CHAPITRE 20
La fin du printemps, le début de l'été "1948"
Un grand ciré jaune sur les épaules, Myko et Björn, un cousin Danois, étaient assis sur des coques renversées de dériveurs dans le chantier de Millecrabe. Une petite pluie désagréable tombait depuis le matin.
Lorsque les cousins étaient désœuvrés, dans l'île, leurs pas les ramenaient toujours au chantier. C'était leur point de rendez-vous. Le cœur de l'île, pour eux. Et, depuis le début de la guerre, il y avait du spectacle. Les patrouilles navales. 24 heures sur 24, des patrouilleurs, des chasseurs de sous-marins, des vedettes rapides sillonnaient les côtes de la mer Noire et passaient plusieurs fois par jour, au ras des côtes, soit entre Millecrabe et le continent, soit au large de l'île.
Binou, le chat de Myko, était là aussi, couché à l'abri de la coque. On ne voyait que son museau posé sur ses pattes de devant. La sœur, Cécile et la mère du jeune homme, l'avaient amené dans l'île avant son arrivée ! Ses parents avaient été tenus au courant de l'état de leur fils. Il leur avait fait savoir qu'il irait en convalescence à Millecrabe et le psychiatre de l'hôpital avait écrit à sa mère, et à son père toujours au front, que Myko irait passer sa convalescence dans l'île, où il aurait plus de chance de retrouver son équilibre. Il avait donné des détails médicaux à son père et celui-ci avait écrit à sa femme de ne pas lui poser de question mais d'amener Binou à leur fils, sur place ! La mère de Myko avait une confiance totale en son mari, elle ne comprenait pas pourquoi il lui demandait cela mais avait fait le voyage, avec Cécile, pour amener le chat !
La rencontre entre le jeune homme et l'animal avait été étrange. Pas de grandes effusions, comme ils en avaient l'habitude, quand le jeune homme était étudiant et que Binou passait son temps sur le bureau de son maître, son "patron" comme disait Myko par dérision, lorsque celui-ci travaillait. Myko lui tenait de vrais discours, lui expliquant combien la physique était difficile, combien un problème lui paraissait ardu… Le chat le regardait, sérieux, ou poussait, parfois, de petits roucoulements qu'il modulait différemment, d'un instant à l'autre, comme s'il apportait son commentaire ! Il était incroyablement bavard, s'exprimait véritablement ! Pour ça il rappelait à Myko un petit hamster qu'il avait eu quand il avait dix ans et qu'il avait appelé Titi. Chaque matin, à l'heure du petit déjeuner, le petit rongeur agrippait les barreaux de sa cage avec ses pattes de devant et lui lançait des petits cris aigus, une sorte de bonjour en forme de trille, que le garçonnet avait traduit par ce nom : Titi.
Parfois Binou approchait sa tête du visage de son jeune maître et la tordait pour lui donner de grands coups de nez. Sur le nez, précisément ! Pour un mâle, il était étonnement tendre avec Myko. Ils se regardaient souvent, silencieux, l'un comme l'autre, les yeux dans les yeux. Longtemps. Le jeune chat le fixait droit, sans ciller, capable de continuer ainsi pendant plusieurs minutes. Ils ne disaient rien mais, l'un et l'autre, exprimait ainsi sa tendresse. Qui a dit qu'un chat ne regarde jamais en face ? Ceux qui ne les connaissent pas, avait répondu son père, ravi des relations entre son fils et l'animal. Et puis ils continuaient à se faire des clignements d'yeux. L'un après l'autre, sans se lâcher du regard. Le jeune homme appelait ça des messages de tendresse ! Myko avait beaucoup appris des animaux en regardant vivre son chat. Gustave Stoops affirmait à sa femme que le petit Binou était en train d'apprendre la traduction des non-dits, la sensibilité non formulée, à son fils.
A Millecrabe quand il avait aperçu son maître, Binou avait d'abord voulu venir vers lui, puis s'était arrêté net, s'asseyant sur ses fesses et le regardant bien en face, ses grands yeux jaune doré braqués vers son visage. Depuis, il le suivait, presque partout, son regard ne le quittant jamais longtemps. Dans la journée il l'accompagnait, à la salle à manger d'été, dans le quartier des isbas, au chantier. Mais si Myko faisait une promenade il s'arrêtait sous les arbres et attendait. Le jeune homme savait que les chats n'ont pas l'endurance nécessaire pour marcher sur de longues distances. Il dormait dans l'isba, sur le lit de Myko, et le rituel de Lvov s'était réinstallé. Quand le jeune homme se mettait au lit, Binou venait jusqu'à son visage et lui refaisait ses longues caresses avec le nez. Mais, ici, c'était le seul moment de la journée où il s'y livrait. En revanche, tout au long du jour, Myko sentait toujours le regard de l'animal posé sur lui et, confusément, réalisait que la présence du chat le touchait, l'apaisait, que ces regards silencieux l'atteignaient. Mais, en même temps, il se refusait à matérialiser son affection pour l'animal, à provoquer davantage de câlins, comme autrefois. Il était incapable d'analyser, d'expliquer ses propres attitudes. Il en était encore à ressentir des sentiments sans pouvoir se les expliquer. Son cerveau, était convalescent. En arrivant dans l'île il était seulement une sorte de zombie aux yeux ouverts. Son cerveau n'avait recommencé à fonctionner, timidement, par saccade, qu'après quinze jours.
Mais il avait à peine progressé depuis sa sortie de l'hôpital. Il donnait l'impression d'être une sorte de spectateur de la vie, de regarder les autres comme au travers du trou d'une serrure, de n'être pas concerné par ce qui l'entourait et refusait de participer. Même sa démarche était raide. Tout le monde savait, dans l'île, ce qui lui était arrivé, un médecin de l'hôpital militaire d'Odessa l'avait accompagné, dans une vedette de la Marine, et avait expliqué son état à la grand-tante Elise Fournier ; la plus jeune de sa génération de grands-oncles et tantes, ancienne institutrice en Roumanie ; et donné ses instructions. Il avait enfin précisé qu'une vedette de la Marine viendrait le chercher, chaque semaine, pour aller consulter un psychiatre de l'hôpital d'Odessa. Elle avait assimilé le tout et, à son tour, précisé quelle attitude devraient avoir les oncles, tantes et cousins, agrémenté de son interprétation des consignes. Ce qui était bien dans sa manière !
***
Le beau temps avait été remplacé depuis deux jours par une petite pluie fine et ils n'étaient pas sortis en voilier. Björn Gunarsson était un jeune homme de 24 ans, grand et costaud, massif comme un vrai nordique, les cheveux blonds très clairs, des traits rudes, pas spécialement beaux. Sergent d'Infanterie, il était en permission de convalescence, lui aussi, après deux blessures aux jambes qui le faisaient encore marcher avec une canne. La réunion de la famille n'aurait pas lieu, cette année encore, mais Millecrabe était occupée par des oncles, trop âgés pour être mobilisés, des jeunes cousins, encore lycéens ou en permission et des familles entières qui avaient fui les troupes chinoises, en Sibérie, en Ouzbékistan, au Kazakhstan ou au Turkménistan. Et puis des blessés, bien sûr, qui étaient venus en convalescence à Millecrabe. Ils étaient suffisamment nombreux pour que l'on ait aménagé des isbas pour eux. Des cousines et des tantes faisaient office d'infirmières, quand ils devaient encore rester couchés plusieurs heures par jour.
La nouvelle était tombée le matin : l'oncle Edouard allait venir prochainement passer trois jours dans l'île ! La première fois, depuis le début de la guerre, qu'il revenait voir la famille.
Myko avait un visage un peu hâlé, montrant qu'il avait récupéré physiquement, même s'il était encore assez maigre. Björn, lui, était encore pâle. Depuis près de quatre semaines c'est lui qui faisait la conversation, mais il n'avait pas l'air de se lasser. Souvent il n'attendait même pas une réponse de son cousin et poursuivait son espèce de monologue. Myko ne parlait pratiquement pas, se bornant à répondre, le plus brièvement possible, la plupart du temps par oui ou non, aux questions qu'on lui posait. Il était enfermé en lui-même, ne paraissait toujours pas s'intéresser aux autres, et le médecin qui le suivait, à l'hôpital militaire d'Odessa, repoussait sa convalescence de semaine en semaine.
Björn avait pris l'habitude de ces conversations à sens unique et soliloquait, parlant de n'importe quoi. Ce n'était pas un garçon bavard naturellement, tout à fait le contraire même. Ordinairement, avant guerre, il prenait part à la vie de ses cousins mais ne s'exprimait pas. Il se sentait largué. Il se savait peu brillant, donc il écoutait les conversations mais n'y participait jamais. Cette année il s'était produit quelque chose. Ses blessures, la guerre peut être, ou le fait de se sentir bien avec Myko, tellement silencieux.
Pour la première fois de sa vie Björn se sentait à l'aise avec un cousin et se laissait aller. Si bien que Myko aussi, le découvrait, était bien avec lui, même s'il ne le disait pas. La guerre avait interrompu sa formation de Technicien de Travaux Publiques. Il n'était pas doué pour les études et se sentait toujours mal à l'aise lorsque les autres les évoquaient. Alors il se taisait. Et, cette fois-ci, Myko ne se l'expliquait pas, il faisait les demandes et les réponses, et de longs commentaires qui n'en finissaient plus. Parfois Björn décrochait puis reprenait le fil, plus tard. Comme s'il n'y avait pas eu d'interruption.
- … le chirurgien m'a dit ça tranquillement. Ce type, là, à côté, je le voyais depuis onze jours. Bon, on ne peut pas rester totalement indifférent, malgré ce que je raconte, tu comprends ?
Et puis c'était différent du front, en plus. Je n'avais pas à me méfier, tu vois ?… Pas besoin de la fermer. Enfin le toubib avait raison, le gars est mort la semaine suivante. Infection généralisée. Et il était arrivé avec seulement une blessure tranquille. Une balle qui lui avait traversé le gras du bras… Faut dire qu'il y avait de la place, ce type avait les plus gros biceps que j'ai jamais vus, tu peux pas savoir ! Le toubib avait raison, il s'est laissé aller. Et ça m'a fait drôlement réfléchir, tu sais ?… Voilà un type qui devait s'en tirer, une blessure pas méchante, soignée à temps… Il devait en avoir marre, disaient les autres, dans la salle. Mais marre de quoi ? De la guerre ? On en a tous marre. C'est pas une vie qu'on a sur le front. Surtout l'hiver… Remarque, moi j'aime bien le froid, ça me revigore comme dit la tante Martha. Question d'origine, je pense. De gènes. Ca c'est un mot que j'ai appris à l'hôpital !…
Il resta un moment silencieux, alluma une cigarette et tendit le paquet à Myko qui fit non de la tête.
- Tu vois, reprit Björn, je me posais pas ces questions avant la guerre. Pour moi la vie était simple. A l'école des Travaux Publiques, j'étouffais un peu mais on avait beaucoup de stages pratiques sur des chantiers et j'aime bien la vie au grand air. Enfin ça me plaisait bien, quoi… Au début de la guerre non plus, je me posais pas de questions. Bon, il y avait un boulot à faire, je le faisais. On a reculé de plus en plus et je me demandais pourquoi ? On se battait bien, mais les Chinois étaient toujours là, juste devant nous. On était assez nombreux, en plus. Alors pourquoi ? Quand on attaquait, on aurait dit que les Chinois le savaient il y avait des mitrailleuses partout. C'est fou ce qu'ils ont comme mitrailleuses ces gars là… remarque on commence à en avoir nous aussi. Cette MG 42 ça c'est un bon engin ! Fiable, précise, robuste, un tir rapide, on est tranquille avec ça… Moi, j'aurais bien aimé commander un groupe de mitrailleurs quand ils m'ont donné mon galon de Sergent. Mais ça s'est pas fait… Ils disent que les gars me suivent quand il faut attaquer. Jamais su pourquoi ils disent ça ? Les autres Sergents aussi les gars les suivent. Je ne comprends pas…
Lorsque la cloche du déjeuner retentit, la pluie fine s'était transformée en une petite bruine. Björn se leva en s'aidant de sa canne. Myko le suivit jusqu'à la salle à manger sous les pins. Des toiles avaient été tendues au-dessus de certaines tables et des jeunes femmes s'occupaient dans le bâtiment ouvert des cuisines. Myko suivit son cousin qui se dirigeait vers une table où des oncles et tantes réfugiés s'étaient installés.
- Eux, je les trouve drôlement courageux, fit Björn en marchant dans leur direction. Ils ont tout perdu, ils ont vu des trucs terribles, tous ces morts sur les pistes. Après la guerre j'espère que la famille les aidera. Il faut pas que les Chinois s'en tirent comme la dernière fois, Myko. Ils ont fait trop de mal, tu comprends ?
Souvent il terminait ses phrases par un "tu comprends ?" qui n'appelait pourtant pas d'acquiescement. Curieusement Mykola songea que c'était un travers commun à beaucoup de Clermont. A table, en retrouvant la famille, Björn était peu bavard, comme si la conversation générale l'embarrassait.
- Il faudrait bien que les bateaux puissent sortir pour ramener du poisson, remarqua un oncle. Aux cuisines ils font des miracles avec les restes. Pourtant on n'est même pas deux cents, ici, cette année.
