CHAPITRE DIX-HUIT
L’automne vint. Simon s’était encore promené souvent la nuit dans les ruelles gorgées de la chaleur du jour et il continuait à le faire, mais la saison était plus rude. On savait que dans la campagne les arbres perdaient leurs feuilles, il n’était pas besoin d’y aller voir soi-même. On sentait cela dans la rue. Un jour qu’il faisait encore beau, Klaus était venu lui rendre visite à l’occasion de travaux scientifiques qui l’avaient appelé dans cette ville. Ils étaient allés ensemble sur les collines, attirés par le soleil, plutôt silencieux, évitant prudemment les sujets trop intimes. Le chemin traversait un bois et débouchait de nouveau sur de vastes prairies ; Klaus admira l’herbe encore verte et drue en cette fin de saison et les vaches, tachetées de brun, qui paissaient là. Simon gardait un souvenir agréable, un peu mélancolique mais agréable quand même, de cette promenade avec Klaus, toute simple et sans discours, à travers le vallon couleur d’automne, à écouter les cloches des troupeaux, échanger quelques mots mais plus souvent encore se contenter de regarder au loin. Ils avaient remonté ensuite la pente d’une colline boisée, commodément et sans se presser, car Klaus ne laissait derrière lui ni baie ni fleurette sans les avoir dûment et amoureusement examinées, et ils étaient enfin parvenus sur la hauteur, à la lisière du bois, où le soleil couchant de l’automne, indiciblement doux, les attendait ; le regard était de nouveau libre et pouvait suivre dans la vallée les éclats blancs de la rivière qui serpentait entre des bouquets d’arbres jaunis ou longeait les saillies que faisait le bord de la forêt, remonter le coteau bruni par la vigne et s’arrêter à mi-pente sur les toits rouges d’un petit village si joliment placé là que sa vue était un enchantement pour le cœur. Ils se couchèrent dans l’herbe et restèrent longtemps sans parler ; leurs yeux étaient occupés par le paysage et leurs oreilles attentives au seul bruit des cloches, à propos duquel ils s’étaient mis à dire qu’il y avait toujours, quel que soit le paysage, des bruits à entendre, sans que ce fût nécessairement celui des cloches, et ainsi s’était engagé entre eux l’un de ces entretiens plus faits de silences et d’impressions que de paroles, impossibles à consigner, sans autre propos que celui de se sentir bien et dont il ne reste finalement d’inoubliable dans la mémoire que le parfum, les sons, et l’intention qui le guidait. Klaus avait dit : « Bien sûr, je pense parfois que tu finiras par t’en sortir et je me sens plus tranquille. L’idée que tu deviendras peut-être un jour quelqu’un qui se rend utile aux autres et qui sait ce qu’il veut pour lui m’a toujours fait du bien au cœur. Tu as autant qu’un autre besoin d’estime et même plus qu’un autre parce que tu possèdes des qualités que d’autres n’ont pas ; elles sont seulement chez toi trop ambitieuses, trop chaleureuses. Il ne faut pas vouloir trop de choses, ni vouloir trop exiger de soi, et en souffrir, comme tu fais. Cela fait du mal, cela vous use et vous rend finalement froid, crois-moi. Si tu ne trouves pas tout, jusqu’à la plus petite chose en ce monde, comme tu le souhaiterais, cela ne te donne pas encore le droit de bouder. Il y a place aussi pour les idées et les goûts des autres, et les trop bonnes résolutions ont plus souvent pour effet d’empoisonner les cœurs, c’est assez triste à dire. Tu aimes trop sauter d’une chose à l’autre, il me semble. On dirait que tu ne poursuis un but que pour le plaisir de t’essouffler à l’atteindre. Cela ne vaut rien. Laisse donc à la journée son cours naturel, jusqu’à ce qu’elle s’achève d’elle-même tranquillement, et sois donc un peu plus fier d’avoir su la suivre à ta main, c’est-à-dire humainement après tout. Nous avons le devoir de donner aux autres l’exemple d’une vie aisée, qui a de la tenue et de la dignité, car le monde où nous vivons est le produit de toutes sortes de pensées silencieuses qui n’ont rien à voir avec la fureur du guerrier. Il y a, il faut bien que je te le dise, quelque chose de sauvage en toi, et l’instant d’après tu deviens d’une douceur qui exige à son tour bien trop de douceur chez les autres pour pouvoir durer. Des choses qui devraient te blesser ne te touchent nullement et ce qui te blesse fait au contraire partie du monde dans ce qu’il a de plus naturel. Tu dois essayer de devenir un homme parmi les hommes et tout ira bien ; tu ne t’es pas lassé jusqu’ici d’exiger toujours plus, et même une fois que tu as gagné le cœur des gens, tu t’efforces encore de leur montrer que tu le mérites. Comme tu es maintenant, tu ne fais que tourner en rond à la poursuite de désirs qui ne devraient pas être ceux d’un vrai citoyen de ce monde, ni surtout d’un homme. Combien d’idées n’ai-je pas eues déjà sur ce que tu pourrais entreprendre pour te stabiliser, mais finalement je me dis que c’est à toi qu’incombe le travail de faire quelque chose de ta vie ; les conseils sont rarement utiles. » Simon dit alors : « Pourquoi es-tu inquiet quand la journée est si belle et qu’on peut fondre de bonheur rien qu’à regarder au loin ? »
Puis ils avaient parlé de la nature et oublié les choses graves.
Le jour suivant, Klaus était reparti.
