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Le 44 à Copernicus Court se trouvait dans une horrible H.L.M. rougeâtre derrière Eltham Road, non loin du New Tiger. Les bâtiments remontaient aux années 30 et chacun des trois immeubles était identique ; un escalier en ciment à l’air libre menait aux étages, et chaque étage était bordé en façade d’une balustrade de fer. Le numéro 44 était au troisième étage. Des mots d’esprit du cru, accompagnés de dessins explicatifs de sexes masculins et féminins, proliféraient sur les murs de l’escalier : « Débute par la bouche, mon pote, ton cul suivra », « La Merde propre, ça n’existe pas », et autres réflexions profondes. Tout ce qui pouvait être cassé alentour l’avait été, le plus souvent à deux ou trois reprises. La porte de la salle des chaudières avait été enfoncée et il n’en restait que du bois d’allumettes. Une planche avait été clouée en travers de l’ouverture avec cette triste inscription : « En panne ». Mais un optimiste avait inscrit à la craie en dessous : « Ça marche pour baiser, mon gars. » Des tas de cartons dégoûtants, du verre cassé, des boîtes de conserve aplaties et d’autres détritus avaient été fourrés là-dedans jusqu’à une hauteur d’au moins un mètre. Comme je commençais à monter l’escalier trois Rastas le descendaient en courant et passèrent devant moi. L’un d’eux portait un transistor réglé à fond sur Capital Radio ; on parlait d’une grosse explosion à la bombe dans le West End.

Il n’y eut pas de réponse quand je frappai au numéro 44. J’appuyai sur la sonnette, mais elle ne marchait pas, et je me remis à frapper. Finalement une grosse tête, une tête d’homme, apparut à la fenêtre de la cuisine, au 46, derrière moi, dans le passage à l’air libre qui menait aux appartements. Sous la tête, le manteau d’un employé d’une entreprise de démolition.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Mme Kay Fenton.

— Qui êtes-vous ?

— Je ne suis pas distributeur de réponses. Elle est là ?

— J’en sais rien, fit-il. Alors pourquoi vous continuez pas à taper pour me fiche la fin de ma sieste en l’air ?

— Parce que ça me fait mal aux articulations.

— Gros malin, dit l’homme, et il claqua sa fenêtre.

Je n’avais pas de mandat de perquisition, et ce fut presque comme un jeu, au début : je tâtai à travers la boîte aux lettres pour voir si une clé était accrochée à l’intérieur par une ficelle.

Il y en avait bien une, en sorte que je n’eus qu’à la retirer de la boîte et à l’introduire dans la serrure. Ce que je fis. Lorsque la porte s’ouvrit, j’entrai, la fermai derrière moi, arrachai la clé de la ficelle et la laissai tomber par terre.

L’appartement me parut un des plus proprets que j’aie jamais vus. Il y avait un canapé et deux fauteuils, une télévision recouverte d’un napperon, une table au dessus de verre, des oies blanches en plastique qui voletaient d’un bout à l’autre du mur de gauche, et un feu électrique encastré en dessous, qui brillait, tout astiqué. Il me fallut quelques secondes pour me rendre compte de ce qui clochait, en traversant la cuisine et en passant dans la première chambre. Les fenêtres n’étaient jamais ouvertes, et l’appartement sentait. C’était plus qu’une odeur, en fait ; ça puait, mais faiblement. Cette odeur avait plusieurs strates. D’abord il y avait l’odeur aigre d’un appartement jamais aéré, deuxièmement il y avait des ordures, qui, bien que soigneusement empaquetées sous l’évier, n’en dégageaient pas moins leur relent bien particulier, mêlé à celui d’assiettes nettoyées avec du produit à vaisselle.

Mais il y avait autre chose.

