The Project Gutenberg EBook of L'Atlantide, by Pierre Benoît
This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org
Title: L'Atlantide
Author: Pierre Benoît
Release Date: November 28, 2010 [EBook #34469]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ATLANTIDE ***
Produced by Mireille Harmelin, Chuck Greif, wagner,
www.archive.org and the Online Distributed Proofreading
Team at http://www.pgdp.net
L'ATLANTIDE
DU MÊME AUTEUR |
---|
Diadumène, poèmes. |
Kœnigsmark, roman. |
Pour Don Carlos, roman. |
Les Suppliantes, poèmes. |
Le Lac Salé, roman. |
La Chaussée des Géants, roman. |
L'Oublié, roman. |
Mademoiselle de la Ferté, roman. |
La Châtelaine du Liban, roman. |
Le Puits de Jacob, roman. |
Alberte, roman. |
A PARAITRE: |
Le Roi Lépreux, roman. |
Axelle, roman. |
Monsieur de la Ferté, roman. |
PIERRE BENOIT
———
L'ATLANTIDE
ROMAN
«Je dois vous en prévenir
d'abord, avant d'entrer en
matière, ne soyez pas surpris
de m'entendre appeler des
barbares de noms grecs.
Platon; Critias.
PARIS
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
22, RUE HUYGHENS, 22
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
50 exemplaires sur papier du Japon
170 exemplaires sur papier de Hollande
TOUS NUMÉROTÉS A LA PRESSE
Droits de traduction et de reproduction réservés pour
tout pays.
Copyright by ALBIN MICHEL
1920
A André Suarès
TABLE DES MATIÈRES |
LETTRE LIMINAIRE[1]
Hassi-Inifel, 8 novembre 1903.
Si les pages qui vont suivre voient un jour la lumière du soleil, c'est qu'elle m'aura été ravie. Le délai que je fixe à leur divulgation m'en est un assez sûr garant.
Cette divulgation, qu'on ne se méprenne pas sur mon but quand je la prépare, lorsque je la réclame. On peut me croire, si j'affirme que je n'attache aucun amour-propre d'auteur à ce cahier fiévreux. D'ores et déjà, je suis loin de toutes ces choses! Mais, vraiment, il est inutile que d'autres s'engagent sur la route par laquelle je ne serai pas revenu.
Quatre heures du matin.—Bientôt, l'aurore va mettre sur le hamada son incendie rose. Autour de moi le bordj sommeille. Par la porte de sa chambre entr'ouverte, j'entends la respiration calme, si calme, d'André de Saint-Avit.
Dans deux jours, lui et moi, nous partons. Nous quittons le bordj. Nous nous enfonçons là-bas, vers le Sud. L'ordre ministériel est arrivé hier matin.
Maintenant, même si j'en avais l'envie, il serait trop tard pour reculer. André et moi avons sollicité cette mission. L'autorisation que j'ai demandée, de concert avec lui, est à l'heure actuelle devenue un ordre. La voie hiérarchique parcourue, des influences mobilisées au ministère, tout cela pour ensuite avoir peur, renâcler devant l'entreprise!...
Avoir peur, ai-je dit. Je sais que je n'ai pas peur. Une nuit, dans le Gourara, quand j'ai trouvé deux de mes sentinelles massacrées, avec, au ventre, l'ignoble incision cruciale des Berabers, j'ai eu peur. Je sais ce que c'est que la peur. Aussi maintenant, quand je fixe l'immensité ténébreuse d'où tout à l'heure surgira brusquement l'énorme soleil rouge, je sais que ce n'est point de peur que je tressaille. Je sens lutter en moi l'horreur sacrée du mystère et son attrait.
Fumées, peut-être. Imaginations d'un cerveau surchauffé et d'un œil affolé par les mirages. Un jour viendra sans doute où je relirai ces pages avec un sourire de pitié gênée, le sourire de l'homme de cinquante ans qui relit de vieilles lettres.
Fumées. Imaginations. Mais ces fumées, ces imaginations me sont chères. «Le capitaine de Saint-Avit et le lieutenant Ferrières, dit la dépêche ministérielle, s'appliqueront à dégager, au Tassili, les relations statigraphiques des grès albiens et des calcaires carbonifériens... Ils en profiteront pour se renseigner, éventuellement, sur les modifications d'attitude des Azdjer vis-à-vis de notre influence, etc.». Si ce voyage devait, à la fin, n'avoir trait qu'à d'aussi pauvres choses, je sens que je ne partirais pas...