L’hiver arriva. Etonnant : le temps passait sur les bonnes résolutions avec autant d’assurance que sur les mauvaises habitudes. Il y avait quelque chose de beau, comme une idée de débarras et de rémission, dans ce passage du temps. Il passait sur le mendiant comme sur le Président de la République, sur la pécheresse et sur la grande dame. Il faisait paraître beaucoup de choses petites et sans intérêt ; car lui seul signifiait le sublime et le grand. Que pouvait vouloir encore dire toute cette agitation, cette volonté de se remuer, d’avancer, à une hauteur comme celle-là d’où il était absolument indifférent qu’on devînt un homme ou un nigaud, qu’on voulût ou non le bien et la justice ? Simon aimait ce souffle des saisons passant au-dessus de sa tête et le jour où la première neige tomba dans sa rue grise, il s’en réjouit comme d’un pas en avant de la nature, qui ne donne jamais que sa chaleur. « La voilà qui neige, c’est l’hiver, et moi qui ai follement cru ne plus devoir vivre encore un hiver », pensa-t-il. C’était comme un conte. « Il y avait une fois des flocons de neige qui volaient, parce qu’ils ne savaient rien faire de mieux, et descendaient sur la terre. Beaucoup atterrirent sur des champs et restèrent là où ils étaient, d’autres atterrirent sur des toits et restèrent là où ils étaient, d’autres encore atterrirent sur les chapeaux et les manteaux de passants pressés et restèrent là où ils étaient, quelques-uns, pas beaucoup, atterrirent sur un cheval qui attendait devant sa charrette, sur les yeux fidèles et doux d’un cheval, et restèrent posés là sur ses longs cils ; un flocon entra par une fenêtre mais l’histoire ne dit pas ce qu’il fit ensuite ; en tout cas, il resta là où il était. Il neige sur la rue et là-haut sur la forêt, oh ! comme la forêt doit être belle en ce moment ! Comme on voudrait y être ! Pourvu qu’il neige jusqu’à ce soir, jusqu’au moment où on allume les réverbères. Il y avait une fois un homme qui était tout noir ; il voulut se laver, mais il n’avait ni eau ni savon. Lorqu’il vit qu’il neigeait, il sortit dans la rue et se lava avec l’eau de la neige, ce qui fit que son visage devint blanc comme neige. Il pouvait se montrer fièrement aux autres après cela, et il ne s’en priva pas. Mais il attrapa un rhume et se mit à tousser, il n’arrêtait plus de tousser, le pauvre homme toussa ainsi toute l’année jusqu’à l’hiver suivant. Il grimpa dans la montagne pour prendre une bonne suée, mais il toussait toujours. Cette toux ne voulait plus cesser. C’est alors qu’un petit enfant, c’était un petit mendiant, vint vers lui avec un flocon de neige dans la main, le flocon avait l’air d’une fleur toute menue : ” Mange ce flocon dit l’enfant. Et l’homme mangea le flocon et au même instant la toux avait disparu. Alors le soleil se coucha et il fit nuit. Le petit mendiant était assis dans la neige mais il n’avait pas froid. Il avait été battu à la maison, pourquoi, il ne le savait pas lui-même. C’était un petit enfant et il ne savait encore rien. Il n’avait pas même froid aux pieds et pourtant ils étaient nus. Une larme brillait dans ses yeux, mais il n’était pas encore assez intelligent pour savoir qu’il pleurait. Peut-être qu’il finit par geler dans la nuit, mais il ne sentait rien, ne sentait rien du tout, il était trop petit pour sentir quelque chose. Dieu voyait l’enfant mais ça ne Le touchait pas, Il était trop grand pour sentir quelque chose. »
Simon s’obligeait maintenant, malgré le froid d’hiver qui régnait dans la chambre, à sauter du lit très tôt, même s’il n’avait rien de particulier à faire ce jour-là. Il se contenterait d’être debout, de serrer les dents, et l’occasion finirait bien par se présenter. Il y aurait toujours bien quelque chose à faire. Se frotter les mains ou le dos, par exemple, ou essayer de marcher sur les mains. Pourvu que ce fût un exercice de volonté, même le plus ridicule ; il devait en faire à tout moment, cela chassait les pensées et fortifiait le corps : lui donnait de l’allant. Il se lavait chaque matin à l’eau froide, de haut en bas, jusqu’à ce que la chaleur l’envahît et il sortait sans manteau. Il fallait contrer cette saison et c’est ce qu’il s’appliquait à faire. Le manteau servait à envelopper ses jambes quand il était à sa table et lisait. Il s’était acheté une paire de gros souliers comme en portent les recrues à l’armée, de façon à pouvoir patauger dans la neige de la montagne quand il en avait envie, cela lui apprendrait à lorgner encore les souliers élégants. Avec des godasses pareilles on tenait debout dans le monde jusqu’à une heure du matin. Avoir les pieds sur terre, ne pas s’enfoncer. Il suffisait de ne pas baisser la tête et il pouvait être sûr qu’une occasion viendrait, d’elle-même, qu’il pourrait saisir. Recommencer à zéro, cinquante fois s’il le fallait, cela n’avait plus d’importance. Il fallait seulement ouvrir l’œil, faire attention, et ce qu’il attendait finirait bien par arriver.
Il ressemblait alors à un homme qui a perdu de l’argent et qui emploie toute sa volonté à le regagner, mais ne fait rien d’autre pour cela que d’y mettre toute sa volonté.
Aux environs de Noël, il entreprit une promenade sur le flanc de la montagne. Le soir tombait et il faisait furieusement froid. Un vent mordant sifflait au nez et aux oreilles, qui devenaient rouges et brûlantes. Simon prit inconsciemment le chemin qui menait jadis à la maison de Klara dans la forêt et qu’on avait depuis élargi. On voyait partout la trace de changements apportés par la main de l’homme. Une grande maison, non dépourvue de grâce, du reste, occupait à présent la place du chalet où il était allé si souvent, du temps où Kaspar y peignait encore ses tableaux, rendre visite à la femme étrange et douce qui l’habitait. A présent c’était devenu un foyer populaire, très fréquenté, à en juger par le nombre de gens, tous bien habillés, qui entraient et sortaient. Simon réfléchit un moment pour savoir s’il devait y entrer à son tour, mais le froid horrible avait déjà rendu séduisante l’idée de se trouver dans une salle chauffée et remplie de monde. Il entra donc. L’odeur chaude et forte de branches de sapin l’accueillit, toute la salle en était décorée, ou pour mieux dire, tapissée. On n’avait laissé libres sur les murs blancs que les places où s’étalaient des inscriptions qu’on pouvait très bien lire. Toutes les tables étaient occupées par des gens à la mine gaie ou sérieuse, beaucoup de femmes mais aussi des hommes et des enfants, tantôt seuls à une petite table ronde, tantôt assis en groupes à de longues tables communes. L’odeur des mets et des boissons se mêlait à celle des sapins de Noël. Des jeunes filles gentiment habillées allaient d’une table à l’autre et servaient les gens avec un sourire tout à fait naturel, sans rien qui fît penser à des serveuses. On avait l’impression qu’il ne s’agissait pour elles que d’un jeu amusant ou encore que c’étaient uniquement leurs parents, leurs familles, leurs frères et sœurs, leurs enfants même, qu’elles servaient ainsi à leur guise, tant elles se montraient à la fois maternelles et enfantines. À l’une des extrémités de la salle une petite estrade également décorée de branches de sapin avait peut-être été mise là pour qu’on y représente un conte de Noël ou une chose de ce genre. En tout cas, on se sentait ici entouré de chaleur, de gentillesse et d’hospitalité, et Simon s’assit seul à une petite table ronde, attendant qu’une des jeunes filles vînt lui demander ce qu’il désirait. Mais aucune ne se présenta, de sorte que Simon était depuis un bon moment sur sa chaise, silencieux et le menton appuyé sur la main, comme font les jeunes gens, lorsqu’il vit une dame, grande et mince, se diriger rapidement vers lui en lui faisant de la tête des signes de bienvenue ; elle se tourna ensuite vers une des jeunes filles et lui demanda comment on avait pu laisser ce jeune homme attendre si longtemps. C’était dit sur un ton plus souriant que sérieux, mais il était clair que cette dame était ici une sorte de directrice, ou de présidente ou comme on voudra dire.
