’as peur de rien. »
Les doigts de Christine lui mordirent à nouveau l’épaule.
« ON N’A PAS LE CHOIX, martela-t-elle, qu’est-ce que tu veux ? Que les rats des environs se refilent le tuyau et rappliquent tous ici ? C’est déjà ce qu’ils sont en train de faire… Tu ne les entends pas ? »
Elle leva le visage vers le plafond, contraignant Daniel à en faire autant.
« Écoute ! murmura-t-elle, écoute ! ILS viennent ! »
De multiples chocs peuplaient l’obscurité. Piétinements, cavalcades ténues, frottements de brosse ramonant les canalisations. On avait la sensation qu’une meute invisible hantait la nuit, avançant par bonds successifs, puis reculant aussitôt, s’enhardissant peu à peu. Des griffes grattaient la rouille, des boules de poil se frayaient un chemin au travers des conduits.
Daniel frissonna.
« Ils viennent pour Michael, lâcha Christine avec une cruauté froide, ils viennent pour MOI. Si nous n’enterrons pas le corps, ce bâtiment grouillera bientôt de rats et de vermine… et je serai au milieu. C’est ce que tu veux ? »
Daniel secoua négativement la tête. Les mots ne franchissaient plus le canal de sa gorge. Il aurait voulu être ailleurs, à la bibliothèque universitaire, occupé à décrypter le fac-similé d’un grimoire relatif à la chevalerie, dans le lit de Marie-Anne qui s’ennuyait en faisant l’amour, dans…
L’obscurité était pleine de… choses avides, de bêtes qu’effrayait pour quelque temps encore la lueur de la lampe, mais il savait que ce répit ne durerait pas éternellement, qu’à un moment ou à un autre la faim deviendrait plus forte que la peur.
« Je ne l’ai pas tué, gémit Christine avec lassitude, il est mort entre mes mains alors que j’essayais de le sauver. Je ne l’ai pas assassiné, peux-tu saisir la nuance ? C’est comme si nous ensevelissions le corps d’un soldat tombé au combat. »
Daniel étouffa un ricanement amer. Encore ces histoires de soldats et de mission ! Elle n’en sortirait donc jamais ?
Il fut pris d’une bouffée de haine et songea : « Je vais fiche le camp. Je ne reviendrai jamais ici, qu’elle se débrouille avec son père, après tout je n’ai rien à faire dans cette histoire. Je suis étudiant, j’ai un but dans la vie. Je vais sortir de ce bâtiment, je regagnerai la guérite de Pointard et demain j’irai à l’agence donner ma démission. Oui, c’est comme ça que ça va se passer, et pas autrement ! »
Mais il savait qu’il n’en ferait rien. Quand Christine l’avait touché, il avait éprouvé une véritable brûlure et il avait oublié jusqu’à la présence du cadavre. Maintenant encore il sentait la trace de ses doigts sur sa peau. Il ne savait pas ce que cela signifiait, mais c’était en lui, comme un poison, comme les premiers germes d’une maladie. Pour se donner une contenance, il fit quelques pas dans la pièce. Le matériel de camping occupait l’un des angles. Plus loin il avisa un gros sac poubelle empli de billets.
Des taches de sang le maculaient.
« C’est le butin, se dit-il stupidement, le butin… »
Et la voix mauvaise qui grelottait quelquefois au fond de son crâne lui chuchota : « C’est la vraie vie, petit con. »
Adolescent, alors qu’il lisait la vie des héros de la dernière guerre, il lui était souvent arrivé de méditer sur l’intensité des situations extrêmes. Des mots se mettaient à tourner dans sa tête : baptême du feu, torture, veillée d’armes, amenant chacun des images intenses et fiévreuses qui lui semblaient révélatrices de ce qu’on devait éprouver dans les moments culminants où tout peut basculer, où tout peut être remis en cause. Les hommes qui avaient connu ce vertige faisaient pour lui figure de demi-dieux. Ils s’étaient approchés du secret capital, essentiel : le secret de la vraie vie. Ce nœud d’intensité où la soif de survivre se mêle au mépris de la mort en une synthèse rougeoyante. Alors il levait les yeux au-dessus de son livre et dévisageait ses parents, silhouettes pâles aux traits mous, dont les gestes mécaniques ne variaient jamais. Une interrogation poignante lui déchirait la poitrine, l’amenant au bord de la panique : fils d’un couple de marionnettes, connaîtrait-il un jour le secret de la vraie vie ?
Aujourd’hui, au fond de la cave, il avait l’impression de côtoyer enfin le feu sacré, d’entrer dans la peau d’un voleur d’étincelles. Il se moquait de l’argent, il se moquait de la loi, seule comptait cette tension extrême qui faisait soudain de lui un VIVANT. « Il nous faut des pelles », répéta Christine.
Daniel se secoua. Il savait où dénicher des outils, chaque bâtiment n’était-il pas équipé d’un matériel d’incendie comportant un extincteur, un seau de sable, une pelle et une hache ?
« J’y vais, dit-il simplement, je vais prendre la pelle du bâtiment 13, donne-moi ton passe. »
Il sortit dans la nuit et s’exécuta. Le sang bouillait dans ses veines, décuplant ses facultés. Il flottait au-dessus du sol, affranchi des risques et de la prudence. Si le dobermann de P’tit Maurice était venu vers lui, il lui aurait fendu le crâne avec le tranchant de sa pelle, sans l’ombre d’une hésitation.
L’outil à peine déposé entre les mains de Christine, il revint à la guérite, réveilla Pointard d’une bourrade et se saisit de l’horloge pointeuse.
« Je vais faire votre ronde, dit-il, vous n’avez pas l’air très bien ce soir. Ce sera à charge de revanche. » L’alcoolique bafouilla un vague remerciement et reprit le cours de ses rêves.
Daniel ne se pressa pas. Au terme de la ronde, toutefois, il dut aller récupérer la pelle pour la remettre en place avant le lever du jour. Christine lui apparut dans l’encadrement de la porte, le visage luisant de sueur.
« La terre est trop dure, se plaignit-elle, je n’ai pas pu creuser assez profond, il faudra continuer demain soir. Essaye de te procurer des pelles de camping, démontables. »
Daniel acquiesça et s’en fut. Le jour allait bientôt se lever.
Il quitta le camp dans un état de tension nerveuse qui lui donnait envie de hurler chaque fois qu’on lui adressait la parole. En traversant la route, il put vérifier qu’une estafette de la gendarmerie stationnait sur le bas-côté, et que des flics armés de pistolets mitrailleurs arrêtaient les voitures pour contrôler le contenu des coffres. Ils avaient l’air de mauvaise humeur et s’adressaient aux conducteurs avec un ton qui n’admettait pas la réplique. Daniel attendit que Morteaux, Pointard et les autres aient disparu pour abandonner l’arrêt d’autobus et se rendre chez Jonas Orn. Au moment où il poussait la grille, une petite vieille vêtue de noir jaillit de la maison voisine.
« Oh ! Mon pauvre monsieur, se lamenta-t-elle, on ne vous a pas prévenu ? On a emmené Jonas hier matin, à l’hôpital. Le facteur qui lui montait le mandat de sa pension l’a trouvé raide dans son lit. Il n’avait plus sa connaissance. On a dû appeler police secours.
— À l’hôpital ? bégaya Daniel.
— Oui, il était dans le coma, complètement. On l’a ficelé sur une civière et zou, direction les urgences. Je sais ce que c’est. Moi on m’a ramassée cet hiver au bas du perron, avec une fracture du col du fémur… »
Daniel eut l’impression de suffoquer. Ainsi Orn se retirait, l’abandonnant en plein jeu. Il en conçut une détresse mêlée de colère. Le pépiement de la vieille lui emplissait les oreilles.
« Où l’a-t-on emmené ? dit-il trop sèchement, où ? »
La vieille femme lui jeta un regard hébété et murmura le nom d’un hôpital dont il n’avait jamais entendu parler. Il la remercia et s’éloigna d’un pas rapide. Revenu en ville, il s’arrêta à la poste, chercha le numéro des urgences dans l’annuaire et obtint le service en question en se faisant passer pour le fils de Jonas Orn. Un interne lui apprit entre deux bâillements que le malade était toujours dans le coma et qu’on n’espérait pas d’amélioration immédiate.
Daniel raccrocha. Cette fois il était seul, bel et bien seul au milieu du courant. En regagnant sa chambre il se demanda si Orn n’avait pas tout bonnement décidé de se suicider. L’image des calmants entassés sur la table de chevet accréditait cette hypothèse. Et si le vieil homme en avait eu soudain assez ? S’il avait décidé de ne pas voir la suite, de ne pas assister au naufrage ? « Les flics assiégeant les douches, par exemple », songea Daniel en sentant une goutte de sueur filer le long de sa colonne vertébrale.
Toute la journée il fut poursuivi par l’image de Christine accroupie au bord de sa tombe inachevée, guettant l’approche des rats dans les ténèbres. Il dormit peu. Et très mal.
Christine attendait les rats, une barre de fer à la main. Elle ne les voyait pas mais elle les savait là, autour d’elle, sourdant de la nuit en masse compacte. Ils l’encerclaient. Ils grignotaient l’espace interne de la cave. Elle avait l’impression d’avoir naufragé sur une île minuscule, une île dont les contours suivaient très exactement ceux du halo de lumière dessiné par la lampe à gaz. Autour de cette tache ronde bruissait la houle des rongeurs montant en vagues serrées. Une mer de poil l’entourait, l’obscurité tout entière paraissait tissée en fourrure de rat…
Les ténèbres n’étaient plus qu’une immense peau aux mèches encrassées et rugueuses. Elles empestaient le suint, les ordures, toutes ces choses qui constituent d’ordinaire l’univers des nuisibles.
La cave bruissait comme une forêt. Les canalisations amplifiaient le moindre soubresaut, le plus petit déplacement, et Christine, submergée d’échos, ne parvenait plus à localiser les sons. Elle imaginait les bêtes dégringolant à l’intérieur des tuyaux, s’entassant dans le ventre des chaudières mortes.
L’oreille tendue, elle surprenait des couinements qui semblaient, à travers le prisme déformant de sa peur, des jurons proférés par des lutins. Elle avait essayé d’agrandir la fosse avec ses mains, comme on le lui avait appris jadis, au monastère, mais la terre était plus dure qu’un bloc de béton. Elle avait très vite compris qu’elle n’arriverait à rien sans l’aide d’une pioche. Pour tromper l’attente, elle grattait le fond du trou avec la barre de fer récupérée dans le paysage de ferraille de la cave sans obtenir davantage qu’une poussière brune parsemée de cailloux. Et chaque fois qu’elle se penchait, les voix des lutins ricanaient dans son dos. Elle était en sueur, malade d’angoisse, elle savait qu’elle se laissait emporter par son imagination, mais la peur subvertissait ses processus logiques. Le corps de Michael était devenu son ennemi, c’était lui qui alléchait les nuisibles. Christine avait la sensation qu’il ricanait sous sa bâche de plastique en chuchotant « petits, petits… » à la manière des gens qui cherchent à s’attirer la sympathie d’un animal craintif.
Les craquements du métal, les bruits hantant la maçonnerie répétaient tous ces mots provocateurs : « Petits, petits… » Christine les entendait résonner tout autour d’elle, scandés par les planches, par les tuyaux que dilatait la chaleur. Elle ne sentait plus l’odeur du corps en décomposition. Elle le côtoyait depuis si longtemps qu’elle avait fini par s’y habituer. De plus, le linceul plastifié dont elle avait emmailloté la dépouille freinait considérablement l’expansion des relents fétides.
Dehors il faisait jour, mais la cave, dont on avait soigneusement colmaté chaque ouverture, restait prisonnière de la nuit. Les ténèbres s’y gélifiaient tel un sang qui coagule. De temps à autre la jeune fille se bassinait le visage avec un peu d’eau pour tenter de dissoudre les images morbides qui emplissaient son esprit. Mais l’eau était tiède, douceâtre, et les images continuaient à s’épanouir en une floraison vénéneuse, ininterrompue. Elle avait peur, en s’éloignant du cadavre, de favoriser l’intrusion des rats. Dès qu’elle aurait tourné les talons, ils monteraient à l’assaut, elle en était certaine. Ils n’attendaient qu’une défaillance, qu’un repli pour déferler. Le linceul de plastique était devenu pour eux le centre du monde. Peu à peu leur gourmandise grandirait, leur faisant oublier tout le reste : le danger des pièges, la peur de l’homme. La faim sonnerait le signal de l’attaque, alors ils sortiraient de l’ombre, d’abord aplatis au ras du sol, les oreilles couchées, avançant par saccades, puis, très vite, devant l’inefficacité de la sentinelle, ils prendraient du volume, dresseraient leur poil, cracheraient en montrant les dents.
Christine avait le plus grand mal à se persuader que le jour était levé, qu’au-delà des parois du bâtiment condamné, le camp avait repris son visage diurne, que des secrétaires, penchées sur des claviers, tapaient des rapports, des notes de service. Elle eut un rire amer en songeant que Mike allait être enseveli au beau milieu d’un institut de recherches informatiques, lui qui avait passé les dernières années de sa vie à maudire les ordinateurs et leurs radiations nocives.
Oui, il y avait là quelque chose d’inacceptable et d’affreusement dérisoire, mais elle ne pouvait faire autrement. Michael dormirait dans la terre dure des douches, pour le restant de l’éternité, et – en attendant le grand souffle dévastateur – les écrans monteraient une garde ironique autour de sa sépulture, cyclopes au regard vert, à la rétine constellée de chiffres et de formules mystérieuses.
Vers midi elle monta au premier étage pour uriner.
À ce niveau, le jour filtrait par les interstices des volets, et, durant un court instant, elle en fut moins oppressée. Elle alla jusqu’à la porte, colla son oreille au battant pour capter les bruits de l’extérieur. Les bruits du jour, elle aurait voulu s’en gorger, comme une éponge, faire provision de vacarme diurne comme on bourre ses poches de munitions. Elle aurait voulu, une fois redescendue au cœur de la nuit, pouvoir affronter le crissement des rats en leur crachant au museau le bruit net et rassurant d’une machine à écrire, le bourdonnement d’une photocopieuse. Oui, elle cracherait une salve banalisante, une mitraille de bruits communs qui pulvériserait la menace des ténèbres. Et les rats reculeraient, anéantis. Christine les poursuivrait, les acculerait, les bombardant de sonneries de téléphone, de cliquetis d’imprimantes… et les bêtes prendraient la fuite, abandonnant définitivement le champ de bataille.
Le soleil chauffait les planches du battant, elle y appliqua ses paumes pour s’imprégner de cette cuisson diffuse. Elle entendit le roulement d’une voiture remontant l’allée et s’éloigna instinctivement. Sa vessie la torturait, elle gagna les toilettes au fond du bâtiment et s’enferma dans l’odeur suffocante des produits chimiques emplissant la cuvette.