Donc, je souhaite ce que je redoute. Je serai déçu si je ne me trouve pas face à face avec ce qui me fait étrangement frémir.
Au fond de la vallée de l'Oued Mia, un chacal aboie. Par intervalles, quand un rayon de lune, crevant d'argent les nuages gonflés de chaleur, lui fait croire au jeune soleil, une tourterelle roucoule dans les palmeraies.
Un pas au dehors. Je me penche à la fenêtre. Une ombre vêtue d'étoffes noires et luisantes glisse sur le pisé de la terrasse du fortin. Un éclair dans la nuit électrique. L'homme vient d'allumer une cigarette. Il s'est accroupi, face au Midi. Il fume.
C'est Cegheïr-ben-Cheïkh, notre guide targui, celui qui dans trois jours va nous entraîner vers les plateaux inconnus du mystérieux Imoschaoch, à traverse les hamadas de pierres noires, les grands oueds desséchés, les salines d'argent, les gours fauves, les dunes d'or mat que surmonte, quand souffle l'alizé, un tremblant panache de sable blême.
Cegheïr-ben-Cheïkh! C'est cet homme. Elle me revient à l'esprit, la tragique phrase de Duveyrier: «Le colonel met le pied à l'étrier et reçoit au même moment un coup de sabre[2]...» Cegheïr-ben-Cheïkh!... Il est là. Il fume paisiblement une cigarette, une cigarette du paquet que je lui ai donné... Mon Dieu! pardonnez-moi cette félonie.
Le photophore jette sur le papier sa lumière jaune. Bizarre destinée, celle qui, à seize ans, sans que j'aie su au juste pourquoi, à décidé un jour que je me préparerais à Saint-Cyr, a fait de moi le camarade d'André de Saint-Avit. J'aurais pu étudier le droit, la médecine. Je serais aujourd'hui quelqu'un de bien tranquille, dans une ville, avec une église et des eaux courantes; et non pas ce fantôme vêtu de coton, accoudé, avec une anxiété inexprimable, sur le désert qui va l'engloutir.
Un gros insecte est entré par la fenêtre. Il bourdonne, rebondit des murs crépis au globe du photophore, et enfin, vaincu, les ailes brûlées par la bougie encore haute, il s'abat sur la feuille blanche, là.
C'est un hanneton d'Afrique, énorme, noir, avec des taches d'un gris livide.
Je songe aux autres, à ses frères de France, aux hannetons mordorés que, par les soirs orageux d'été, je voyais s'élancer comme de petites balles du sol de ma campagne natale. Enfant, je passais là mes vacances; plus tard, mes permissions. Lors de la dernière, dans cette même prairie, à côté de moi marchait une mince forme blanche, avec une écharpe de mousseline, à cause de l'air du soir, si frais là-bas. Maintenant, c'est à peine si, effleuré par ce souvenir, je laisse, une seconde, mon regard s'élever vers un coin sombre de ma chambre, sur le mur nu où brille la vitre d'un portrait imprécis. Je comprends combien ce qui a pu me sembler devoir être toute ma vie a perdu de son importance. Ce mystère plaintif est désormais sans intérêt pour moi. Si les chanteurs ambulants de Rolla venaient sous cette fenêtre de bordj murmurer leurs fameux airs nostalgiques, je sais que je ne les écouterais pas, et s'ils se faisaient trop pressants, que je leur signifierais leur chemin.
Qu'est-ce qui a suffi pour cette métamorphose? Une histoire, un conte peut-être, conté en tout cas par quelqu'un sur qui pèse le plus monstrueux des soupçons.
Cegheïr-ben-Cheïkh a terminé sa cigarette. Je l'entends qui regagne à pas lents sa natte, dans le bâtiment B, près du poste de garde, à gauche.
Notre départ devant avoir lieu le 10 novembre, le manuscrit joint à cette lettre a été commencé le dimanche 1er et terminé le jeudi 5 novembre 1906.
OLIVIER FERRIÈRES,
Lieutenant au 3e spahis.