« Excusez-moi de vous avoir laissé ainsi tout seul », dit-elle en se tournant de nouveau vers Simon.
« Oh, je ne vois vraiment pas ce qu’il faudrait excuser. C’est plutôt moi qui ai besoin d’excuse pour avoir été l’occasion des reproches que vous avez dû faire à l’une de vos jeunes filles. Du reste je suis très bien ici sans qu’on s’occupe de moi : ce que je pourrais commander n’irait vraiment pas loin. »
« Mangez et buvez tout ce que vous voudrez. Vous n’avez pas besoin de payer », dit la dame.
« Cela vaut seulement pour moi ou pour tout le monde ici ? »
« Seulement pour vous naturellement, et uniquement parce que je vais faire savoir qu’on ne doit rien vous demander. »
Elle s’assit auprès de lui à la petite table brune. « J’ai un peu de temps libre pour causer avec vous et je ne vois pas pourquoi je ne devrais pas le faire. Vous semblez être un jeune homme solitaire, vos yeux me le disent, et ils me disent aussi, d’une façon tout à fait claire, qu’ils sont les yeux de quelqu’un qui voudrait bien rencontrer d’autres personnes. Je ne sais comment cela se fait, mais j’ai la certitude que vous êtes un jeune homme cultivé. Dès que je vous ai vu, j’ai senti l’envie de parler avec vous. Si je vous avais examiné de près, j’aurais peut-être remarqué que votre allure est plutôt négligée, mais qui va prendre sa lorgnette pour savoir vraiment ce que sont les gens ? En tant que directrice de cette maison, je dois connaître mes hôtes le mieux possible. J’ai pris l’habitude de ne pas juger les gens à l’usure de leur chapeau mais à leurs gestes, qui en disent plus sur ce qu’ils sont que l’état de leurs vêtements, et le temps m’a donné raison. Dieu me garde, s’il veut être bon avec moi, de jamais devenir méprisante. Une femme d’affaires qui juge mal les gens fait de mauvaises affaires en définitive, et qu’apprend-on à mesure qu’on juge mieux les gens ? La chose la plus simple qui soit : à être aimable avec tout le monde ! Ne sommes-nous pas tous ensemble, nous les hommes, sur cette planète solitaire, perdue dans l’immensité, comme les enfants d’une même famille ? Frères et sœurs ? Frères de nos sœurs, sœurs entre sœurs et sœurs pour nos frères ? Il y a tant de place pour la tendresse et il faut qu’elle l’occupe, cette place, surtout dans les pensées ! Mais cela ne doit pas s’arrêter là, il faut passer aux actes. Si je me trouve en présence d’un homme grossier ou d’une femme sotte, que vais-je faire ? Vais-je aussitôt céder à ma répulsion, mon antipathie ? Oh que non ! Je me dis dans ce cas : voilà quelqu’un qui n’est pas très agréable, j’en conviens, il me déplaît, il est mal élevé et arrogant, mais je ne dois pas trop le lui montrer ni trop y penser moi-même. Je dois dissimuler un peu, et peut-être qu’il va m’imiter et dissimuler à son tour, ne serait-ce que par un effet de sa paresse ou de sa sottise. C’est si bon de faire attention aux autres ! Je crois passionnément de toute mon âme que cela est bon, et je n’ai rien d’autre à dire là-dessus. Ou peut-être encore ceci : on peut très bien avoir un frère qui ne s’élève pas au-dessus du commun et qui vous soit quand même, quand on trouve, disons la juste distance, un frère. Je me suis fait de cette idée une règle et je m’en trouve bien. Beaucoup de gens me prennent en amitié, qui au début me tournaient le dos, ou me regardaient de travers. Et puisqu’il s’agit d’exercer sa patience, une patience faite d’amour et d’attention, ne puis-je pas être ici un peu chrétienne ? Nous avons tous de nouveau besoin du christianisme, aujourd’hui peut-être plus que jamais. Mais c’est bête ce que je dis là. Vous souriez et je sais pourquoi. Vous avez raison : que vient faire ici le christianisme, quand il s’agit de gentillesse tout simplement, et d’intelligence ? Mais, savez-vous bien, je me dis parfois ceci : le devoir du chrétien est devenu aujourd’hui, on s’en rend à peine compte mais c’est ainsi, le devoir humain, c’est-à-dire beaucoup plus simple et plus facile à accomplir. Mais je dois vous quitter. On m’appelle. Restez assis, je reviendrai. »
Sur ces mots elle s’en alla. Elle revint après quelques minutes, et avant même d’avoir rejoint la table, s’adressa de nouveau à lui : « Comme tout respire la nouveauté, s’exclama-t-elle. Regardez donc autour de vous ; tout est frais comme au premier jour. Pas le moindre souvenir de choses anciennes. D’habitude une maison, une famille, possède au moins un vieux meuble, une trace quelconque du temps passé, qu’on aime et qu’on respecte parce qu’on trouve cela beau, beau comme une scène d’adieu ou un coucher de soleil. Voyez-vous quelque chose de semblable ici, pouvez-vous même y songer ? Pour moi, l’impression que j’ai est celle d’un pont, d’une passerelle légère qui s’incurve, et donne le vertige, et qui conduit vers un avenir encore inexplicable. Ah, regarder vers l’avenir, c’est tellement mieux que de rêver du passé. On rêve aussi quand on se projette dans l’avenir. Ne serait-il pas plus sage, quand on possède un esprit sensible, de consacrer son énergie et son intelligence aux jours qui se préparent plutôt qu’à ceux qu’on a déjà vécus ? Les temps à venir sont comme nos enfants, qui ont bien plus besoin de notre attention que les morts dont nous fleurissons les tombes avec amour, et peut-être aussi un peu d’exagération. Le peintre sera bien inspiré de concevoir désormais des costumes à l’usage d’hommes futurs, qui sauront les porter avec grâce, en réconciliant la décence et la liberté, le poète ira jusqu’au bout de son rêve et inventera des vertus pour ces hommes forts que le regret n’entame pas, l’architecte trouvera des formes qui donneront à la pierre un élan plus exaltant, il ira dans la forêt chercher auprès des sapins qui s’élèvent du sol la leçon de noblesse et de hauteur qui inspirera ses constructions futures, et l’homme enfin, l’homme en général, instruit par l’avenir qu’il pressent, rejette déjà toutes sortes de choses laides, mesquines et incommodes, et dit tout bas ses pensées, autant qu’il les comprend lui-même, à l’oreille de sa femme qui l’embrasse et lui sourit. Nous savons comment vous sourire, à vous, les hommes, pour que vous accomplissiez de grandes choses, et nous pensons avoir fait notre devoir quand nous avons réussi à vous présenter le vôtre ; à vous de le peindre, vivant et désirable, dans un sourire. Ce que vous avez fait nous réjouit davantage que tout ce que nous pourrions nous-mêmes accomplir. Nous lisons les livres que vous écrivez, et nous pensons : s’ils voulaient seulement agir un peu plus et écrire un peu moins ! D’une façon générale nous ne savons rien de plus profitable que de nous soumettre à vous. Que pouvons-nous faire d’autre ? Et nous le faisons bien volontiers. Mais avec tout cela j’ai oublié de parler de l’avenir, de cette arche qui enjambe audacieusement une eau sombre, de cette forêt pleine d’arbres, de cet enfant dont les yeux brillent, de cet inexprimable qu’on veut toujours saisir avec des mots comme avec les mailles d’un filet. Non, vraiment je crois que le présent est l’avenir. Ne trouvez-vous pas que tout ce qui nous entoure ici ne respire que le présent ? »
« Si », dit Simon.
