CHAPITRE QUINZE
Il ne se réveilla le lendemain matin que lorsque les cloches sonnèrent. Il vit de son lit que le ciel devait être magnifiquement bleu. Aux éclats de lumière dans la fenêtre on le devinait suspendu au-dessus de la ruelle et il y avait aussi de l’or clair sur le mur de la maison d’en face, quand on regardait bien. On songeait du même coup à quel point ce mur sale devait paraître noir et triste lorsque le ciel était lui-même couvert. À présent, il permettait de se représenter le lac, avec les voiles naviguant dessus dans le matin bleu et or, certaines prairies comme il y en avait en lisière du bois, certains points de vue et des bancs abrités d’arbres verts et touffus, la forêt, les rues, les promenades, les prés sur le dos de la montagne avec beaucoup d’arbres dedans, les pentes et les ravins foisonnant de verdure tout au fond, la source et le ruisseau du bois avec ses grandes pierres et l’eau qui chante doucement quand on est assis tout près et qu’on s’assoupit en l’écoutant. Tout cela on pouvait le voir distinctement sur le mur que regardait Simon, qui avait beau n’être qu’un mur, qui n’en reproduisait pas moins le tableau complet d’un dimanche heureux, simplement parce qu’un reflet de ciel bleu y respirait. Il est vrai qu’il y avait aussi dans l’air ce son de cloches familier, et rien de tel que les cloches pour éveiller des images.
De son lit qu’il n’avait pas encore quitté Simon prit la résolution de travailler davantage à partir d’aujourd’hui, d’étudier quelque chose, une langue étrangère par exemple, et d’une façon générale, d’avoir une vie plus réglée. Tout ce temps perdu déjà ! Quelle joie pourtant ce devait être que d’étudier. Il y avait un tel plaisir à se représenter vivement, intensément ce que cela serait d’étudier et encore étudier, de ne plus sortir de l’étude ! Il sentait une certaine maturité en lui : tant mieux, l’étude ne pourrait être que plus agréable si on l’abordait avec cette maturité déjà acquise. Oui, c’est cela qu’il voulait faire désormais : étudier, se donner des devoirs avec l’attrait supplémentaire d’être à la fois l’élève et le professeur. S’il prenait par exemple une langue étrangère, agréable à l’oreille, comme le français ? « J’apprendrai des mots et je les graverai dans ma mémoire. Mon imagination, qui a toujours été vive, me serait bien utile ici. Der Baum : l’arbre. Je verrais l’arbre de tout mon sentiment. Je penserais à Klara. Je la verrais dans une robe blanche avec de larges plis assise à l’ombre du grand parasol vert foncé que ferait un arbre. Et ainsi beaucoup de choses, déjà presque oubliées, me reviendraient à l’esprit. Lequel s’en trouverait lui-même fortifié et plus vif dans sa façon de saisir toutes choses, de même qu’il s’émousse lorsqu’on n’apprend rien. Et comme il est charmant, le moment des premiers pas, des débuts ! Je vois une grande séduction dans tout cela et je ne comprends pas mon arrogance pendant si longtemps, ma paresse.
La paresse, oui, ce n’est rien d’autre que l’arrogance, la prétention d’en savoir plus, l’illusion de savoir mieux. Quand on sait combien peu on sait, on a peut-être encore une chance de s’en sortir. D’entendre le mot dans une langue étrangère me ferait penser plus intensément au mot allemand, me donnerait d’autres idées sur son sens, ma propre langue aurait elle-même un son nouveau, plus riche, plein d’images jusque-là inconnues. Le jardin : der Garten. Ici je penserais au jardin d’Hedwig à la campagne, un jardin que j’ai moi-même planté avec elle au printemps. Hedwig ! Je me rappellerais tout en un éclair, ce qu’elle a dit, ce qu’elle a fait, ce qu’elle a souffert et ce qu’elle a pensé pendant tous les jours que j’ai passés auprès d’elle. Il n’y a pas de raison que j’oublie si vite les gens et les choses, et ma sœur surtout. Je me souviens que juste après que nous avions fait nos plantations, il a neigé de nouveau pendant la nuit et nous étions consternés en pensant que rien ne pousserait. C’était très important, car nous comptions beaucoup sur les beaux légumes qu’il nous donnerait, ce jardin. Comme c’est bon de pouvoir partager les mêmes soucis avec quelqu’un. Et qu’est-ce que cela doit être quand il s’agit des souffrances et des luttes de tout un peuple avec lequel on souffre et on se bat pareillement. Oui, je penserais à tout cela en apprenant une langue et à beaucoup d’autres choses encore, que je suis encore incapable maintenant de m’imaginer. Étudier, simplement étudier, peu importe quoi, mais étudier ! Je veux aussi m’enfoncer dans l’histoire naturelle, tout seul, sans professeur, à l’aide d’un livre qui ne coûte pas cher et que j’achèterai dès demain, car aujourd’hui c’est dimanche et tous les magasins sont fermés. Tout cela est possible, c’est certain. Pourquoi est-on au monde sinon ? N’y a-t-il pas déjà un moment que je me dois bien cela ? Il faut que je me secoue enfin, il est grand temps, vraiment ! »
Et il sauta du lit comme s’il était pressé par l’urgence de mettre en œuvre ses nouveaux plans. Il s’habilla à toute vitesse. Le miroir lui dit en passant qu’il n’était pas trop mal, cela le rassura.