- Tu te souviens des repas d'avant guerre pour l'anniversaire, Gilbert ? dit sa voisine enveloppée dans un long châle aux couleurs violentes.
La remarque interrompit la conversation. C'était souvent ainsi. Tout le monde faisait des efforts pour parler de sujets sans importance, loin de la guerre, mais il y avait toujours une remarque pour la faire ressurgir.
- Il faudrait qu'on essaie d'aller poser des filets, dit brusquement un autre oncle, plus âgé, même si notre Commodore n'est plus là pour nous guider.
Otto Bracken, le Commodore, lui aussi, avait disparu, dans le torpillage de son Destroyer, dans le Pacifique Nord. Il y avait beaucoup de morts dans la famille. Pratiquement chaque mois, des cousins et des oncles venaient en permission à Millecrabe, depuis le début de la guerre. Mais la grande offensive chinoise d'avril avait changé tout cela. Désormais c'étaient les convalescents les plus nombreux. Et ils voulaient savoir ce qu'étaient devenus les autres, avoir des nouvelles. Dès le début de la guerre, la grand-tante Elise Fournier avait commencé à tenir un registre. Ce qu'elle appelait son Grand Cahier. Elle y tenait la liste des morts, des blessés, des prisonniers, bien sûr. Elle y notait les affectations de chacun, les secteurs postaux, les états de santé, les adresses des familles, à qui elle écrivait, à longueur de journée, pour donner des nouvelles des uns et des autres, faisant le lien entre toutes, s'efforçant de garder la tribu soudée. Comme pour y ajouter un cachet, le Grand Oncle Stepan les cosignait. Myko avait refusé de consulter le grand livre. Il refusait de connaître les noms de ceux qui étaient morts. C'était sa façon de refuser la réalité, de continuer à voir la famille comme avant la guerre. Des cousins n'étaient pas là mais ils étaient ailleurs, n'avaient pas pu venir… Son cerveau semblait vouloir repousser la situation réelle, se réfugiait dans l'ignorance. Cependant il recommençait, peu à peu, à fonctionner.
A l'hôpital il était dans une sorte d'état second. Il regardait dans le vide durant des heures, ne ressentant, en permanence, qu'une grande souffrance morale. Il n'avait gardé, de cette époque, que ce sentiment de souffrance intense, sans en savoir plus. Cette époque était confuse dans sa tête. Son cerveau n'avait recommencé à fonctionner, timidement, par fractions de seconde ; à lui envoyer des clichés, fugitifs ; que les jours précédents. En arrivant à Millecrabe il avait encore les yeux fixes pendant de longues périodes. Puis, peu à peu, dans un décor familier, son regard s'était attardé sur ce qui l'entourait. Par à coup, des choses revenaient, mais il les ordonnait mal. Il savait seulement que la réalité, la vie, étaient souffrances et il les refusait. Pour se préserver, sans doute. Mais il ne pouvait pas empêcher son cerveau de recommencer à analyser, mesurer, comparer. Timidement, bien entendu, mais ça revenait doucement, tout doucement, par soudaines montées de conscience, comme s'il y avait un combat, en lui, entre deux Myko. L'un voulant faire remonter des choses que l'autre enfouissait profondément, pour éviter le retour de la douleur, lui avait expliqué le psychiatre.
***
Après le déjeuner il s'arrêta de bruiner. Il participa à la vaisselle, comme à chaque repas. Chacun aidait, désormais. Le soleil avait l'air de vouloir revenir et il retourna au chantier, suivi de Binou, dont le poil mouillé était collé par petites mèches, comme si on lui avait passé de la gomina. Il avait une curieuse façon de marcher. Il ne suivait pas son maître, ni ne le précédait pour fureter, comme le font souvent les chats. Non il marchait à côté de lui. Et toujours à gauche. Björn faisait une sieste, chaque après-midi. Myko allait s'asseoir sur une coque quand il interrompit son geste, regarda autour de lui et parut prendre une décision. Il enleva son ciré, regarda à droite et à gauche, croisant le regard attentif de Binou, et se tourna vers la pinède avant de commencer à trotter, terriblement raide, en direction des isbas. Binou renonça à le suivre et s'assit, le suivant des yeux à travers les arbres. Le jeune homme entra doucement dans celle qu'il partageait avec Björn, pour ne pas réveiller son cousin, et se déshabilla. Il mit des sandales, un short et ne garda qu'une chemise à manches courtes, puis sortit et se dirigea vers la côte sud en courant doucement, comme s'il découvrait son corps. Quelque chose dans son crâne, lui disait qu'il n'était pas ainsi, auparavant. Pas aussi… gauche. Le mot exact avait de la peine à monter à sa mémoire. Il trottait comme s'il avait mal partout, comme s'il était courbatu.
Arrivé à la mer il tourna à l'est et accéléra un peu, le long de la grève. Très vite ses cuisses le firent souffrir. Il eut envie d'arrêter et cette idée le tourmenta. A force de tourner dans sa tête, elle finit par devenir claire. Est-ce qu'il était incapable de courir, de souffrir physiquement ? A son insu, son cerveau commençait à lui demander des comptes, depuis quelques jours. A ébaucher des analyses des pensées qui lui venaient. Il refoula la douleur, refusa l'idée d'être amoindri et se força à accélérer légèrement. Avant la pointe est, il crut devoir stopper tant il avait mal aux jambes et au buste. Cette fois il se rendit compte qu'il grimaçait à chaque foulée. Il les allongea pour diminuer la souffrance, en gardant la même allure. Après la pointe de l'île, la douleur était entrée en lui, comme si elle faisait partie de son existence, et il commença à l'oublier. Il souffrait et s'en accommodait. Mais il se produisait une chose bouleversante : il voulait souffrir. Il fallait qu'il souffre parce que… parce que c'était juste, c'était sa punition ! Le mot s'imposa à lui.
Alors le souvenir revint, comme si quelque chose avait craqué dans sa tête, des images claires, précises… Le combat. La chute, les uns après les autres de ses pilotes. Il voyait tout, comme une projection de cinéma. Mais, en outre, il sentait des odeurs, ressentait des sensations physiques.
Sans s'en rendre compte, il avait accéléré sa course. Pour souffrir davantage… et son corps lui criait "assez"! Il retrouva le désespoir qui l'avait possédé, la rage, la peur, aussi. Sans s'en rendre compte il secouait la tête, au fur et à mesure où son cerveau retrouvait sa lucidité, lui restituait les scènes gravées dans sa mémoire et où son corps, torturé, lui disait qu'il allait craquer…
Plus tard il revit les chasseurs chinois. Et, cette fois, il prit du recul, raisonnant. Il se souvenait de leurs trajectoires. Dieu que ces gars pilotaient bien. Des évolutions sans grâce mais foutrement efficaces ! C'est ça qu'il fallait atteindre, l'efficacité dans chaque mouvement sur les commandes. Sans s'en rendre compte il venait de réintégrer le passé.
Sans transition il était passé du flou à une lucidité, une mémoire, parfaites. Il se revit dans son poste de pilotage, sentit le manche dans sa main, se souvint des silhouettes des appareils ennemis au travers de sa verrière, de son doigt qui commandait le feu de ses canons. Les scènes se déroulaient en continuité, comme si sa mémoire les lui restituait en séquences enchaînées. Dans leur chronologie. Enfin. Il revoyait les apparitions fugitives des Ki61, quand il levait les yeux vers son rétroviseur de verrière, au-dessus du tableau de bord, et qu'un chinois s'alignait, un bref instant, dans sa trajectoire. Il se souvint de celui qui l'avait abattu. Il n'avait pas réagi assez vite. Le coup de pied dans le palonnier, pour faire déraper sa machine, n'était pas venu assez rapidement et son Focke-Wulf avait encaissé… C'était sa faute !
Il retrouva, confusément, encore une fois, les sentiments qui l'avaient agressé à ce moment là et se demanda, un instant, s'il n'avait pas été délibérément trop lent, pour en finir, comme s'il avait voulu en finir… Son regard était différent, maintenant. Plus vivant. Sa dernière pensée lui fit stopper brusquement sa course. Il continua à marcher pendant plusieurs dizaines de mètres. Il s'interrogeait avec angoisse.
Avait-il baissé les bras ? Accepté la défaite ? Voulu être abattu ? Cette idée là le mit mal à l'aise et il recommença à trotter, se forçant à oublier la douleur qui remontait déjà dans ses cuisses. Oui, en obligeant son cerveau à lui obéir, à retrouver les sentiments qui l'agitaient au moment de la rafale, il pensa qu'il y avait un peu de cela. Il avait, plus ou moins consciemment, voulu être abattu… Mais pourquoi ? Pour rester, d'une certaine manière, avec les autres ? Pour être abattu comme eux ? Pour consommer sa défaite, la carence qu'il avait montrée à les diriger au combat ? Pour partager leur souffrance, leur fin. Pour expier ?… Les pensées lui venaient par saccades, comme si son cerveau, ankylosé, se remettait à fonctionner en cahotant.
C'était malsain ! L'idée surgit brusquement dans son esprit, s'imposa… Il était sûr à présent, que c'était bien ce qui s'était passé. Ils étaient ses amis, ses pilotes. Oui, il avait mal, horriblement mal raisonné dans sa carlingue, il s'en rendait compte à présent. Il n'était pas là pour avoir des états d'âme. Son boulot était de se battre, de descendre des Zéros, des Ki61, et des bombardiers, bien sûr… Seulement il y avait les autres. Ils étaient là, devant ses yeux. Il revoyait leurs sourires, leurs manies. Ils étaient ses amis, ses compagnons de combat. Il en revenait toujours à ça. On n'a pas le droit de laisser tomber les gens que l'on a emmenés au combat… Leur fin était sa responsabilité !
Plus les souvenirs revenaient, plus ils étaient précis, plus il se disait que c'était lui qui avait piégé son Escadrille. C'était lui qui l'avait amenée dans cette position indéfendable. Qui les avait posés là, comme des cibles, devant des pilotes chinois trop forts pour eux. Lui ! Enfin, c'était le Contrôle qui les avait guidés là, mais lui n'avait pas su voir qu'il fallait fuir. Les La 5 avaient bien fui, eux… Les mots lui manquaient. Quelque chose clochait dans son cerveau, il se sentait illogique dans la suite qu'il donnait aux évènements mais ne voyait pas où il se trompait.
Il se rendit compte qu'il était revenu à son point de départ, sur la grève. Il avait fait le tour de l'île sans s'en rendre compte. Si ce n'est que ses jambes, elles, marquaient le coup. Elles ne voulaient plus rien savoir. A pas lents, douloureux, encore plus raide qu'auparavant, il revint à l'isba où Binou l'attendait, dormant sur le pas de la porte fermée. Il se lava tout le corps, frissonnant devant le seau d'eau où il plongeait un gant de toilette. Après s'être séché durement pour se réchauffer, il avala deux comprimés d'Aspirine. Quelque chose, en lui, le lui rappelait, il devait le faire pour éviter des courbatures, après cet effort démentiel, sur la grève. Pour que le sang amassé dans les muscles pendant l'effort circule, s'en aille, et ne provoque pas ces courbatures en y stagnant, comme après un choc, un traumatisme. Il n'avait jamais recommencé à courir depuis… depuis le drame. Il venait de trop demander à son corps. Il s'allongea sur son lit et s'endormit rapidement, inconscient de ce que son chat avait grimpé sur le lit, près de sa tête et, couché en sphinx, les pattes de devant retournés vers sa poitrine, le regardait dormir.
***
Myko retrouva Andreï le surlendemain. Il avait été amené par la cousine Hanna Pietri. Sur sa poitrine, à côté de la croix de guerre, on voyait le ruban rouge d'Officier de la Légion d'Honneur, et le cordon de la Croix de Fer avec Glaives, entourait son cou ! Myko se souvint de lui, des dernières vacances, juste avant la guerre. Il était en permission pour huit jours mais ne restait que quatre jours ici avant d'aller rendre visite à sa famille à Minsk. Il portait un uniforme d'artilleur, Capitaine, et raconta aux cousins qu'il avait été recalé à la visite médicale aéro pour une histoire de sinus qui se bloquaient en altitude. Il avait alors opté pour les nouvelles armes de l'artillerie, les Orgues, qui demandaient une formation spécifique, plus courte que celle des artilleurs classiques. Les Orgues étaient placées sur des camions semi chenillés dont le long plateau arrière supportait 40 rampes de lancement de fusées ! Le soir de son arrivée, Hanna et lui invitèrent ceux qui le désiraient à boire des bouteilles de vodka au poivre qu'ils avaient amenées. Ils se retrouvèrent devant l'isba de la jeune fille. Curieusement, ce soir là, tous les hommes et les jeunes filles servant dans l'armée avaient mis leur uniforme et le groupe avait un air curieusement empoté. Ils étaient une vingtaine, tous en tenue. Et il y avait autant de femmes, tantes ou cousines, civiles. Myko était là. Lui aussi. A la demande de Björn, il avait revêtu son uniforme. Et il écoutait, écoutait vraiment, ce soir là. Il n'avait plus son air absent, mais paraissait encore plus sombre. Il ne disait rien mais, au moins, il était venu.
- Alors tu n'as pas encore été engagé au combat, Andreï? fit un oncle, Capitaine du Génie.