« Et dehors il y a l’hiver, qui est si terrible en ce moment, alors qu’ici, il fait si bon, tout à fait comme il faut pour converser, et me voilà assise auprès de vous, un jeune homme qui a assez bien l’air d’un mauvais sujet, et qui va me faire négliger tous mes devoirs, si cela continue ainsi. Il y a quelque chose de fascinant dans vos façons, le savez-vous ? On aurait bien envie de vous gifler, tellement on se sent furieux au fond de soi de vous voir assis tout bêtement avec ce pouvoir étrange de faire perdre à l’autre un temps précieux à parler avec quelqu’un qu’on n’a jamais vu. Écoutez-moi : vous pourriez rester là encore un moment. Cela devrait vous être bien égal. Je reviendrai encore une fois tout à l’heure fatiguer vos oreilles. À présent, j’ai des devoirs. »
Et elle s’éclipsa.
En l’absence de la dame, Simon examina la salle. Les lampes l’éclairaient vivement d’une lumière chaleureuse. Les gens parlaient entre eux et semblaient parfaitement à l’aise. La nuit à présent s’étant faite, quelques-uns s’en allaient en prévision du long chemin qu’ils devaient faire pour redescendre dans la ville. Deux vieux tranquillement assis à une table attirèrent son attention. Tous deux avaient une barbe blanche et un visage encore frais ; ils fumaient la pipe, comme au bon vieux temps, devait-on se dire en les voyant. Ils ne se parlaient pas, cela leur paraissait sans doute superflu. De temps à autre leurs yeux se rencontraient, ils tiraient alors une bouffée qui faisait trembler les coins de leur bouche, mais tout cela très tranquillement et conformément sans doute à de vieilles habitudes. Ils avaient toute l’apparence de gens oisifs, mais c’était une oisiveté pensée, organisée, qui indiquait surtout l’aisance. Leur alliance reposait évidemment sur les goûts qu’ils avaient en commun : fumer la pipe, faire de petites promenades, aimer la nature, le vent, s’intéresser au temps qu’il fait, veiller à sa santé, préférer le silence à la conversation, et enfin toutes les petites choses liées au grand âge. Simon trouva qu’ils n’étaient pas sans dignité. Leur aspect impeccable faisait un peu sourire, mais il n’excluait pas le respect que, du reste, leur âge, à lui seul, inspirait. Il y avait dans leur mine quelque chose de résolu, de réglé, qui ne souffrait plus de discussion. Ces deux vieux savaient ce qu’ils voulaient, même s’ils étaient dans l’erreur. Mais que pouvait bien encore signifier l’erreur ici ? Quand à soixante ou soixante-dix ans on se règle encore obstinément sur une erreur, il n’y a plus rien à en dire, sauf qu’elle mérite absolument la considération des plus jeunes. Ces petits vieux, car on ne pouvait pas non plus s’empêcher de les voir ainsi, devaient avoir un truc, un système dont ils avaient juré de ne plus se départit jusqu’à la fin de leurs jours ; c’est l’impression qu’ils faisaient, d’avoir trouvé quelque chose qui leur convenait et leur permettait de voir tranquillement venir le dénouement. « Nous l’avons découvert, nous autres, votre secret », voilà ce qu’exprimaient constamment leurs mines et leurs attitudes. Il était amusant, touchant aussi, et digne de réflexion, d’essayer de deviner leurs pensées en les regardant. Il suffisait de les avoir observés un moment pour deviner, par exemple, qu’on ne pourrait jamais les voir qu’ensemble, jamais séparément, toujours à deux ! Toujours ! C’était l’idée principale qu’on sentait nichée dans leurs têtes blanches. Traverser la vie à deux et, si possible, plonger à deux dans l’abîme de la mort. Voilà, semblait-il, leur principe. Ils avaient du reste tout à fait l’air de principes incarnés, des principes qui auraient pris de l’âge mais sans perdre leur gaieté ni leur entrain. Au retour de l’été, on les verrait dehors, cette fois, assis à l’ombre sur la terrasse, mais bourrant toujours leurs pipes avec le même mystère et préférant le silence aux paroles. Quand ils quittaient un endroit, c’était toujours à deux, jamais l’un après l’autre : l’idée même en paraissait impensable. Oui, deux vieux bien tranquilles, Simon devait en convenir ; tranquilles avec obstination, se dit-il, en les quittant des yeux pour regarder ailleurs.
Il remarqua successivement une famille anglaise avec des têtes bizarres, des hommes qui avaient l’air de professeurs et d’autres auxquels il était bien difficile d’attribuer une fonction ou une profession, il vit des femmes aux cheveux blancs, et des jeunes filles en compagnie de leurs fiancés, des gens aussi dont on voyait bien qu’ils ne se sentaient pas très à l’aise et d’autres au contraire qui donnaient l’impression d’être ici comme chez eux en famille. Mais la salle se vidait à vue d’œil. Dehors le vent d’hiver sifflait et on entendait gémir les sapins. La forêt n’était qu’à dix pas de la maison, Simon s’en souvenait très bien. Tandis qu’il s’abandonnait ainsi à ses pensées, la présidente reparut.
Elle s’assit auprès de lui.