Au moment où il allait s’élancer dans l’escalier, il rencontra Mme Weiss, sa logeuse. Elle était habillée tout en noir et tenait un petit missel dans la main, elle revenait de l’église. Elle rit en apercevant Simon, elle était de bonne humeur et lui demanda s’il n’avait pas envie lui aussi d’aller à l’église.
Cela faisait des années qu’il n’était plus allé dans aucune église, répondit-il.
Le bon visage de Mme Weiss parut d’un coup envahi par l’effroi à ces mots si peu convenables dans la bouche d’un jeune homme. Elle ne se fâcha pas, comme eût fait la bigote intolérante qu’elle n’était pas, mais elle se sentit tout de même obligée de dire à Simon qu’il n’agissait pas bien. Du reste elle ne voulait pas le croire. Il n’avait pas du tout cet air-là. Mais si c’était vrai, il devrait bien se dire qu’il avait tort de ne jamais aller à l’église.
Pour ne pas gâter son humeur Simon lui promit d’y aller prochainement, ce qui lui valut un sourire bienveillant. Sans s’attarder davantage Simon descendit l’escalier. « Une brave femme, se disait-il, à qui je plais ; je remarque toujours quand je plais à une femme. Comme c’était drôle de lui voir me faire la moue à cause de l’église. Une moue qui prend tout le visage : cela va toujours très bien à une femme. J’aime voir cela. Et puis elle me respecte. Je ferai en sorte que cela continue. Mais je ne parlerai jamais longtemps avec elle, ni souvent. Ainsi elle aura toujours envie de conversation et un simple mot lui fera déjà plaisir. J’aime ce genre de femmes. Le noir lui va magnifiquement bien. Et ce petit missel qu’elle tenait dans sa grande main était si touchant. Une femme qui prie devient sensuellement plus attirante, c’est un fait. Comme cette main pâle paraissait belle sortant du noir de la manche. Et son visage ! Bon, assez. Il est en tout cas bien agréable d’avoir ainsi en réserve, en arrière-garde quasiment, quelque chose qu’on aime bien. C’est comme si on possédait une maison, un endroit à soi chez quelqu’un, une retraite, un lieu magique, puisque décidément je ne peux pas vivre sans un peu de magie sous la main. Tout à l’heure dans l’escalier elle aurait voulu continuer l’entretien. Mais j’y ai mis fin ; parce que j’aime bien laisser les femmes sur leurs envies. On n’en a que plus de prix. Au reste ce sont les femmes elles-mêmes qui veulent qu’on agisse ainsi. »
La rue grouillait de gens endimanchés. Les femmes étaient toutes en robes claires, les filles en blanc avec de larges rubans de couleur, les hommes en vêtements d’été tout simples, les petits garçons portaient des costumes marins et quelques chiens suivaient leurs maîtres ; sur un plan d’eau qu’entourait un grillage des cygnes nageaient, un groupe de jeunes se penchait du pont pour mieux les voir ; ailleurs quelques hommes se rendaient non sans quelque solennité vers l’urne où ils allaient déposer leur bulletin de vote, les cloches sonnaient pour la deuxième ou la troisième fois, le lac bleu scintillait et les hirondelles volaient haut, par-dessus les toits qui brillaient au soleil ; le soleil était premièrement un soleil de dimanche matin, ensuite un soleil tout simplement, et enfin également un soleil spécial pour les yeux de quelques artistes qui devaient bien se trouver parmi la foule ; par intervalles on découvrait le vert des arbres : dans ces lieux plus ombreux se promenaient encore d’autres femmes et d’autres hommes ; des voiliers pris par le vent filaient sur l’eau bleue et lointaine, tandis que près de la rive des bateaux amarrés à leurs tonneaux se balançaient tranquillement ; les oiseaux qui volaient ici étaient différents et il y avait des gens qui restaient sans bouger, à contempler l’horizon laiteux et les montagnes dont les sommets pointaient dans le lointain, faisant comme une bande de dentelle précieuse, blanche, à peine visible, de sorte que tout le ciel avait l’air d’être la mantille bleue du matin. Tout le monde avait quelque chose à regarder, à dire, à