Le jeune homme eut un sourire gêné.
- Non. Je sors tout juste du cours de formation et j'irai rejoindre mon unité, qui est déjà sur le front nord devant l'offensive chinoise, en rentrant de cette permission.
- On ne peut pas vraiment dire qu'il n'a pas été au combat, Oncle Edouardo, intervint Hanna. Andreï était dans les Services Spéciaux du Renseignement auparavant, et il a fait plus que sa part, crois-moi. Les décorations qu'il porte en témoignent.
Tous les yeux dérivèrent machinalement vers la poitrine du jeune homme. Plusieurs hommes présents portaient également la Croix de fer, mais la croix de Première ou de Deuxième Classe. Pas les glaives. La différence était énorme. Mykola n'arborait que la Croix de guerre avec les étoiles correspondant au nombre de victoires, une étoile pour cinq avions abattus, ce qui représentait plusieurs rangs sur sa poitrine, la Croix de Fer avec les Glaives qu'il avait reçue pour sa soixantième victoire et la croix de Grand Officier de la Légion d'honneur. Pas les médailles qui concernaient son dernier combat. Il avait confusément honte de les porter, comme si ces décorations reposaient sur le sang de ses camarades. Quand il allait voir le psychiatre, chaque semaine, à l'hôpital d'Odessa, il voyait, à son entrée, le regard du médecin dériver vers sa poitrine. Le gars lui avait dit un jour que lorsqu'il mettrait toutes ses médailles, cela voudrait dire qu'il aurait accepté le passé. Il en était loin !
- Je ne voulais pas mettre ton courage en cause, Andreï, reprit vite l'oncle, c'était une de ces remarques idiotes, simplement. Je ne te poserai pas de question sur ton travail, j'espère seulement qu'après la guerre tu pourras nous raconter comment tu as obtenu tout ça.
- Et tu seras fichtrement fier qu'il soit un proche de la famille, oncle Edouardo, lança encore Hanna, les yeux brillants.
- Tiens, et comment le sais-tu, toi ? répliqua l'oncle avec une moue amusée. Tu es au courant des opérations des Services Spéciaux ?
La jeune fille fut soudain gênée et s'agita vaguement alors que quelques rires s'élevaient.
- C'est que… c'est parce que… Oh tu m'agaces prodigieusement, mon oncle ! Quoi que je te réponde je suis coincée. Soit, Andreï paraît me parler trop facilement, soit, je suis une vantarde !
- Peut être es-tu seulement une amie généreuse, fit alors la voix de Mykola, dans un instant de silence.
La remarque était anodine mais le jeune homme n'était jamais intervenu dans une conversation jusqu'ici et sa réflexion mit tout le monde mal à l'aise. Il y eut un silence brusque. Comme si quelqu'un avait dit une bêtise. Andreï réagit immédiatement, enchaînant :
- Et peut être, toi, es-tu un homme bienveillant ? dit-il en regardant Myko avec son sourire gentil.
- Ca c'est un truc qui m'aurait fichu une frousse carabinée, les Services Spéciaux, dit soudain Björn, parlant, pour une fois. Je me suis toujours demandé comment des gars pouvaient entrer là-dedans.
- Par inconscience, répondit Andreï en riant pour détendre l'atmosphère… Et puis, de temps en temps, il y en a qui craquent, comme moi, et qui s'en vont.
- Toi, tu as craqué ? fit Björn, incrédule.
Andreï fut sérieux pour répondre.
- Oui, Björn… J'avais surestimé ma résistance aux sentiments normaux d'un homme ordinaire. Je me suis trouvé dans des circonstances où… et bien j'ai craqué, quoi. Enfin pas sur le moment, mais ensuite. J'ai demandé une nouvelle affectation. C'est qu'aucun civil n'est préparé, mentalement, aux conséquences de la guerre. Aux circonstances que l'on affronte. Selon son affectation on se trouve devant des choses… qui heurtent profondément. Alors les uns trouvent assez de forces pour repartir, d'autres pas. Je suis de la seconde catégorie.
- Je n'aime pas que tu dises des choses comme ça, fit Hanna en lui donnant un coup sur le bras. C'est faux, et surtout, incomplet. Tu n'as le droit de rien dire de ce qui s'est passé et ce qui va rester dans la mémoire de ceux qui t'écoutent en ce moment est incomplet et injuste. On te croira faible ou lâche et ce n'est pas ça… Bon, c'est vrai, ajouta-t-elle en se tournant vers les autres, je suis un peu au courant, de quelques détails. Pas un récit d'Andreï, mais les circonstances ont voulu que j'apprenne certains faits, à son retour. Il avait été blessé, pas gravement, mais assez pour qu'il passe quinze jours à l'hôpital de Moscou et je l'y ai vu. Et… enfin j'ai appris quelques bribes, même si ce n'est pas grand chose. Voilà. Je ne suis pas non plus autorisée à en révéler quoi que ce soit. Mais je peux au moins dire que je ne vois pas qui, dans la famille, serait sorti intact de ce qu'a vécu Andreï.
- Tu sais, petite, fit alors un oncle, en uniforme gris de Capitaine des Transmissions de la Garde, il est inutile de le défendre aussi vigoureusement. Toute la famille connaît Andreï, même s'il n'a passé que peu de temps parmi nous à ces dernières belles vacances. Aucun de nous ne le blâmerait de craquer. Même chez nous, aux Transmissions, certains se sont trouvés dans des situations si traumatisantes qu'ils en ont été définitivement marqués. C'est ça la guerre. Personne n'en sort indemne. C'est pour cette raison que j'en veux tellement à la Chine. Elle porte l'immense, la seule responsabilité de cette guerre. C'est elle qui est à l'origine de tout. Et ce qui en découle, les tueries, les quantités de morts, les cas de conscience, tout ce que tu peux imaginer, est à placer dans leur plateau de la balance. Nous n'aurions jamais été amenés à faire ce qu'on nous ordonne aujourd'hui, sans la Chine de Xian Lo Chu. Aucun de nous n'aurait de sang sur les mains sans lui. Aucun homme n'aurait eu à donner un ordre d'attaque, sachant qu'une grande partie des hommes qu'il envoie au feu ne reviendra pas, sans cette Chine là. En réalité la Chine porte l'entière responsabilité de tout ce qui traumatise définitivement chaque homme et femme d'Europe, aujourd'hui. Chacune des choses, petites ou grandes, qui nous marquent, dont on se reproche de les avoir commises : les injustices, les mauvais ordres ; ou que l'on juge mauvais dans les tourments de notre conscience. Personne n'avait été préparé à cela. Même nos militaires de carrière, je le crois bien. Alors que certains craquent, comme le disent les plus honnêtes ou les plus lucides, ça ne prouve rien. Aucun homme ne peut affirmer qu'il s'est trouvé dans les mêmes circonstances qu'un autre. Simplement parce que nous sommes uniques. Chaque être humain est unique par le secret de ses pensées. Deux hommes qui montent à l'assaut d'une position, côte à côte, ne connaissent pas la même épreuve. Ils n'éprouvent même pas la même peur. Parce qu'une part de ce qui se passe en eux est inconnue de l'autre. Personne ne sait dans quelles dispositions d'esprit se trouve chacun d'eux au moment de l'assaut. Personne ne sait quels souvenirs particuliers remontent à la mémoire de chacun, venant troubler sa perception de ce qu'il vit et augmenter sa détresse ou sa peur. Il ne faut pas exactement la même dose de courage à chacun d'eux… Tout cela, la vie, n'est pas mathématique. Je sais que j'ai l'air de pontifier, en ce moment, ce que je veux dire c'est que craquer, à un moment ou un autre, est naturel. Qu'il y a une infinité de façons de craquer, dont la plus grande partie est invisible pour les autres, mais fait autant de mal dans notre cœur. En bref, que chacun doit trouver sa propre méthode pour ne pas craquer, ou se remettre ensuite, et qu'il ne faut pas jeter la pierre à celui à qui cela arrive. Il n'avait simplement pas encore trouvé son antidote à lui. Il fait seulement la preuve qu'il est un homme sensible, de conscience. Qu'il a une conscience, justement. C'est la plus belle part de l'être humain, nous le savons tous… Qu'Andreï ait fait connaître qu'il ne pouvait plus servir dans les Services Spéciaux n'est pas à mettre à son débit, petite. Il a identifié une situation qui peut se reproduire et qu'il n'est pas sûr de surmonter, cette fois là, c'est une preuve d'intelligence, et de lucidité, je te le répète. Aucun de nous n'est capable de surmonter n'importe quelle atrocité, n'importe quel cas de conscience. Si tu t'intéresses à Andreï… comme nous en avons tous l'impression je le crois bien, tu ferais mieux d'admettre cela rapidement : il est comme les autres, susceptible de craquer. C'est un risque. Pour chaque individu. Aussi fort soit-il. Sans exception.
Etrangement Mykola n'avait pas un instant pensé que l'oncle le visait en disant ces mots. Son regard allait d'Hanna à Andreï seulement. Ne sachant quelle attitude adopter celle-ci ouvrit une nouvelle bouteille de vodka et lança la conversation sur les voiliers et la pêche.
***
Le souvenir de ce qu'avait dit l'oncle tourna dans la tête de Myko, les jours suivants. Ses propos n'avaient fait que provoquer de nouvelles craintes, à son propre sujet. Il voulait bien croire qu'il allait se remettre, comme l'assurait le médecin, mais était-il encore en état de combattre en Escadrille ? Et même, simplement, de voler ? Ne risquait-il pas de craquer de nouveau ? De se tromper encore une fois et de faire massacrer une nouvelle Escadrille ? L'idée le hantait. Il savait qu'il devait trouver la réponse mais ne voyait pas comment y parvenir.
Désormais il allait chaque matin et chaque après-midi faire, plusieurs fois, certains jours, le tour de l'île en courant, et son état physique était revenu à son meilleur niveau. Il était en train de perdre sa gaucherie, sa raideur, ce que le psychiatre remarqua en lui disant qu'il s'ouvrait, que sa raideur physique était l'écho de ce qui se passait dans son cerveau, de son refus de la vie. En réalité il était même davantage endurant qu'il ne l'avait jamais été auparavant. Mais il était toujours enfermé en lui-même. Il ne refusait plus ; de la même manière, en tout cas ; le monde extérieur, ne cherchait pas à s'isoler, mais ne communiquait pas avec les oncles et les cousins, depuis cette soirée. Le médecin militaire, à Odessa, l'interrogeait chaque jeudi et l'incitait à réfléchir sur tel ou tel sujet.
Au début le jeune homme ne voyait pas le but de ce curieux traitement. En quoi le fait de se souvenir de son adolescence et des sorties à la voile avec les cousins, de vols sans histoires, de simples patrouilles, de l'atmosphère de la tente d'alerte, de la tente-mess, pouvait-il l'aider à voir clair en lui en ce moment ? Il se rendait compte de son état maintenant, mais comme s'il était étranger à tout cela, et examinait quelqu'un d'autre à la loupe. Il percevait les carences de son comportement, était capable de se dire qu'autrefois il aurait participé aux bavardages quotidiens, et même que tel ou tel sujet l'aurait intéressé. Mais rien ne l'amenait à entrer dans la conversation. Il savait que les idées qui étaient agitées l'intéressaient, mais il y avait en lui une muraille qui l'empêchait de franchir le pas, de s'adresser aux autres. Un peu comme si son cerveau était anesthésié, fonctionnait lentement et qu'il assistait aux débats sans pouvoir y participer parce que le temps de formuler, intérieurement une remarque, un commentaire, le propos agité avait continué sa route en le laissant avec plusieurs interventions de retard. Comme s'il y avait en permanence, un décalage entre ce qu'il pensait et la réalité.
L'autre soir, par exemple, il aurait voulu dire à l'oncle, que l'argument de la seule responsabilité des chinois était trop facile. Que ceux-ci n'étaient, directement, pour rien dans les décisions que l'on prenait au combat. Dans les mauvais jugements, les mauvais ordres, et même dans l'issue d'un combat. Dans l'absolu, ils étaient les responsables originels, d'accord, mais pas dans la réalité. Même le Droit fait la différence entre les responsabilités pénales et morales. Quand un automobiliste renverse un gosse jailli soudain sur la route devant lui, il n'est pas responsable du geste de l'enfant, mais il était bel et bien coupable de l'avoir blessé avec son auto. Accident ou pas, involontaire ou pas, sa faute ou pas, c'est lui qui avait causé la souffrance, les blessures, personne ne pouvait dire le contraire. Et le tribunal condamnait "l'automobiliste", pas "l'homme", à indemniser les parents. Il était juste que les parents puissent faire soigner leur enfant et il fallait bien que quelqu'un paie pour cela : "l'automobiliste". L'argent n'allait pas tomber du ciel. Mais il n'était pas juste que "l'homme" ait une importante somme à débourser. En revanche, l'automobiliste était bien le vrai responsable, l'auteur des blessures de l'enfant. Ca, personne ne pouvait l'effacer ! C'est même pour cela que les législateurs avaient amené la création de la notion d'assurance !