À peine avait-elle posé les doigts sur le bouton de son jean qu’elle perçut un grattement de l’autre côté de la porte, comme si une foule de rongeurs se pressait soudain contre le battant. Elle se mordit le dos de la main pour ne pas hurler. Elle entendait le crin des rats brosser le bas de la porte. Ils étaient là, ils l’avaient suivie, ils ne lui laisseraient aucun répit. Elle n’osa pas se soulager, soudain persuadée qu’en baissant son pantalon elle ne ferait qu’augmenter son degré de vulnérabilité.
Elle siffla entre ses dents, reproduisant ces bruits approximatifs qu’on émet d’ordinaire pour chasser les chats. Derrière le battant, les couinements sonnèrent comme des rires de défi.
Elle chercha instinctivement la barre de fer… elle l’avait oubliée en bas ! Cette constatation acheva de la terrifier. Elle se raidit pour ne pas hurler. Elle imaginait déjà le couloir rempli de rats agglutinés flanc à flanc. Elle tendit l’oreille, guettant le claquement des queues rosaires frappant le carrelage des douches. Dans un sursaut de volonté, elle se jeta sur la poignée, bien décidée à courir jusqu’au perron et à sauter sur la pelouse, en pleine lumière. Les rongeurs n’oseraient pas la poursuivre au soleil, elle serait sauvée. La porte des toilettes pivota en crissant. Le couloir était vide. « Je deviens folle », constata Christine.
Elle fit quelques pas, les mains en avant, pour se garantir d’un éventuel obstacle. Et soudain elle vit le rat…
Il était énorme, monstrueux, bouchant tout l’espace du couloir. C’était un monstre de cauchemar, une bête dont l’échine raclait le plafond et dont les poils, hérissés par la colère, arrachaient le plâtre des cloisons.
Christine recula d’un bond, la gorge nouée sur un cri muet. La bête ouvrit la gueule, lui soufflant au visage une haleine fétide, une haleine de prédateur. La jeune fille voulut amorcer un mouvement de volte-face mais son talon accrocha un débris de maçonnerie sur le sol. Elle tomba. Tout de suite, le rat fut sur elle…
Daniel se réveilla d’un bond, sur cette dernière image. Toute la matinée il n’avait fait que broder sur le même thème : Christine et les rats. Tantôt il les voyait cascader des canalisations en un flot ininterrompu. Tantôt ils emplissaient les couloirs, émergeaient des trous de vidange, grignotaient le bas des portes à une vitesse hallucinante pour passer d’une pièce à l’autre. Rien ne les arrêtait, leurs dents se moquaient de la résistance des matériaux. Ils avançaient, et leurs griffes criaient sur le carrelage.
Au fur et à mesure que Daniel s’enfonçait dans le sommeil, les images se déformaient, les scénarios devenaient grotesques et terrifiants ! À présent il craignait de se rendormir. Il se leva, se passa de l’eau sur le visage et descendit dans la rue. Il devait se procurer au plus vite des pelles de camping afin que le corps de Mike soit enseveli sans tarder. Il se rendit dans une boutique spécialisée, acheta les outils, et prit la direction de l’hôpital. Il se présenta aux urgences comme le neveu de Jonas Orn. Une infirmière maussade lui permit de jeter un coup d’œil dans l’entrebâillement d’une salle vitrée.
« Il est toujours en soins intensifs, grommela-t-elle, il n’a pas repris connaissance. »
Quelques minutes plus tard un interne s’approcha de Daniel en se grattant la tête.
« On lui a fait un lavage d’estomac, expliqua-t-il, il avait bouffé des analgésiques par tube entier. Il aurait voulu se suicider qu’il ne s’y serait pas pris autrement.
— Quand sortira-t-il ? demanda Daniel.
— Vous rigolez ? hoqueta le médecin, vous avez vu l’état de son squelette ? Il y a des mois qu’il devrait être hospitalisé, c’est à se demander comment il tenait encore debout ! S’il sort ce sera dans un fauteuil roulant… »
Daniel marmonna un vague remerciement et prit congé, poursuivi par la certitude que Jonas Orn l’avait bel et bien abandonné, qu’il avait choisi de s’endormir en remettant Christine entre les mains d’un inconnu. Par lassitude, par honte aussi, et probablement parce qu’il était persuadé que toute cette histoire ne pourrait finir autrement que par un drame.
Daniel étouffait de peur et de rage contenues. Le piège s’était refermé sur la jeune fille, sa planque n’était plus qu’une prison qui risquait à tout moment de se muer en tombeau. Combien de temps résisterait-elle encore au stress de l’enfermement dans cette caverne sans hygiène, sans confort ni sécurité ?
Tôt ou tard elle finirait par craquer, c’était inévitable. Elle commettrait une imprudence qui éveillerait l’attention des gardiens.
Daniel imaginait la baraque, cernée par Morteaux, P’tit Maurice… et le chien dont on aurait – pour la circonstance – délacé la muselière.
Il fallait la faire sortir, sans tarder… Mais comment ?
Le double grillage de clôture était placé sous alarme, en sectionner une maille, c’était déclencher aussitôt une sonnerie d’enfer. Pour passer dessous, il aurait fallu creuser à plus de deux mètres sous terre ; quant à l’escalader, cela revenait à affronter le fil à haute tension qu’on avait fait courir à son sommet. De plus, la présence du contrôle de gendarmerie, un peu plus haut sur la route, interdisait ce style d’acrobatie.
Non, le camp était parfaitement ceinturé et Christine ne pouvait sortir que par la porte principale, avec la complicité d’un gardien. Cela impliquait l’utilisation d’une voiture. Voiture que Daniel ne savait pas conduire…
Il songea au véhicule de Jonas, dont les clefs devaient se trouver quelque part dans la maison. Marie-Anne possédait son permis, elle, peut-être aurait-il pu lui demander quelques cours de conduite et utiliser la voiture de Jonas Orn pour se rendre au camp ? Non, c’était absurde ! Il risquait d’être contrôlé sur la portion de route séparant la villa du camp. On lui demanderait d’exhiber un permis qu’il ne possédait pas, et tout serait dit.
Il tournait en rond, prisonnier d’un problème sans solution. Pourquoi n’avait-il jamais appris à conduire ? Parce qu’il n’était qu’un rat de bibliothèque ? Parce qu’il n’avait jamais eu d’argent pour s’acheter une voiture, même d’occasion ? Parce que sa mère lui avait toujours interdit de monter sur une mobylette de peur qu’il ne se fasse écraser ?
Dieu ! Les raisons ne manquaient pas ! Son père était un conducteur maladroit, impatient. Enfant, Daniel avait toujours eu peur de voyager en sa compagnie. À douze ans, dès qu’il voyait les mains velues de son géniteur se poser sur le volant, il sentait son estomac se nouer. À chaque accrochage, même superficiel, il croyait sa dernière heure arrivée. Plus tard, à l’âge où les jeunes gens prennent des leçons de conduite, il s’était plongé dans les livres. Aujourd’hui, il se retrouvait aux prises avec un problème aussi insoluble qu’anachronique. Il n’avait jamais touché un volant de sa vie, et, à cause de cette particularité aberrante, Christine resterait prisonnière des douches et des rats.
« Non, c’est idiot, corrigea-t-il, même si tu savais conduire, cela n’arrangerait rien. Tu n’es pas Jonas Orn, les flics du barrage ne te connaissent pas, pourquoi te laisseraient-ils passer sans te demander d’ouvrir ton coffre ? »
Revenu dans sa chambre, il attendit l’heure du départ en fixant les deux pelles pliables. Il avait l’impression que sa tête allait éclater.
Il commençait à avoir peur, à être envahi de soupçons paranoïaques.
« Et si P’tit Maurice te surveillait depuis le début ?
se dit-il dans le car qui l’amenait au camp, s’il s’associait avec Morteaux pour supprimer Christine et garder l’argent ? Il leur suffirait de l’enterrer à côté de Mike, et de se partager le butin… Ce serait si facile. »
Il suait sur son siège. Il aurait suffi que Pointard le suive, une fois, une seule fois, et le voie pénétrer dans le bâtiment désaffecté.
« Non ! Non ! J’ai fait attention, se répéta-t-il avec emportement, j’ai bien regardé si… »
Bien regardé ? Soudain il n’en était plus aussi sûr !
Il était tant absorbé dans ses pensées qu’il faillit manquer l’arrêt. Quand il sauta du marchepied les pelles s’entrechoquèrent dans son sac.
Il passa les premières heures de la nuit dans une sorte d’état second, sans parvenir à se persuader de la réalité de ce qu’il était en train de vivre. Il se regardait agir comme on regarde un film de suspense. Avec un frisson gourmand, mais sans peur véritable. Il ne savait plus s’il devait considérer l’intrusion de Christine dans sa vie comme une catastrophe ou une bénédiction. Il ne savait plus rien.
« Dans deux heures j’irai enterrer un cadavre », chantonnait-il niaisement en consultant sa montre. Assez curieusement, ce rendez-vous l’emplissait d’un inexplicable sentiment de puissance, d’une jouissance trouble.
« Demain, se disait-il, en rentrant chez toi tu croiseras les travailleurs du petit matin, ceux qui courent vers les gares, le visage fripé, les joues rougies par le feu du rasoir. Tu les verras se presser vers les arrêts d’autobus, pour accomplir des gestes semblables à ceux de la veille ou du lendemain, et tu penseras : MOI, cette nuit j’ai enterré un cadavre… et ce seul acte te préservera à jamais du mal qui les ronge, de la monotonie, de l’uniformité, de l’ennui. Oui, ce seul acte te sortira à jamais de la foule ! Désormais tu pourras te regarder dans une glace sans crainte : tu ne courras plus le risque de leur ressembler ! »
Quand l’heure fut venue, il prit le sac contenant les pelles et se dirigea vers le bâtiment des douches. Christine l’attendait derrière la porte. Sans un mot elle s’empara du paquet, l’ouvrit, et déplia les outils d’un mouvement sec du poignet. Ils descendirent à la cave sans prononcer une parole.
Le calme de la jeune fille exaspérait Daniel. Il lui en voulait de sa maîtrise, de son sang-froid. Il aurait préféré la retrouver pantelante, tremblant comme une feuille au terme d’une effrayante confrontation avec les rats. Il aurait voulu être accueilli en… sauveur (?).
Au milieu de l’escalier, fixant la nuque de Christine, et avec l’intention bien arrêtée de lui faire mal, il lâcha :
« Ton père ne viendra pas te tirer de là. Il est à l’hôpital, dans le coma. Il se peut qu’il n’en sorte jamais. »
Il faillit ajouter : « Il s’est peut-être suicidé à cause de vos histoires », mais il n’osa pas. Christine marqua une brève hésitation, puis s’engagea dans la chaufferie sans rien laisser transparaître de ce qu’elle éprouvait. D’ailleurs éprouvait-elle seulement quelque chose ?
Daniel rentra la tête dans les épaules. Par moments il lui arrivait de penser : « C’est une dingue, il ne faut pas attendre d’elle des réactions normales. »
Il l’aurait préférée plus faible, plus désarmée ; mais son physique de petite fille cachait des nerfs d’acier, une sorte d’obstination froide, d’effrayante distanciation.
« On lui a charcuté le cerveau, se murmura-t-il, elle est conditionnée, elle n’a plus froid, plus faim, elle ne pleure jamais, elle ignore la peur ou le dégoût. Elle n’est pas humaine, non, pas humaine ! » Ils étaient dans la salle du fond. Christine s’agenouilla et se mit à creuser. Daniel l’imita. La terre battue était terriblement dure, on aurait cru piocher dans du ciment. L’odeur du cadavre empuantissait toute la pièce. Une odeur de gibier qui faisande. Ils creusèrent en silence durant une vingtaine de minutes, haletants, se couvrant peu à peu de sueur. Christine, lèvres entrouvertes, laissait échapper de petits grognements. Les yeux fermés, on avait l’impression qu’elle était en train de faire l’amour et qu’elle allait tôt ou tard pousser un cri de plaisir. Daniel creusa de plus belle, frénétiquement. Il succombait à nouveau à l’atmosphère trouble de la « cérémonie ». Une étrange conjugalité l’unissait soudain à Christine. Une intimité puissante qu’on ne peut rencontrer que dans le crime… ou les messes noires. La sensation éblouissante qu’une fusion vient de s’opérer, par-delà l’espace et le temps, un lien magique et inexplicable. Un grésillement exacerbé que n’affaiblira jamais l’habitude.
À présent le crime les unissait comme un sacrement ou une étreinte. Ils ne seraient plus jamais comme les « autres » et chaque fois qu’ils se regarderaient dans les yeux ils auraient conscience de cette effroyable et merveilleuse différence. Elle les rassurerait, elle leur tiendrait chaud pour tout le restant de leur vie. Daniel avait toujours été fasciné par les histoires d’amants maudits, de couples assassins. Il devinait, dans le crime, la nécessité de fusionner au-delà de l’intimité dérisoire des rapports sexuels. Il comprenait sans peine que le crime puisse unir les hommes et les femmes de manière plus radicale qu’une dizaine de pirouettes accomplies sous les draps. Il y avait là un pacte sur lequel on ne pouvait plus revenir, un engagement signé avec du sang, une magie de l’ombre.
Ainsi, à partir de ce moment, Christine, bien qu’il ne l’ait jamais touchée, lui appartenait-elle corps et âme ! Leur complicité faisait d’eux des époux secrets, des partenaires que rien ne pourrait plus dissocier ! Le sang battait à ses tempes et la poussière terreuse de la fosse lui tapissait la gorge. Il était trempé de sueur.
« Ça ira », dit doucement Christine en contemplant la brèche ouverte dans le sol de la cave. Elle se leva pour saisir par les coins la bâche enveloppant Mike. Daniel la rejoignit.
« Et maintenant le moment suprême ! » pensa-t-il en luttant contre l’éclat de rire hystérique qui montait en lui. Il prit le linceul à la hauteur des chevilles et tira, de façon à faire glisser la momie plastifiée vers la tombe. Ce simple mouvement aviva l’odeur de pourriture qui flottait autour d’eux.
« Il va se disloquer, songea-t-il, les os vont crever la chair blette. Le ventre va exploser sous la pression des gaz de fermentation. »
Il se surprenait à souhaiter l’horreur totale comme une sanctification, un accomplissement, une acmé… Mais rien ne se passa. La momie roula au fond de la fosse dans un grand froissement de cellophane, toujours anonyme, paquet oblong et lourd aux contours vaguement humanoïdes. Déjà Christine pelletait la terre, rebouchant le trou.
« Tu rêves ? » dit-elle sèchement en dévisageant Daniel. Le jeune homme se secoua, déçu. Elle était trop pratique, imperméable à la magie du moment. Elle enterrait Mike sans romantisme, avec une efficacité de ménagère pressée. Mais après tout, elle avait déjà connu le baptême du sang. Il y avait eu la fusillade dans les locaux de la banque, l’agonie de Michael. Cet ensevelissement n’était pour elle qu’une redite, un épisode supplémentaire.