éprouver, à montrer, indiquer, remarquer, quelque chose faisant sourire. D’un pavillon venait à présent le son d’un orchestre comme d’une volière cachée dans la verdure. C’est là que se promenait Simon. Le soleil jetait à travers le feuillage des taches claires sur le chemin, sur le gazon, sur le banc où des bonnes d’enfants faisaient aller et venir devant elles leurs poussettes, sur les chapeaux des dames et sur les épaules des hommes. Tous bavardant, regardant, saluant, mélangés dans la même promenade. Des attelages élégants roulaient sur l’avenue, de temps à autre un tramway passait à toute vitesse, et les bateaux à vapeur sifflaient, faisant monter de lourdes fumées qu’on voyait à travers les arbres. Plus loin dans le lac des jeunes gens se baignaient. De l’endroit où on se promenait on ne pouvait pas les voir, mais on savait que là-bas dans l’eau bleue des corps nus nageaient et resplendissaient dans la lumière. Mais que n’eût-on pas trouvé resplendissant ce matin-là ! Chaque chose brillait, étincelait, luisait, se fondait en couleurs et devenait musique pour les yeux. Simon se dit plusieurs fois de suite : « Comme c’est beau, un dimanche ! » Il regardait les enfants et finalement tous les passants dans les yeux, tout ce qu’il voyait le mettait dans un état de bonheur et de confusion, il attrapait parfois au passage un mouvement singulièrement beau, tantôt c’était l’ensemble qu’il avait devant les yeux. Il s’assit sur un banc à côté d’un homme encore jeune apparemment et regarda celui-ci dans les yeux. Une conversation s’engagea. Il était si facile de se parler dans ce bonheur général.
L’autre dit à Simon :
« Je suis infirmier mais pour le moment je me balade. Je viens de Naples, où je soignais des malades à l’hôpital des étrangers. Peut-être que dans dix jours je serai quelque part en Amérique ou en Russie ; c’est qu’on nous envoie partout où on a besoin d’un infirmier, dans les îles du Pacifique, s’il le faut. C’est une façon de voir le monde, c’est vrai, mais votre propre pays vous devient si étranger, je ne peux pas vous dire à quel point. Vous, par exemple, vous vivez sans doute toujours dans le vôtre, il vous entoure constamment, vous vous sentez à l’abri dans ce que vous connaissez, vous travaillez ici, vous y êtes heureux et vous avez vos malheurs de temps en temps, sûrement aussi, mais quand même, vous avez au moins la chance d’être rattaché à un sol, si je puis dire, à une terre, un ciel. C’est beau d’être lié à quelque chose. On se sent bien, on a un droit à se sentir bien et on peut compter sur la compréhension et l’amour de son prochain. Mais moi ? Non ! Voyez-vous, je suis devenu trop mauvais pour mon petit pays, ou peut-être trop bon, comprenant trop bien tout. Je ne sens plus les mêmes choses que mes compatriotes. Je comprends aussi peu leurs marottes que ce qui les irrite ou les dégoûte. En tout cas cela m’est étranger. Et je sens qu’on ne vous pardonne pas d’être devenu un étranger. Et on a sûrement raison ; j’ai eu tort de m’éloigner d’eux. Qu’ai-je gagné à avoir sur le monde des idées plus larges et plus intelligentes si mes idées blessent ? Elles ne valent rien si elles blessent. Les habitudes et les opinions d’un pays, c’est sacré, et si on ne s’y tient pas on devient un étranger comme c’est mon cas. Enfin, je repars dans peu de temps retrouver mes malades. »
Il sourit et demanda à Simon : « Et vous, qu’est-ce que vous faites ? »