Dans son propre cas les Chinois n'étaient pas moralement responsables de la disparition de son Escadrille, ils en étaient seulement les auteurs, dans les faits. Les pilotes chinois n'avaient fait que leur boulot. C'est lui qui était le responsable moral, direct, du drame !… Non, pas moral, c'était exactement l'inverse. Les Chinois étaient responsables moralement et lui, tout simplement par son incompétence, était le vrai responsable, dans les faits… Seulement son cerveau ne suivait pas le raisonnement jusque là, comme lorsqu'il était à l'hôpital. Quelque chose grinçait en lui. Il avait trop revu le film de la mission dans sa tête, ces derniers jours. Il avait fini par accepter les faits. Sa conscience était trop honnête, avait-il envie de dire, pour le tromper. Il avait découvert qu'il n'avait pas commis de faute tactique. Que rien ne permettait de savoir qu’à la sortie des nuages, ils allaient tomber sur un groupe aussi important de Ki61 et, surtout, composé de pilotes aussi bons… N'empêche que ses gars avaient été descendus. Il butait toujours sur le même fait, incontournable : leur disparition. Ce qu'il aurait voulu, découvrit-il peu à peu, c'eût été de trouver le moyen de les sauver. Et là il n'y avait rien à faire, il y avait bel et bien échoué.
***
Un oncle s'était décidé à tenter de placer les filets en mer et trois bateaux étaient sortis avec des équipages d'oncles âgés et de jeunes cousins, lycéens pour la plupart. Les cousins mobilisés, en permission de convalescence n'étaient pas, physiquement, en état de rendre beaucoup de services et il y en avait peu à bord. Ce n'était plus la même atmosphère qu'autrefois sur les bateaux. On n'avait pas formellement demandé à Myko de venir mais il s'était présenté, en silence, au moment du départ, montant dans le dernier "canote". Pour palier le peu d'expérience de la pêche des équipages, ceux-ci étaient plus nombreux qu'auparavant. Ils avaient pris un cap ouest pour aller dans la zone qui rendait le mieux, dans leurs souvenirs. Le vent de sud, assez soutenu, faisait gîter les voiliers et Mykola était assis entre le grand mât et le platbord de tribord, au vent, écoutant la conversation qui s'était engagée entre deux oncles et un cousin Portugais de 22 ans, Lieutenant de chars, Alberto Ruiz, qui avait été blessé au flanc et qui, désormais rétabli, achevait son séjour.
- … meilleurs matériels que nous. Mais la tendance s'inverse, oncle Henri. Je peux te dire que nous venons de recevoir des blindés, les T 34, autrement plus modernes, plus redoutables, que les Panthers et même les Léopards chinois. On va certainement entrer dans la bagarre bientôt, avec cette sacrée offensive chinoise dans le nord.
- C'est une nouvelle unité, tu as dit ? Tu en as changé, alors ? A mon époque on ne passait jamais d'un Régiment à un autre.
- C'était en temps de paix, oncle Henri, et les choses étaient différentes. Aujourd'hui on constitue de nouveaux Régiments avec des gars sans l'expérience du feu. Il faut les rendre efficaces tout de suite, alors on prélève la moitié des hommes constituant les unités expérimentées pour fabriquer l'épine dorsale du Régiment nouvellement créé. Et ils sont remplacés par des nouveaux, des jeunes, juste formés dans leur ancienne unité. De cette manière un ancien Régiment perd la moitié de ses hommes mais la qualité moyenne des deux unités est satisfaisante, immédiatement, même si elle est inférieure, pendant un temps.
- Et ça ne vous fait rien de quitter les copains ?
Alberto hocha la tête lentement et fit tarder sa réponse.
- Si, bien sûr que si. Mais, enfin pour moi, c'est une bonne chose. Il ne faut pas s'attacher aux copains de combat, tu comprends oncle Henri ? Ca c'est la pire des choses. Au début on est content de vivre à côté de types qu'on connaît bien, que l'on trouve sympathiques, auxquels on s'habitue. Seulement le jour où il y a des dégâts, où des membres de ton équipage, ou même de ton Peloton, sont tués, alors tu dégustes. Ca c'est une des premières choses que j'ai apprises. Les copains de guerre, la camaraderie et tout ça, c'est bon pour le cinéma. Ca ne tient pas la route. Dans la réalité il ne faut pas en avoir ! Enfin pour moi. Il ne faut pas avoir de vrais copains, tu comprends, oncle Henri ? Dans mon Régiment les anciens le savent bien. Parce que tu encaisses trop mal les disparitions. Si tu veux tenir le coup, il faut blinder tes sentiments. Voir tuer un membre de ton équipage et pouvoir continuer en le chassant de ta mémoire. Un autre prendra sa place, à bord. D'accord, dis comme ça, c'est assez froid je le reconnais… je suppose qu'on peut me prendre pour un type insensible, mais je t'assure que c'est la seule façon de tenir le coup, moralement. Les gars que je connais, qui ont cette attitude, sont toujours dans le Régiment, les autres sont morts ou ont été blessés.
- Est-ce que tu ne prends pas le problème à l'envers Alberto ? Si tu ne regardes que ceux qui sont toujours là, ton raisonnement est faussé… Est-ce que tu penses vraiment que les hommes plus sensibles ont disparu précisément parce qu'ils étaient sensibles, ou par malchance ?
Alberto haussa les épaules.
- Je n'irai pas jusque là, bien sûr. Et je me suis probablement mal exprimé. Si un nouveau faisait une observation à froid du comportement des hommes, il ne constaterait rien de ce que je viens de dire. Les gars, les anciens je veux dire, se comportent comme s'ils étaient très copains entre eux, et avec les jeunes. Ils disent des bêtises, se lancent de grandes tapes sur les épaules, toutes ces conneries… Seulement quand il y a un coup dur et que des chars sautent, tu ne remarques pas de changement dans leur comportement à eux. Ils ne parlent pas des morts. Ils mangent, ils dorment comme auparavant, comme s'il ne s'était rien passé. Ils se sont blindés, c'est tout.
Henri tendit une main pour garder son assise quand le bateau heurta une lame plus haute.
- C'est assez triste comme vie, non ?
- Ca sert à survivre, oncle Henri, on n'en demande pas plus. De mon Escadron du début de la guerre, enfin de l'entraînement, il ne reste personne. Je n'ai pas oublié les gars mais je les chasse de ma mémoire immédiate. Pour moi c'est comme s'ils avaient été envoyés dans un autre Régiment. Les plus durs à oublier sont ceux que j'ai vu mourir… J'ai perdu un équipage, l'an dernier. On a reçu un coup par le travers, qui a perforé. J'étais tout en haut de la tourelle, ouverte, et j'ai été éjecté. Au sol, près de moi, j'ai vu mon tireur. Il n'avait plus de poitrine ! Un amas de chairs. Et pourtant il vivait toujours. Il m'a regardé… Ca, ce regard là, je ne l'ai pas oublié ! Les autres ont grillé dans le char. Eux, je les ai oubliés… Je me rends bien compte que je m'explique mal, Oncle Henri, mais je suis sûr que j'ai raison. Il ne faut pas avoir trop de copains, ne pas être trop copain avec les autres, pour éviter de souffrir. Tu sais, comme la tante Agostina qui disait qu'elle ne voulait plus de chats, à la mort de son préféré. Pour ne plus connaître cette peine.
- Pourtant elle en a repris, deux ans plus tard, justement !
- Eh oui, je me souviens bien. Mais elle avait raison, au départ. A ce moment là, en tout cas. Peut être a-t-elle guéri, ensuite ?
Myko écoutait, les yeux au loin. C'était la première fois qu'il entendait parler de ce comportement et il l'assimilait doucement, l'étudiait intérieurement.
***
Edouard Meerxel arriva une fin d'après-midi. Une vedette d'attaque de la Marine vint devant le chantier, sur la cote nord. Elle patrouilla tranquillement le long de Millecrabe comme s'il s'agissait d'une mission de routine. Une heure plus tard un chaland déposait une section des Transmissions avec un Général de Brigade, accompagné de deux Capitaines, qui demanda à voir les officiers de la famille présents sur l'île. Tous les oncles et les cousins avaient passé leur uniforme et ils se réunirent dans la grande maison, celle que le Grand'Oncle habitait. Le Général leur déclara que les deux Capitaines et lui, étaient les seuls à savoir pourquoi le Président venait à Millecrabe et que rien ne devrait jamais filtrer de leurs liens familiaux. Les soldats du détachement des Transmissions l'ignoraient et devaient continuer.
La section des Transmissions était en train de mettre en place une installation téléphonique perfectionnée. Le chaland avait déroulé derrière lui un câble sous-marin qui relierait désormais Millecrabe au continent mais les soldats allaient également disposer, dans la maison, un poste radio de grande puissance, dans une pièce qui serait désormais fermée à clé. Le Président serait accompagné des hommes chargés de sa sécurité et d'un officier d'ordonnance qualifié pour utiliser la radio selon les ordres du Chef de l'Etat. Celui-ci serait amené discrètement dans la soirée sur l'île par une autre vedette, probablement. La première continuerait à patrouiller autour pendant la durée de sa présence sur place. Le Général insista beaucoup sur la discrétion, déclarant que les personnes accompagnant le Président seraient en civil, et que lui-même et ses deux officiers d'ordonnance allaient également se mettre en civil, toujours par discrétion. Visiblement le déplacement du Président, dans ces conditions, ne lui plaisait pas. L'oncle Gustavo Stormoni, Lieutenant-Colonel dans le Train, le plus élevé en grade, l'assura que tout le monde avait bien compris et que les enfants avaient été prévenus. Aussi étrange que cela puisse lui paraître il assurait le Général que ceux-ci ne révèleraient jamais rien de cette visite. Pas même à leurs copains de classe, de retour chez eux. Le Général écouta sans pourtant être apparemment convaincu. Il avait reçu des ordres et obéissait, mais à contrecœur.
La famille avait décidé de ne rien changer aux habitudes et elle terminait de dîner, dans la pinède, quand Edouard Meerxel apparut, sous les arbres, entouré d'une dizaine d'hommes en civil ; dont le regard balayait le décor en permanence ; et du Général, maintenant en civil. Depuis le début de la guerre on n'éclairait plus la salle à manger d'été comme avant, pour respecter les ordres de la Défense Passive sur l'éclairage au sol. Si bien que le repas se déroulait plus tôt, à la lumière du jour. De même les vitres des fenêtres des isbas et de la grande maison avaient été peintes en bleu, comme les phares des voitures civiles sur le continent, et des volets avaient été installés partout où il en manquait. Le groupe électrogène ne fonctionnait plus et on s'éclairait avec des bougies.
Instinctivement, ils se levèrent, tous. Edouard s'arrêta et resta immobile, comme pour se laisser le temps de dissimuler ses sentiments. Ce qui était le cas. Cela faisait bientôt trois ans qu'il n'avait pas revu les membres de sa famille et il prenait le choc de ces retrouvailles en plein visage. Puis un petit garçon de neuf ans courut à lui et s'arrêta brusquement au moment où il allait visiblement lui sauter dans les bras.
- Mais je te reconnais, toi ! Tu es Vlady, n'est-ce pas ? dit Meerxel en avançant lentement. Dieu que tu as grandi mon petit. Tu vas bientôt commencer à travailler au chantier, non ?
Il se pencha doucement et embrassa l'enfant avant de le serrer soudainement contre lui. Puis il se redressa, paraissant gêné de son geste.
- S'il vous plaît, asseyez-vous, tous… Je ne suis que l'oncle Edouard qui rend visite à Millecrabe. Il n'y a rien de changé…
- Est-ce que tu as mangé, Edouard ? lança alors la voix d'une tante, depuis la cuisine ouverte. Il reste encore quelques poissons et des légumes pour toi et les gens qui t'accompagnent, si tu veux.
Meerxel sourit en reconnaissant la voix et répondit :
- Merci cousine Cristofina. Je n'ai pas faim, on m'a donné à manger pendant le voyage, n'aie crainte ! Un Président est bien nourri, tu sais ? On dit même que certains se portent candidat pour ça ! Mais les gens qui m'entourent prendraient peut être un repas. Berthold, voulez-vous organiser cela ?
Le chef de sa protection secoua la tête.
- Nous allons être occupés, Monsieur, mais je vous remercie. Vous aussi, Madame.
- Edouard, lança l'oncle Roberto, nous avons tous envie de te parler, bien sûr, mais nous sommes trop nombreux, tu le vois, pour donner un temps de parole à chacun ! Et ça ressemblerait à tes conférences de presse… Alors nous avons convenu de faire comme auparavant. Chacun va aller passer la soirée avec des oncles ou des cousins, devant une isba, comme à l'ordinaire, et tu feras comme bon te semble. Ton isba habituelle est prête et tes collaborateurs seront logés autour. Voilà… sois le bienvenu dans ta famille, Edouard.
Le ton avait baissé, sur la fin, comme s'il avait eu de la peine à cacher son émotion.
- Merci Roberto, fit Meerxel… merci pour ce que tu as dit, et aussi ce que tu n'as pas dit ! Je vais quand même m'asseoir avec vous.
Myko avait assisté à la scène en voyant bien les sentiments de chacun, mais avec une distance qu'il avait envie de qualifier de confortable. C'est le premier mot qui lui était venu à l'esprit et il avait appris, depuis peu que, dans ces cas là, il fallait considérer que cette réaction était exacte. Après la vaisselle ; dont le Président fut exclu…; les oncles, tantes et cousins s'égaillèrent et il resta un moment attablé à réfléchir. Il n'était pas des familiers de l'oncle Edouard. Il était trop jeune avant la guerre, et n'avait assisté qu'à quelques soirées où il était présent. Il gardait le souvenir d'un homme ouvert, sans prétention.