« Elle court loin devant toi, se dit Daniel, elle galope. À ses yeux tu dois faire figure de puceau. » Cette dernière image le gêna, et c’est avec un mauvais goût dans la bouche qu’il recouvrit la fosse. Ils tassèrent soigneusement la terre, dansant sur le sol retourné une gigue grotesque et irrévérencieuse.
« J’amasserai de la ferraille, observa pensivement Christine, et des débris de caisses, un tas de trucs… » Daniel replia les pelles, sa chemise collait à sa peau comme un torchon trempé. Christine lui tendit le bidon d’eau tiède. Ils burent sans faire mine d’essuyer le goulot entre chaque tour. Daniel fut heureux de ce signe d’intimité et c’est avec un enthousiasme puéril qu’il posa ses lèvres sur l’embout de métal qu’engluait la salive de Christine.
« Si mon père ne vient pas, tu dois me sortir de là, dit lentement la jeune fille, tu prendras sa voiture, il y a un double des clefs dans le tiroir de la cuisine. » Daniel sentit ses épaules s’affaisser. D’une voix mal assurée, il étala sa déchéance : il ne savait pas conduire, de plus le barrage de police bloquant la route, etc.
Il dut ensuite détailler chaque hypothèse d’évasion pour en souligner l’inanité : le grillage électrifié et placé sous alarme, l’impossibilité d’un tunnel. Et surtout les flics en maraude sur la nationale, qui arrêtaient systématiquement tous les individus cheminant sur le bas-côté (Daniel lui-même avait été contrôlé à trois reprises par de jeunes gendarmes agressifs).
Christine l’écouta sans émettre le moindre commentaire. On se serait attendu à la voir fondre en larmes, se ronger les ongles, arpenter nerveusement la cave… mais non, elle restait là, les mains sagement posées sur les cuisses, les yeux froids. Trop froids.
« Même si je savais conduire, dit Daniel, nous serions bloqués au barrage, on me ferait ouvrir le coffre et… »
D’un signe elle lui signifia qu’elle avait compris et qu’il était inutile de radoter.
Le regard de Daniel revenait inlassablement vers la cicatrice sombre de la fosse. Maintenant, sous l’exaltation suintait la peur. Cela pulsait comme l’élancement d’une douleur viscérale qu’on n’arrive pas à localiser nettement. Des tronçons de phrases bourdonnaient à ses oreilles : « Suis dingue… dans quel merdier… vais me réveiller… » C’étaient comme les bribes d’une conversation qu’il aurait essayé de saisir à travers une cloison très épaisse, une voix étrangère dont il ne reconnaissait pas le débit.
« Tu vas appeler un numéro, dit subitement Christine, c’est un numéro d’alerte pour tous ceux de la secte. Tu diras simplement cette phrase : et le premier sonna ce furent alors de la grêle et du feu mêlés de sang qui furent jetés sur la terre. Tu préciseras l’endroit où tu te trouves. On te donnera un rendez-vous.
— Et le premier sonna, répéta Daniel, et ensuite ?
— Tu iras au rendez-vous et tu raconteras toute l’histoire au frère qui prendra contact avec toi. Pour prouver ta bonne foi, tu lui donneras ceci. »
Elle s’agenouilla près du sac poubelle contenant l’argent de la banque et rassembla plusieurs liasses. En la voyant choisir, Daniel se demanda si elle ne sélectionnait pas en priorité les billets tachés de sang… et par là même inutilisables ? Lorsqu’elle eut rassemblé cinq ou six millions de centimes, elle entreprit de répartir les liasses dans les différentes poches agrémentant l’uniforme de Daniel.
« Ils trouveront une solution, eux, martela-t-elle, ils sont assez puissants pour mettre en place une opération d’évacuation. Avec un peu de chance, tu seras débarrassé de moi dans trois jours. Tu te rappelleras la phrase de reconnaissance ? »
Daniel hocha la tête.
« Raconte-leur tout ce que je t’ai raconté, insistât-elle, et suis leurs instructions. Surtout ne cherche pas à jouer au malin. Ce ne sont pas des gens qu’on peut mener en bateau. »
Le lendemain matin Daniel rentra chez lui pour se changer. En se regardant dans la glace, il se trouva les traits tirés et les yeux hagards. Les liasses de billets qu’il avait jetées sur le lit étaient en majeure partie couvertes du sang de Mike. Il ne savait qu’en faire et répugnait à les cacher dans la chambre. Pour la première fois de sa vie, il se surprit à redouter le passage d’un cambrioleur. Feuilletant sa bible, il chercha à isoler dans le livre de l’Apocalypse la phrase de reconnaissance murmurée par Christine.
Il finit par découvrir qu’il s’agissait de l’ouverture du septième sceau. La citation se poursuivait ainsi :
« … et le tiers de la terre fut consumé, et le tiers des arbres fut consumé, et toute herbe verte… » Il referma le livre, entassa les billets dans les poches de son blouson et descendit téléphoner.
Il choisit une cabine éloignée, sans trop savoir pourquoi, et forma le numéro tracé par Christine.
On décrocha à la troisième sonnerie.
« Et le premier sonna, commença-t-il, ce furent alors de la grêle et du feu…
— Où êtes-vous ? dit une voix monocorde, donnez vos coordonnées. »
Daniel déglutit avec peine et prononça le nom de la ville. La peur allumait des fourmillements au creux de ses paumes. Il leva instinctivement les yeux, comme si un missile à tête chercheuse allait s’abattre sur la minuscule cabine.
« D’accord, reprit la voix, je peux vous envoyer quelqu’un dans une heure, fixez un rendez-vous. » Daniel donna l’adresse d’un café proche de la faculté. Il n’en connaissait pas d’autres. « Comment vous reconnaîtrai-je ? dit encore la voix anonyme.
— J’aurai… J’aurai un livre sur la table, murmura précipitamment Daniel, un ouvrage sur la chevalerie. Une couverture rouge. »
On raccrocha. L’entretien lui avait laissé une impression pénible. C’était comme s’il venait d’assister à la mise en branle d’une énorme machine de guerre, comme s’il avait lui-même enclenché le dispositif de mise à feu d’une bombe à retardement. Il lui semblait entendre cliqueter le réveil commandant l’explosion. Il consulta sa montre et s’aperçut qu’il avait juste le temps de passer prendre le livre d’histoire qui devait servir de signe de reconnaissance. Il transpirait abondamment et cet aveu de faiblesse l’agaçait. Son cœur sautait dans sa poitrine, sur un rythme anormalement rapide.
Avec le livre il prit une enveloppe dans laquelle il rangea les billets. Les vacances avaient dépeuplé les abords de la faculté, et les bâtiments de béton gris ramassés autour du campus désert avaient soudain une allure sinistre. « On se croirait à Berlin, pensa Daniel, du mauvais côté du mur… »
Il alla s’installer à la terrasse du café, posa le livre en évidence, et commanda une bière. Il était le seul client à ne pas avoir choisi le comptoir et le garçon le servit en maugréant. Le soleil ne daignait pas se lever et une lumière blême baignait les bâtiments de la faculté, soulignant les traînées sales tatouées par les pluies sous chaque fenêtre. Le vent faisait frémir les lambeaux des affiches constellant le mur d’enceinte, et les morceaux de papier coloré claquaient désespérément, comme les ailes d’un oiseau englué dans une flaque de goudron.
Une silhouette se dressa subitement devant Daniel. C’était un grand homme au crâne rasé, enveloppé dans un trench gris, serré aux poignets. L’inconnu toucha le livre rouge du bout des doigts et s’assit. Il avait un visage d’une grande beauté, aux traits extrêmement réguliers. Il considéra Daniel en souriant avec bienveillance, mais ses yeux semblaient morts au fond de ses orbites. « Des yeux peints, constata Daniel, des yeux de porcelaine pour animal empaillé. »
« Je suis frère Madiân, dit-il dans un souffle, et je vois que vous n’êtes pas des nôtres. Qui vous a communiqué notre code d’alerte ?
— Je parle pour l’une de vos sœurs quêteuses, murmura Daniel, elle a de gros problèmes et ne peut pas se déplacer elle-même. Disons que je suis un messager.
— Je ne sais pas si je dois vous écouter, trancha l’homme au crâne rasé en amorçant un mouvement pour repousser sa chaise, nous avons déjà eu beaucoup d’ennuis avec des journalistes, des détectives privés. Vous appartenez peut-être à l’une de ces corporations.
— Jetez un coup d’œil là-dessus, dit Daniel en poussant sur la table l’enveloppe contenant les billets. C’est un cadeau de sœur Christine Orn. Elle en tient encore dix fois plus à votre disposition… si toutefois la chose vous intéresse. »
Madiân souleva discrètement le rabat de l’enveloppe. Lorsqu’il aperçut les billets sanglants, pas un trait de son visage ne bougea. « D’accord, fit-il, racontez-moi votre histoire. »
Daniel bâtit un résumé succinct à partir des anecdotes rapportées par Christine, mais l’homme voulait des détails. Il dut revenir en arrière, reprendre, recommencer. Il sentait qu’on les regardait. Aux yeux des consommateurs accoudés au zinc, ils devaient offrir un tableau étrange et il imaginait sans mal leurs réflexions. Qui étaient ces deux types figés qui parlaient en chuchotant et sans jamais sourire ? Ce sont des espions, disait l’un. Penses-tu ! sifflait un autre, c’est une scène de rupture, une rupture entre pédés !
Madiân paraissait minéralisé sur sa chaise. Le col de son trench-coat s’était écarté, dévoilant l’amorce d’un torse nu, comme s’il ne portait ni chemise ni maillot de corps sous son imperméable. Daniel eut subitement envie de se pencher sous la table pour vérifier que son interlocuteur était bien nanti d’un pantalon.
« C’est un exhibitionniste, se dit-il, il est à poil sous son trench. Pas étonnant qu’on nous regarde ! Bon sang, c’est vraiment une secte de cinglés ! »
Mais Madiân n’avait pas l’air d’un fou inoffensif.
On ne l’imaginait pas tapant sur un tambourin en répétant des mantras. Il faisait partie de ces mutants dépourvus de nerfs et dans les veines desquels semble couler un sang désespérément froid. Ses mains, longues et minces, se mouvaient sur la table de marbre comme sur le clavier d’un piano. « Un pianiste ? songea Daniel, un ancien grand soliste victime des terreurs millénaristes ? »
Car il y avait de la race chez Madiân, et cette aisance indolente qu’on rencontre chez les mondains. « Hier il jouait à Pleyel, se murmura Daniel, aujourd’hui il se promène torse nu sous un vieil imperméable… »
« Rappelez-moi ce soir, au même numéro, dit soudain Madiân, je vous ferai part de notre décision, le conseil se réunira dans la journée pour savoir s’il doit donner suite à l’affaire. »
Il avait glissé l’enveloppe dans la poche intérieure de son imperméable, dévoilant un sternum que barrait une vilaine cicatrice boursouflée. Un accident ? Une intervention cardiaque ?
Il s’éloigna sans un mot, laissant à Daniel le soin de régler les consommations. En moins d’une minute il disparut à l’angle d’un immeuble et, le bruit de ses pas à peine éteint, l’on entendit à nouveau frémir les lambeaux d’affiches torturés par le vent. Daniel paya puis s’en alla, accompagné par les regards lourds des consommateurs. Tandis qu’il marchait, il fut assailli par une sensation de menace et se retourna plusieurs fois pour s’assurer qu’on ne le suivait pas.
« Madiân n’est pas venu seul, se répétait-il, maintenant ses petits copains vont te prendre en filature, tu ne les verras jamais et pourtant ils seront là, en permanence, derrière toi, dans l’autobus. Partout ! » Il se secoua sans parvenir à se débarrasser de la bouffée paranoïaque qui le submergeait. La ville lui parut plus morte qu’à l’accoutumée, les trottoirs presque déserts, comme si les badauds, prévenus par quelque mystérieux message, avaient choisi de rester prudemment retranchés dans leurs appartements.
Il fit de menues courses, usant malhabilement des miroirs et des surfaces réfléchissantes pour démasquer ceux qui s’étaient attachés à ses pas. Son comportement suspect attira l’attention d’un inspecteur de supermarché qui, cette fois, le prit réellement en filature jusqu’à la caisse. Daniel s’enfuit du magasin, les mains moites, assailli par un essaim de vibrations néfastes. Il entreprit de faire un long détour pour semer ses poursuivants, mais, à force de se retourner ou d’examiner le reflet des badauds dans les vitrines, il confondait les visages et tout le monde lui devenait suspect. Si les membres de la secte avaient tous eu la tête rasée, la tâche eût été plus facile, mais ce n’était hélas pas le cas !
Il rentra chez lui, accablé de fatigue, le crâne martelé par la migraine et se jeta sur son lit. Bientôt tout serait réglé, Madiân trouverait une astuce pour délivrer Christine et tout rentrerait dans l’ordre. Il retrouverait la banalité des études, les livres, les longues heures en bibliothèque… La solitude, l’ennui. Il arracha ses vêtements, la gorge nouée. Désirait-il vraiment que tout rentre dans l’ordre ? Il n’en était plus aussi sûr que par le passé. Le monologue nocturne de Christine l’avait empoisonné, désormais son métabolisme ne pouvait plus se satisfaire de la nourriture fade du quotidien, il lui fallait AUTRE CHOSE. Une dose quotidienne de venin, une injection de fièvre, de peur, d’intensité. Il savait qu’il ne supporterait plus de retourner sagement à la fac, de passer la moitié de sa vie à feuilleter de vieux livres, de s’asseoir au restaurant universitaire pour manger docilement une portion de viande trop cuite et de purée à l’eau. Non, Christine l’avait intoxiqué, irrémédiablement. Elle lui avait permis, en soulevant un coin de la nuit, d’entrevoir qu’il existait une autre vie, qu’il n’était point besoin de courir au sommet du Machu Picchu ou de s’enfoncer dans l’enfer amazonien pour connaître l’aventure. Il s’endormit sur cette dernière pensée, ses vêtements en vrac au pied du lit. Les rêves s’emparèrent de son esprit presque aussitôt. Il rêva qu’on l’épiait par le trou de la serrure et qu’on chuchotait de l’autre côté de sa porte.
Il voyait la poignée tourner lentement, livrant le passage à une escouade d’hommes en imperméables gris qui, les uns après les autres, envahissaient sa chambre. Ils se déplaçaient sans bruit, comme des ombres, ouvrant ses tiroirs, lisant ses livres, parcourant le moindre de ses papiers avec application. Il les voyait entourer son lit, le contempler et s’interroger longuement du regard comme s’ils communiquaient entre eux par télépathie. Ils avaient tous le crâne rasé et des mains de pianiste virtuose. Leurs doigts, démesurément longs, déplaçaient les objets avec une habileté langoureuse et sans produire le moindre bruit. Daniel s’agitait dans son sommeil sans parvenir à les effrayer. Ils continuaient leur travail, se glissant dans les tiroirs, dans l’armoire, dénombrant les fourchettes du bahut, retournant chaque poche de chaque vêtement. Ils glissaient au-dessus du sol, virevoltaient, puis rampaient sous le lit, avant de décoller la moquette et le papier peint.