« Je suis un drôle de citoyen, répondit Simon, en principe je suis employé aux écritures et vous pouvez imaginer ce que je représente ici dans mon pays où l’employé est considéré à peu près comme le dernier des hommes dans la hiérarchie des classes. D’autres jeunes qui sont dans le commerce font des voyages à l’étranger pour perfectionner leurs connaissances, et ils reviennent ici avec un bagage plein pour occuper les postes prestigieux qu’on leur a réservés. En ce qui me concerne, voyez-vous, je ne quitte jamais le pays. Comme si je craignais que dans les autres il n’y ait pas de soleil ou alors un tout petit. Je suis attaché, dirait-on, je vois toujours du neuf dans l’ancien, c’est peut-être pour cela que je n’aime pas m’en aller. Je tourne mal ici et je m’en rends compte, et pourtant il faut croire que je ne peux pas vivre autrement qu’en respirant l’air de la patrie. Je n’inspire guère la considération, naturellement, on me prend pour un dévergondé, mais ça ne me fait rien, vraiment rien du tout. Je reste et je continuerai à rester. C’est si agréable de rester. Est-ce que la nature, elle, va à l’étranger ? Voit-on les arbres se mettre en route à la recherche de feuilles plus vertes et puis revenir se montrer au pays, pour épater les gens ? Les rivières et les nuages voyagent, mais c’est une tout autre façon de s’en aller, autrement profonde, sans retour. Ce n’est même pas s’en aller, c’est couler ou voler sur place. S’en aller comme cela, oui ! Je regarde toujours les arbres en me disant, ils ne s’en vont pas, eux, pourquoi ne pourrais-je pas rester moi aussi ? Quand je passe l’hiver dans une ville et que je vois un arbre, j’ai envie de voir cet arbre d’hiver aussi au printemps, dans l’éclat merveilleux de ses toutes premières feuilles. Et après le printemps vient toujours l’été, qui monte, inexplicablement beau et silencieux, du fond de la terre comme une grande chaude vague verte. L’été, c’est ici que je veux en jouir, comprenez-vous, Monsieur, ici même, où j’ai vu fleurir le printemps. Regardez par exemple ce bout de pré ou de pelouse. Comme c’est joli à voir juste avant le printemps quand la dernière neige vient de fondre au soleil. Mais il s’agit, n’est-ce pas, de cet arbre, de ce bout de pré, de ce monde-ci ; je crois qu’ailleurs je ne remarquerais pas l’été. En résumé, voilà : j’ai comme une envie du diable de rester collé ici et un tas de raisons pas très drôles qui m’interdisent les voyages à l’étranger. Par exemple : ai-je l’argent ? Vous devez savoir qu’on a besoin d’argent pour prendre le train ou le bateau. J’ai de quoi me payer encore vingt repas ; mais pas de quoi voyager. Et j’en suis très content. Je serai bien capable quand il le faudra de mourir dans ce pays décemment.
Après un court silence, pendant lequel l’infirmier ne cessait de le regarder, Simon poursuivit :
« Et puis aussi faire une carrière ne m’intéresse nullement. Ce qui compte le plus pour d’autres est pour moi ce qui compte le moins. Aucune estime pour cela. J’aime la vie, mais pas pour y faire carrière, bien que ce soit une chose si formidable, à ce qu’il paraît. Qu’est-ce qu’il y a de si formidable là-dedans ? Des dos voûtés avant l’âge à force de rester debout devant un pupitre trop bas, des mains ridées, des visages blêmes, des pantalons en tire-bouchon, des jambes tremblantes, de gros ventres, des estomacs ravagés, des crânes dégarnis, des yeux mauvais, agressifs, racornis, vitreux, éteints, des fronts dévastés et le sentiment avec tout cela d’avoir été un irréprochable crétin. Merci bien. Je préfère rester pauvre et avoir la santé ; plutôt qu’un logement de fonctionnaire, je préfère une chambre pas chère, même si elle donne sur la ruelle la plus sombre, j’aime mieux les ennuis d’argent que l’ennui de me demander où je pourrais bien aller passer l’été pour rétablir ma santé ébranlée ; il est vrai qu’il n’y a qu’une personne au monde qui m’estime, à savoir moi-même, mais c’est précisément l’estime qui me tient le plus à cœur, je suis libre et chaque fois que la nécessité m’y oblige, je peux vendre ma liberté quelque temps et redevenir libre ensuite. Cela vaut la peine d’être pauvre, rester libre. J’ai de quoi manger, car j’ai aussi le talent de me rassasier avec très peu de choses. J’enrage quand on vient me parier de “situation” avec tout ce qu’on met dans ce mot. Je veux rester un homme. Bref, j’aime le danger, j’aime les abîmes, les vols planés, sans garantie ! »
« Vous me plaisez », dit l’infirmier.