CHAPITRE PREMIER
UN POSTE DU SUD
Le samedi 6 juin 1903 rompit la monotone vie qu'on menait au poste de Nassi-Inifel par deux événements d'inégale importance: l'arrivée d'une lettre de Mlle Cécile de C... et celle des plus récents numéros du Journal officiel de la République française.
—Si mon lieutenant le permet?—dit le maréchal des logis chef Châtelain, se mettant à parcourir les numéros dont il avait fait sauter les bandes.
D'une signe de tête, j'acquiesçai, déjà tout entier plongé dans la lecture de la lettre de Mlle de C...
«Lorsque ceci vous parviendra, écrivait en substance cette aimable jeune fille, maman et moi aurons sans doute quitté Paris pour la campagne. Si, dans votre bled, l'idée que je m'ennuie autant que vous peut vous être une consolation, soyez heureux. Le Grand Prix a eu lieu. J'ai joué le cheval que vous m'aviez indiqué, et, naturellement j'ai perdu. L'avant-veille, nous avons dîné chez les Martial de la Touche. Il y avait Elias Chatrian, toujours étonnamment jeune. Je vous envoie son dernier livre, qui fait assez de bruit. Il paraît que les Martial de la Touche y sont peints nature. J'y joins les derniers de Bourget, de Loti et de France, plus les deux ou trois scies à la mode dans les cafés-concerts. En politique, on dit que l'application de la loi sur les congrégations rencontrera de réelles difficultés. Rien de bien nouveau dans les théâtres. J'ai pris un abonnement d'été à l'Illustration. Si ça vous chante... A la campagne, on ne sait que faire. Toujours le même lot d'idiots en perspective pour le tennis. Je n'aurai aucun mérite à vous écrire souvent. Epargnez-moi vos réflexions à propos du petit Combemale. Je ne suis pas féministe pour deux sous, ayant assez de confiance en ceux qui me disent jolie, et en vous particulièrement. Mais enfin, j'enrage à l'idée que si je me permettais vis-à-vis d'un seul de nos garçons de ferme le quart des privautés que vous avez sûrement avec vos Ouled-Naïls... Passons. Il y a des imaginations trop désobligeantes.»
J'en étais à ce point de la prose de cette jeune fille émancipée, lorsqu'une exclamation scandaleuse du maréchal des logis me fit relever la tête.
—Mon lieutenant!
—Qu'y a-t-il?
—Eh bien! Ils en ont de bonnes au ministère. Lisez plutôt.
Il me tendit l'Officiel. Je lus:
«Par décision en date du 1er mai 1903, le capitaine de Saint-Avit (André), hors cadres, est affecté au 3e spahis, et nommé au commandement du poste de Hassi-Inifel.»
La mauvaise humeur de Châtelain devenait exubérante:
—Le capitaine de Saint-Avit, commandant du poste! Un poste auquel on n'a jamais eu rien à redire! On nous prend donc pour un dépotoir!
Ma surprise égalait celle du sous-officier. Mais en même temps, je vis la mauvaise figure de fouine de Gourrut, le joyeux que nous employions aux écritures; il s'était arrêté de griffonner et écoutait avec un intérêt sournois.
—Maréchal des logis, le capitaine de Saint-Avit est mon camarade de promotion,—dis-je sèchement.
Châtelain s'inclina, prit la porte; je le suivis.
—Allons, vieux,—dis-je en lui frappant sur l'épaule,—pas de moue. Rappelez-vous que dans une heure nous partons pour l'oasis. Préparez les cartouches. Il faut sérieusement améliorer l'ordinaire.
Rentré dans le bureau, je congédiai d'un geste Gourrut. Resté seul, je terminai rapidement la lettre de Mlle de C..., puis ayant pris de nouveau l'Officiel, je relus la décision ministérielle qui donnait au poste un nouveau chef.