Jamais Daniel n’avait rêvé de manière aussi… réaliste. Il lui semblait qu’en tendant la main il aurait pu toucher les imperméables, effleurer les crânes poncés des hommes. Il voyait les couleurs, les formes, avec une acuité douloureuse, comme s’il avait soudain examiné le monde à travers une énorme loupe. Les hommes gris se retirèrent en bon ordre, refermant la porte et verrouillant la serrure au moyen d’un passe de cambrioleur. Daniel se réveilla d’un bond, de la sueur au creux des clavicules. Dans la pièce rien n’avait changé, et pourtant il fut certain qu’on avait touché ses affaires. C’était une intuition idiote, irraisonnée, mais il lui semblait voir des empreintes digitales grises sur tout ce qui l’entourait. De plus une odeur inconnue flottait dans la pièce, un parfum de caoutchouc qui dérangeait l’ordre habituel des senteurs domestiques constituant l’univers olfactif de la chambre. Il se redressa, s’essuyant le torse au moyen du drap. Dieu ! Il était en train de perdre la tête ! Personne n’était entré, il n’avait fait que rêver, rien de plus…
Pourtant l’impression subsistait, tenace, inquiétante. Il fit un tour complet sur lui-même, interrogeant les livres, les crayons épars. Il y avait sur eux comme une ombre, la trace d’un attouchement étranger. S’il avait eu le flair d’un chien, il aurait pu immédiatement déceler l’intrusion d’un inconnu… de plusieurs inconnus. « Personne n’est venu, tu dormais, tu as rêvé… »
Mais il ne réussissait pas à s’en convaincre. Il sentait venir le moment où il ne pourrait s’empêcher de regarder sous le lit. Aussitôt l’image d’un homme chauve en imperméable gris, allongé sous le sommier, les bras le long du corps, comme un mort vivant attendant son heure, envahit son esprit, réveillant ses terreurs enfantines. Il posa la main sur la poignée de la porte. Elle était fermée, mais qu’est-ce que cela prouvait ? Il était payé pour savoir qu’un bon passe ouvre n’importe quelle serrure. S’emparant de la clef posée sur le compteur électrique, il déverrouilla le battant et risqua un coup d’œil dans le couloir.
Les vacances avaient dépeuplé le sixième étage, il n’ignorait pas que toutes les autres chambres étaient vides, et qu’elles le resteraient jusqu’à la rentrée universitaire. Il était seul, seul et entouré de portes closes… La sensation de menace grimpa d’un cran. Et si les hommes gris avaient pris position dans chacune des chambres inoccupées ? S’ils étaient, en ce moment même, en train de le regarder par les trous des serrures ? Cela n’avait rien d’impossible. Madiân les avait expédiés sur ses traces, ils avaient envahi l’immeuble pour observer ses moindres faits et gestes. Ils ne le lâcheraient plus, ils allaient le suivre partout, notant ses trajets, chronométrant ses habitudes… Ils étaient là, derrière chaque battant de contreplaqué, l’encerclant. Malgré la chaleur lourde qui stagnait sous les toits, il se mit à grelotter et la chair de poule hérissa ses avant-bras.
Il fit quelques pas dans le couloir, s’immobilisant chaque fois qu’une planche craquait sous ses pieds nus. Là c’était la chambre de Sayona, une jolie métisse qui suivait des cours aux langues-O, là celle de Frédéric, un matheux bougon qui ne supportait pas la moindre musique, là celle de Joëlle, une étudiante en médecine qui fumait du hasch « pour tuer les moustiques »… Ils avaient tous quitté la ville trois semaines plus tôt. Le sixième était vide, vulnérable, offert aux intrusions suspectes. Daniel s’adossa au mur, il respirait mal. Il imaginait les espions de Madiân, l’œil au trou de serrure, sans parvenir à s’amuser de la situation. Avec une secte il ne faut jamais rire, n’est-ce pas ? Surtout lorsqu’on lui propose de faire main basse sur plusieurs dizaines de millions…
Il se sentait nu et entouré de voyeurs. Il amorça un lent demi-tour. De toute façon ILS ne l’attaqueraient pas encore, ils avaient besoin de lui pour tirer Christine de sa prison. Le danger viendrait après… Lorsqu’ils auraient récupéré la jeune fille et l’argent. Quelle serait alors leur attitude envers ce témoin gênant ? Seraient-ils tentés de le faire disparaître ? « Mais non, c’est idiot ! tempêta intérieurement Daniel, je suis totalement compromis dans cette affaire, il ne me viendrait pas à l’idée de les dénoncer à la police. Je ne représente donc pas un danger pour la secte… »
Mais il n’était pas certain de son raisonnement. Christine était des leurs, mais lui ? Lui ? Madiân pouvait avoir la tentation de trancher ce lien gênant, le seul qui rattachait le hold-up à la secte. Mike était mort, Jonas Orn avait perdu conscience. Seul subsistait Daniel… Un inconnu, un étranger qui pouvait craquer au premier interrogatoire.
Daniel regagna sa chambre, verrouilla la porte et coinça une chaise sous la poignée. La peur torturait son plexus solaire et des rayonnements de douleur lui fouaillaient les côtes.
L’aventure, la fièvre. C’était ce qu’il avait souhaité, non ?
Il s’assit sur son lit, s’abîmant en d’interminables supputations. Chaque fois que le plancher craquait, il sursautait, songeant aux hommes gris tapis dans les chambres voisines. Étaient-ils de nouveau agenouillés derrière sa porte, à le lorgner par le trou de la serrure ? Il haussa les épaules, puis, n’y tenant plus, alla enfoncer une boulette de papier dans l’ouverture du verrou.
Il avait l’impression de devenir fou.
Il sortit en fin d’après-midi pour rappeler Madiân, cette fois le rendez-vous fut fixé sur le campus de la faculté en face des installations sportives. Daniel s’y rendit aussitôt, trop heureux d’échapper à l’atmosphère étouffante de l’immeuble. Un quart d’heure après il arpentait la pelouse jaunie, sous les fenêtres du bâtiment abritant l’U. E. R. d’histoire. En cette période de vacances, on avait vissé des grilles sur toutes les ouvertures du rez-de-chaussée, et ce cadenassage systématique renforçait l’aspect rébarbatif des façades. Les pelouses désertes, les affiches décolorées qui partaient en lambeaux, le béton sale, contribuaient à créer une atmosphère de couvre-feu, d’alerte.
De temps à autre une petite silhouette traversait le campus à pas pressés pour s’engouffrer dans le hall de la résidence universitaire. Cela faisait partie des règles de base : la nuit, le week-end, ou durant les vacances, il convenait de ne pas s’attarder sur le périmètre de la faculté dont les voyous des environs s’appropriaient le territoire. En dehors des périodes de cours, le campus se peuplait d’une faune étrange, composée de bandes d’adolescents dépenaillés, toujours prêts à mordre et qui, entre deux actes de vandalisme, prenaient grand plaisir à terroriser les étudiantes. Les quelques gardiens postés en sentinelle n’effrayaient nullement ces petits prédateurs dont les plus âgés n’avaient guère plus de douze ou treize ans. Ils attaquaient en bande, comme des chimpanzés, s’abattant sur des proies isolées qu’ils dépouillaient en quelques secondes. Il suffisait d’une minute d’inattention pour se sentir saisi par une vingtaine de mains poisseuses et griffues qui vous jetaient sur le sol et vous immobilisaient. Marie-Anne avait été victime de l’une de ces attaques éclair. On lui avait volé son sac… et arraché son slip !
Daniel toussota, pour faire du bruit, pour tenter de meubler l’espace. La résidence était en train de se vider, dans une semaine tout au plus les derniers étudiants auraient regagné leur famille et les équipes de nettoyage procéderaient à la remise en état du bâtiment. Pour l’heure, deux filles transbordaient des caisses de livres dans le coffre d’une voiture fatiguée. Elles avaient l’air inquiètes, et jetaient de fréquents regards autour d’elles. Madiân surgit au détour d’un pilier. En dépit de la chaleur épaisse, il était toujours affublé de son imperméable militaire. De la sueur brillait sur son crâne rasé.
« Tout est réglé, dit-il sans préambule, nous allons vous apprendre à conduire. Il suffira pour cela que vous passiez vingt-quatre heures au monastère. Je pense qu’au bout de deux jours d’entraînement vous saurez suffisamment manœuvrer un véhicule pour entrer dans le camp et en sortir. Nous prendrons le relais dès que vous aurez franchi le barrage.
— Mais… et le contrôle ? s’étonna Daniel. La fouille ?
— Vous aurez un permis de conduire plus vrai que nature, quant à la voiture, elle sera trafiquée. Nous aménagerons une cache sous la banquette arrière. Christine se dissimulera dans ce logement, avec l’argent. C’est un vieux procédé, mais la police n’entreprendra pas de fouille approfondie. Au pire, on vous demandera d’ouvrir votre coffre, rien de plus… Cela me semble assez valable, qu’en pensez-vous ? »
Daniel marmonna un vague acquiescement. Pouvait-on véritablement apprendre à conduire en deux jours ? Ne risquait-il pas de percuter la barrière en franchissant le seuil du camp ? Serait-il assez habile pour manœuvrer dans les allées étroites qui séparaient les bâtiments ?
« Ne vous inquiétez pas, fit Madiân, on ne vous demande aucune prouesse. Vous conduirez lentement et l’on vous fera répéter les manœuvres les plus difficiles. Quand serez-vous libre ?
— Demain matin, dit Daniel, j’ai deux jours de repos.
— Très bien, une voiture vous attendra à huit heures, ici même, à l’entrée sud. Ne perdez pas de temps, plus vite vous serez arrivé au monastère, plus vite vous pourrez commencer à vous entraîner. Je suppose que vous êtes impatient de voir cette situation prendre fin ? »
Ils marchèrent un moment en silence, longeant le centre sportif aux volets baissés.
« Vous devez comprendre que nous ne sommes pas des voleurs, dit tout à coup Madiân, cet argent accélérera considérablement la construction de l’abri, c’est pour cela que nous l’acceptons sans faire la fine bouche. Dans peu de temps, ce monde aura disparu, je crois que vous en êtes conscient, sinon vous n’aideriez pas Christine. Qu’est-ce qu’un vol ou même un meurtre en regard de l’holocauste qui se prépare ? Vous êtes un sympathisant, je le sens. La lumière est en train de monter en vous… Sachez que vous serez toujours le bienvenu au monastère car nous vous considérons d’ores et déjà comme un membre bienfaiteur. En outre il y aura une place pour vous dans l’abri, lorsque viendra le moment. »
Croyait-il ce qu’il disait ? Daniel lui jeta un bref coup d’œil. Comment savoir ? Le visage de Madiân était impénétrable. Il souriait, mais ses yeux n’avaient guère plus de vie que ceux d’un poisson mort.
« Portez la bonne nouvelle à Christine, dit-il au moment de la séparation, son calvaire va bientôt prendre fin. »
Daniel essuya ses mains moites sur sa chemise. Madiân s’éloignait déjà.
Au cours de la nuit, il ne fit qu’un bref passage aux douches. Pointard, malade, avait été remplacé par un autre gardien, un fanatique des mots croisés qui s’obstina à noircir des grilles jusqu’à l’aube. Daniel prit son mal en patience et fit semblant de lire en attendant le jour. En sortant du camp, il prit la direction de la faculté. Une voiture poussiéreuse attendait devant l’entrée sud. Deux jeunes gens se tenaient à l’avant, les cheveux courts, presque tondus, habillés de chemises kaki tout droit sorties des surplus militaires. Daniel ouvrit la portière, s’assit sur la banquette.
« Je suis Daniel Sarella, commença-t-il, frère Madiân… »
Mais le conducteur démarra sans lui laisser le temps de finir sa phrase. Ce fut un voyage silencieux et sinistre durant lequel les deux garçons n’ouvrirent pas une seule fois la bouche. Figés sur leurs sièges, ils fixaient la route avec une attention hypnotique. À aucun moment ils n’échangèrent un regard ou une parole. Il y avait en eux quelque chose d’inhumain. Un peu de cette froideur tranquille qu’on rencontre chez certains déments.
« Les muets du sérail, ironisa intérieurement Daniel, on leur a coupé la langue… Ou bien ce sont des robots. Si je leur enfonçais une aiguille dans la nuque, ils ne s’en apercevraient même pas. »
Il feignait de s’amuser de la situation, mais son estomac n’était qu’un nœud d’angoisse. Les deux muets lui faisaient peur. Leur dureté contrastait étrangement avec la finesse de leurs traits adolescents. Daniel songea à ces enfants croisés qu’on ordonnait jadis. Douze ou treize ans et déjà guerriers, une peau de fille mais des mains durcies par le maniement incessant des armes…
Il s’agitait sur la banquette tandis que la voiture sortait de la ville, s’élançait sur l’autoroute. Allait-on lui bander les yeux ? Le prier d’enfiler une cagoule ? Mais non, l’emplacement du monastère n’avait rien de secret, une fois de plus il se laissait happer par son imagination. Le conducteur manipulait son volant avec une adresse de professionnel, la voiture filait, longeant d’interminables étendues de terre en friche.
Daniel ferma les yeux. La ruée des poteaux et des bornes indicatrices de l’autre côté de la vitre lui donnait la nausée. Et subitement, sans qu’il puisse reconstituer par quel cheminement il venait d’arriver à cette conclusion, il fut certain que Christine avait menti au sujet du hold-up…
« Si Mike avait abattu à lui seul les quinze personnes se trouvant à l’intérieur de la banque, il lui aurait fallu faire feu quinze fois de suite, énonça mentalement Daniel, or un fusil à pompe ne contient la plupart du temps que huit cartouches… Si l’Anglais avait été seul à tirer, il aurait donc été obligé de recharger son arme au beau milieu de l’exécution.
Ce qui paraît peu vraisemblable… »
Oui, il y avait fort à parier qu’une fois l’arme du jeune homme déchargée, Christine avait pris le relais, vidant à son tour ses huit cartouches sur les employés et les clients encore debout. Oui, ils avaient ouvert le feu chacun à leur tour, se partageant les victimes !
« Elle m’a menti, constata Daniel tandis qu’une sueur glacée perlait sur son front, elle n’a jamais eu les mains propres comme elle a essayé de me le faire croire. Elle a tiré, elle aussi. C’est une meurtrière. Une tueuse… »
À présent, il éprouvait une violente douleur à l’estomac. Pour un peu il aurait ouvert la portière et sauté sur le bas-côté. Et si Mike lui avait enlevé le fusil ? lui souffla une voix insinuante. Imagine un peu la scène : Il tire, vide son magasin, et, d’un geste sec arrache le fusil des mains de sa compagne pour continuer à tirer ?
Non, non, Jonas Orn lui avait rapporté une tout autre version.