Autre chose aussi, il avait grand soin d'utiliser des mots précis. Oui, il se souvenait qu'il cherchait parfois le mot juste et se reprenait pour affiner son propos. Mais Myko avait toujours eu, depuis deux ans, des difficultés à rapprocher, dans son esprit, l'oncle et le Président. C'est que son élection avait été tellement surprenante, inattendue. Pour la première fois il s'attarda sur la signification de ses fonctions. Il faisait un sacré boulot, l'oncle Edouard. Ses responsabilités devaient peser un poids phénoménal. Il songea qu'il ne serait jamais, lui Myko, capable d'en assumer de semblables. Et sa pensée dériva toute seule : l'oncle Edouard non plus n'avait pas été préparé à cela. C'était un Sénateur comme beaucoup d'autres, qui n'avait même jamais été au gouvernement. Et il avait été balancé comme ça, du jour au lendemain, à la tête du pays en guerre. Il essaya d'imaginer ce que cela représentait de décisions à prendre, sans pouvoir trouver d'exemples précis. Tout cela lui était trop étranger. Il ne pouvait que ressentir une impression d'énormité.
Il se souvenait de l'Europe de 1945 et de celle d'aujourd'hui. Ce n'était pas les mêmes pays, il le sentait. Pas seulement par les nouveautés apparues dans l'armée par exemple, les chasseurs d'aujourd'hui n'avaient aucune commune mesure avec les vieux Morane des débuts, de nouveaux engins étaient apparus : des hélicoptères avaient fait leur apparition au front. Mais aussi dans les mentalités. Les Européens de 1948 étaient plus mûrs qu'auparavant. Oui, plus matures, plus ouverts sur les autres, leurs concitoyens, leurs voisins, moins égoïstes.
Il se leva et décida d'aller, comme chaque soir, rejoindre ceux qui venaient écouter les informations de Radio-Kiev dans la salle à manger de la grande maison. La vieille et grosse radio avait été bricolée par un oncle des Transmissions et fonctionnait avec une dynamo ; comme les postes militaires ; qu'un jeune cousin faisait marcher avec les jambes, pédalant comme une bicyclette. La radio était posée sur une commode, sous une immense carte de l'Europe. Des punaises blanches, dont la mise en place datait d'avant la guerre montrait là où étaient installées des familles de la tribu Clermont. D'autres, de couleur différente, avaient été rajoutées, depuis, pour montrer les avances chinoises et des flèches rouges et bleues affichaient les lignes des axes d'attaque, sur le front. Tous les hommes et beaucoup de tantes se retrouvaient ici, le soir, à cette heure ci.
L'offensive du nord, l'avancée des Chinois, toujours pas stoppée, était angoissante. La Fédération avait engagé toutes ses troupes pour ralentir la pression, en vain. Les divisions chinoises étaient si nombreuses, si bien menées qu'elles enfonçaient à leur manière habituelle, les fronts européens. Des coups de boutoir violents suivis de quelques jours de regroupements. Mais jamais assez longtemps pour laisser aux lignes de la Fédération le temps de s'installer sérieusement. Visiblement, personne n'avait prévu cette solution tactique au Grand Etat-Major. Moscou n'était plus très loin et subissait maintenant des bombardements quotidiens. Myko savait que ses camarades de la chasse se battaient à un contre trois, devant les Ki61, les MiJ2, les Ki84, de plus en plus nombreux. Les Chinois remplaçaient très vite les derniers Zéros dans leurs Escadres. Ca l'amena à penser une nouvelle fois aux Ki61 aux ailes barrées de deux bandes noires, ceux qui avaient détruit son Escadrille.
Qu'ils étaient bons ces types là ! Sobres dans leur pilotage, pas une évolution inutile. Efficaces en permanence. C'est comme ça qu'il fallait se battre, il y songea une nouvelle fois. Eliminer les petits superflus, les reprises d'altitude propres, les virages bien cadencés, sans se préoccuper des dérapages ou des glissades, sauf s'ils étaient nécessaires pour dérouter un poursuivant. Et que ces Ki61 étaient maniables, nerveux, aussi ! Il songeait à tout cela froidement, détaché, tout en marchant vers la grande maison.
Il y avait les mêmes têtes dans la salle à manger et il s'assit dans un coin, près de Björn qui lui avait fait signe à son entrée. Le son était poussé au maximum de manière à permettre à tout le monde d'entendre tout en laissant la possibilité aux petits groupes de commenter entre eux, les informations. A côté de lui Björn se pencha et dit :
- La 11ème armée vient d'arriver dans Moscou et installe des défenses devant la ville. Là on arrivera peut être à les stopper.
- A condition qu'ils tentent bien de prendre la ville, dit un vieil oncle réfugié du Turkménistan, qui tirait sur une pipe recourbée, si culottée qu'elle empestait le tabac rustique. Depuis le début de la guerre c'est Kiev qu'ils visent. Il avait raison ce commentateur Français, l'autre jour. Celui qui disait qu'à son avis les Chinois vont obliquer vers le sud, vers Kiev, et comme on a engagé nos dernières réserves utilisables devant Moscou on n'a plus personne pour défendre la capitale Fédérale. Moi je n'aime pas du tout ce qui se passe.
- Oncle Edouard ne serait pas venu nous voir si la situation était aussi dangereuse, dit alors Björn en secouant la tête.
- C'est un argument, petit, mais peux-tu imaginer que depuis deux ans il y ait eu une seule journée sans décisions graves à prendre, pour l'oncle Edouard ?
- Alors pourquoi est-il venu à Millecrabe ?
L'étonnement du jeune homme l'avait amené à élever les deux mains, paumes vers le haut, dans un geste qui lui était si étranger, un geste tellement propre aux gens du sud, que Mykola, curieusement, en fut intrigué. Son cerveau rapprocha ce petit fait de ce qu'il s'était dit, plus tôt, en venant, sur l'ouverture des peuples d'Europe. Les mélanges étaient si nombreux, les déplacements de population si fréquents que des gestes, des manies, déteignaient des uns sur les autres… Finalement l'Europe était en train de se souder davantage. Du grand brassage de ses peuples allait sortir une autre nation avec plus de pensées, de gestes, de réflexes communs. Les atavismes resteraient probablement, mais une culture commune allait monter à la surface, modifiant les comportements, unifiant les Européens comme jamais. L'est et l'ouest, surtout.
Myko s'étonna de voir des pensées pareilles survenir en lui en ce moment, alors qu'ils étaient en train d'écouter des nouvelles qui auraient dû capter totalement son attention. Etait-il devenu si étranger à la guerre ? Pensait-il, inconsciemment, qu'il ne retournerait plus au combat ? En se posant la question il découvrit avec stupeur que non. Il savait qu'il devrait encore combattre et que… oui, c'était ça, il n'était plus effrayé à la pensée de se retrouver à nouveau sous une verrière !
Les dernières semaines, ici, il était terrorisé à l'idée de reprendre les commandes. Il revoyait ses mains crispées sur le manche et la poignée des gaz, au moment du dernier combat, il sentait l'odeur d'huile en feu qui se dégageait du moteur, retrouvait l'impression affreuse que lui transmettaient son dos et ses jambes, au contact de la structure de son avion, de sa désintégration imminente. Il était persuadé que son corps, ses membres, seraient incapables de voler de nouveau. Tout cela s'était enfui. Enfin non, pas enfui vraiment mais, d'une certaine façon… assimilé. Il avait hésité, mentalement, sur le terme.
- … me trouble c'est la quantité de troupes qu'ils ont engagées sur le front nord, disait un cousin, à côté.
- Ils ont d'énormes réserves, on l'a toujours su, fit l'oncle Pavel, assis avec ce groupe. Mais je suppose qu'ils ont dégarni les fronts du centre, au Kazakhstan, et au sud, aussi. Tu as bien vu qu'il ne se passe rien dans ces coins là. En revanche je me demande comment ils ont fait pour envoyer ces renforts au nord sans qu'on ne voie rien. Ils ont du s'y prendre pendant tout l'hiver. Et notre reconnaissance aérienne n'a rien vu ? Ca me dépasse.
- J'imagine qu'avec le mauvais temps les avions ne doivent rien voir, en tout cas dans le nord, tu dois savoir ça, toi Myko ?
Celui-ci hocha la tête pour confirmer mais ne répondit pas autrement et les regards se détournèrent de lui.
***
Plus tard Myko se retrouva, comme souvent le soir, avec les cousins mobilisés devant une isba. Ils buvaient un vieil Armagnac que l'un d'eux avait amené. Il était près de 22:00 quand Edouard Meerxel vint s'asseoir avec eux. Il s'était changé et portait un vieux pantalon de toile rouille, taché d'eau de Javel et un pull de laine, vert avec des pièces de cuir aux coudes, et Myko se souvint que c'était cette image qu'il avait gardée de lui. Le regard de l'oncle fit le tour de l'assemblée, s'attarda sur les uniformes et s'arrêta sur Andreï. Il lui sourit en s'asseyant.
- Je suis content de vous revoir, Andreï. Surtout ici. Depuis quelque temps la famille semble avoir un don pour s'attacher les personnages rares !
- Merci Monsieur, répondit le jeune homme, assez gêné. Je dois dire que je suis également heureux de vous saluer à Millecrabe.
Meerxel remarqua son trouble et ajouta :
- Si vous pensez, en ce moment, à votre changement d'affectation, n'ayez pas de scrupules. Vous avez fait plus pour la Fédération qu'aucun homme que je connais, je vous l'avais déjà dit au Palais de l'Europe, au retour de votre exceptionnelle mission, lorsque j'ai insisté pour vous décorer moi-même. Et ne vous étonnez pas non plus que je sois au courant de cette affectation, on me tient forcément au courant du destin des personnes qui se sont illustrées, au niveau que vous avez atteint.
Tous les regards se croisèrent, autour d'eux, et Andreï se tortilla sur son siège. Le remarquant, le Président enchaîna, un ton plus grave :
- Je suis passé voir les registres de la tante Elise. La famille paie encore un prix fort.
- Comme toutes les autres, Edouard, fit l'oncle Roberto. Enfin tu le sais mieux que personne… Je suppose que ça doit être dur de savoir les choses avant les autres.
Meerxel hocha la tête lentement.
- Oui. C'est pour cette raison que je refuse de connaître les affectations des membres de la famille. Si je savais que tel cousin ou tel neveu combat dans une certaine division qui va être engagée sévèrement… ce serait encore plus difficile.
- C'est toi qui es dans la position la plus éprouvante, Edouard, dit l'oncle des Transmission de la Garde. De toute la famille c'est toi qui souffres le plus. Et je me demande souvent comment tu peux tenir ?
Meerxel sourit vaguement.
- Et bien tu le vois. Cette fois, j'ai eu besoin de faire retomber un peu la tension. On ne peut pas dire que ce moment ci était le meilleur, avec l'offensive du nord, mais j'ai eu besoin de respirer un peu… de remettre ces vieux vêtements, ajouta-t-il en souriant plus largement, de voir vos bobines, termina-t-il en regardant autour de lui.
Ses yeux s'accrochèrent à Myko et il laissa tomber :
- Je ne pose jamais de question à propos de vous tous mais, parfois, on me tient au courant de faits précis qui ressortent du quotidien des combats, les faits exceptionnels, évidemment. Les gens qui me tiennent informé ne savent rien de nos liens, de la famille, je veux dire. J'ai été heureux de signer, personnellement, l'attribution de tes dernières médailles Mykola. Dont je vois que tu ne les portes pas encore. La modestie est une chose, l'exemplarité une autre. Quelques fois les autres y trouvent un réconfort, ou un encouragement. C'est la tradition pour des décorations d'un niveau élevé, le Président, lui-même, doit les parapher. C'est ainsi que j'ai été au courant, puisque tu n'en es pas tout à fait au stade de notoriété où la radio donne les scores des meilleurs chasseurs ! Je trouve ça un peu excessif, d'ailleurs, mais l'habitude en a été prise et ça réconforte la population… Enfin, heureux et peiné à la fois en apprenant quel prix tu les avais payées. Pourras-tu revenir au front, mon petit ? Les pilotes, et les chefs comme toi, sont rares, eux aussi.
Cela fut un terrible choc, pour Myko, d'entendre ces paroles. Elles atteignirent cette partie, en ruine, de son cerveau, de sa conscience. Y explosèrent. Il croyait ce que venait de dire l'oncle Edouard sur sa souffrance à propos des hommes de la famille qui étaient au combat. Il savait qu'il n'avait pas menti, et qu'il connaissait probablement le traumatisme dont il avait été victime. Et ce même homme, souffrant de ce qui lui était arrivé, était capable de lui demander quand il repartirait ? Où trouvait-il ce courage ? Pour la première fois il admira son oncle sans réserve et les mots sortirent de sa bouche sans qu'il ne s'en rende compte.
- Bientôt, j'espère, oncle Edouard. Dès que je serai apte à commander de nouveau en vol. C'est ce qu'on attend de moi, je pense.