« Je ne cherche pas du tout à vous plaire, mais tant mieux quand même. Je dis ce qui me vient. Du reste, je n’aurais pas dû m’énerver sur les autres. C’est toujours bête et on n’a pas le droit de dire du mal d’une autre façon de vivre parce qu’elle ne vous convient pas. On peut toujours s’en aller, je peux toujours m’en aller ! Mais finalement, cela me convient très bien. Ma position me plaît. Les gens me plaisent comme ils sont. Et de mon côté je fais tout ce que je peux pour leur plaire. Je m’applique, je travaille quand j’ai une tâche à remplir, mais je ne fais cadeau à personne du plaisir que me fait le monde, à la rigueur, je pourrais en faire don à la patrie, mais l’occasion ne s’en est pas encore présentée et il y a peu de chance qu’elle se présente. Qu’ils continuent à faire carrière, je les comprends, ils veulent vivre confortablement, ils veulent que leurs enfants aient aussi de quoi, ce sont des pères prévoyants, tout à fait estimables ; simplement, qu’ils me laissent faire moi aussi, qu’ils me laissent essayer ma façon d’arracher à la vie ce qu’elle a d’agréable, tous essaient, tous, mais pas tous de la même manière. Être assez mûr pour laisser faire tout le monde à sa façon, chacun comme il l’entend, comme c’est merveilleux ! Non, quand quelqu’un a tenu fidèlement son poste durant trente ans, à la fin de sa vie ce n’est pas un nigaud, comme je me suis laissé emporter à le dire tout à l’heure, mais un homme honorable qui mérite qu’on dépose des couronnes sur sa tombe. Moi, voyez-vous, je ne veux pas de couronnes sur ma tombe, c’est toute la différence. Ma fin m’est égale. Les autres me disent toujours que je paierai chèrement mon orgueil. Très bien, je paierai, et comme cela j’apprendrai aussi ce que c’est que payer. J’aime tout apprendre et c’est pourquoi je ne suis pas aussi craintif que ceux qui ne songent qu’à régler leur avenir. J’ai toujours peur de passer à côté d’une expérience possible, même une seule. Sur ce chapitre-là, j’ai plus d’ambition que dix Napoléons. Mais maintenant j’ai faim, je voudrais aller manger, vous venez ? Cela me ferait plaisir. »
Et ils partirent ensemble.
Après ce discours un peu fou Simon était subitement devenu tendre et doux. Il regardait avec émerveillement autour de lui, les arbres hauts sous leur opulente couronne, les rues et les gens dans la rue. « Les braves gens, si mystérieux », pensa-t-il tout bas, et il permit à son nouvel ami de poser la main sur son épaule. Cette familiarité lui plaisait, elle venait à propos, mettait un lien détendu entre eux. Il regardait tout avec des yeux riant de bonheur et il se disait en même temps : « Comme c’est beau, des yeux ! » Un enfant avait levé les siens vers lui. Marcher ainsi avec un camarade comme cet infirmier lui semblait quelque chose de tout à fait nouveau, de jamais vécu encore, en tout cas quelque chose de plaisant. En chemin l’infirmier acheta des haricots frais chez un marchand de légumes, du lard dans une boucherie, et invita Simon à déjeuner chez lui. Simon accepta volontiers.
« Je fais toujours la cuisine moi-même, dit l’infirmier, quand ils furent arrivés à sa maison, j’ai pris cette habitude. C’est amusant, croyez-moi. Vous me direz des nouvelles de ce lard aux haricots. Je reprise moi-même mes chaussettes, par exemple, et je lave aussi mon linge. On épargne beaucoup d’argent ainsi. J’ai appris à le faire et pourquoi ce genre de travaux ne conviendrait-il pas une fois de temps en temps à un homme s’il a vraiment des dispositions. Je ne vois pas ce qu’il y aurait de honteux là-dedans. Je me fais aussi mes propres pantoufles, comme celles que je porte. Ce genre de travail demande pas mal d’attention. Tricoter des pull-overs ou des gilets pour l’hiver ne me pose aucun problème non plus. Quand on est toujours aussi seul et en voyage comme moi, on tombe sur des choses étonnantes. Mettez-vous, ou plutôt mets-toi à l’aise, Simon. Puis-je me permettre de te proposer que nous nous tutoyions ? »
« Pourquoi pas ? Bien sûr ! » Et Simon rougit sans savoir pourquoi.
« Je t’aime vraiment bien, tu sais, depuis le premier moment, poursuivit l’infirmier qui s’appelait Heinrich, il suffit de te regarder pour être sûr que tu es un brave type. J’aimerais t’embrasser, Simon. »
L’atmosphère s’alourdit dans la chambre. Simon se leva de sa chaise. Il commençait à comprendre ce que signifiait le regard bizarrement affectueux que l’autre posait sur lui. Mais qu’est-ce que ça pouvait bien faire ? » Je lui cède, se dit-il. Je ne vais pas me montrer désagréable pour cela avec Heinrich qui par ailleurs est très gentil ! » Et il lui tendit sa bouche que l’autre embrassa.
Et alors ?