« Christine n’a pas tiré un seul coup de feu, avait-il prétendu, elle avait même oublié de charger son arme ! »
Cherchait-il à protéger sa fille ? Avait-il inventé cette histoire dans le seul but de la blanchir aux yeux de Daniel ? Ou bien est-ce Christine, elle-même, qui lui avait fait avaler cette fable ?
Daniel baissa la vitre pour aspirer un peu d’air froid. Pourquoi n’avait-il jamais pensé à cet aspect technique du hold-up ?
Pourquoi, dès le départ, avait-il choisi d’innocenter la jeune fille ? Foutu sentimentalisme. Il était contraint d’avouer qu’elle lui plaisait bien la petite écolière nocturne qui racontait des histoires de fin du monde d’une voix de somnambule. Et surtout, elle avait de si petites mains… On l’imaginait mal en train de manœuvrer un shot-gun, d’ajuster ses cibles et de presser la détente, dans un grand éclaboussement de sang, de verre brisé. Dieu ! Comment avait-elle pu voir se disloquer les cages thoraciques, exploser les seins et les têtes, et continuer à enfoncer la détente ? Cela allait peut-être trop vite pour qu’on ait le temps de réfléchir, de prendre du recul ? Les ventres se disloquaient, lâchant dans les gilets une bouillie d’entrailles. L’odeur de la poudre vous brûlait les narines, le bruit des détonations vous rendait sourd. En trois secondes tout était fini. Le sang inondait le carrelage, souillant la semelle de vos tennis. Non, elle n’avait pas tiré. Mike avait tout fait, Mike, et seulement lui ! Il avait tendu le bras, arraché le fusil et…
La voiture avait quitté l’autoroute, maintenant on roulait dans la campagne, aux abords d’une forêt. Daniel réalisa qu’il ne savait absolument pas où il se trouvait. Absorbé par ses pensées il n’avait prêté aucune attention à l’itinéraire suivi.
Un peu plus loin, le conducteur quitta la route pour suivre un chemin de terre qui serpentait sous le couvert. La végétation, très dense, retenait la lumière. Sous la voûte du feuillage régnait une demi-pénombre oppressante, une sorte de lumière glauque qui baignait les buissons de son sirop verdâtre.
« Une lumière marine », constata Daniel. La fatigue lui martelait les tempes et il devait lutter de toutes ses forces contre l’envie qui le prenait de s’allonger sur la banquette et de dormir, sans plus s’occuper de rien.
Autour de lui les arbres semblaient plus gros, affligés de racines tortueuses et turgescentes. « Nous entrons dans la forêt enchantée, murmura-t-il en fermant les paupières, à partir d’ici nous sommes entre les mains des druides. »
Il laissa sa joue glisser contre la vitre, indifférent aux trépidations qui se répercutaient à l’extérieur de son crâne.
Alors qu’il s’enfonçait dans le sommeil, la portière s’ouvrit brutalement. Madiân était là, debout dans la lumière, un gobelet de café et deux pilules à la main. « Avalez ça, ordonna-t-il, vous n’avez pas le temps de dormir. »
Daniel obéit sans réfléchir. Le monastère se dressait devant lui, vieille ferme fortifiée dont la plupart des bâtiments tombaient en ruine. La voiture était garée dans une cour intérieure d’aspect médiéval. Une jeune femme se tenait derrière Madiân, légèrement en retrait. Elle était large et vigoureusement charpentée, comme une nageuse soviétique ; ses cheveux avaient été tondus à deux millimètres de son crâne.
« C’est Janina, dit Madiân, elle va vous prendre en main. Nous avons travaillé toute la nuit sur la voiture. La cache sera bientôt prête. Venez par ici, on va vous photographier pour le permis. »
Daniel se laissa tirer, traîner, déplacer comme un enfant ou un animal. Il était assommé de fatigue, incapable de réfléchir. On le photographia devant un drap tendu, puis on lui servit un petit déjeuner à base de soupe chaude, de café et de charcuterie. Le pain était délicieux. « Nous le faisons nous-mêmes », précisa Madiân avec une fierté enfantine.
« Restez tranquille une demi-heure, recommanda l’homme chauve, les excitants vont agir, bientôt vous péterez le feu. »
Daniel hocha la tête en bâillant. Il était un peu déçu par l’aspect extérieur du monastère. À travers les récits de Christine il avait imaginé une sombre bâtisse battue par les vents. Un mirador crénelé, cerné de baraquements, un territoire ceint de barbelés et aux allures de camp de la mort. Où donc étaient les novices affamés aux yeux creux, les gourous de l’apocalypse en scaphandre antirad ?
Au bout d’un quart d’heure il commença à se sentir mieux et sortit sur le pas de la porte. Des cultures entouraient la ferme. Des petites silhouettes allaient et venaient entre les sillons, cueillant ou semant. Tout cela paraissait assez innocent. Trop peut-être ? S’agissait-il d’une mise en scène réglée à l’intention des voisins ? Il n’eut pas le temps d’y réfléchir car Janina le saisit par l’épaule et l’entraîna vers une voiture cabossée, recouverte d’une affreuse peinture vert olive qui la changeait en véhicule militaire. « Okay, dit-elle en ouvrant la portière, es-tu vraiment novice ou possèdes-tu quelques notions de base ?
— J’ai des notions de base, lâcha Daniel, je connais les différentes parties constitutives de l’animal : le capot, les roues, le moteur… le volant… » Janina lui jeta un regard noir et lui fit signe de s’asseoir.
Durant les deux heures qui suivirent Daniel se débattit avec le volant, l’embrayage, le frein à main, qui – en très peu de temps – devinrent tous des ennemis mortels. Janina lui parlait durement, comme un instructeur militaire, et il s’attendait à tout moment qu’elle le traite de bâtard ou d’enfant de putain. Par bonheur, les choses n’allèrent pas aussi loin. Il parvint enfin à démarrer et entama le tour de la propriété au ralenti. Derrière les buissons et les haies, il distingua de grandes clôtures qui montaient à près de trois mètres au-dessus du sol.
Des chiens faméliques erraient entre les arbres, compissant à tour de rôle les racines. Il ne s’agissait nullement de chiens de garde et Daniel remarqua qu’ils s’écartaient peureusement à l’approche de la voiture. Le premier tour de piste bouclé, Janina lui demanda d’accélérer, puis de freiner et de repartir.
Il cala à plusieurs reprises et sa maladresse eut pour conséquence d’installer une atmosphère de tension à l’intérieur du véhicule.
Les chiens allaient et venaient, peureux, les oreilles couchées par l’angoisse, la queue entre les pattes. Daniel vit qu’ils étaient tous – sans exception – constellés de cicatrices, et que de gros bourrelets violacés striaient leurs flancs. Certains boitaient bas, d’autres haletaient en se cognant aux arbres. Les paroles de Christine lui revinrent en mémoire. « Nous nous entraînons sur des animaux. » Il frissonna en réalisant qu’il était en train de contempler les cobayes sur lesquels les apprentis chirurgiens se faisaient la main ! Rien d’étonnant à ce que les pauvres bêtes se mettent à trembler à la seule vue d’un humain ! Il sentait la colère de Janina gronder à côté de lui. Il était visible qu’elle le méprisait et guettait avec impatience le moment où elle pourrait l’abreuver d’injures. Il choisit de demeurer souriant et reprit son cheminement autour de la ferme.
À force de passer et de repasser aux mêmes endroits, il notait des détails qui lui avaient tout d’abord échappé : telles ces grosses sirènes dissimulées dans les arbres, ou cette tour de guet… ou encore cette chicane qui bloquait l’accès de la propriété. Peu à peu la ferme perdait son allure bucolique pour prendre celle d’un camp retranché habilement banalisé. À midi Madiân apparut au bord du chemin et leur fit signe d’arrêter. Souriant, il vint à la rencontre de Daniel et lui ouvrit la portière.
« Venez, dit-il, je vais vous faire visiter nos installations. »
Posant sa longue main sur l’épaule du jeune homme, il le poussa vers ce qui semblait être une grange.
« Nous ne vivons pas dans la maison, précisa-t-il, la ferme n’est qu’un décor, un trompe-l’œil. En fait nous avons choisi de creuser tout un réseau de tunnels dans le sous-sol et de nous y installer. C’est une excellente simulation, un moyen de vaincre le stress de l’enfermement, la peur du noir. Nous voyons dans cet exercice une sorte de préparation à la vie future au sein de l’abri. »
Dans la grange, Daniel avisa une échelle qui s’enfonçait dans la terre. Une sorte d’écoutille de bois s’ouvrant sur un tunnel grossièrement étayé, en tout point semblable à une galerie de mine. Madiân saisit les montants de l’échelle en s’excusant de passer le premier. Daniel le suivit. Un puissant remugle de terre flottait à l’intérieur de la galerie. De rares ampoules clignotaient, accrochées aux poutres, éclairant le boyau d’une lueur insuffisante.
« Voilà le vrai monastère, commenta Madiân qui circulait à demi penché, nos frères vivent ici, dans des cellules sans ouverture sur l’extérieur. Ils détestent remonter à la surface et la lumière du soleil les rend terriblement nerveux. Janina abhorre la lumière du jour, elle est persuadée que les rayons ultraviolets génèrent des cancers de l’épiderme. Ce n’est pas moi qui la contredirais. »
Daniel avançait à tâtons, aveuglé par la pénombre.
Le tunnel empestait la moisissure et le champignon. Une odeur qui n’était pas sans rappeler celle des douches… Les cellules s’ouvraient de part et d’autre du couloir, telles de minuscules cavernes. De maigres jeunes gens s’y tenaient accroupis, l’air pensif. « Lorsqu’un journaliste… un détective… une famille, exigent de visiter le monastère, nous quittons les tunnels pour jouer la comédie de ceux qui aiment vivre au grand air. C’est pour nous une réelle épreuve, fit pensivement Madiân. Il faut s’habituer à l’obscurité car le futur sera ténèbres, monsieur Sarella, n’oubliez jamais cela. Après le grand flash, l’humanité connaîtra la nuit nucléaire, une nuit terrible qui voilera le soleil. Il faut d’ores et déjà s’astreindre à une existence cavernicole, cultiver les mousses, les lichens, apprendre à s’en nourrir ! »
Daniel hochait la tête sans se compromettre. Au relent de terre remuée se mêlait celui de la paille et des déjections.
« Un kilomètre de galeries, déclara Madiân avec orgueil, mais cela n’est rien à côté de notre futur abri ! »
Ils mangèrent dans une salle basse, à la lueur d’une lampe de mineur. Madiân distribuait des rations qu’il tirait d’une boîte étiquetée Survival pack food. Daniel grignota des biscuits protéines à la saveur pharmaceutique en écoutant l’homme chauve disserter sur les légumes qu’on peut faire pousser sous terre en les éclairant à l’aide d’une rampe lumineuse de jardinage, ou les animaux aveugles qui nagent au fond des grottes et qui constituent, somme toute, un excellent gibier.
Lorsqu’ils émergèrent du boyau, le jeune homme, ébloui, dut se protéger les yeux sous sa main tendue en visière.
« On s’habitue vite à la nuit, n’est-ce pas ? gloussa l’homme chauve. Il ne faut pas oublier que l’être humain se construit dans l’obscurité utérine. En fait nous portons tous en nous la nostalgie de la grande nuit fœtale. Il faut apprendre à redevenir des créatures de l’ombre. »
La leçon de conduite reprit aussitôt. Daniel maîtrisait mieux le véhicule et ne calait plus systématiquement chaque fois qu’il fallait changer de vitesse. Cependant, vers trois heures de l’après-midi, la fatigue revint à la charge, et il eut un éblouissement. « Ça suffit, grogna-t-il en freinant, maintenant il faut que je dorme. »
Janina sortit de l’auto en maugréant et le conduisit dans la grange.
« Grimpe en haut de l’échelle, dit-elle, dans la paille tu trouveras un sac de couchage. »
Daniel se hissa sur la plate-forme où l’on stockait jadis les balles de foin, déplia le duvet et s’y glissa. Dix minutes après il dormait à poings fermés.
Il se réveilla vers le soir, alors que l’humidité tombait sur la campagne. La luminosité avait beaucoup baissé et les champs étaient vides. La nuit venait, encerclant progressivement le monastère. Daniel descendit de son perchoir, tenaillé par la faim et prit le chemin du réfectoire. Malgré ses efforts, il ne rencontra personne et aucune voix ne répondit à ses appels. La ferme était déserte, et seuls les chiens cobayes erraient au long des couloirs, en quête de pitance. Daniel comprit que les membres de la secte avaient tous regagné les tunnels pour la nuit et qu’ils dormaient à présent sous la terre, entassés dans les cavernes que Madiân baptisait pompeusement « cellules de réflexion ».
La ferme avait repris son aspect de décor fantomatique. Les hurlements des chiens affamés se répercutaient sous la voûte des corridors emplissant la bâtisse d’une rumeur de zoo.
Daniel buta dans une écuelle, provoquant la fuite de deux bâtards couturés de cicatrices. La vue de ces bêtes torturées lui donna la nausée. Pourquoi se laissaient-elles charcuter sans jamais se défendre ? Daniel songea qu’à leur place il aurait tenté de dévorer vifs ces jeunes gens souriants qui jouaient aux chirurgiens avec de vrais scalpels ! Il avait la sensation de déambuler dans un asile. L’obscurité se faisait plus dense et parfois, au détour d’un couloir, il heurtait un chien boiteux, un caniche à trois pattes.
Il s’avança sur le seuil du bâtiment et contempla la plaine dans le rougeoiement du soleil couchant. Il essayait d’imaginer les tunnels serpentant sous les champs, les abris déguisés en champs de pommes de terre. Combien de gosses avaient donc succombé aux histoires de fin du monde fredonnées par Madiân et les siens ? Combien attendaient la Grande Nuit en s’efforçant de devenir de parfaits survivants ?
Il n’ignorait pas que de telles sectes pullulaient aux États-Unis et que les pseudo-camps de survie drainaient chaque week-end des milliers d’ouvriers et de fonctionnaires qui payaient relativement cher le droit de ramper dans la boue et de manger des racines en supportant les insultes d’un sergent instructeur plus vrai que nature.
La maladie allait donc se répandre de pays en pays, s’adaptant chaque fois aux mœurs locales ? Misant ici sur l’agressivité et l’entraînement actif, là sur la peur et la retraite passive ?
Madiân était-il dupe de ses propres discours, ou bien, comme beaucoup de gourous, détournait-il les fonds provenant des quêtes ? À quoi servirait le butin du hold-up ? À payer la maçonnerie du Grand Abri… ou à nourrir un compte chiffré en Suisse ? Comment savoir ?