Voilà cinq mois que j'en faisais fonction, et, ma foi, je supportais bien cette responsabilité et goûtais fort cette indépendance. Je puis même affirmer, sans me flatter, que, sous ma direction, le service avait marché autrement que sous celle du capitaine Dieulivol, le prédécesseur de Saint-Avit. Brave homme, ce capitaine Dieulivol, colonial de la vieille école, sous-officier des Dodds et des Duchesne, mais affecté d'une effroyable propension aux liqueurs fortes, et trop enclin, quand il avait bu, à confondre tous les dialectes et à faire subir à un Haoussa un interrogatoire en sakalave. Personne ne fut jamais plus parcimonieux des ressources en eau du poste. Un matin qu'il préparait son absinthe, en compagnie du maréchal des logis chef, Châtelain, les yeux fixés sur le verre du capitaine, vit avec étonnement la liqueur verte blanchir sous une dose d'eau plus forte qu'à l'ordinaire. Il releva la tête, sentant que quelque chose d'anormal venait de se produire. Raidi, la carafe inclinée à la main, le capitaine Dieulivol fixait l'eau qui dégouttait sur le sucre. Il était mort.
Cinq mois durant, après la disparition de ce sympathique ivrogne, on avait semblé se désintéresser en haut lieu de son remplacement. J'avais même espéré un moment qu'une décision serait prise, m'investissant en droit des fonctions que j'exerçais en fait... Et aujourd'hui, cette soudaine nomination...
Le capitaine de Saint-Avit... A Saint-Cyr, il était de mes recrues. Je l'avais perdu de vue. Puis mon attention avait été rappelée sur lui par son avancement rapide, sa décoration, récompense méritée de trois voyages d'exploration particulièrement audacieux, au Tibesti et dans l'Aïr; et soudain, le drame mystérieux de son quatrième voyage, cette fameuse mission entreprise avec le capitaine Morhange, et d'où un seul des explorateurs était revenu. Tout s'oublie vite, en France. Il y avait bien six ans de cela. Je n'avais plus entendu parler de Saint-Avit. Je croyais même qu'il avait quitté l'armée. Et maintenant, voici que je me trouvais l'avoir pour chef.
«Allons, pensai-je, celui-là ou un autre!... A l'Ecole, il était charmant, et nous avons toujours eu les meilleurs rapports. D'ailleurs je n'ai pas les annuités voulues pour passer capitaine.» Et je sortis du bureau en sifflotant.
Nous étions maintenant, Châtelain et moi, nos fusils posés sur la terre déjà moins chaude, auprès de la mare qui tient le milieu de la maigre oasis, dissimulés derrière une sorte de claie d'alfa. Le soleil couchant faisait roses les petits canaux stagnants où s'irriguent les pauvres cultures des sédentaires noirs.
Pas un mot durant le parcours. Pas un mot durant l'affût. Châtelain visiblement, boudait.
En silence, nous abattîmes tour à tour quelques-unes des misérables tourterelles qui venaient, leurs petites ailes traînantes sous le poids de la chaleur du jour, étancher leur soif à la lourde eau verte. Quand une demi-douzaine de minces corps ensanglantés furent alignés à nos pieds, je mis la main sur l'épaule du sous-officier.
—Châtelain!
Il tressaillit.
—Châtelain, je vous ai rudoyé tout à l'heure. Il ne faut pas m'en vouloir. La mauvaise heure avant la sieste. La mauvaise heure de midi.
—Mon lieutenant est le maître,—répondit-il d'un ton qu'il voulait bourru, et qui n'était qu'ému.
—Châtelain, il ne faut pas m'en vouloir... Vous avez quelque chose à me dire. Vous savez de quoi je veux parler.
—Je ne vois pas vraiment. Non, je ne vois pas.
—Châtelain, Châtelain, soyons sérieux. Parlez-moi un peu du capitaine de Saint-Avit.
—Je ne sais rien,—dit-il avec brusquerie.
—Rien? Alors, ces mots de tout à l'heure?...
—Le capitaine de Saint-Avit est un brave,—murmura-t-il, le front obstinément baissé.—Il est parti seul pour Bilma, pour l'Aïr, tout seul dans des endroits où personne n'a jamais été. C'est un brave.
—C'est un brave, sans doute,—dis-je avec une infinie douceur.—Mais il a assassiné son compagnon, le capitaine Morhange, n'est-ce pas?
Le vieux maréchal des logis trembla.
—C'est un brave,—s'obstina-t-il.
—Châtelain, vous êtes un enfant. Craignez-vous donc que je ne rapporte vos paroles à votre nouveau capitaine?
J'avais touché juste. Il sursauta.