D’ailleurs il trouvait cette tendresse à son goût, tout à fait accordée à l’espèce de langueur qu’il éprouvait. Et même si pour une fois ce n’était qu’un homme ! Il voyait bien que cette attirance bizarre que l’autre éprouvait pour lui demandait à être traitée avec ménagement et, provisoirement, avec tolérance : il se sentait du reste incapable de détruire l’espoir qu’avait cet homme, si indigne que fût l’espoir dans le cas présent. Et alors ? Devait-il s’en montrer indigné ? « Jamais de la vie, pensa Simon, je le laisse faire pour le moment, cela s’accorde assez bien avec tout ce qui se passe autour de moi ces jours-ci ! »
Ils passèrent la soirée à aller d’un cabaret à l’autre ; l’infirmier était un grand buveur, n’ayant guère d’autre façon d’occuper ses loisirs. Simon était décidé à tout faire comme lui. Dans l’air épais de ces petits cafés il observa pour la première fois l’incroyable endurance des joueurs de cartes. Ils paraissaient vivre dans un monde séparé où il ne faisait pas bon les déranger. D’autres restaient assis là toute la soirée, mâchant un long cigare pointu et ne sortant de leur immobilité que pour enfiler le bout de cigare devenu trop court sur la pointe de leur couteau de poche, de manière à pouvoir le fumer jusqu’à sa dernière extrémité. Une femme à la figure hâve et l’air passablement débauché, qui tenait le piano, lui raconta que sa sœur était une mauvaise sœur mais une cantatrice célèbre, avec laquelle elle avait depuis longtemps cessé tout commerce. Simon ne s’en étonna pas mais par gentillesse se garda de le lui dire. Il la jugeait plutôt malheureuse que dépravée et il avait pour habitude de respecter le malheur ; le vice lui paraissait n’en être que la conséquence. Il vit des patronnes épaisses, courtes et terriblement remuantes qui allaient minaudant d’un client à l’autre, pendant que leurs hommes installés sur un sofa ou dans un fauteuil dormaient. Il arrivait souvent qu’on entendît une bonne vieille chanson populaire, dont l’interprète maîtrisait à merveille les changements de tonalité et de voix comme il convient à ces vieilles chansons. Elles mettaient dans l’air quelque chose de beau et de mélancolique, évoquaient toutes les gorges rauques ou claires qui les avaient auparavant, depuis si longtemps, entonnées. Un client n’arrêtait pas de faire de l’esprit, un petit jeune homme, coiffé d’un vieux chapeau énorme qu’il avait dû trouver chez un chiffonnier. Il avait une bouche humide qui ne s’accordait pas mal avec ses plaisanteries, mais celles-ci faisaient rire malgré soi. Quelqu’un lui dit : « Vous êtes un sacré farceur ! » Mais le farceur repoussa le sot compliment en jouant si bien l’étonnement, que cette nouvelle farce aurait pu plaire cette fois à un véritable homme d’esprit. L’infirmier déclarait à tous ceux qui venaient s’asseoir à ses côtés qu’il était trop mauvais pour son pays ou plutôt, en y pensant bien, trop bon. Simon pensa : « Quel imbécile ! » Mais venant à parler de Naples, il s’en tira beaucoup mieux, racontant par exemple qu’on trouve là-bas dans les musées d’extraordinaires restes conservés d’hommes de l’Antiquité et qu’on peut voir grâce à eux que ces hommes qui ont vécu bien avant nous nous surpassaient de beaucoup en taille, en carrure et en poids. Leurs bras, par exemple, étaient à peu près comme nos jambes à nous ! Une fameuse race qu’étaient ces gens-là ! Et nous à côté de cela ? Une génération de dégénérés, d’infirmes, de malingres, taillés comme des crayons, étirés, déchirés, détruits, vidés. Du golfe de Naples il sut également parler avec des mots plaisants pour le décrire. Beaucoup l’écoutaient avec attention mais beaucoup aussi dormaient, et puisqu’ils dormaient, ils n’entendirent rien.
Simon rentra très tard à la maison, trouva la porte fermée et comme il n’avait pas pris la clef, il tira la sonnette sans autre façon ; il faut dire qu’il était dans un état d’où la gêne est ordinairement exclue. Au vacarme que fit la sonnette une fenêtre s’ouvrit aussitôt et une forme blanche, la logeuse en chemise de nuit apparemment, se pencha pour jeter la clef emballée dans du papier.
Le lendemain matin, bien loin de se montrer fâchée, elle lui dit bonjour avec le sourire le plus aimable et ne fit aucune allusion au dérangement de la nuit. Simon aussi bien tint pour mal venu d’en parler et, moitié par délicatesse, moitié par commodité, ne s’excusa pas.