Daniel devait s’avouer que les discours de Christine l’avaient en partie ébranlé. Agissant à la manière d’une contamination sournoise, ils avaient allumé en lui une sourde angoisse, une indéniable crainte de l’avenir. Chaque fois qu’il passait devant un kiosque, il se surprenait à lorgner les gros titres des quotidiens. La vision du mot GUERRE, imprimé à l’encre grasse, le faisait tressaillir et enfonçait une aiguille chauffée à blanc dans sa poitrine. Jamais auparavant il n’avait prêté attention aux rumeurs alarmistes de la presse spéculative, mais depuis quelque temps sa carapace se fendillait. Cette vulnérabilité nouvelle, il la devait à Christine et à ses contes nocturnes, à ses terreurs devant la gare Montparnasse, à ses prémonitions douteuses, à son obsession des douches et des radiations nocives. Désormais il évitait le voisinage des écrans d’ordinateurs. Il se lavait plus souvent, et avec une frénésie obscure.
« Elle t’a intoxiqué, constata-t-il, on devient fou à côtoyer les fous ! N’oublie jamais ça ! »
Il avait froid. Il se dépêcha de traverser la cour avant que le soleil n’ait totalement sombré à l’horizon. Titubant sur les pavés disjoints, il regagna la grange et le cocon du duvet. Il avait faim mais ignorait totalement où Madiân et les siens cachaient leurs provisions. Sous terre sans aucun doute, mais il répugnait à descendre dans le monde des boyaux pour mendier une assiette de ragoût.
« Peut-être as-tu peur de t’y sentir bien, se dit-il, de t’y sentir TROP bien ? »
Il réintégra le sac de couchage et tenta d’oublier les hurlements des chiens bancals qui venaient de se rassembler dans la cour pour regarder monter la lune.
Le lendemain il reprit l’entraînement dès le lever du jour. La journée s’écoula sans incident. Vers quinze heures, Madiân lui annonça que tout était prêt et qu’il était temps de rentrer.
Daniel put admirer le travail effectué sur la banquette arrière d’une vieille DS grise qu’on avait dissimulée au fond d’un hangar. Le siège, évidé, avait été transformé en une sorte de baignoire où Christine pourrait s’allonger sans trop de peine, les genoux ramenés sur la poitrine.
« Ce n’est pas une planque inédite, commenta Madiân, dans les premiers temps du mur de Berlin beaucoup de gens filaient de cette manière. Ensuite les vopos sont devenus plus méfiants. Dans le cas qui nous intéresse, vous ne risquez pas une fouille approfondie. Le hold-up ne date pas d’hier, la vigilance de la police commence à s’émousser. Au pire on jettera un coup d’œil dans le coffre. Mais je n’y crois pas. Pour plus de sûreté, je vais monter une manœuvre de diversion. Au moment où vous sortirez du camp, j’enverrai deux novices sur la route. Deux novices sans casque, et chevauchant la même mobylette. Je suis sûr que l’attention des flics se polarisera sur eux. »
Daniel s’installa au volant de la voiture et tourna pendant une demi-heure autour du monastère pour se familiariser avec le véhicule.
« C’est bon, conclut Madiân, vous ferez parfaitement illusion. Gardez votre sang-froid et tout ira bien. »
Ils quittèrent la propriété vers dix-sept heures.
Madiân tenait le volant. Dès qu’ils furent sur la route, l’homme chauve cessa de sourire et son visage reprit son habituelle apparence minérale. Ils voyagèrent sans échanger un mot, comme si le temps de la convivialité était révolu. Daniel fit le vide dans son esprit. Il ne voulait surtout pas penser à ce qui allait se passer.
Cependant, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer ce qu’un scénariste de films à suspense aurait tiré d’une telle situation. À n’en pas douter tout irait de travers, il commencerait par emboutir la barrière en pénétrant dans l’enceinte du camp, le garde-boue enfoncé frotterait sur la roue, provoquant l’explosion du pneu. Ou bien le moteur tomberait en panne durant la nuit. Il se voyait très bien, quittant le camp à l’aube, Christine allongée à l’arrière. À ce moment surgissait un poids lourd, en sens contraire. Chauffeur novice, il n’avait pas le réflexe d’éviter la collision. Tout l’arrière de la DS était laminé… et Christine tuée sur le coup. Les flics se précipitaient, écartaient les morceaux de ferraille pour découvrir, dans le sarcophage de la banquette truquée, le corps de la jeune fille étendu sous un linceul de billets.
Bon sang, pourquoi pensait-il à cela ? C’était du masochisme pur et simple ! Il se mordit la lèvre et s’enfonça les ongles dans les paumes. À présent, des dizaines d’hypothèses le submergeaient, faisant miroiter à ses yeux les mille facettes d’un même cauchemar. Son imagination tricotait à perte de vue des scénarios catastrophiques. La voiture qui cale et refuse de démarrer au moment du contrôle de police. Les flics qui s’énervent et le voient transpirer anormalement. « Circulez ! » grognent-ils, mais Daniel s’embrouille, mélange les pédales, noie le moteur.
« Enfin ! s’impatiente un brigadier, vous savez conduire ou quoi ? » Et Christine, qui – se croyant découverte – tente le tout pour le tout, soulève la banquette, saute sur le sol et s’enfuit à travers champs en laissant derrière elle un sillage de billets sanglants.
« Si tu y penses ça n’arrivera pas, se racontait frénétiquement Daniel, tout ce qu’on prévoit n’arrive jamais. C’est une loi mathématique… »
Pour conjurer le mauvais sort, il s’obligea durant le reste du voyage à envisager tous les cas de figure.
« Vous êtes pâle et vous transpirez, lui dit soudain Madiân, arrêtez de gamberger ou vous sombrerez dans l’hystérie à la première difficulté. »
Lorsqu’ils atteignirent les faubourgs de la ville, Daniel se sentait exsangue.
« À quelle heure prenez-vous votre service ? interrogea Madiân.
— À dix-neuf heures.
— Très bien, alors rentrez chez vous, rasez-vous, redevenez présentable. Je vous attendrai en bas. Je conduirai la voiture jusqu’à la maison de Jonas Orn, là je vous abandonnerai le volant pour la dernière ligne droite. Il vous faudra pénétrer dans le camp par vos propres moyens. J’ai préparé une Thermos de café additionné de somnifère au cas où votre équipier refuserait de s’endormir. Demain matin je serai de l’autre côté du barrage, derrière le pont. Je jouerai aux auto-stoppeurs. Je reprendrai le volant dès que vous serez sorti du champ visuel des pandores. C’est simple, non ? »
Daniel acquiesça, cela paraissait merveilleusement simple. Mais en théorie tout baignait toujours dans l’huile.
« Le plus dur c’est de sortir Christine du bâtiment et de la faire monter dans la voiture, dit-il entre ses dents, c’est là qu’on peut nous voir. Il suffit qu’un gardien s’écarte légèrement de son itinéraire habituel, que…
— Ça suffit, coupa Madiân, vous cultivez votre peur pour rien. »
Il se rangea au bas de l’immeuble, consulta sa montre et désigna le hall.
« Allez, fit-il, montez chez vous. Il vous reste quarante-cinq minutes pour vous préparer. Je vais me garer en face. »
Daniel descendit. Lorsqu’il posa le pied sur le sol, ses genoux lui parurent anormalement mous et il crut qu’il allait perdre l’équilibre. « Je crève de trouille », constata-t-il en grimpant au sixième. Des images sinistres bouillonnaient sous son front : Christine, repérée par les gardiens à la sortie des douches, et se livrant à un baroud d’honneur, le fusil calé au creux de la hanche. Huit cartouches dans le magasin. La tête de Pointard qui se volatilise, la poitrine de Morteaux qui explose…
Il se lava et se rasa méthodiquement, s’obligeant à la patience. Lorsqu’il enfila son uniforme, il sut ce que ressent le toréador au moment d’entrer dans l’arène.
Il rejoignit Madiân qui démarra sans attendre et glissa la DS dans le flot de la circulation. Vingt minutes plus tard, ils atteignaient les faubourgs de la ville.
« Ça va être à vous dans cinq minutes », dit doucement l’homme chauve.
Daniel ne répondit rien. Il ne pouvait plus parler.
La sueur jaillissait de son visage comme de l’huile. Madiân ralentit.
« Je vous abandonne ici, murmura-t-il, derrière ce virage c’est la ligne droite… puis le camp. Ne vous en faites pas, tout ira bien. »
Daniel se glissa au volant tandis que l’homme chauve descendait de la voiture. Il empoigna le volant comme il aurait saisi à pleines mains les mâchoires d’un fauve pour l’empêcher de mordre. Dans quelques minutes son cerveau atteindrait le point de fusion et tout son système nerveux grillerait, il en avait la certitude. Des étincelles lui sortiraient par le nez et les oreilles, et il retomberait au fond de son siège, bavant un peu de fumée noire, définitivement hors d’usage. Par bonheur, il parvint à démarrer en douceur. Ses doigts broyaient le volant, le poissant de taches graisseuses. La DS aborda le tournant, s’engagea sur la route tel un avion qui s’apprête à quitter le sol.
Daniel écarquilla les yeux. Jamais le tronçon d’asphalte ne lui avait paru aussi long. Tout au bout, on distinguait le fourgon de la gendarmerie, planté sur le bas-côté, et deux types en armes qui ressemblaient à des mannequins. Daniel réalisa qu’il roulait beaucoup trop lentement, presque au pas, et que cette façon de procéder pouvait paraître suspecte. Il accéléra. La bande jaune se mit à défiler effroyablement vite sous le capot de la voiture. Il fallait maintenant ralentir, mettre les clignotants, amorcer une courbe parfaite à la hauteur de la barrière. Et puis il allait devoir s’arrêter, klaxonner, se faire reconnaître. Pendant tout ce temps, la voiture pouvait caler dix fois, trahissant le manque d’habileté de son conducteur. Le fourgon de gendarmerie grossissait. Daniel voyait parfaitement les képis, les uniformes… la moustache du brigadier. Il mit son clignotant, amorça son virage.
« Maintenant je vais me faire rentrer dedans, dit-il à mi-voix, une bagnole va surgir en sens contraire, c’est dans la logique des choses… »
Mais la route était libre. Il enfonça l’accélérateur, priant pour que la voiture ne se mette pas à tressauter sur place comme cela lui était déjà arrivé au monastère. Il klaxonna, souhaitant ardemment que la barrière ne tarde pas trop à s’ouvrir. Il avait passé la tête à l’extérieur et souriait niaisement pour se faire reconnaître. La lourde barrière se mit à coulisser, se rétractant au ralenti. Daniel sentait tous les regards fixés sur lui. Les regards des gardiens, mais aussi ceux des flics. Il serrait si fort le volant qu’il s’étonnait de ne pas le voir se déformer entre ses paumes. Le passage était libre, il s’engagea dans l’ouverture, s’arrêta à la hauteur du bunker. P’tit Maurice se tenait sur les marches du poste.
« T’as une bagnole maintenant ? s’étonna-t-il, tu l’as achetée avec ta première paye ?
— Non, bredouilla Daniel, elle appartient à ma tante, elle me l’a prêtée. »
Sa voix sonnait épouvantablement faux. « Pointard est là ? s’enquit-il.
— Ouais, fit Maurice, il a enfin dessoûlé, c’est pas trop tôt. »
Daniel rit servilement puis enfonça la pédale d’accélération. Le véhicule longea le bunker, s’engagea sur le parking. À présent il ne risquait plus la collision, le terrain était dégagé, propice aux manœuvres approximatives. Il se gara sur le côté, prenant soin de tourner le capot vers le bâtiment des douches, coupa le contact et s’essuya le visage avec un Kleenex.
« Lorsque cette histoire sera terminée, je ne toucherai plus jamais un volant de ma vie, se jura-t-il, vive les transports en commun ! »
Il ramassa son sac sur la banquette arrière et gagna la guérite. Pointard, les traits tirés, s’étonna lui aussi de le voir soudain motorisé. Daniel dut réitérer son laïus sur la tante de passage, le véhicule prêté. Il débitait ses explications d’une voix trop enjouée, peu naturelle, mais Pointard l’écoutait d’une oreille distraite.
« J’suis barbouillé, grogna-t-il, j’ai dû manger quelque chose qui m’est resté sur l’estomac. »
Ils s’installèrent pour attendre la nuit. Daniel avait sorti la Thermos de café drogué. Un peu plus tard, en revenant de la première ronde, il en proposa un gobelet à l’alcoolique qui l’accepta sans rechigner.
« Faut mettre du rhum dans l’café, observa-t-il toutefois, oui, avec du rhum ça se digère mieux. » Daniel répondit qu’il y penserait la prochaine fois et s’assit dans son coin, un livre inutile entre les mains. Peu à peu la nuit submergea le camp, engloutissant le paysage. Au bout d’une heure, Pointard manifesta de grandes difficultés à conserver les yeux ouverts. Daniel s’abstint de bouger. Il avait dressé un planning mental pour calculer le moment où il ne risquait pas de croiser l’un ou l’autre des gardiens, mais il ne se faisait guère d’illusions, la chance jouerait un grand rôle dans la réussite de l’expédition car aucune des sentinelles n’effectuait ses rondes à heure fixe. Il s’installa dans son fauteuil de matière plastique et ferma les yeux. Le tic-tac de sa montre lui emplissait les oreilles. Une heure s’écoula ainsi. Pointard dormait, le menton sur la poitrine, foudroyé par les narcotiques.
Daniel se redressa, s’avança sur le pas de la porte. Rien ne bougeait sur le parking, les nuages masquant la lune réduisaient la visibilité au minimum. Il fallait profiter de ce concours de circonstances. Il sortit. Il éprouvait beaucoup de peine à respirer, comme si ses poumons avaient subitement rétréci. Il avançait, courbé sous la charge invisible de sa peur, les intestins en déroute. Après un dernier regard à la guérite, il ouvrit la portière de la DS et se glissa au volant. Ses doigts tremblants avaient perdu toute force, toute agilité, et il dut s’y reprendre à deux fois pour tourner la clef de contact. Le bruit du moteur explosa sous le capot avec un horrible bruit de ferraille et il lui sembla qu’on avait dû l’entendre de l’autre côté de la route. Au moment de passer la première, il cala et le véhicule eut un hoquet qui le fit se balancer comme une barque encaissant un paquet de mer.
Daniel réitéra la manœuvre. Cette fois l’auto consentit à s’engager au ralenti sur le chemin menant aux douches. Les pneus crissaient sur le gravillon, égrenant un chapelet de petites détonations sèches, Daniel se gara derrière une haie de troènes, là où le véhicule serait presque indécelable, et déverrouilla la porte arrière. Maintenant il lui fallait prévenir Christine. Il courut vers le bâtiment désaffecté, libéra le battant au moyen de son passe et pénétra dans la salle de douches.
« Christine ? appela-t-il à mi-voix, ça y est, j’ai la voiture. »
Personne ne répondit. Il fit quelques pas, indécis. Christine était accroupie au milieu du carrelage de porcelaine, une barre de fer entre les mains. Elle sentait la sueur, la peur, et ses cheveux collaient à ses joues. Daniel s’agenouilla. La jeune fille le dévisagea sans le reconnaître. Il vit qu’elle avait la pommette entaillée et la bouche meurtrie. Ses doigts noués autour de la barre métallique portaient de nombreuses traces d’éraflures.