—Le maréchal des logis Châtelain n'a peur de personne, mon lieutenant. Il a été à Abomey, contre les Amazones, dans un pays où, de chaque buisson, sortait un bras noir qui vous saisissait la jambe, tandis qu'un autre, d'un coup de coutelas, vous la tranchait, raide comme balle.
—Alors, ce qu'on dit, ce que vous-même...
—Alors, tout cela, ce sont des mots.
—Des mots, Châtelain, qu'on répète en France, partout.
Il courba le front plus bas encore, sans répondre.
—Tête de bourrique,—éclatai-je,—parleras-tu!
—Mon lieutenant, mon lieutenant,—supplia-t-il,—je vous jure que ce que je sais ou rien...
—Ce que tu sais, tu vas me le dire, et tout de suite. Sinon je te donne ma parole que, d'un mois, je ne t'adresse plus un mot que dans le service.
Hassi-Inifel: Trente goumiers indigènes. Quatre Européens, moi, le maréchal des logis, un brigadier et Gourrut. La menace était terrible. Elle fit son effet.
—Eh bien, voilà! mon lieutenant,—fit-il avec un gros soupir.—Mais du moins, après, vous ne me reprocherez pas de vous avoir rapporté sur un chef des choses qui ne sont pas à dire, surtout quand elles ne reposent que sur des propos de mess.
—Parle.
—C'était en 1899. J'étais alors brigadier-fourrier, à Sfax, au 4e spahis. J'étais bien noté, et comme, en outre, je ne buvais pas, le capitaine adjudant-major m'avait désigné pour la popote des officiers. Vraiment, une bonne place. Le marché, les comptes, marquer les livres de la bibliothèque qui sortaient (il n'y en avait pas beaucoup), et la clef de l'armoire aux liqueurs, parce que, pour cela, on ne peut se reposer sur les ordonnances. Le colonel, étant garçon, prenait ses repas au mess. Un soir, il arriva en retard, le front un peu soucieux, et s'étant assis, réclama le silence:
«—Messieurs,—dit-il,—j'ai une communication à vous faire et vos avis à recueillir. Voici de quoi il s'agit. Demain matin, la Ville-de-Naples arrive à Sfax. Elle a à son bord le capitaine de Saint-Avit qui vient d'être affecté a Feriana et qui rejoint son poste.
«Le colonel s'arrêta: «Bon, pensai-je, c'est le menu de demain à soigner.» Car vous connaissez la coutume, mon lieutenant, suivie depuis qu'il y a en Afrique des cercles d'officiers. Quand un officier est de passage, ses camarades vont le chercher en bateau et l'invitent au cercle pour la durée de l'escale. Il paie son écot en nouvelles du pays. Ce jour-là, on fait bien les choses, même pour un simple lieutenant. A Sfax, un officier de passage, cela voulait dire: un plat de plus, du vin bouché et de la meilleure fine.
«Or, cette fois, je compris, au regard qu'échangèrent les officiers que peut-être la vieille fine resterait dans son armoire.
«—Vous avez tous, je pense, messieurs, entendu parler du capitaine de Saint-Avit, et de certains bruits qui courent à son sujet. Nous n'avons pas à apprécier ces bruits, et l'avancement qu'il a reçu, sa décoration, nous permettent même d'espérer qu'ils n'ont rien de fondé. Mais, entre ne pas suspecter d'un crime un officier, et recevoir à notre table un camarade, il y a une distance que nous ne sommes pas obligés de franchir. C'est à ce sujet que je serais heureux d'avoir votre avis.
«Il y eut un silence. Les officiers se regardèrent, soudain devenus graves, tous, jusqu'aux plus rieurs des petits sous-lieutenants. Dans le coin où je me rendais compte qu'on m'avait oublié, je faisais mon possible pour qu'aucun bruit ne vînt rappeler ma présence.
«—Nous vous remercions, mon colonel,—dit enfin un commandant,—d'avoir eu la bonté de nous consulter. Tous mes camarades, je pense, savent à quels bruits pénibles vous faites allusion. Si je me permets de prendre la parole, c'est qu'à Paris, au Service géographique de l'armée, où j'étais avant de venir ici, bien des officiers, et des plus qualifiés, avaient, sur cette triste histoire, une opinion qu'ils évitaient de formuler, mais qu'on sentait défavorable au capitaine de Saint-Avit.