Il repartit chez l’infirmier. Cette matinée de lundi était de nouveau splendide. Tout le monde était au travail et les rues par conséquent désertes et lumineuses ; il entra dans la chambre où l’infirmier paressait encore au lit. Simon remarqua sur les murs de la chambre ce qui lui avait échappé la veille ; une foule de petits objets décoratifs d’inspiration chrétienne et d’un goût plutôt douceâtre ; des angelots découpés dans du papier, la tête peinte en rose, et de petits écriteaux porteurs de maximes et encadrés de mystérieuses fleurs desséchées. Il lut toutes les maximes, il y en avait de profondes parmi elles, qui faisaient réfléchir, des maximes peut-être plus anciennes que les âges additionnés de huit vieillards, mais il y en avait aussi de plates, toutes modernes, qui faisaient l’impression quand on les lisait d’avoir été fabriquées par milliers dans une usine. Il pensa : « Comme c’est étrange ! Partout, dans toutes les chambres et chambrettes où l’on pénètre, et quoi qu’on vienne y faire, on voit ce genre de lambeaux de vieilles religions accrochés aux murs, certains pleins de sens, d’autres en ayant moins et d’autres aucun. A quoi l’infirmier peut-il croire ? Sûrement à rien. Peut-être la religion n’est-elle plus aujourd’hui pour beaucoup de gens qu’une demi-chose, une affaire de goût, superficielle et inconsciente, une question d’intérêt et d’habitude, du moins chez les hommes. Peut-être est-ce une sœur de l’infirmier qui a décoré la chambre à sa façon. Je le crois volontiers : les filles sont plus profondément disposées à la piété et à la méditation religieuse que les hommes dont la vie a toujours été un combat avec la religion, depuis toujours, sauf dans le cas des moines, bien entendu. Mais un pasteur protestant, avec ses cheveux blancs, son sourire exprimant la douceur et la patience, son pas noble sur les sentiers déserts de la forêt, est et demeure quelque chose de beau. À la ville la religion est moins belle qu’à la campagne où sont les paysans, dont le mode de vie a déjà en soi quelque chose de profondément religieux. À la ville la religion est comme une machine, tout aussi laide, à la campagne, en revanche, elle fait le même effet qu’un champ de blés mûrs ou qu’une vaste prairie en fleurs, ou bien encore la ligne doucement sinueuse des collines avec une maison au sommet où des gens vivent tranquillement avec leurs pensées qui sont comme des amies. Je ne sais pas, mais j’ai l’impression qu’à la ville le pasteur habite trop près du joueur ou de l’artiste incrédule. C’est la distance qui manque ici pour croire en Dieu. La religion y a trop peu de ciel et trop peu de l’odeur de la terre. Je ne m’exprime pas comme je voudrais, et du reste qu’est-ce que cela peut me faire ? La religion d’après ce que j’en sais moi-même, c’est l’amour de la vie, l’attachement profond à la terre, la joie du moment, la confiance faite à la beauté, la croyance aux hommes, l’insouciance quand on fête ses amis, le plaisir de penser et le sentiment, quand vient le malheur, qu’on n’y peut rien, le sourire face à la mort et le courage dans toutes les entreprises dont la vie offre l’occasion. Finalement c’est la dignité, profondément humaine, qui est devenue notre religion. Quand les hommes montrent de la dignité entre eux, elle vaut aussi pour Dieu. Que peut-il vouloir de plus ? Le cœur et la délicatesse produisent ensemble une dignité qui devrait lui plaire davantage que la foi du genre sombre, fanatique, capable à la fin de mettre le Père Céleste lui-même mal à l’aise et lui faire souhaiter que cesse une bonne fois ce tonnerre de prières qui vient ébranler son nuage. Qu’est-ce qu’il doit penser de notre façon de prier quand il la voit monter jusqu’à lui avec cette grossière insistance, comme s’il était sourd ? Ne doit-on pas plutôt se le représenter doué de l’ouïe la plus fine, pour autant qu’on puisse se faire une idée de lui ? Peut-on croire que les sermons et les bruits de l’orgue lui soient vraiment agréables, lui, l’Ineffable ? Notre acharnement le fait probablement sourire et il doit souhaiter que nous ayons un jour la bonne idée de le laisser un peu plus tranquille.
« Vous semblez bien pensif, Simon », dit l’infirmier.
« On y va ? » demanda Simon.