Un changement semblait s’être produit en elle. Elle prit la main de Simon : c’était inattendu. Elle dit alors à voix basse, sans que personne d’autre pût l’entendre ou l’observer :
« À présent je puis m’asseoir près de vous sans plus être dérangée, les gens commencent à s’en aller. Dites-moi, qui êtes-vous, comment vous appelez-vous, d’où venez-vous ? On se sent comme obligé de vous demander cela à cause de votre air. Vous posez des questions, vous produisez l’étonnement, pas le vôtre, non, l’étonnement de l’autre, assis en face de vous et qui s’étonne de vous. On s’interroge et on s’étonne et on sent finalement un besoin de vous entendre parler, on se dit qu’il doit y avoir une chose en vous, qui parle à travers vous. On se fait du souci malgré soi pour vous. On vous quitte, on fait son travail, et brusquement on se sent de la compassion en pensant à vous. Non pas de la pitié, cela, non, vous n’en inspirez absolument aucune, ni compassion non plus, à proprement parler. Je ne sais pas ce que cela peut bien être : de la curiosité, peut-être ? Laissez-moi réfléchir. Curiosité ? Un désir de savoir quelque chose sur vous, n’importe quoi, ne serait-ce qu’un mot ou le son de votre voix. On croit vous connaître déjà, on ne vous trouve pas très intéressant, mais on est quand même à l’affût, on écoute, en se demandant si ce que vous venez de dire là ne vaudrait pas la peine d’être entendu encore une fois. Quand on vous regarde, on a tout de suite envie de vous plaindre, mais comme cela, en passant, de haut, pour ainsi dire. Vous devez avoir en vous quelque chose de profond que personne ne remarque, parce que vous ne vous donnez nullement la peine de le faire paraître. Je voudrais vous entendre raconter. Avez-vous encore vos parents, et avez-vous des frères et sœurs ? Au premier regard on se dit que vous devez avoir des gens remarquables pour frères et sœurs. Vous-même, on ne vous trouve pas remarquable, on ne peut pas. Comment expliquer cela ? On n’a aucun mal à se sentir supérieur à vous. Et pourtant, dès qu’on vous parle, on voit qu’on s’est trompé, comme chaque fois qu’on a affaire à quelqu’un qui se montre indifférent à l’effet qu’il produit et qui ne prétend pas sembler meilleur ou plus dangereux qu’il n’est. Vous semblez peu intéressant et encore moins dangereux ; or les femmes, c’est une espèce de mélange entre le besoin de tendresse et une attirance pour le danger, dont elles veulent sentir toujours la menace. Naturellement vous ne prenez pas mal ce que je vous dis là, vous ne prenez jamais rien mal. On ne sait pas où on en est avec vous. Si vous vouliez me raconter, je suis si curieuse de vous entendre ! Vous savez, j’aimerais bien être votre confidente, même pour une heure, et même simplement me l’imaginer. Lorsque j’étais là-haut, il y a un instant, j’avais une telle envie de vite descendre vous retrouver ! Comme si vous étiez une personne considérable qu’on ne doit faire attendre en aucun cas, dont on doit se réjouir qu’elle vous accueille de bonne grâce et avec un peu de condescendance. Et voilà qu’à la place je trouve assis là quelqu’un dont les joues s’empourprent en me voyant m’empresser vers lui ! Quelle méprise, mais n’est-ce pas quand même étrange ? Bon, maintenant je veux me taire et vous écouter. »
Simon raconta :
« Je m’appelle Tanner, Simon Tanner, et j’ai quatre frères et sœurs ; je suis le plus jeune de la famille et celui qui porte le moins d’espérances. Un de mes frères est peintre, il vit à Paris, il y vit plus silencieux et plus retiré que dans un village ; car il peint. Il a dû changer un peu depuis un an que je ne l’ai plus vu, mais je crois que si vous le rencontriez, il vous ferait l’impression d’être quelqu’un d’intéressant et de secret. Il n’est pas sans danger d’avoir affaire avec lui, il peut vous séduire, au point de vous rendre capable de folies. C’est un artiste dans toute sa personne et si moi, son frère, j’entends quelque chose à l’art, c’est à lui que je le dois et non pas à ma sensibilité propre, qui s’est seulement un peu développée grâce à son influence. Je crois qu’il porte les cheveux longs aujourd’hui mais cela lui va aussi bien qu’à un officier le crâne rasé, cela ne choque personne. Il s’efface parmi les gens et c’est lui qui le veut ainsi pour pouvoir travailler tranquillement. Il m’a écrit une fois une lettre où il était question d’un aigle qui déploie ses ailes au-dessus des rochers et qui ne se sent jamais mieux que lorsqu’il survole des abîmes, et une autre fois il m’écrivit qu’un artiste devait travailler comme une bête de somme, que s’il tombait, ce n’était rien encore : qu’il devait tomber, pour se relever aussitôt et se remettre à l’œuvre avec de nouvelles forces. Il était encore adolescent à cette époque, et maintenant il peint des tableaux. Le jour où il ne pourra plus peindre, il pourra à peine encore vivre. Il s’appelle Kaspar, et lorsqu’il était écolier, aussi bien à l’école qu’à la maison il passait pour un gamin paresseux, croyez-moi, et cela tout simplement parce qu’il avait un naturel calme et doux. On l’a retiré tôt de l’école, où il ne réussissait rien, et il a dû passer son temps à porter des cartons et des caisses, et puis il a quitté le pays et il a appris ailleurs à se faire respecter comme il le méritait. C’est un de mes frères. J’en ai un autre qui s’appelle Klaus. C’est l’aîné et je le considère comme l’homme le meilleur et le plus raisonnable qu’il y ait au monde. L’indulgence, le scrupule, la réflexion se lisent dans ses yeux : c’est un homme de mérite, d’un mérite que personne ne mesurera jamais, tant il est caché par sa modestie. Il nous a vus grandir, nous, les jeunes, et rester pris dans nos désirs et nos passions ; il a attendu, sans rien nous dire, sauf pour exprimer son inquiétude quelquefois ou nous donner un conseil ; mais il a toujours su finalement que chacun doit suivre son propre chemin, il a seulement essayé de nous éviter le pire, il a toujours été d’une étonnante clairvoyance quand il s’agissait de déceler ce qu’il y avait de bon en nous. Ce frère se fait du mauvais sang à cause de moi, je le sais très bien ; car il m’aime, il aime les hommes, d’une façon générale, et il a pour eux une sorte de respect mêlé de timidité, que nous, les plus jeunes, ne possédons pas. Bien que la place qu’il occupe dans le monde de la science soit importante, je suis persuadé que seules sa délicatesse de conscience et la timidité qui en est inséparable font qu’elle ne le soit pas davantage ; il mériterait d’être au premier rang et d’exercer les plus hautes responsabilités. J’ai encore un troisième frère : celui-là est simplement malheureux ; rien d’autre ; il n’existe plus que par le souvenir que l’on garde du temps de sa jeunesse. Il est dans un asile d’aliénés. Ai-je eu tort peut-être de vous dire cela aussi franchement ? Puis que vous êtes assise là à m’écouter avec tant d’attention, vous voulez certainement entendre les choses comme elles sont en vérité, ou bien ne rien entendre du tout, n’est-ce pas ? Vous hochez la tête, et vous voulez dire par là que je vous connaissais déjà bien quand j’ai osé voir en vous une femme qui a le cœur bon, autant qu’il est vaillant. Écoutez encore ceci. Ce malheureux frère représentait, je peux le dire, l’idéal de ce qu’on appelle un beau jeune homme, et il possédait des talents qui eussent mieux convenu au raffinement et à la galanterie du dix-huitième siècle qu’à la rude sécheresse qui caractérise notre époque. Laissez-moi me taire sur son malheur ; car premièrement je vous attristerais en en parlant, et deuxièmement et troisièmement et pourquoi pas sixièmement, il n’est pas convenable de déplier le malheur, de lui enlever sa solennité, d’ôter son voile à la tristesse, qui n’est belle que si l’on garde le silence sur ces choses-là. J’ai esquissé pour vous le portrait de mes frères, voici à présent une fille qui vit solitaire, enterrée dans un petit village dont les maisons ont des toits de chaume ; elle y est institutrice et c’est ma sœur Hedwig. Aimeriez-vous la connaître ? Elle vous causerait autant de joie que vous pouvez en ressentir. Il n’y a pas sur toute la terre de créature plus fière qu’elle. J’ai vécu trois mois entiers chez elle, en oisif, à la campagne ; à mon arrivée, elle a pleuré, et elle a ri aux éclats, ri de moi, lorsque, ma valise à la main, j’ai voulu lui faire des adieux tendres. Elle m’a chassé, oui, et m’a embrassé en même temps. Elle m’a dit qu’elle éprouvait pour moi un léger sentiment de mépris dont elle ne pouvait se défendre, mais elle l’a dit si gentiment que j’ai pris cela comme une caresse.