«—J'étais à Bammako, à l'époque de la mission Morhange-Saint-Avit,—dit un capitaine.—L'opinion des officiers de là-bas diffère, hélas! bien peu de celle qu'exprime le commandant. Mais je tiens à ajouter que tous reconnaissaient n'avoir que des soupçons. Et des soupçons, vraiment, sont insuffisants, quand on songe à l'atrocité de la chose.
«—Ils peuvent en tout cas suffire amplement, messieurs,—répliqua le colonel,—à motiver notre abstention. Il n'est pas question de porter un jugement; mais s'asseoir à notre table n'est pas un droit. C'est une marque de fraternelle estime. Le tout est de savoir si vous jugez devoir l'accorder à M. de Saint-Avit.
«Ce disant, il regardait ses officiers, à tour de rôle. Successivement, ils firent de la tête un signe négatif.
«—Je vois que nous sommes d'accord,—reprit-il.—Maintenant notre tâche n'est malheureusement pas terminée. La Ville-de-Naples sera dans le port demain matin. La chaloupe qui va chercher les passagers part à huit heures du port. Il faut, messieurs, qu'un de vous se dévoue et se rende au paquebot. Le capitaine de Saint-Avit pourrait avoir l'idée de venir au cercle. Nous n'avons nullement l'intention, de lui infliger l'affront qui consisterait à ne pas le recevoir, s'il s'y présentait, confiant dans la coutume traditionnelle de la réception. Il faut prévenir sa venue. Il faut lui faire comprendre qu'il vaut mieux qu'il reste à bord.
«Le colonel regarda de nouveau les officiers. Ils ne purent qu'approuver; mais comme on voyait que chacun d'eux n'était pas à son aise!
«—Je n'espère pas trouver parmi vous un volontaire pour une mission de cette sorte. Force m'est de désigner quelqu'un d'office. Capitaine Grandjean, M. de Saint-Avit est capitaine. Il est correct que ce soit un officier de son grade qui lui fasse notre communication. Par ailleurs, vous êtes le moins ancien. C'est donc à vous que je suis contraint de m'adresser pour cette pénible démarche. Je n'ai pas besoin de vous demander de la faire avec tous les ménagements possibles.
«Le capitaine Grandjean s'inclina, tandis qu'un soupir de soulagement s'échappait de toutes les poitrines. Tant que le colonel fut là, il resta à l'écart, sans mot dire. Ce n'est que lorsque le chef se fut retiré qu'il laissa échapper cette phrase:
«—Il y a des choses qui devraient bien compter pour l'avancement.
«Le lendemain, au déjeuner, tout le monde attendait avec impatience son retour.
«—Eh bien?—interrogea brièvement le colonel.
«Le capitaine Grandjean ne répondit pas tout de suite. Il s'assit à la table où ses camarades étaient en train de se fabriquer leurs apéritifs, et lui, l'homme dont on raillait la sobriété, il but, presque d'un trait, sans attendre que le sucre fût fondu, un grand verre d'absinthe.
«—Eh bien, capitaine?—répéta le colonel.
«—Eh bien, mon colonel, c'est fait. Vous pouvez être tranquille. Il ne descendra pas à terre. Mais, vrai Dieu, quelle corvée!
«Les officiers n'osaient souffler mot. Seuls, leurs regards disaient leur anxieuse curiosité.
«Le capitaine Grandjean se versa une gorgée d'eau.
«—Voilà, j'avais bien préparé ma phrase, en route, dans la chaloupe. En montant l'escalier, je sentis que tout s'était envolé. Saint-Avit était au fumoir, avec le commandant du paquebot. Il me sembla que je n'aurais pas la force de lui dire la chose, d'autant que je le voyais prêt à descendre. Il était en tenue de jour, son sabre sur la banquette, et il avait des éperons. On ne garde pas d'éperons à bord. Je me présentai, nous échangeâmes quelques paroles, mais je devais avoir l'air bien emprunté, car, dès la première minute, je compris qu'il avait deviné. Sous un prétexte quelconque, ayant quitté le commandant, il me conduisit à l'arrière, près de la grande roue du gouvernail. Là, j'osai parler: mon colonel, qu'ai-je dit? Ce que j'ai dû bafouiller! Il ne me regardait pas. Accoudé au bastingage, il laissait ses yeux errer au loin, avec un sourire. Puis, soudain, quand je me fus bien empêtré dans mes explications, il me fixa froidement et me dit:
«—Je vous remercie, mon cher camarade, de vous être donné tout ce dérangement. Mais vraiment, c'était bien inutile. Je suis fatigué, et n'ai pas l'intention de débarquer. J'aurai eu du moins l'agrément de faire votre connaissance. Puisque je ne peux profiter de votre hospitalité, vous me ferez la grâce d'accepter la mienne, tant que la chaloupe sera au flanc du paquebot.