Daniel dut la saisir aux épaules pour qu’elle daigne enfin reprendre pied dans la réalité. Elle paraissait en état de choc, tétanisée. De grands cernes violets soulignaient ses yeux.
« Les rats, bégaya-t-elle enfin. Ils ont envahi la cave… ça fait deux jours que je me bats contre eux. Il en est sorti de partout, des tuyaux, des murs, des chaudières. Ils ont commencé à déterrer le corps de Mike, en creusant avec leurs griffes. J’ai essayé de les repousser mais ils étaient trop nombreux et ils n’avaient pas peur de moi. Ils m’ont mordu aux chevilles et aux mollets… C’était horrible ! » Daniel releva le bas du Jean. La chair de Christine était marbrée d’affreux petits hématomes violets couronnés de sang séché. Il imagina les rats, suspendus au-dessus du sol, les dents crochées dans la viande pâle de la jeune fille.
« Ils sont en train de dévorer Mike, hoqueta-t-elle, quand j’ai battu en retraite, ils avaient déjà découvert son visage. Ils creusent à toute vitesse, avec leurs pattes, comme des chiens minuscules. Oh ! Mon Dieu ! Ils ont dû lui manger la figure… »
Daniel frissonna de dégoût. Instinctivement, il dirigea le faisceau de sa torche vers le fond de la salle, là où s’ouvrait l’escalier menant à la cave.
« Ils vont monter, sanglota Christine, dès qu’ils auront fini de manger ils vont partir à la recherche d’une autre proie. »
Elle se jeta contre la poitrine du garçon. Elle était brûlante de fièvre. Daniel songea aux morsures dont elle était couverte. Les rats transmettaient la rage, c’était connu, et mille autres maladies toutes plus graves les unes que les autres.
« Je n’ai rien pu faire, soliloqua la jeune fille, ils étaient trop nombreux. J’ai essayé d’enflammer des torches mais les flammes ne les faisaient hésiter qu’une minute. Ils revenaient sans cesse à l’attaque. Ils tombaient des tuyaux, se jetaient du haut des canalisations. J’en ai reçu un dans les cheveux, un autre sur l’épaule. Il a essayé de s’engouffrer dans mon tee-shirt. J’ai cru que j’allais devenir folle et me mettre à hurler. Pourquoi es-tu parti si longtemps ? Pourquoi ? »
Elle se débattait et criait presque. Daniel dut la bâillonner avec sa paume, elle le mordit cruellement. Elle avait perdu toute maîtrise et semblait prête aux pires excès. S’il ne parvenait pas à la calmer, elle allait se mettre à courir à travers le camp, en hurlant comme une possédée.
« J’ai failli sortir dix fois, avoua-t-elle, dix fois j’ai marché jusqu’à la porte et j’ai posé la main sur la poignée. De l’autre côté, les gens riaient, ils ignoraient la peur, ils ne pensaient pas aux rats. J’aurais voulu être comme eux, devenir une petite secrétaire idiote, uniquement préoccupée par ses toilettes et les prochaines vacances. »
Elle parlait à un rythme précipité, avalant les mots. Ses yeux dilatés par la terreur sautaient au fond de ses orbites, incapables de se fixer sur un point précis. « C’est fini, chuchota Daniel, on va partir. La voiture est dehors, il y a une cache sous la banquette arrière. Tu t’y allongeras et tu attendras le matin. C’est presque fini maintenant, calme-toi. »
Il l’aida à se relever. Elle consentit à lâcher la barre de fer pour saisir le sac contenant les liasses de billets. Sans lui lâcher le bras, Daniel l’entraîna vers la porte. Prudemment il entrebâilla le battant pour s’assurer que la voie était libre… et étouffa un juron. P’tit Maurice se tenait en contrebas, de l’autre côté de la pelouse. Le dobermann, planté sur ses quatre pattes, reniflait obstinément en direction des douches. Daniel se rejeta en arrière et verrouilla le battant à l’aide du passe.
« Qu’est-ce que tu fais ? siffla Christine au bord de l’hystérie, il faut partir ! Tout de suite.
— Il y a un gardien, en face, murmura Daniel, il faut attendre qu’il s’en aille. »
Il crut que la jeune fille allait se jeter sur lui pour lui arracher les yeux. Elle tremblait de la tête aux pieds.
« Non… haleta-t-elle, je n’attendrai pas. Prends la barre de fer, on le tuera et on cachera son corps, ça n’a plus d’importance maintenant, viens ! »
Il dut la saisir solidement aux épaules. Il sentait ses muscles se nouer sous le cuir du blouson.
« Salaud, cracha-t-elle, tu es comme les autres. Tu ne mérites pas d’être sauvé ! »
Un crissement en provenance de l’escalier les figea en pleine bataille. Quelque chose montait, escaladant malhabilement les marches. On entendait crisser des griffes minuscules.
« Bon sang ! pensa Daniel alors que ses cheveux se hérissaient sur sa nuque. ILS sont en train de monter l’escalier pour envahir le rez-de-chaussée. ILS vont se répandre dans la salle des douches. »
Il serra les mâchoires pour empêcher ses dents de se mettre à claquer et dirigea le faisceau de la torche vers le fond du couloir. C’était imprudent car P’tit Maurice pouvait repérer ces lueurs de l’extérieur et s’en inquiéter, mais éteindre, accepter l’obscurité, c’était baisser les bras devant les rongeurs. Daniel écarquilla les yeux. Il ne voyait toujours rien. Avait-il imaginé les bruits ? L’image du cadavre à demi déterré et au faciès rongé lui retourna l’estomac. Durant une seconde il fut sur le point de se ruer à l’extérieur sans se soucier de ce qui s’ensuivrait, puis il se ressaisit et disciplina sa respiration. Collée à la paroi, les yeux hagards, Christine observait la salle des douches avec le regard halluciné d’un alcoolique en proie au délire, et qui voit la vermine ruisseler d’entre les planches. Daniel fut pris d’un doute. Et si elle avait tout imaginé ? Si elle avait fini par craquer, par succomber à la tension de l’interminable claustration ? Elle avait vu un rat et en avait imaginé cent. Elle s’était enfuie dans le noir, se blessant aux arêtes des machines. Pourquoi pas ?
Toutefois, il n’aurait pas pris le risque de descendre l’escalier pour vérifier le bien-fondé de son hypothèse !
À force de tendre l’oreille, tout bruit devenait suspect. À force de fixer les coins d’ombre, la nuit se mettait à bouger, à ramper.
« Il n’y a rien, dit-il en martelant les syllabes, pas la peine de perdre la boule pour une souris en maraude. »
Mais en penchant la tête, il lui sembla distinguer un grouillement en haut de l’escalier, comme une nappe mouvante en cours de constitution. Tenant le passe à deux mains pour ne pas le laisser tomber, il déverrouilla la serrure. Où se trouvait P’tit Maurice à présent ? En ouvrant la porte, ne risquait-il pas de tomber nez à nez avec le dobermann ? Quelque chose crissa sur le carrelage, et il eut l’impression qu’on frottait une brosse au bas des plinthes. Une brosse de poil rêche… une brosse en poil de rat ! Christine ouvrit démesurément la bouche comme si elle allait pousser un cri perçant. Daniel la bâillonna d’une main et entrouvrit la porte de l’autre. P’tit Maurice avait disparu.
« On y va, souffla-t-il, droit sur la haie de troènes. La voiture est derrière, une DS noire ! »
Christine se jeta en avant, trébucha sur les marches et perdit l’équilibre. Le sac contenant les billets s’ouvrit, répandant ses liasses. « Ramasse-les ! vociféra Daniel, mais ramasse-les donc ! »
En cette minute il détestait Christine comme jamais il n’avait détesté quelqu’un. Il s’agenouilla pour l’aider à rassembler les billets épars. Il l’entendit qui claquait des dents, elle aussi.
Sitôt le butin reconstitué, ils se mirent à courir vers la voiture. Daniel s’attendait à chaque seconde à entendre hurler une voix.
« Hé ! Vous, là-bas ! » dirait Maurice. Tout de suite après on percevrait la course du chien sur le gravillon. Un chien débarrassé de sa muselière et prêt à mordre.
Arrivé à la voiture, il déboîta la fausse banquette et força Christine à s’allonger, le sac de billets entre les bras.
« Il n’y en a que pour quelques heures, bredouilla-t-il de manière inaudible, ici tu es à l’abri des rats. Tu ne risques rien ! »
Il rabattit la banquette comme on rabat le couvercle d’un cercueil. Christine s’était tassée en position fœtale. Elle étreignait le sac poubelle avec l’énergie d’une naufragée cramponnée à une bouée. Daniel se glissa au volant, démarra maladroitement, cala, recommença la manœuvre et parvint à ramener la voiture à la hauteur de la guérite.
L’état nerveux de Christine le préoccupait. Serait-elle capable d’attendre l’aurore au fond de son sarcophage de moleskine ? Il craignait de la voir surgir à tout moment, comme un diable jaillissant d’une boîte. Même Pointard ne pourrait pas ne pas la voir ! Il referma doucement les portières et gagna la guérite. Son uniforme était trempé de sueur. À tordre. Il desserra sa cravate et ouvrit le col de sa chemise.
L’air de la nuit lui paraissait glacé. À l’intérieur de la casemate, Pointard dormait sur sa chaise, comme à l’accoutumée. Daniel se posta devant la fenêtre, couvant la voiture du regard. Jamais il n’aurait pensé que le danger viendrait de Christine elle-même. Jusque-là elle avait fait preuve d’une telle maîtrise nerveuse…
Avait-elle vraiment repoussé les assauts d’une horde de rats… ou avait-elle tout simplement basculé dans la folie ? Il ne le saurait jamais.
Il resta plus d’une heure planté devant la vitre, se liquéfiant chaque fois qu’il croyait voir la DS bouger. Vers quatre heures du matin, P’tit Maurice traversa le parking, son chien sur les talons, et s’arrêta devant le capot du véhicule. Le dobermann s’énervait en reniflant le bas des portières. Daniel sortit de la guérite d’un pas qu’il espérait nonchalant. Le chien gronda à son approche.
« Couché ! fit P’tit Maurice. Je ne sais pas ce qu’il a, mais ta bagnole a une odeur qui ne lui revient pas. Si je le laissais faire, il boufferait tes pneus.
— C’est à cause des chats, improvisa Daniel, ma tante a toute une flopée de chats, elle les trimbale partout avec elle, et ils pissent sur les banquettes.
— Ah ! grogna Maurice, c’est donc ça. Faut être un peu cinoque pour élever des chats. À quoi ça sert un chat ? C’est même pas foutu d’égorger un cambrioleur ! »
Daniel approuva en essayant de contrôler le ton de sa voix. P’tit Maurice s’était lancé dans un tableau comparatif des mérites respectifs des chats et des chiens. Daniel avait envie de s’arracher les cheveux en voyant le dobermann donner des coups de tête dans les portières. Il pensait à Christine, recroquevillée sous la banquette, malade de peur, à demi asphyxiée.
« Il va rayer la peinture, hasarda-t-il.
— Quoi ?
— Le chien, insista Daniel, s’il continue il va rayer la peinture.
— Ah ! Ouais, grommela Maurice en rappelant le dobermann, ce serait pas si grave, elle est pas de première jeunesse. »
Puis il s’éloigna, vexé. Daniel ne recommença à respirer qu’une fois qu’il eut disparu à l’intérieur du bunker.
Ensuite le temps se dilata, chaque minute conspirant pour retarder le plus possible la venue de l’aube. Daniel dansait sur des charbons ardents. Il lui semblait que les buissons fourmillaient de rats. Les pelouses étaient couvertes de rongeurs affamés, et toutes ces bêtes étaient sorties des douches pour se lancer à la poursuite de Christine. Elles encerclaient la voiture, grignotant la gomme des pneus, s’introduisant dans le conduit du pot d’échappement. Elles allaient ronger le moteur, immobiliser la DS. Dans quelques minutes les rats sortiraient de la boîte à gants, à la queue leu leu, et gambaderaient sur les sièges, rongeant la moleskine de la banquette arrière.
Daniel traversa deux fois le parking pour s’assurer qu’il délirait. Il était si préoccupé qu’il faillit boire une tasse de café drogué !
Par bonheur la nuit se délayait, perdant peu à peu son opacité, virant lentement au gris. Pointard s’éveilla en sursaut et, titubant, alla se passer la tête sous le robinet. Dans quelques minutes le calvaire prendrait fin. Daniel rassembla ses affaires. Son regard revenait constamment vers la voiture.
Maintenant quelqu’un allait lui dire « Puisque tu es motorisé, tu peux me déposer à la gare ? »
Ce serait P’tit Maurice, de préférence. Et il embarquerait sans se soucier de l’avis de Daniel. Son affreux chien s’installerait sur la banquette arrière qu’il entreprendrait aussitôt de déchiqueter. Christine entendrait les grognements de l’animal, elle songerait aux rongeurs. Elle penserait qu’un rat géant s’était introduit à l’intérieur de la voiture. Elle hurlerait et P’tit Maurice se retournerait d’un bloc.
« Y a quelqu’un là-dessous ! crierait-il. Bordel, qu’est-ce que tu trafiques ? »
Il ouvrirait la portière, appellerait les flics postés de l’autre côté de la route. Oui, dans un roman policier les choses ne manqueraient pas de se dérouler de cette façon. Le grain de sable, l’éternel grain de sable. La justice du hasard…
Daniel consulta sa montre. Il était sept heures. L’équipe de la relève venait de franchir le seuil du camp. Sans plus s’occuper de Pointard il se dirigea vers la voiture. Deux cents mètres le séparaient de la barrière. Ensuite c’était la nationale, le barrage. Il démarra, les mains glacées. La DS roula vers la barrière. Morteaux sortait, P’tit Maurice sur les talons, ils allaient prendre position au café du coin où les attendaient un double-crème et un panier de croissants. Maintenant la voiture longeait la paroi grise du bunker, et Daniel ne cessait de penser « grain-de-sable-grain-de-sable-grain-de-sable ».
Il leva le pied, s’assurant qu’aucune voiture ne venait en sens inverse. « Il va forcément se produire quelque chose, lui chuchota sa voix intérieure, les rats vont jaillir de la boîte à gants, te sauter à la gorge, ou bien… »
Il se rapprochait du barrage. À ce moment, comme l’avait prévu Madiân, deux jeunes gens débouchèrent du carrefour, têtes nues et grimpés sur la même mobylette. Ils dérapèrent en prenant le virage et s’affalèrent lourdement. L’un d’eux se roula sur le sol en poussant des cris perçants. Immédiatement, les policiers marchèrent vers eux, n’accordant aucune attention à la DS.
Daniel se retint d’accélérer. Il savait que Madiân l’attendait de l’autre côté du pont, hors de vue de la patrouille.
« C’est fini, exulta-t-il, on est passé ! On est passé ! » L’homme chauve se tenait au bord de la route, un sac de sport en bandoulière, un sourire franc sur le visage. En apercevant la DS il leva le pouce. Daniel ralentit.