Songez qu’elle a bien voulu m’accueillir quand j’ai eu le culot de venir chez elle, pire qu’un mendiant, un vagabond effronté, qui se souvient de l’existence de sa sœur uniquement parce qu’il s’est dit : ” Va donc là, le temps de te remettre. ” Mais pendant ces trois mois nous avons vécu ensemble comme si nous nous promenions tous les jours dans le jardin des délices. C’est quelque chose qu’on ne peut plus oublier. Pendant mes excursions dans la forêt, alors que j’en étais à me demander si je devais me gratter le menton ou les oreilles, tellement je n’avais rien à faire, je ne songeais qu’à elle, et je la voyais comme la personne à la fois la plus proche et la plus lointaine. Lointaine dans mon respect et proche par l’amour. Elle était si fière, voyez-vous, qu’elle ne m’a jamais fait sentir à quel point elle devait me trouver minable. Elle était contente que j’aie fait mon nid chez elle et que je m’y sois senti bien. Cela a été comme cela jusqu’au dernier moment, et lorsque j’ai voulu lui faire mes adieux, elle m’a tout simplement coupé la parole en prévoyant bien que je ne dirais que des choses maladroites et bêtes. Et quand, après l’avoir quittée déjà, je me suis retourné, en haut de la colline, je l’ai vue faire signe de la main, gentiment, comme si je devais simplement aller chez le cordonnier dans le village d’à côté et revenir dans une heure. Et pourtant elle savait qu’elle était de nouveau abandonnée à sa solitude et qu’elle avait, pour commencer, la tâche de se déshabituer d’un compagnon, je dis la tâche, parce que cela représente un certain travail à l’intérieur de soi. Pendant les soirées nous nous racontions nos vies, nous écoutions de nouveau le bruissement d’ailes de notre enfance, le bruissement que faisait la robe de notre mère sur le plancher quand elle venait vers nous. Ma mère et ma sœur Hedwig forment dans ma tête une image où elles sont profondément mêlées, et comme tissées ensemble. Quand ma mère est tombée malade, Hedwig s’en est occupée et l’a soignée comme on doit soigner un tout petit enfant. Imaginez cela : un enfant voit sa mère devenir un enfant et devient la mère de sa mère. Quelle bascule de sentiments ! Ma mère était une femme très respectée, et le respect qu’on lui montrait en toutes circonstances venait du cœur. Il se dégageait d’elle quelque chose de campagnard et en même temps de noble. A la fois humble et distante, elle savait nous rendre impossible la désobéissance ou la dureté. Son visage exprimait en même temps la prière et le commandement. Il fallait voir l’empressement que lui témoignaient les dames de la ville et le nombre de messieurs qui tiraient leurs chapeaux quand elle allait se promener. Et puis, quand elle est devenue malade, on l’a oubliée et elle est devenue un objet de souci et de honte. C’est comme cela, on a honte des gens de sa famille quand ils sont malades et on entre presque en fureur quand on se souvient du temps où ils étaient en bonne santé et entourés de considération. Très peu de temps avant sa mort, j’avais alors quatorze ans, elle m’a écrit vers midi une lettre : « Mon cher fils ! » Mais croyez-vous qu’elle soit allée plus loin avec sa belle écriture fine ? Non, elle a eu un sourire fatigué, hébété, elle a murmuré quelque chose et elle a reposé sa plume. Il y avait elle, assise là, la lettre commencée à son fils, et la plume, et dehors le soleil, et moi qui observais tout cela. Quelque temps après cela, une nuit, Hedwig frappe à la porte de ma chambre, disant que je dois me lever, que notre mère est morte ! Il y avait un rai de lumière qui passait sous ma porte quand j’ai bondi de mon lit. Ma mère avait été malheureuse du temps où elle était jeune fille, maltraitée. Elle était venue d’un endroit retiré dans la montagne chez sa sœur, ma tante, en ville, et elle y faisait presque la servante. Quand elle était enfant, elle avait un long chemin à faire, recouvert de neige, pour aller à l’école, et elle faisait ses devoirs dans une petite pièce éclairée d’un bout de chandelle, où elle s’abîmait les yeux à essayer de reconnaître les lettres dans son livre. Ses parents n’étaient pas bons avec elle, elle a connu la tristesse très tôt, et quand elle est devenue une jeune fille, il lui est arrivé de se pencher du haut d’un pont en se demandant s’il ne serait pas mieux pour elle de se jeter à l’eau. Elle a été négligée, bousculée, et on peut dire ainsi, maltraitée. Quand j’ai appris, alors que j’étais encore petit garçon, quelle jeunesse triste elle avait eue, j’ai eu un vrai coup de colère, je tremblais d’indignation et, de ce jour-là, je me suis mis à haïr la figure inconnue de mes grands-parents. Pour nous, les enfants, notre mère, du temps où elle était encore en bonne santé, avait quelque chose de presque majestueux, qui nous intimidait et nous faisait reculer devant elle ; quand son esprit est devenu malade, nous avons eu pour elle de la pitié. C’était un saut fantastique de passer ainsi du respect, de la peur mystérieuse qu’elle nous inspirait, à la pitié. Ce qu’il pouvait y avoir dans l’intervalle, la tendresse et la confiance, nous était resté inconnu. De sorte que notre pitié était mêlée à un regret, impossible à dire, pour tout ce que nous n’avions jamais ressenti, et qu’elle en devenait encore plus profonde. Toutes les occasions où je m’étais mal conduit, où je lui avais manqué de respect, me revenaient en mémoire, et surtout la voix de ma mère alors, qui nous punissait déjà de loin, de sorte qu’en comparaison, la punition proprement dite, reçue de sa main, nous faisait l’effet d’un morceau de sucre. Elle savait prendre une voix qui nous faisait instantanément regretter notre faute et ne plus rien souhaiter d’autre que de voir s’apaiser aussi vite que possible l’effet du mal que nous lui avions fait. Quand elle était en paix, cette paix nous semblait merveilleuse, c’était un cadeau ; car il