L’infirmier était prêt et ils prirent le chemin escarpé de la montagne. Le soleil était brûlant. Ils entrèrent dans une petite guinguette entourée d’un jardin touffu et commandèrent des apéritifs. Au moment où ils voulaient partir, la patronne, jolie femme, sut les en dissuader et ils restèrent là jusqu’au soir. « Voilà comme on passe à boire, sans même s’en rendre compte, une belle journée d’été », pensa Simon avec un sentiment où se mêlaient la joie de l’ivresse et une douce mélancolie. Les couleurs du jardin dans la lumière du soir lui tournaient la tête. Son compagnon le regardait dans les yeux avec insistance, et lui avait passé le bras autour du cou. « Comme cela est finalement laid », pensa Simon. Sur le chemin ils se mirent tous deux à interpeller les femmes et les filles qui passaient. Les ouvriers rentraient du travail, d’un pas encore alerte, avec un balancement marqué des épaules qui pouvait signifier qu’enfin ils respiraient librement. Simon vit qu’il y avait de très beaux hommes parmi eux. Lorsqu’ils parvinrent dans la forêt encore chaude mais déjà assombrie, qui couronnait la colline, le soleil se couchait à l’horizon, au bout du monde. Ils s’étendirent au creux d’un buisson, gardant le silence, se contentant de respirer. Alors se produisit, comme Simon s’y attendait, la tentative d’approche de son compagnon, mais elle le trouva de glace.
« Cela n’a aucun sens, dit-il, arrêtez cela, ou si tu préfères, arrête. »
L’infirmier se résigna mais il prit un air sombre. Des passants s’approchaient, ils durent se lever et quitter la place. « Pourquoi est-ce que je passe ma journée avec un homme pareil ? » se dit Simon. Mais il dut reconnaître aussitôt qu’il éprouvait un certain plaisir en sa compagnie, malgré l’étrangeté et la laideur de ses penchants. « Un autre mépriserait sans doute mon infirmier, songea-t-il, tandis qu’ils prenaient le chemin du retour, mais je suis ainsi fait que je trouve chacun, en bien ou en mal, digne d’intérêt et de sympathie. Je ne vais pas jusqu’à mépriser, ou plutôt je trouve seulement méprisables la lâcheté et l’absence de vie, mais il m’est en revanche facile de trouver de l’intérêt au vice. C’est aussi parce qu’il explique beaucoup de choses, il permet d’y voir plus profondément dans le monde, il nous renseigne et nous fait juger avec plus d’indulgence et de précision. Il faut faire connaissance de tout et cela n’est possible que si l’on a le courage de toucher quelque chose. Eviter quelqu’un parce qu’on a peur de lui, je trouverais cela indigne de moi. En outre : un ami, c’est quelque chose d’inestimable. Qu’est-ce que ça peut faire si c’est un ami un peu bizarre… » Simon demanda : « Tu m’en veux, Heinrich ? » Mais l’autre resta muet. Son visage avait pris une expression sinistre. Ils repassèrent devant l’auberge, dont on ne voyait plus à présent que les gracieux contours. La lueur colorée des lampions éclairait le jardin par endroits, et une rumeur mêlée de rires parvenait jusqu’à eux ; attirés par cet air de gaieté et de chaleur, ils entrèrent de nouveau dans l’auberge où la patronne les accueillit avec amitié.
Le vin rouge resplendissait d’un sombre éclat dans les verres, les visages échauffés s’allumaient sous la lumière éparse, les robes des femmes frôlaient les buissons, il semblait si naturel dans ce jardin bruissant, par cette chaude nuit d’été, de boire, de chanter et de rire. De la gare au fond de la vallée montait le bruit des trains. Le fils d’un marchand de vin, un grand gaillard rougeaud et apparemment riche avait engagé avec Simon un débat philosophique de très haute portée. L’infirmier était sans cesse d’un autre avis, parce qu’il était de mauvaise humeur. La serveuse, une jolie fille brune et mince, s’assit auprès de Simon et ne protesta pas lorsqu’il la pressa contre lui pour l’embrasser. Elle prit volontiers son baiser sur les lèvres, que leur beau dessin ferme et sinueux prédestinait, semblait-il, à goûter le vin, à rire et à embrasser. L’irritation de l’infirmier redoubla, il voulut s’en aller, mais on parvint finalement à le retenir. A ce moment un jeune homme au teint mat et aux cheveux noirs, coiffé du chapeau vert des chasseurs, entonna une chanson. La fille qui était avec lui, blottie contre sa poitrine, l’accompagnait à voix basse en souriant. La scène avait quelque chose d’enivrant, évoquait l’ombre et le midi. Simon pensa : « Les chants populaires sont toujours mélancoliques, du moins les plus beaux. Ils annoncent l’heure du départ ! » Mais il resta encore longtemps cette nuit-là dans le jardin.