C'était la première fois qu'il exprimait quelque chose au sujet de la guerre, depuis sa sortie de l'hôpital, qu'il ne se bornait pas à répondre oui ou non et faisait plusieurs phrases complètes ! Il ne sentit pas les regards étonnés, puis chaleureux des autres. Il était encore plongé dans l'émotion qu'il venait de ressentir et dans l'idée qui s'était inscrite ensuite dans son cerveau, en s'entendant prononcer la réponse qu'il avait faite. Ces mots, qui lui étaient venus sans qu'il n'y ait réfléchi, traduisaient véritablement ce qui se passait en lui ! Le toubib avait raison sur l'authenticité des réponses instinctives, il le comprenait vraiment en cet instant. Ce n'était pas l'idée de se retrouver aux commandes d'un avion qui le terrorisait. Pas le fait d'engager le combat contre un chasseur chinois. Non ! C'était la pensée qu'il allait devoir donner des ordres à d'autres hommes, des ordres dont l'exécution pourrait amener leur mort ou leur survie. C'était lumineux, en lui. Il avait, maintenant, une peur affreuse de se tromper…
- Tu sais, Myko, reprenait Meerxel, on ne délivre pas les Glaives, Lauriers et diamants, et la Légion d'Honneur pour la troisième fois, sans demander des explications. J'ai eu droit à un dossier à ton propos. Je connais les jugements que tes supérieurs portent sur toi, et leurs motivations. Cette Croix de Fer sanctionnait ton courage de soldat, tes qualités de pilote de chasse : la Légion d'Honneur, Commandeur de la Légion d'Honneur, c'était autre chose. C'était la valeur que l'on accordait à ta capacité à commander, une distinction quasi professionnelle, accordée par tes paires. Le commandement est un don. Un certain nombre de gens le reçoivent, c'est vrai, mais il n'est pas nécessaire d'en jouir pour recevoir un poste important. L'expérience dans une fonction permet d'exercer un commandement avec suffisamment d'efficacité pour que la plupart des responsables soient en réalité à ranger dans cette catégorie. En revanche je ne crois pas que ce don puisse s'évanouir. Il peut, comme les autres, être parfois masqué, passer en second plan ; comme celui d'un peintre en panne d'inspiration ; mais il demeure là. Fais-moi confiance, je parle là de choses que je connais. Je dois constamment faire des choix, désigner telle ou telle personne à un poste clé. Les Chefs se révèlent toujours. Toujours. On ne les fait pas toujours sortir du lot commun, dans la vie civile, parce qu'il y a des questions mesquines de rivalités professionnelles, de craintes pour sa propre carrière, notamment, de jalousie tout bêtement, qui se greffent. Mais ça ne change rien : on les a reconnus. Bien sûr, l'individu choisi peut se tromper en exerçant les fonctions qu'on lui donne. Celui qui me dira qu'il ne s'est jamais trompé est un menteur ou un imbécile. Le droit à l'erreur est inséparable de l'homme, et il ne faut pas avoir démesurément honte d'en commettre. Pas trop souvent, c'est tout. Malgré les conséquences, en temps de guerre, elles vont de paire avec la réussite. Il ne peut y avoir l'une sans les autres. D'un homme qui semble ne jamais faire d'erreur je me méfie terriblement. Ou bien il a été assez habile pour les cacher, ou bien il a une chance folle. Et la chance ne dure jamais toute la vie… C'est Napoléon qui disait, tout de suite, à propos d'un général qu'on lui recommandait : "A-t-il de la chance ?". Mais il a été un grand consommateur de généraux, tu le sais… Tiens, à l'Etat-Major général, des gens expérimentés se sont trompés. On n'a pas cru à cette offensive, si tôt dans la saison, avant la véritable fonte des neiges. Mais qui, chez nous, aurait pu penser à un dégel aussi rapide, aussi exceptionnel ? Est-ce que je devrais éliminer les responsables ? Certainement pas. Ils se sont trompés sur les intentions de l'ennemi, mais ce sont de bons officiers et ils ont eu affaire à un coup de génie des Chinois. Il n'y a aucun précédent. Même von Clausewitz est muet sur cette manœuvre. Il y a un génie à l'Etat-Major chinois ? Bien, nous en avons aussi. Mais imagine, Myko, les conséquences de cette erreur de jugement… imagine les dizaines de milliers de morts que va nous coûter cette erreur d'appréciation ! Simplement parce que quelques hommes n'ont pas imaginé cette stratégie. Ce sont des hommes, petit, ils sont faillibles. Et ils se sont rattrapés, depuis. Je ne veux pas dire ici ce que nous préparons, mais nous allons répondre, habilement je crois, à cette attaque. Et ce sont les mêmes hommes qui en ont imaginé notre réaction ! Tu vois que nous avons eu raison de les garder, malgré leur erreur.
Myko était en pleine confusion. Il n'avait jamais pensé à la responsabilité de ceux qui auraient pu prévoir l'offensive chinoise, au nord. Des dizaines de milliers de morts, en effet ! Et ces hommes n'étaient pas différents de lui ? Il s'imagina à leur place et fut épouvanté. Il ne se rendait pas compte qu'il balançait lentement la tête de droite à gauche, il prit seulement conscience de la voix de l'oncle Edouard.
- … une guerre est pleine de circonstances de ce genre, il faut l'accepter parce que nous n'y pouvons rien. La roue va tourner. Et à quel prix, cette fois encore ? Pourtant nous ne devons pas nous y attacher, à Kiev. Nous n'en avons pas le droit. Il faut voir plus loin que les pertes immédiates. Plus loin.
La conversation roula ensuite sur la guerre, le quotidien de chacun des soldats présents. Meerxel voulait connaître les reproches qu'ils avaient à faire, même les petites choses, expliquant qu'à son niveau il ne pouvait se faire une idée de leur vie et que les officiers d'Etat-Major qu'il rencontrait ne pouvaient pas lui répondre non plus. Un peu timides, au début, ils comprirent et dès lors donnèrent des avis sur tout. Une chose surprit tout le monde. Lorsque Meerxel leur dit à quel point l'Europe s'était mise au travail. Il leur parla du projet de Colombiani, au début de la guerre, la création de laboratoires et des Centres de Recherches multidisciplinaires.
- Aujourd'hui je commence à en voir des résultats apparaître, dit-il. L'Europe de l'après-guerre sera un autre pays, si transformée, dans les façons de penser et de vivre, dans les nouvelles choses apparues, que l'une des difficultés de nos soldats sera de s'y adapter, je le sais et j'y pense. Il faut que nous ayons déjà les moyens de les aider à trouver leur place dans ce nouveau monde.
- Edouard, n'exagère tout de même pas, je continuerai à écrire à la famille avec mes vieilles plumes ! lâcha Elise avec une petite moue désapprobatrice.
- Ne crois pas ça, Tante Elise, s'amusa Meerxel. Déjà les machines à écrire sont devenues électriques et sont beaucoup plus rapides. On peut même effacer les dernières lettres tracées, en tapant simplement sur des touches particulières. Un nouveau crayon-stylo vient d'être mis au point par le Baron Bic, un industriel. Il n'a plus de plume mais une minuscule bille qui en tient lieu et l'encre contenue à l'intérieur permet d'écrire pendant des semaines ! Tu aurais imaginé cela, Elise ? Mais les découvertes touchent des domaines tellement divers que ce sera là ce qui sera le plus perturbant. Imagine, par exemple que des travaux permettent déjà de conserver des légumes intacts, même de la viande ou du poisson, dans des sachets, dans des armoires frigorifiques à température très basse, pendant des mois. Des mois ! Ce qui va nous permettre, notamment, de faire parvenir bientôt, je l'espère, des aliments frais sur certains fronts. Mais il est certain que le plus surprenant sera l'usage fait de la télévision.
- On en a parlé au début de la guerre, intervint Björn, je me souviens. Elle permettait de relier directement deux villes, c'est ça oncle Edouard ? Comme la radio mais avec une image ?
- Les techniciens ont dépassé ce stade, mon garçon. Ce sont maintenant des appareils de la taille de trois fois une grosse radio actuelle. Avec un écran, donc, et on peut recevoir n'importe où ; dans le rayon d'émission des antennes ; des images enregistrées, ou émises directement. Je veux dire que chacun, chez soi, le peut. La télévision est, techniquement, capable de remplacer la radio chez tout le monde. On pourra même regarder un film de cinéma chez soi, ou l'interview d'un homme politique, par exemple.
- Tu veux dire que… tu pourrais faire un discours et partout en Europe on te verrait sur l'écran ? fit l'oncle Wilmur, un ancien préparateur en pharmacie, réfugié de Sibérie.
- Tu as tout de suite compris, cousin. Effectivement c'est un instrument fabuleux pour un gouvernement, et qui exigera de grandes qualités morales, de la part de ceux qui l'utiliseront. On pourrait ainsi faire une propagande tellement efficace que cela fait un peu peur.
- Mais un instrument de riche, cousin, encore une fois.
- C'est une découverte d'avant-guerre mais mise définitivement au point dans les laboratoires d'Etat. J'ai profité de cela pour faire déposer des brevets nombreux. Ils ne seront cédés ensuite que sous des conditions extrêmement sévères. Un prix de vente abordable en fera parti. Et ne vous y trompez pas tous, la télévision sera dans une bonne partie des foyers d'Europe dans moins de vingt ans ! On est en train, dans toute l'Europe de l'ouest, d'installer des antennes relais pour qu'une émission soit reçue, en même temps, aussi bien à Paris qu'à Kiev et, après la guerre, à Vladivostok. Mais les radios aussi ont de beaux jours devant elles. Nous avons désormais des postes, plus petits, qui utilisent un nouveau composant, comme disent les scientifiques, et avec des piles. De simples piles, beaucoup plus petites elles aussi, que celles que vous connaissez pour les lampes électriques. Des radios que l'on peut emporter avec soi en voyage, par exemple. En réalité le pays travaille tellement vite, et dans tant de domaines différents, que je ne suis, moi-même, pas au courant de tout ce qui est mis au point. Vous imaginez cela ?
***
Myko dormit peu, cette nuit là, surveillé par Binou, qui ronronnait doucement près de sa tête. Beaucoup de pensées contradictoires venaient à son esprit. Au milieu de la nuit il décida de mettre, par écrit, un peu d'ordre dans ce fatras. Ne voulant pas réveiller Björn il s'habilla rapidement réendossant ses vêtements de la veille et se dirigea vers la grande maison avec de quoi prendre des notes. Il sortait de la pinède, traversait une étendue de sable, quand une voix claqua, derrière lui :
- Halte, qui êtes-vous ?
Il s'immobilisa et répondit, retrouvant sans y réfléchir sa voix de commandement :
- Capitaine Stoops, 96ème Escadre de chasse.
Une silhouette sortit de derrière un tronc d'arbre, sur la gauche, une Sterlinch braquée vers le sol, mais tenue à deux mains. L'homme était en civil. La lune était masquée par intermittence et il ne voyait pas son visage.
- Que faites-vous ici, Capitaine ?
- Je me rends dans la maison de mon Grand'Oncle.
- Vous êtes un parent ?
La voix de Myko fut plus sèche en répondant :
- Etes-vous habilité à poser cette question, sentinelle ? Menez-moi à votre officier responsable.
Le gars avança de quelques pas et le jeune homme reconnut l'un des hommes qui avait parlé avec Edouard, ce soir, à la salle à manger d'été.
- Inutile, je suis l'officier responsable de la sécurité… La radio fonctionne depuis un moment c'est pourquoi je vous ai intercepté Capitaine, laissa-t-il tomber en baissant la voix. L'accès à la maison est momentanément suspendu. Même pour la famille, je suis désolé. Comprenez moi, rien ici n'a été prévu pour un séjour du Président, nous naviguons à l'aveuglette pour assurer notre travail, d'autant qu'il y a beaucoup de gens sur cette île. Nous sommes tous assez nerveux. Impossible de mémoriser chaque visage, vous comprenez, et il n'y a ni périmètre protégé, ni barrage sur lesquels nous appuyer pour avoir une certitude, en interpellant quelqu'un. Capitaine, vous avez eu une bonne idée de mettre votre uniforme ; nous avons mémorisé les tenues, elles ; j'aurais été beaucoup plus nerveux dans le cas contraire. Votre oncle n'est pas un homme facile à protéger.
Myko sourit en silence, dans l'obscurité.
- Je m'en doute un peu, Monsieur.
- Puis-je vous aider à quelque chose, Capitaine ?
- Je cherchais un endroit où je puisse faire de la lumière pour écrire.
- L'isba où je suis logé est tout de suite là, il y a l'électricité.
- L'électricité ?
- Oui, le chaland a également tiré un câble électrique du continent pour rendre utilisable certains appareils que nous avons apportés. Ils seront camouflés demain et resteront en place, ensuite, pour le cas où votre oncle reviendrait dans l'île… Savezvous…
Le gars eut un petit rire étouffé et reprit :
- Savez-vous que le Président a demandé à payer personnellement les frais pour l'électricité ?
Myko sourit une nouvelle fois.
- Ca ne m'étonne pas, c'est bien son genre.
- Je vous conduis à l'isba, Capitaine, sinon des gardes vont s'étonner de vous y voir.