était rare de la voir ainsi. Elle s’irritait facilement et elle a toujours été extrêmement susceptible. Nous étions loin d’avoir aussi peur de notre père ; la seule chose qui nous faisait peur en lui, c’était qu’il pût dire ou faire quelque chose qui mettrait notre mère en colère. Devant elle il était sans force, sa nature le portait à rechercher le bien-être plutôt qu’à montrer de l’énergie. On appréciait en lui le joyeux compagnon, mais il n’était pas né pour les affaires difficiles. Aujourd’hui il a quatre-vingts ans et quand il mourra, c’est toute une époque dans l’histoire de notre ville qui mourra avec lui ; les vieux secoueront la tête d’un air plus pensif et plus fatigué que jamais quand ils ne le verront plus vaquer à ses affaires, comme il le fait encore aujourd’hui, car ses jambes sont toujours assez solides. Dans ses jeunes années, il était plutôt endiablé, il s’était peu à peu assagi au contact de la ville, mais il y avait pris aussi le goût de la bonne vie. Mes parents, aussi bien ma mère que mon père, venaient de la montagne, où les gens sont rudes et silencieux ; or la ville où ils étaient descendus avait déjà à l’époque une réputation bien particulière dans tout le pays pour la liberté avec laquelle on y jouissait du plaisir de vivre. L’industrie avait alors l’éclat d’une plante en pleine floraison et rendait la vie facile, sans problèmes, on gagnait beaucoup d’argent et on en dépensait beaucoup. Ceux qui travaillaient cinq à six jours dans la semaine étaient considérés comme très courageux. L’ouvrier passait des journées entières sur les bords ensoleillés de la rivière à pêcher des poissons, parmi d’autres passe-temps moins innocents. Dès qu’il avait besoin d’argent pour continuer à vivre, il travaillait quelques jours et gagnait assez pour pouvoir se replonger dans l’oisiveté. Les gains de l’artisan se faisaient sur ceux de l’ouvrier, car là où les pauvres ont de l’argent, les riches ne sauraient en manquer. D’un jour à l’autre, on pouvait croire que la ville avait dix mille habitants de plus, les gens affluaient de toute la campagne environnante et occupaient les nouvelles maisons dès que la façade en paraissait terminée, et tant pis si, à l’intérieur, elles étaient encore humides et sales. C’était le bon temps pour les entrepreneurs, ils n’avaient qu’à construire toujours davantage, comme cela leur chantait ; ils ne s’en privèrent pas. Les industriels montaient à cheval et leurs dames se déplaçaient en calèche, ce qui faisait pincer le nez à la vieille noblesse du coin. Aux jours de fête, la ville en faisait plus qu’aucune autre et déployait tous les fastes dont elle était capable, pour qu’on dise ensuite dans tout le pays qu’elle était la ville des fêtes par excellence. Les marchands, dans ces conditions, n’avaient pas à se plaindre, les enfants des écoles non plus, seuls le faisaient quelques esprits plus clairvoyants qui n’avaient pas le courage de s’aventurer avec les autres sur le sol glissant et semé de roses du plaisir et de l’insouciance. Tel était le monde où mes parents débarquaient, ma mère hypersensible et portée vers les choses noblement simples, et mon père avec le talent qu’il avait de s’adapter aux situations. Les enfants trouvent toujours jolis et charmants les lieux qu’ils découvrent, mais ceux qui nous accueillaient avaient vraiment en eux tout ce qu’on peut souhaiter pour jouer à cache-cache, rochers, cavernes, bords de rivière, prairies, plaines, ravins et clairières. Nous étions toujours sur un terrain de jeux, des jeux que nous inventions, et cela dura ainsi jusqu’à l’école. À la mort de ma mère, je fus mis en apprentissage dans une banque. La première année, ma conduite y fut excellente ; la nouveauté du monde que je découvrais me faisait peur et m’intimidait. La deuxième année, j’étais encore un apprenti modèle, mais au cours de la troisième, le directeur me voua expressément à tous les diables et ne voulut bien me garder que par égard pour mon père qu’il connaissait depuis de nombreuses années. Le travail m’ennuyait et j’étais insolent avec mes chefs, que je trouvais indignes de me commander. Je ne comprends plus aujourd’hui ce qui se passait alors en moi. Je me souviens que tout me faisait souffrir, un meuble, un objet quelconque, un mot. J’étais devenu si sauvage qu’il était temps de me congédier, et c’est ce qu’on fit. On chercha pour moi un emploi dans une ville éloignée, simplement pour se débarrasser de moi, étant entendu qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire. Et c’est comme cela que je suis parti. – Mais je ne veux plus penser à ces choses passées, ni en parler. C’est une chance d’être sorti de l’enfance, car elle n’est pas seulement faite de beauté, de grâce et de légèreté, elle est souvent plus lourde à porter que la vieillesse, plus pleine de soucis. Avec les années on vit plus doucement. Celui qui a une jeunesse agitée n’a guère envie plus tard de s’agiter encore. Quand je songe à ce que chacun de nous, l’un après l’autre, a dû traverser quand nous étions enfants, tant d’erreurs, tant de moments violents, et quand je me dis que tous les enfants de la terre passent par ces mêmes dangers liés à leur âge, je n’ai plus tellement envie de parler de l’enfance comme d un paradis, et pourtant il est vrai qu’elle est précieuse dans la mémoire. Et comme il est souvent difficile pour les parents d’être de bons parents, des parents qui protègent ! Et être gentil, obéissant, qu’est-ce que c’est pour la plupart des enfants, sinon des mots en l’air ? Vous savez cela mieux que moi, du reste, car vous êtes une femme. En ce qui me concerne, je suis demeuré jusqu’à ce jour l’individu le plus incapable qui soit. Je ne possède même pas un habit qui pourrait indiquer que j’ai mis un peu d’ordre dans ma vie. Vous ne verrez rien sur moi à quoi on puisse reconnaître un choix quelconque que j’aurais déjà