«—Alors, nous sommes revenus au fumoir. Il a préparé lui-même des cocktails. Il m'a parlé. Nous nous sommes retrouvé des amis communs. Jamais je n'oublierai ce visage, ce regard ironique et lointain, cette voix triste et douce. Ah! mon colonel, messieurs, j'ignore ce qu'on peut raconter au Service géographique ou dans les postes du Soudan... Mais il ne peut y avoir là qu'une horrible équivoque. Un tel homme, coupable d'un tel crime, croyez-moi, ce n'est pas possible.»
—C'est tout, mon lieutenant,—acheva Châtelain après un silence.—Jamais je n'ai vu repas plus triste que celui-là. Les officiers dépêchèrent leur déjeuner, sans mot dire, dans une impression de malaise contre laquelle personne n'essaya de lutter. Et, parmi ce grand silence, on voyait les regards revenir sans cesse, à la dérobée, vers la Ville-de-Naples, qui dansait là-bas, sous la brise à une lieue en mer.
«Elle y était encore le soir, quand ils se trouvèrent pour le dîner, et ce ne fut que lorsqu'un coup de sirène, suivi de volutes de fumée, s'échappant de la cheminée rouge et noire, eut annoncé le départ du paquebot pour Gabès, ce fut seulement alors que reprirent les causeries, mais pas aussi gaies que d'habitude.
«Depuis, mon lieutenant, au cercle de Sfax, on a fui, comme la peste, tout sujet qui risquait de ramener la conversation sur le capitaine de Saint-Avit.»
Châtelain avait parlé à voix presque basse, et le petit peuple de l'oasis n'avait pas entendu sa singulière histoire. Il y avait une heure que notre dernier coup de fusil avait résonné. Autour de la mare, les tourterelles rassurées s'ébrouaient. De grands oiseaux mystérieux volaient sous les palmiers assombris. Un vent moins chaud berçait en frémissant les palmes mornes. Nous avions posé à côté de nous nos casques, pour que nos tempes pussent recevoir la caresse de cette maigre brise.
—Châtelain,—dis-je,—il est l'heure de rentrer au bordj.
Lentement, nous ramassâmes les tourterelles tuées. Je sentais le regard du sous-officier peser sur moi et, dans ce regard, un reproche, comme un regret d'avoir parlé. Mais, pendant tout le temps que dura notre retour, je ne pus trouver la force de rompre, par un mot quelconque, notre silence désolé.
La nuit était presque tombée quand nous arrivâmes. On voyait encore, affaissé contre sa hampe, le drapeau qui surmontait le poste, mais, déjà, on n'en distinguait plus les couleurs. A l'occident, derrière les dunes ébréchées sur le violet noir du ciel, le soleil avait disparu.
Quand nous eûmes franchi la porte du fortin, Châtelain me quitta.
—Je vais aux écuries,—dit-il.
Resté seul, je regagnai la partie du fort où se trouvent le logement des Européens et le magasin à munitions. Une inexprimable tristesse courbait mon front.
Je pensai à mes camarades des garnisons françaises: à cette heure, ils devaient être en train de rentrer chez eux, où les attendait, disposée sur le lit, leur tenue de soirée, le dolman à brandebourgs, les épaulettes étincelantes.
«Dès demain, me dis-je, j'adresserai une demande de mutation.»
L'escalier de terre battue était déjà noir. Mais quelques lueurs pâles rôdaient encore dans le bureau quand j'y pénétrai.
Penché sur les registres d'ordre, un homme était accoudé à ma table. Il me tournait le dos. Il ne m'avait pas entendu venir.
—Eh bien, Gourrut, mon garçon, je vous en prie, ne vous gênez pas. Faites comme chez vous.