Je restai dans le couloir à écouter. Je ne tenais pas à passer beaucoup de temps ici. Comme Mme Fenton n’était pas là, je ne souhaitais nullement la rencontrer. J’étais entré par effraction dans son appartement. Je n’avais aucune raison de m’y trouver, et ça pouvait me retomber sur le nez. Toutefois, il n’y avait rien de mal à voir comment vivaient Harvey et sa mère. Je pouvais découvrir ce que Barbara m’avait caché lors de ses conversations intimes avec moi. Elles n’étaient d’ailleurs pas si intimes que ça. Barbara n’était pas portée à l’intimité. Il y avait des renseignements que je ne tirerais jamais d’elle. Pourtant, grâce à Staniland, j’avais l’impression qu’il y en avait pas mal en ce qui concernait Harvey.

Je finis par la chambre austère de Mme Fenton et poussai la seule porte que je n’avais pas encore essayée. Je découvris aussitôt la véritable source de l’odeur.

Un sentiment de dégoût, ça n’a rien de particulièrement logique. Même quand on a pratiquement tout vu, il y a beaucoup de spectacles qui ne provoquent nulle impression de nausée. Mais celui-là, si. Il y avait un lit dans la pièce, bon pour un enfant de dix ans, fait uniquement avec des draps immaculés et une couverture de laine ornée de lapins bleus. L’édredon était rabattu, et le lit était tout prêt pour qu’on s’y glisse. Il y avait des rideaux neufs à la fenêtre, bleu clair, décoré de personnages de comptines – la Vieille Mère l’Oie, le Chat et le Violon, etc. Sur le mur en face du lit, se trouvait un grand carton blanc. Dessus, en caractère imprimés noirs, se lisaient les mots : « Un enfant est Propre et Pur de Cœur. » Tout autour de la pièce, d’autres cartons. Ils indiquaient, avec les mêmes caractères soignés, les jours de la semaine, et l’espace occupé par chaque carton était isolé du suivant par de l’adhésif blanc, bien propre.

L’odeur venait du plancher. Chaque espace comportait un pot de chambre d’enfant. Aujourd’hui c’était mardi, aussi le pot d’hier contenait-il des excréments, et je me demandai ce que sentirait la pièce quand viendrait samedi, puisque la tâche du dimanche était de toute évidence de vider les pots et de récurer. Il y avait une table au pied du petit lit, placée exactement à équidistance du lit et du mur du fond. Il y avait une chaise dure en bois devant la table. Sur celle-ci se trouvaient différentes choses. Il y avait une liste, écrite en majuscules d’imprimerie laborieuses ; elle était divisée au milieu par une ligne. La partie gauche de la liste était intitulée « Ce que Maman aime », et commençait par : « Maman aime qu’un garçon soit propre. Maman aime qu’un garçon soit régulier. » La liste était longue. Le nombre de choses qu’aimait Maman semblait sans fin.

L’autre partie de la liste, intitulée « Ce que Maman n’aime pas », était aussi longue, cependant. On y lisait entre autres ; « Maman n’aime PAS la SALETÉ. Maman n’aime PAS les petites FILLES sales. Maman autorise seulement les filles qui punissent les petits garçons sales qui ne VEULENT PAS ALLER À LA SELLE. »

Ça continuait, mais j’en avais assez vu. En regardant cette petite table immaculée, l’envie de vomir montant en moi tandis que je me bouchais le nez, j’eus une image de Harvey, du gros dur extraverti de l’« Azincourt », buvant avec ses copains – et puis de l’autre, Harvey allongé sur son lit d’enfant, allongé avec obéissance, démence, dans l’odeur de ses excréments, pendant que sa mère écoutait à travers la fine cloison de sa chambre attenante, et se postait au-dessus de lui deux fois par jour lorsqu’il faisait ses besoins.

J’imaginais les deux femmes, en fait, postées au-dessus de lui, prêtes à le corriger, l’une d’elles munie d’une montre, sans doute au cas où il dépasserait la limite du temps nécessaire à la pitoyable opération.

Deux femmes, parce que sur la table se trouvait un portrait de Barbara dans un grand cadre métallique. Elle était habillée en infirmière, les cheveux soigneusement ramenés sous son bonnet. Elle avait l’air glacial. Mais sous la glace, c’était une expression corrompue, sans pitié, le visage d’une sadique.

Dans une impulsion, je saisis le fouet que je trouvai sur la table devant le portrait, brisai le manche en deux et jetai les morceaux par terre avant de sortir.