fait. Je suis toujours devant la porte, je frappe et refrappe, sans violence, il est vrai, et je tends l’oreille, j’écoute si quelqu’un vient tirer le verrou et m’ouvrir. Un verrou comme celui-là, c’est dur à tirer, et on ne se dérange pas volontiers quand on se dit que c’est sans doute un mendiant qui est là dehors à frapper à la porte. Je suis quelqu’un qui écoute et qui attend, rien d’autre, mais comme tel, parfait, car en attendant j’ai appris à rêver. Ce sont deux choses qui vont ensemble ; cela fait du bien et cela met la dignité à l’abri. Aurais-je manqué peut-être ma vocation ? C’est une question que je ne me pose plus, une question d’adolescent, et non d’homme. Dans n’importe quel métier je n’aurais pas été plus loin que je ne suis à présent. Qu’est-ce que cela peut me faire ! Je suis conscient de mes vertus et de mes faiblesses et je ne tire vanité ni des unes ni des autres. Je mets à la disposition de chacun mon savoir, ma force, mes pensées, mon travail et mon amour, pourvu qu’il puisse en faire usage. S’il tend le doigt pour me faire signe, là où d’autres viendraient peut-être en se dandinant, moi je bondis, voyez-vous, j’accours à la vitesse du vent et je brûle tous mes souvenirs, je passe dessus, je les piétine sans ménagement, pour courir encore plus à l’aise. Et le monde entier court avec moi, la vie entière ! Comme cela, c’est bien. Seulement comme cela. Rien dans le monde n’est à moi, mais je ne désire plus rien. Je ne connais plus les désirs. Du temps où j’avais encore un désir précis, les gens m’étaient indifférents, je les voyais seulement comme des obstacles qu’il m’arrivait de haïr, à présent je les aime, parce que j’ai besoin d’eux et parce que je m’offre à leur besoin. On est là pour cela. Que quelqu’un vienne et me dise : « Eh, toi ! Viens… J’ai besoin de toi. Je peux te donner du travail », celui-là me rend heureux. Je sais alors ce que c’est que d’être heureux ! Etre heureux ou souffrir n’a plus du tout pour moi le même sens, c’est devenu plus précis, plus clair, c’est comme une déclaration qui me permet d’être amoureux, de les courtiser tous deux, le bonheur et la souffrance. Quand il m’arrive d’offrir mes services à quelqu’un, je parle toujours de mes frères, comme d’hommes qui ont su se montrer utiles et entreprenants, de sorte qu’il n’est pas exclu que je sois moi-même bon à quelque chose, un argument qui me fait chaque fois rire. Je ne m’inquiète pas, je finirai bien par prendre forme un jour ou l’autre, mais si ce doit être ma forme définitive, je voudrais que ce soit le plus tard possible. Et je préférerais que cela se fasse tout seul, sans préméditation de ma part. En attendant je me suis fait faire une paire de gros souliers bien larges, pour me donner de l’assurance et pour que les gens se disent, rien qu’en voyant ma façon de marcher : voilà quelqu’un qui sait ce qu’il veut et qui est sans doute aussi capable de le faire. Etre mis à l’épreuve, je ne connais guère de plaisir plus haut que celui-là. Que je sois pauvre pour le moment, qu’est-ce que cela fait ? Rien du tout. C’est un petit défaut dans la composition de l’ensemble, superficiel, qu’on peut corriger à l’aide de quelques traits énergiques. Pour quelqu’un qui se porte bien quant au reste, c’est tout au plus une gêne, une cause d’humeur, peut-être, mais non d’émoi. Vous riez. Non ? Vous prétendez n’avoir pas ri ? Ce serait dommage ; c’est beau quand vous riez. Pendant quelque temps, j’ai eu l’idée de me faire soldat, mais c’est une idée romantique à laquelle je ne crois plus. Pourquoi ne pas rester là où on est ? Comme si ce pays ne m’offrait pas la possibilité de me perdre, si je le souhaite ! Je peux trouver ici une occasion plus digne, justement, de mettre en jeu ma santé, ma force et mon plaisir à vivre. Je suis d’abord content de ma santé et de pouvoir me servir de mes jambes et de mes bras comme j’en ai envie, ensuite, de mon esprit, qui me paraît encore très alerte, et enfin, du sentiment excitant d’être comme un homme couvert de dettes à l’égard du monde et qui aurait toute raison de prendre une bonne fois sa respiration et d’aller un peu plus haut dans l’amour. Je suis un débiteur heureux ! Si je devais me dire que je fais partie des humiliés, je serais inconsolable. Il ne me resterait qu’à m’enfoncer dans la paresse, et le dégoût, et l’amertume. Non, les choses sont bien différentes, tout va très bien, comme cela ne peut pas aller mieux quand on est à la veille de devenir un homme ; c’est moi, moi, qui ai humilié le monde. Il est là devant moi comme une mère en colère, offensée : merveilleux visage, que j’aime à la folie, le visage de la terre maternelle qui veut ma punition. Je paie ce que j’ai négligé, joué, rêvé, manqué et commis. Je donnerai satisfaction à l’offensée, et plus tard, je pourrai expliquer à mes frères et à ma sœur, dans une belle soirée qui nous réunira, comment j’ai fait pour relever la tête et la porter à présent si haute. Cela pourra durer des années, mais un travail a d’autant plus de charme pour moi qu’il demande plus de temps et plus d’efforts. Maintenant vous me connaissez un peu… »
La dame l’embrassa.
« Non, dit-elle, vous ne sombrerez pas. Ou bien alors, ce serait dommage, dommage pour vous. Vous ne devez plus jamais parler si mal de vous, c’est un crime, un péché. Vous vous mettez trop bas et les autres trop haut. Je saurai vous empêcher d’être aussi dur avec vous-même. Savez-vous ce qui vous manque ? Vous devez prendre un peu de bon temps. Vous devez apprendre à parler tout bas à l’oreille et à répondre aux caresses. Vous allez vous amollir autrement. Je vous montrerai ; tout ce que vous ne savez pas faire, je vous le montrerai. Venez. Sortons dans la nuit d’hiver. Dans la forêt qui gronde. J’ai tant de choses à vous dire. Savez-vous que je suis votre pauvre, votre heureuse prisonnière ? Plus un mot, plus un mot. Venez – »