C'était à quelques pas en effet, et le jeune homme s'assit devant une table, sortit un carnet qui ne le quittait pas depuis des jours et se mit à écrire quand il réalisa ce qui venait de se produire. Il avait eu une véritable conversation sans en être dérangé ! Il s'était exprimé. Pendant quelques minutes il s'était intéressé à cet homme, suffisamment en tous cas pour lui parler, il le découvrait brusquement ! Tout semblait s'accélérer, en lui.
Il réfléchit un moment puis se mit à écrire, notant tous les changements de comportement qu'il avait vu chez lui. A commencer par la conversation qu'il venait d'avoir avec le chef de la sécurité. Puis il oublia l'incident, notant en style télégraphique les sujets, les bribes de phrases qui l'obsédaient. Au fur et à mesure qu'il écrivait, soit il barrait d'un long trait la phrase qu'il venait d'écrire, soit il écrivait un grand NON, au bout.
* J'ai craqué, mais après quoi exactement ? Le choc de voir les autres descendus ? D'être moi-même abattu ? Autre chose ?
* Peur de me retrouver de nouveau aux commandes ? NON.
* Peur de combattre, désormais ?
* Peur de retomber sur ces pilotes chinois précis ?
* La Chine est responsable de tout ce qui m'arrive. NON, TROP SUCCINCT.
* "Chaque homme est unique… Il est naturel de craquer."
* "Il ne faut pas la même dose de courage à chacun au combat."
* Est-on plus fragile ensuite ?
* "Il faut se blinder le cœur."
* Comment ?
* Le blessé léger qui s'est laissé mourir… Pourquoi ? "Tout le monde" en a marre.
…
Il tenta ensuite de dégager des idées maîtresses de chacune des lignes qu'il avait tracées. Il se sentait angoissé, tendu, aurait aimé avoir quelque chose de fort à boire. Sincèrement il pensait qu'il était capable de piloter à nouveau. Qu'il pourrait maîtriser le tremblement de ses mains. Il s'imagina sous sa verrière, aux commandes… Mais il ne put se représenter avec suffisamment de précision au combat. Il revoyait toujours les Ki61 à bandes noires et il retrouvait, fugitivement, la haine, mais aussitôt recouverte d'une impression d'impuissance.
" Il est naturel de craquer". Ca ne lui paraissait pas aussi naturel que ça. Le Commandant Violet n'avait pas craqué et il volait autant que les pilotes. Ou alors… Il songea soudain que ce qui le particularisait, lui Myko, était la perte de son Escadrille. Il relia le fait à son sentiment de culpabilité, ou le sentiment de n'avoir pas su réagir, pendant le combat. Cette fois encore il retrouva, dans sa mémoire, le film de la bagarre.
Il n'y avait rien à faire ! Il en fut certain. Ils étaient plus nombreux, avaient individuellement parfaitement réagi en voyant les FW 190 TA débouler des nuages. Ces types étaient très expérimentés, bien commandés, et avaient gardé leur sang froid. Continuant, notamment, à voler par paires, au minimum, contrairement à l'Escadrille qui n'était plus en formation à la sortie des nuages. Ca il faudrait y remédier, forcer une formation en plongée à garder sa trajectoire initiale jusqu'à y voir clair. Il commença à chercher une méthode pouvant anticiper ce qui s'était produit. Curieusement il "voyait" les avions de son Escadrille mais ne reconstituait pas le visage des pilotes.
" Se blinder le cœur." Oui, ça c'était certainement une bonne solution, quitte à paraître froid.
Il continua ainsi longtemps encore.
***
Le lendemain ils firent une sortie en voile à quatre bateaux, avec l'oncle Edouard. Myko n'était pas dans le sien et, assez détaché, il ne fit que prêter la main aux manœuvres. Il était toujours dans ses réflexions. Son esprit en revenait toujours à ces officiers de l'Etat-Major qui étaient en situation de se reprocher la mort de tous ces soldats, dans le nord. A chaque instant, son cerveau le ramenait à son cas et il se demandait dans quel état il serait, lui, à leur place. C'était bien cette culpabilité qui l'avait fait craquer, il l'avait admis. Le combat lui-même avait été très dur, mais il en avait connu d'autres auparavant. D'accord, jamais devant des pilotes aussi forts. Les Chinois devaient avoir réuni dans une même Escadrille beaucoup des meilleurs chasseurs de leur armée.
Et puis, soudain, tout fut clair en lui. Il savait où il s'était trompé… Tant que ses gars luttaient, sa place était auprès d'eux, mais quand il s'était retrouvé seul, il aurait dû dégager, se mettre à l'abri, s'enfuir. Mettre les gaz à fond, manœuvrer, remonter vers la couverture nuageuse, et y rester, il se souvenait qu'il l'avait fait, à un certain moment, savait qu'il aurait été capable, techniquement, de s'en tirer ! Mieux valait sauver un pilote que disparaître avec les autres. C'était ça l'efficacité, qu'il recherchait tellement ! Mourir avec ses pilotes était un luxe intellectuel. Un geste absurde au regard de la guerre. Il était là pour combattre, pas pour avoir des problèmes de conscience. Ce principe était toujours valable, dans tous les cas de figures. Même si on avait condamné sa fuite, à l'Escadron, il y aurait toujours eu un pilote récupéré pour combattre de nouveau. Bien sûr, il le voyait bien, maintenant, c'était ça la bonne attitude ! Lui, avait obéi à la vieille devise de Guynemer, pendant la Première guerre : "Faire Face". Ils avaient fait face pour quel résultat ? Son Escadrille anéantie. Ce n'était pas du tout efficace, ça. Ils avaient eu raison d'essayer de livrer combat aux Ki61, mais après l'anéantissement, il devait fuir. En quoi la disparition du dernier pilote de l'Escadrille apportait quoi que ce soit à la guerre ? Il sentit un immense regret l'envahir en regardant la mer, inconscient des conversations autour de lui. Oui, c'était ça la guerre. Une vague glacée qui vous occupait tout entier. "Se blinder le cœur". Que chaque geste, chaque décision soit efficace, utile. La sensibilité ce serait pour plus tard, s'il devait y en avoir un. On lui demandait d'abattre des avions ennemis ? C'est ce qu'il allait faire, désormais, en économisant la vie de ses pilotes, mais comme il le faisait des obus de ses canons ! Sans plus y mettre de son cœur.
***
Le lendemain soir, ils écoutaient les informations à la radio dans la grande maison, quand le présentateur annonça que, le matin même, une grande offensive européenne de chars avait été déclenchée au Kazakhstan. Voilà pourquoi l'oncle Edouard avait passé un si long moment à la radio et au téléphone, pendant la nuit !
Alberto Ruiz poussait un hurlement, un poing en l'air, surexcité au moment où Edouard Meerxel entrait dans la pièce. Celui-ci sourit et beaucoup de ses cousins vinrent vers lui et lui tapèrent les bras, comme des gosses. Il fit mine d'accuser les coups et de se réfugier sur un siège. Tout le monde se tut pour écouter les infos. Les chars s'enfonçaient dans le désert Kazakh et n'avaient livré jusqu'ici qu'une seule bataille pour bousculer la ligne de front chinoise !
- Avec les 450 kilomètres d'autonomie des T 34 contre les 200 du Panther et 250 du Léopard, ils ne sont pas près de nous rattraper, pas vrai oncle Edouard ? lança Antonio, toujours debout.
Meerxel hocha la tête doucement en souriant.
- Tu as compris, mon petit, fit-il.
- Ca, c'est de la stratégie, dit un vieil oncle à l'autre bout de la salle. Ils nous enfoncent, au nord, on les enfonce plus au sud. Seulement nous, on a du terrain libre, devant nous, pour progresser.
Ce soir là ce fut le café du commerce. Les stratèges en chambre firent leurs pronostics, devant la carte murale, n'osant pas interpeller trop directement Meerxel mais brûlant d'envie de le faire.
C'est ce soir-là que Myko vint frapper à la porte de Tante Elise et lui demanda à voir son Grand Cahier…
***
Le jeudi suivant, le jour où Myko allait consulter le médecin à Odessa, il se présenta au petit embarcadère du chantier où venait le prendre une vedette de la marine, il était en tenue, portait toutes ses médailles sur la poitrine et sa cantine était posée près de lui. Le matin de bonne heure, il avait confié Binou à Tante Elise, qui lui avait promis de s'en occuper personnellement, avant qu'il ne soit récupéré par la famille Stoops. Il lui avait laissé la chemise qu'il venait de porter pendant plusieurs jours, en courant. Elle était imprégnée de son odeur et son père lui avait dit combien il était important pour un animal de sentir l'odeur de son maître. En fin de matinée quand il entra dans le bureau du médecin, très calme, il lui adressa directement la parole, sans attendre une question.
- Je sais pourquoi j'ai craqué, je sais que j'ai anormalement culpabilisé, je sais où je me suis trompé, docteur, et pourquoi. Je suis en état de reprendre mon poste aujourd'hui.
- Vous avez écouté les informations ces jours-ci, Capitaine ? fit l'autre un peu surpris.
- Oui, mais ça n'a rien à voir. Je ne réagis pas par enthousiasme patriotique, à l'idée de l'offensive, si c'est cela que vous craignez. J'ai appris, je n'ai pas le droit de vous dire comment, que des officiers ont une responsabilité bien plus terrible que la mienne, mais ce n'est pas non plus cela qui m'a fait voir clair. Davantage, peut être, la théorie d'un cousin qui m'a dit que la seule façon de résister à la guerre est de blinder son cœur. Je ne le prends pas au pied de la lettre, mais je me rends compte qu'il faut commander avec plus de recul, que personne ne peut éviter totalement les pertes, aussi habile soit-il. Je sais maintenant que j'aurais peut être pu sauver un ou deux des pilotes de mon Escadrille en ordonnant de rompre le combat, de se réfugier dans les nuages, mais l'idée ne m'en est pas venue pendant le combat. Je la garde pour une autre occasion, si c'est nécessaire.
- Je savais que vous me diriez un jour une phrase aussi longue mais… enfin je suis surpris, Capitaine. Je constate aussi que vous ne dites plus "mes" pilotes mais "les pilotes de mon Escadrille". Enfin je vous rappelle que l'un d'eux s'en est tiré.
- Pas grâce à moi, c'est pourquoi je l'exclus de mon raisonnement.
- Qu'en savez-vous, Capitaine ? Personne, pas même ce pilote, ne peut dire comment il s'est tiré d'affaire. Peut être est-ce en vous voyant combattre, en raisonnant ou par hasard ? Je ne sais pas, mais je ne me hâte pas de faire une conclusion, comprenezvous ? Personne ne peut dire qui est à la base de quoi, vous voyez ? Vous auriez aussi bien pu sauver tous vos camarades et seriez bien incapable de savoir pourquoi. Votre tâche de chef était de les mettre en position de se battre, vous l'avez fait, le reste ne vous appartient pas. Défaite ou succès, vous me suivez ? Vous ne pouvez pas tout faire vous même. Vous battre, à votre place et à la leur. Il y a une part d'une mission sur laquelle vous ne pesez pas. Vous ne pouvez pas décider qui va vivre ou qui va mourir, Capitaine. Vous n'avez ni ce pouvoir, ni ce droit, vous en convenez ?
Myko hochait la tête, les yeux rivés sur son interlocuteur.
- Oui et je ne voudrais pas de ce pouvoir. Je ne suis qu'un petit homme, et je ne veux pas être davantage. Je n'en ai pas les moyens. Je suis capable de mener 11 hommes au combat un point c'est tout.
Le médecin le regarda longuement, parut balancer un moment puis dit :
- Que désirez-vous ?
- Votre autorisation de reprendre du service.
- Je vais peut être vous donner ce document. Et ensuite qu'allez-vous faire ? Tout de suite après, en quittant ce bureau ?
- Téléphoner à l'Etat-Major de l'Armée de l'Air, à Kiev, pour demander un stage de remise en condition et une nouvelle affectation.
- Où ?
- Peu importe, dans mon Escadron ou dans un autre.
- Vous seriez prêt à retourner dans votre propre Escadron ?
- Là ou ailleurs, ça n'a pas d'importance.
- Bien… bien… Je vous donne votre autorisation Capitaine. Pour moi, médicalement, vous avez repris le dessus. Physiquement et moralement, vous êtes en état d'assumer vos responsabilités. Ce sera probablement encore douloureux pendant quelque temps mais je pense que le travail que vous avez fait sur vous même, vos réflexions, votre introspection, ont fait le plus important. Est-ce bien ce que vous ressentez, vous même ?
- Je suis différent de celui qui pilotait il y a six mois, et très différent aussi de celui qui est entré dans votre bureau il y a des semaines. Mais j'imagine que tout le monde est comme ça, que nous passons tous par des phases de transformation.
- Attendez de devenir père, vous verrez bien autre chose !
***
A 16:50, trois semaines plus tard, Myko était installé sous la verrière d'un FW 190 TA, guettant la fusée verte, au pied de la tour de contrôle du terrain de Blassok, 300 kilomètres à l'ouest de Kiev. Il venait de refaire à vitesse archi accélérée toute la formation opérationnelle. Il se sentait bien, détaché, froid surtout, attentif, ne prêtant aucune attention au second appareil piloté par un Capitaine instructeur, Sentinelle 1, chargé de son évaluation, là juste à gauche, un peu en arrière de son aile. Tout était revenu très vite, il avait retrouvé ses sensations comme s'il n'avait pas piloté depuis quelques jours seulement. Après le stage effectué sur FW 190, le Commandant des vols lui avait prêté un FW 190 TA, Long nez, le matin, pour qu'il se le remette en main avant de passer le test d'évaluation dans l'après-midi avec un grand Hongrois rigolard aperçu de loin.