« Vous allez vers Chartres ? » dit Madiân en posant les doigts sur la portière.
Cela se fit sans adieu, sans regard, sans poignée de main. Madiân ouvrit la portière et s’installa au volant. Daniel recula pour lui laisser le passage. Aussitôt la voiture fit un bond en avant et disparut dans la courbe du virage. Tout était fini.
Le jeune homme tituba, heurta l’une des piles du pont. Il eut envie de se mettre à courir dans le sillage de la DS en criant : « Attendez ! ça ne peut pas finir comme ça ! Attendez… »
Mais le véhicule s’était déjà perdu dans le lacis des rues. Daniel était seul, déboussolé, idiot. Il avait imaginé des choses stupides : Christine se serrant contre lui ou mille autres pantomimes douceâtres du même acabit. Il s’était préparé à un moment d’intense émotion, une minute capitale, une séparation muette et poignante comme on peut en voir au cinéma. Pas un mot n’aurait été prononcé mais tout aurait été dit… Une seconde frémissante, pathétique. La fuite précipitée de l’homme au crâne rasé annihilait toutes ses mises en scène. C’était… C’était comme un film qui s’arrêterait avant la dernière bobine. Daniel éprouvait soudain une intense frustration. Le sentiment d’avoir été floué…
Madiân et Christine l’avaient privé de dénouement comme on prive un enfant de dessert. D’un seul coup il se trouvait rejeté dans le quotidien, le néant. La fièvre le quittait, le sang ralentissait dans ses veines, tout redevenait normal, gris, étriqué. Il avait la tête vide, il flottait dans son corps comme dans un vêtement avachi.
Il erra longtemps à travers la ville, sans but précis, prisonnier d’un interminable entracte. Il attendait la reprise du spectacle, le lever de rideau, le dernier acte, la chute, la conclusion…
Madiân et Christine ne pouvaient pas disparaître ainsi, il allait forcément se passer quelque chose ! D’abord il pensa qu’on le suivait et il contracta les omoplates, persuadé qu’un membre de la secte allait profiter de la foule encombrant les trottoirs pour lui enfoncer dans les côtes la longue aiguille d’un pic à glace.
… Il se retournait, dévisageait les badauds. Il hésitait à chaque feu rouge, terrifié à l’idée qu’on allait – d’une seconde à l’autre – le pousser sous les roues d’un autobus.
Car il était le dernier témoin, le lien gênant. Celui qui pouvait encore accuser la secte d’avoir empoché l’argent du hold-up.
Madiân ne pouvait pas, logiquement, prendre le risque de le laisser en vie. Il était en sursis, peut-être même ne verrait-il pas le soleil se coucher ? Les rouages étaient en branle, les ordres donnés. La machine s’avançait lentement, prête à broyer sa proie.
Il fut tout étonné de rentrer chez lui sans avoir été une seule fois agressé. C’était donc dans le cadre familier de l’immeuble que CELA se passerait ? Les espions de Madiân allaient sortir des chambres contiguës dans lesquelles ils se tenaient cachés, et, dès qu’il serait endormi, lui écraseraient un oreiller sur la figure, pour l’étouffer, ou encore…
Il vécut deux jours dans une sorte de fatalisme cotonneux. Il sentait des présences mystérieuses autour de lui. Un craquement dans le couloir lui révélait l’approche d’un tueur et il courait glisser une chaise sous la poignée de la porte. Il se barricadait pour dormir, vivait les rideaux tirés, au cas où un tireur se tiendrait embusqué de l’autre côté de la rue. Chien policier à l’odorat déréglé, il flairait le danger partout. Les gens les plus ordinaires lui paraissaient suspects : un vieillard avançant, courbé, une baguette de pain sous le bras, une jeune femme poussant un landau, une petite vieille remorquant son sac à provisions… Tous, il leur trouvait une allure louche, des yeux d’exécuteurs. Ils allaient s’approcher de lui, mine de rien, et lui tirer une balle dans l’oreille, lui enfoncer un mince poignard dans le foie, alors – dans un sursaut d’agonie – il verrait que la vieille était grimée, que le landau ne contenait qu’un bébé de celluloïd…
Mais il ne se passait rien.
Chaque fois qu’il s’endormait, il rêvait que les rats se rassemblaient dans le couloir, derrière sa porte. Des rats par dizaines, tout droit venus du camp, et qui l’avaient suivi en cheminant à travers les égouts. Il se redressait d’un bond, s’emparait d’un couteau de cuisine et ouvrait la porte, guerrier dérisoire, prêt à faire face. Mais le couloir demeurait vide. Il ne désemparait pas. Cela se passerait au moment où il s’y attendrait le moins, se répétait-il. La secte attendait que sa vigilance s’endorme, c’était tout, qu’il cesse d’être sur ses gardes.
Il débarrassa les douches des objets abandonnés par Christine. Il récupéra ainsi les fusils qu’il démonta, puis le matériel de camping et les sacs à dos qu’il réduisit en morceaux avant d’en dissimuler les débris à l’intérieur d’une chaudière hors d’usage. Un soir, s’armant de courage, il poussa jusqu’à la pièce du fond. Il avançait, les dents serrées, prêt à détaler au moindre signe de présence des rongeurs.
Contrairement à ce que lui avait raconté Christine, la tombe de Mike n’avait pas été éventrée. Cette constatation lui fit l’effet d’une douche froide et la fièvre néfaste qui l’avait agité au cours des derniers jours retomba d’un coup.
Il remonta, ferma le bâtiment et obtura la serrure à l’aide d’une boule résineuse de soudure à froid. C’était comme s’il fermait la parenthèse. Peu de temps après, il reçut une nouvelle affectation et dut quitter le camp pour une usine sinistre peuplée de chats faméliques. Le passé s’effilochait et il en venait parfois à douter des événements des dernières semaines. Dans la rue, la vue d’un homme chauve le faisait encore sursauter, mais il sentait sa méfiance s’endormir.
La fin de l’état d’alerte le faisait glisser sur la pente du dégoût et de la lassitude. N’allait-il, en définitive, rien se passer ? Il avait l’impression obscure qu’on l’avait privé de son destin, que l’aventure lui avait claqué la porte au nez, le laissant debout sur le paillasson tel un vulgaire représentant en aspirateurs. Quelque chose de formidable l’avait frôlé, mais seulement frôlé, et il demeurait sur le rivage, les pieds dans le sable, attendant vainement un nouveau passage des forces noires.
La ville devenait grise, les gens sonnaient creux. L’attente engendrait une déliquescence générale.
Il alla voir Jonas Orn à l’hôpital, mais l’ancien militaire n’était toujours pas sorti du coma. On commençait à parler de lésion de la moelle épinière, d’état végétatif. Il quitta la chambre en sachant qu’il ne reviendrait plus.
Un jour, poussé par une force inexplicable, il reprit le chemin du camp dont il longea la clôture. Arrivé à la hauteur de la barrière, il put constater que le barrage de police n’existait plus. On avait démonté le décor, renvoyé les comédiens en coulisses. La pièce était retirée de l’affiche. Cette disparition de la fourgonnette de police lui causa une véritable douleur physique, et il rentra chez lui, totalement abattu.
Le temps rongeait sa mémoire, emportait dans un flot tourbillonnant les épaves de la catastrophe. Bientôt il ne resterait plus qu’un souvenir, un souvenir dont – fatalement – il se mettrait à douter.
Il dormait mal, désormais le sixième étage ne lui semblait plus hanté par les sbires invisibles de Madiân, et il le regrettait.
On le congédia au début du mois de septembre parce qu’il se montrait négligent dans ses rondes et ne respectait plus ni les horaires ni les mouchards.
Rendu à la liberté, il vit sa nostalgie s’aggraver. Il tournait inlassablement autour des kiosques à journaux, guettant les gros titres vecteurs de catastrophes. Il regardait le soleil se coucher au-dessus des toits de la cité, et lui trouvait des luisances suspectes. De plus en plus souvent il suffoquait sous l’étreinte de crises d’angoisse dont il ignorait la cause.
Un jour, alors qu’il remontait une avenue, il fut saisi par le besoin impérieux de se doucher. C’était comme si une vermine invisible grouillait sous ses vêtements, s’accumulant dans chacun des plis de son épiderme. Il rentra chez lui en haletant et se lava avec frénésie, se brossant le corps à s’en arracher la peau. Il ne pensait plus à ses études et, depuis le départ de Christine, il n’avait pas ouvert un seul des livres encombrant les étagères de sa chambre. Il déambulait au hasard, l’œil en éveil, auscultant les animaux, les arbres, les façades, traquant dans tout le paysage les signes d’un délabrement imminent.
Parfois, lorsque le ciel prenait une teinte plombée couleur de cendre, il restait une journée entière dans les couloirs du métro, retardant le plus possible le moment où il devrait sortir. Il allait, de station en station, se répétant : « Pour le moment je suis à l’abri. »
La nuit il rêvait du monastère, des tunnels taillés dans l’épaisseur de la nuit, des cellules de réflexion où il faisait bon se recroqueviller.
À l’aide d’un plan, il chercha à localiser l’emplacement de la propriété, mais il dut vite renoncer. Il ne conservait aucun souvenir précis du trajet effectué, et il s’avoua même incapable de se rappeler le nom d’une seule des localités traversées. Il aurait voulu revoir Christine, Madiân, partager avec eux le… secret. La jeune fille avait-elle repris la route, les quêtes ? Non, sûrement pas. Le coup d’éclat du hold-up avait dû la propulser à un poste de responsabilité. Elle vivait maintenant derrière les barbelés du monastère, au milieu des chiens balafrés. Monitrice, elle déniaisait les jeunes recrues, leur apprenait l’art de la survie et du coup de force.
Elle lui manquait. L’absence de sa voix chuchotante était comme une douleur. Il avait besoin d’elle, il voulait qu’elle lui raconte encore l’apocalypse, il voulait l’entendre murmurer :
« Elle est tombée, elle est tombée, Babylone la Grande, elle s’est changée en repaire de démons… » N’y tenant plus, il forma le numéro d’alerte qu’il avait conservé sur une page de son agenda. On lui demanda de s’identifier, il réclama frère Madiân. Aussitôt il perçut un certain affolement au bout du fil, comme s’il venait de toucher un point sensible. Des chuchotements lointains s’égaraient dans le combiné, incompréhensibles mais trahissant une certaine nervosité. Enfin une voix sévère résonna dans l’écouteur.
« Où êtes-vous ? Que voulez-vous ? »
Daniel faillit raccrocher, maudissant l’impulsion qui l’avait poussé à tisonner la cendre. Son interlocuteur dut deviner son intention car il dit précipitamment :
« Attendez, ne raccrochez pas, il faut que nous nous voyions. »
Par fétichisme, Daniel proposa un rendez-vous sur le campus de la faculté. « J’y serai dans une heure », fit la voix.
Il sortit de la cabine, en proie à un désagréable pressentiment. Peut-être les sectateurs de l’Apocalypse allaient-ils croire qu’il espérait les faire chanter ? Oh ! Il avait été maladroit, stupide ! Il ne venait pas réclamer sa part du magot, bien sûr que non, il voulait seulement rencontrer Christine… et peut-être entrer au monastère pour une sorte de… stage ? Sur le campus, en face de l’U. E. R. d’histoire, il fut abordé par un sexagénaire, aux cheveux coupés ras et au visage soucieux. L’homme marchait lentement, le front plissé, les poings enfoncés dans les poches de son imperméable de surplus.
« Je suis frère Horeb, dit-il en s’assurant que personne ne pouvait les entendre. Je vous connais, je vous ai vu au monastère lors de votre… formation.
— Je voulais simplement obtenir des nouvelles de Christine Orn, commença Daniel, c’est tout. » Horeb grimaça. Avec ses cheveux tondus il avait l’air d’un militaire en retraite.
« Mon petit, soupira-t-il, c’est une sale histoire… et qui n’a jamais eu mon approbation. Je ne peux pas vous donner satisfaction.
— Pourquoi ?
— Parce que nous n’avons jamais revu frère Madiân, dit lentement le vieil homme. Il s’est évaporé dans la nature avec le butin. Vous comprenez ? Il n’a jamais rejoint le monastère.
— Quoi ? balbutia Daniel, vous voulez dire qu’il vous a roulés ? Et Christine ? »
Horeb toussota, prit le temps d’allumer une cigarette. Il avait de grosses mains de paysan, courtes, aux ongles épais et carrés.
« Le lendemain de l’opération, commença-t-il, la police a découvert une jeune fille inanimée au bord d’une route. Elle avait la fièvre et souffrait d’une intoxication du sang… »
Daniel se raidit. Tout à coup il pensait aux morsures de rats, à ces croûtes violacées entr’aperçues sur les chevilles de Christine.
« Nous avons appris l’affaire par les journaux, reprit Horeb, la jeune fille avait été transportée à l’hôpital, on ignorait son identité, mais la photo accompagnant l’article était suffisamment éloquente.
— Et alors ? souffla Daniel, la voix réduite à un mince filet sonore.
— Elle est morte d’une septicémie foudroyante, en l’espace de quarante-huit heures, sans avoir repris connaissance. Madiân, lui, s’est dissous dans la nature avec l’argent, nous ne savons pas ce qu’il est devenu. Nous avons très mal encaissé le coup, cet échec a engendré une purge radicale. Je peux vous affirmer qu’aujourd’hui nous refuserions catégoriquement de tremper dans une telle opération. »
Il secoua la cendre de sa cigarette, considéra Daniel avec une certaine gêne.
« Je suis désolé de vous assener une telle nouvelle sans aucun ménagement, dit-il, mais nous avons tiré un trait sur cette affaire. Comme je vous l’ai dit, à l’époque je me suis violemment dressé contre Madiân mais on ne m’a pas écouté. Je suis de la vieille école, on m’a reproché de collecter des aumônes misérables, de voir trop petit. Madiân avait emporté l’adhésion des extrémistes, des impatients. Avec lui on effectuait un saut de géant, chacun croyait déjà sentir sous ses doigts le béton de l’abri… et il nous a roulés. Le jour où vous lui avez remis la voiture truquée, il s’est débarrassé de Christine et a pris le large, nous bernant tous, vous, moi… Oui, c’est une sale affaire qu’il vaut mieux oublier. Nous avons rayé Madiân et Christine Orn de nos archives et, en cas d’enquête, nous nierons avoir entretenu le moindre commerce avec eux. Pour nous ils n’existent plus. Considérez que j’ai prononcé leurs noms pour la dernière fois. » Il jeta sa cigarette sur le sol.
« Si vous voulez vous joindre à nous, vous serez le bienvenu, conclut-il, nous avons plus que jamais besoin de quêteurs. L’orage gronde, les animaux ont peur. Savez-vous qu’à Los Angeles un bébé qui suçait son pouce s’est dévoré la chair jusqu’à l’os ? C’est un signe. Il y en aura d’autres. Ne tardez pas. » Il tourna les talons, abandonnant Daniel au pied du bâtiment souillé de fiente.