Le feu passa au vert, là-bas sur la tour de contrôle et il enfonça la manette des gaz dans la même fraction de seconde. Son moteur gronda et il sentit le manche prendre vie, dans le creux de sa main. Presque tout de suite il le poussa si légèrement en avant qu'un observateur n'aurait pas vu de déplacement. Mais la queue du FW se souleva sous la tornade déclenchée par la grande hélice contre la piste et il distança son ailier d'une dizaine de mètres dans l'accélération. Ses roues quittèrent le sol si vite que Sentinelle 1 fut largué. Il le vit, dans son rétro et se borna à afficher une pente de montée aiguë tout en entamant un virage à gauche. Il retrouvait la poussée du "Long nez" et y prenait plaisir. A 1 500 mètres il réduisit et se plaça en orbite d'attente, surveillant la montée de l'instructeur. Il savait qu'il l'avait distancé en pilotage pur. En diminuant au maximum réalisable les traînées parasites de l'effet des commandes sur la trajectoire de l'avion, avec des gestes très doux, sur le manche, Binard lui-même, au club autrefois aurait dit que c'était du bon travail. En vol à voile le pilotage doit être d'une pureté, d'une sobriété parfaite sinon le planeur ne grimpe pas aussi bien que ses concurrents, en compétition. Plus bas, Sentinelle 1 commença à s'éloigner vers le sud bien avant d'avoir rejoint son altitude.
- "Sentinelle 2, venez regrouper sur moi par la droite, fit la voix dans ses écouteurs. Vous avez quarante-cinq secondes pour cela".
Myko sentit un petit coup au cœur : ça démarrait. Mais ses mains se mettaient déjà au travail, il renversa sa machine par la droite et accéléra. Il s'aperçut tout de suite que son N°1 s'éloignait maintenant très vite et anticipait un prochain virage d'éloignement, plein sud est, pour lui compliquer le regroupement. Aussitôt il ouvrit les gaz en grand et plongea vers le sol sans quitter l'autre machine des yeux. Sa vitesse monta très vite. Il frôlait les 755 km/h quand il tira sur le manche. "L'altitude c'est de la vitesse, la vitesse c'est de l'altitude en puissance", il crut entendre la voix de Binard dans ses écouteurs… Le FW jaillit vers le ciel, le nez pointé vers l'autre FW, à 1 000 mètres d'altitude seulement, qui ne le vit pas venir, sous sa queue. L'instructeur commença une série de S pour découvrir ses angles morts et Mykola suivit les évolutions pour rester hors de vue. Si Myko avait pu voir son propre visage, à cet instant, il aurait été très rassuré sur son compte. Aucun sentiment ne transparaissait, ses traits étaient impassibles. Il savait qu'il était en train de réaliser une interception parfaite mais n'en montrait aucune satisfaction particulière. Il avait deviné le test quand Sentinelle 1 n'avait pas pris sa direction après avoir quitté le tour de piste. C'est ce que lui aussi aurait fait pour jauger un jeune pilote. Si ce n'est qu'un jeune n'aurait pas réussi à se trouver à 1 500 mètres aussi vite…
- "Plus que huit secondes", annonça l'instructeur.
- "Considérez-vous comme mort depuis six secondes", répondit Myko en apparaissant soudain à l'aile droite de l'autre FW et en immobilisant son avion en une seule action sur le manche et les gaz.
Il vit distinctement le Capitaine sursauter quand il tourna la tête de son côté, puis sourire. Enfin grimacer plutôt !
- "Evolutions", lâcha-t-il à la radio.
Pendant les six minutes qui suivirent Myko resta rivé à l'aile du chef de patrouille qui passa en revue toutes les formes du vol de groupe. De plus en plus vite.
- "Ca va, finit-il enfin par dire. Exercice de combat. Vous volez dix secondes vers le nord et moi dix secondes ailleurs. Combat ciné-mitrailleuse en trois coups au but sûrs."
- "Reçu", renvoya Myko qui bascula sur l'aile droite et passa au cap nord en piqué.
Il jouait le jeu jusqu'à un certain point, sachant qu'un test vise aussi à évaluer la naïveté du candidat. Il surveillait son rétro tout en comptant mentalement. Sa mitrailleuse-caméra était sélectionnée. A dix il vira sur la tranche en redressant à l'horizontale, croisant les commandes, pieds et manche. Il fit très vite un 360°. Rien en vue. Le gars connaissait le coin et savait sûrement utiliser la lumière et la visibilité locales. Il piqua brusquement vers le ras des arbres en allant vers l'ouest. A cette heure de la journée la bonne tactique était de venir par l'ouest pour aveugler son adversaire, évidemment. Aussi près du sol Myko était moins gêné par les rayons du soleil et il voyait bien le ciel. C'est ainsi qu'il découvrit Sentinelle 1 à deux cents mètres d'altitude, pas plus, loin à droite. Il vira sèchement de ce côté et resta collé au sol, sautant les arbres à la dernière seconde. Ce fut d'une étonnante facilité. Un virage à gauche et il était sous l'autre FW qui le cherchait en faisant des changements de cap toutes les trois secondes mais en conservant un cap moyen à l'est.
- "Vous vous êtes trop éloigné, Sentinelle 2", fit la radio.
- "Je ne pense pas, répondit Myko en plaçant la silhouette de l'avion de l'instructeur au milieu des cercles de son collimateur, à moins de cinquante mètres devant. Vous êtes descendu."
Puis il mit manche au ventre pour attirer son adversaire vers 1 500 mètres, une altitude que les pilotes n'aimaient guère, en général. Trop haute pour coincer un ennemi et pas assez haute pour pouvoir se défiler en piquant à l'aise. L'autre FW suivit. Cette fois Myko fut dans sa queue en exécutant simplement une boucle ! Mais tellement serrée qu'il encaissa 4 G. Le capitaine avait lâché avant, et le découvrit dans sa queue.
- "Ca va Sentinelle 2, on laisse tomber, on rentre" se borna-t-il à envoyer en reprenant le cap du terrain.
Ils se posèrent aile dans aile et roulèrent jusqu'au point de dispersion des appareils d'où l'instructeur s'éloigna, à pieds.
- Le Capitaine Hordach vous rejoint au mess, Capitaine. Il a dit que c'était pas la peine de passer au bureau du Commandant des vols, dit un Sergent mécano en venant vers Myko.
Myko buvait un thé frais dans le mess occupé par quelques instructeurs de la base, quand le sien arriva, tenant son casque à la main.
- D'accord, dit-il en le posant près de lui sur le comptoir, vous savez piloter. Maintenant vous me dites comment vous vous appelez.
- Mykola Stoops, 951ème Escadron.
- … Stoops ? Le gars aux six victoires en un combat ?
Le jeune homme acquiesça de la tête et le Capitaine eut un sourire.
- Ah je préfère ça ! Le Commandant m'avait seulement dit que vous étiez bon. Me faire toucher comme ça deux fois en moins d'une minute ça me flanquait un complexe. J'ai une réputation à tenir moi aussi, ici, vous voyez ?
- On n'a pas vu le film, rien n'est encore sûr.
- Si. Je crois qu'on sait quand on a été mouché, pas votre avis ? Là, je le sais. Vous étiez trop près pour louper. Mais battu par vous, ça va. Ma réputation ne va pas en souffrir. Vous repartez en Escadron après blessure ?
- Descendu.
Le type ouvrit de grands yeux.
- Vraiment ?
- Le jour des six victoires, justement. Par une formation de Ki61 avec des bandes noires sur les ailes. Des tout bons.
- Ah j'en ai entendu parler de ceux là. Il paraît que les Chinois ont rassemblé leurs meilleurs chasseurs dans un même Groupe, qu'ils appellent je ne sais plus comment. Ils font des ravages chez nous, à chaque fois qu'on les rencontre. Dans les Escadrons on les appelle les Bandes noires, justement. Pendant la Première Guerre les nôtres faisaient un peu la même chose, je crois, ils peignaient des trucs sur leur machine. Psychologiquement ils prenaient un avantage avant d'avoir commencé le combat.
- Je ne me souvenais pas de ça, dit Myko qui assimilait l'information.
Ainsi ils n'étaient pas tombés sur une unité courante ? Il s'en doutait bien mais l'entendre confirmé lui faisait du bien. Au fond ça ne changeait plus grand chose pour lui. Ils discutèrent un moment du combat. C'était la première fois que Myko l'évoquait avec un pilote puisqu'il n'était jamais revenu à l'Escadron. Il n'éprouva aucune émotion et en fut surpris. Même s'il l'avait assimilé, il pensait qu'en parler serait pénible. Non. C'était le passé. Mais il fallait maintenant l'enterrer sous des couches d'autres souvenirs, d'autres vols, d'autres combats surtout. Tenir.
Depuis un moment, un grand type, la tête recouverte de son casque le dévisageait, à l'autre bout du bar. Le gars se décida soudain et vint vers lui.
- Vous êtes Myko Stoops, non ?
C'est à cet instant que le jeune homme le reconnut. Le Sergent-Major Van der Belt ! Son instructeur de Lambiri, en Grèce.
- Non, Perrrcival, dit-il en retrouvant le souvenir du surnom qu’il lui avait attribué. Salut Major.
- Adjudant Chef, aujourd'hui, fit l'autre avec un grand sourire.
Un sourire comme il n'en avait jamais eu, autrefois…
- Content de vous revoir, Major, insista Myko. Pour moi vous serez toujours "Le Major", n'y voyez rien de désobligeant, au contraire.
- Tu connais le Capitaine Stoops ? intervint le Capitaine instructeur de Myko.
- C'est l'Adjudant-Chef Van der Belt qui m'a tout appris, précisa Myko en souriant, en école de début. Alors ils se sont décidés à vous nommer à votre vraie place, Major ?
- Seulement instructeur de formation "nouvelles machines". Je leur apprends à bien manier un FW.
- Vous avez de bons élèves, ici ? Je veux dire des élèves qui vous donnent satisfaction ? Moins lents que moi ?
- Vous n'étiez pas si lent que ça, mais il fallait bien que je vous dope un peu, sinon vous vous seriez laissé vivre avec l'avance que vous aviez !
Van der Belt semblait avoir plaisir à le revoir et Myko en fut content. Il avait souvent pensé au Major, depuis deux ans.
- Dis donc, tu sais qui est vraiment le Capitaine Stoops ? demanda soudain l'autre instructeur.
Le Major le regarda curieusement.
- Pourquoi tu me dis ça ? Anton.
L'autre rit doucement.
- Tu ne sais rien, oui !… Le Capitaine Stoops est le gars qui a égalé le record de Marseille et Hartmann, six victoires en un seul combat. Mais lui, il a envoyé six "Bandes noires" au tapis.
- De Dieu !…
Cette fois il était vraiment démonté.
- … C'est vous ce Stoops là ?
- C'est à vous que je le dois, Major. C'est vous qui m'avez tout appris. "Plus vite le tonneau, Perrrcival, tu dors ou quoi… Doux et rapide, je t'ai dit !" Je n'ai pas oublié, vous savez ? C'est à vous que je dois d'être encore en vie. Vous me l'aviez même dit que vous étiez en train de me sauver la vie. J'y ai souvent repensé.
- Bon Dieu, Capitaine, reprit Van der Belt, six "Bandes noires" au tapis. Personne n'a réussi ça ! Et c'est moi qui vous ai formé, Perrrcival ! J'en reviens pas. J'aurai au moins réussi ça. Je suis plutôt fier de moi, vous savez ? Sans avoir combattu j'aurais pas été inutile, dans cette guerre, finalement.
Myko n'avait jamais pensé non plus à ses victoires sur les bandes noires. Et ça le regonfla d'un seul coup. C'était pourtant vrai qu'il avait descendu six de ces gars là…
- Je peux vous poser une question, Major ?
- Bien sûr.
- Est-ce que vous apprenez à faire des évolutions de combats dégueulasses aux élèves en fin de formation ?
- Comment ça, dégueulasses ? fit-il, se cabrant presque.
- Oui. Mal faites, irrégulières, un coup de pied un peu trop appuyé par ci par là, un peu trop de manche ?
- Pourquoi vous dites ça ?
- Parce qu'une figure parfaite c'est un angle de tir aussi parfait pour un chasseur chinois. Il sait où vous ajuster, dans l'espace. Là où vous allez vous trouver la seconde suivante. Les deux instructeurs se regardèrent.
- Personne n'a jamais pensé à nous parler de ça, dit enfin le Capitaine, en secouant la tête, écœuré.
- S'il vous plait, faites-le. Ca évitera à des jeunes de se faire descendre au premier combat. Savoir piloter dans la bagarre c'est aussi être capable de donner une mauvaise impression de son pilotage au chasseur que vous avez dans la queue, de le feinter, lui faire croire que vous êtes un débutant, l'amener à ne pas se méfier assez, préparer sa chute. Et ça évite aux chefs de patrouille de l'apprendre aux bleus. Il n'est plus temps pour ça.
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