L'homme s'était levé, je le vis, assez grand, svelte et pâle.
—Lieutenant Ferrières, n'est-ce pas?
Il s'avança et me tendit la main.
—Capitaine de Saint-Avit. Enchanté, mon cher camarade.
Au même moment, Châtelain apparaissait sur le seuil du bureau.
—Maréchal des logis chef,—dit sèchement le nouveau venu,—je n'ai pas de compliments à vous faire sur le peu que j'ai vu. Il n'y a pas une selle de mehari à laquelle il ne manque des boucles, et les plaques de couche des lebels sont dans un état à faire croire qu'il pleut à Hassi-Inifel trois cents jours par an. En outre, où étiez-vous cet après-midi? Sur quatre Français que compte le poste, je n'ai trouvé, quand je suis arrivé, qu'un joyeux attablé devant un quart d'eau-de-vie. Tout cela changera, n'est-ce pas? Rompez.
—Mon capitaine,—dis-je d'une voix blanche, tandis que Châtelain médusé restait au garde à vous,—je tiens à vous dire que le maréchal des logis était avec moi, que c'est moi qui suis responsable de son absence du poste, qu'il est un sous-officier irréprochable, à tous points de vue, et que si nous avions été prévenus de votre arrivée...
—Evidemment,—dit-il avec un sourire de froide ironie.—Aussi, lieutenant, n'ai-je pas l'intention de le rendre responsable des négligences qui doivent rester à votre actif. Il n'est pas obligé de savoir que l'officier qui abandonne, ne fût-ce que deux heures, un poste comme Hassi-Inifel, risque fort de ne pas trouver grand'chose à son retour. Les pillards Chaamba, mon cher camarade, aiment fort les armes à feu et, pour s'adjuger les soixante fusils de vos râteliers, je suis sûr qu'ils n'auraient aucun scrupule à profiter, au risque de le faire passer en conseil de guerre, de l'absence d'un officier dont je connais, par ailleurs, les excellentes notes. Mais suivez-moi, voulez-vous. Nous allons compléter la petite inspection à laquelle je n'ai pu me livrer que trop rapidement tout à l'heure.
Il était déjà dans l'escalier. J'emboîtai le pas sans mot dire. Châtelain fermait la marche. Je l'entendis qui murmurait, sur un ton d'humeur que je laisse à imaginer:
—Eh bien, vrai, ça va être drôle, ici.
CHAPITRE II
LE CAPITAINE DE SAINT-AVIT
Peu de jours suffirent à nous convaincre que les craintes de Châtelain étaient vaines, relativement aux rapports de service avec notre nouveau chef. Souvent, j'ai pensé que, par la brusquerie dont il avait fait montre au premier abord, Saint-Avit avait voulu prendre barre sur nous, nous prouver qu'il savait porter tête haute le poids de son lourd passé... Toujours est-il que, le lendemain de son arrivée, il se révéla très différent, fit même des compliments au maréchal des logis chef sur la tenue du poste et l'instruction des hommes. A mon égard, il fut charmant.
—Nous sommes de la même promotion, n'est-ce pas?—me dit-il.—Je n'ai pas à t'autoriser à employer le tutoiement traditionnel. Il est de droit.
Vaines marques de confiance, hélas! Faux témoignages de liberté d'esprit, l'un vis-à-vis de l'autre. Quoi de plus accessible, en apparence, que l'immense Sahara, ouvert à tous ceux qui veulent s'y engloutir? Quoi de plus fermé que lui? Après six mois d'une cohabitation, d'une communion de vie telles qu'en offre un poste du Sud, je me demande si le plus extraordinaire de mon aventure n'est pas de partir demain, vers les solitudes insondées, avec un homme dont la pensée véritable m'est sans doute aussi inconnue que ces solitudes, auxquelles il a réussi à me faire aspirer.
Le premier sujet de surprise qui me fut donné par ce singulier compagnon, je le dus aux bagages dont il s'était fait suivre.
Quand il nous arriva inopinément, seul, d'Ouargla, il avait confié au mehari de race qu'il montait uniquement ce que peut porter sans déchoir un aussi susceptible animal: ses armes, sabre et revolver d'ordonnance, plus une solide carabine, et quelques effets strictement réduits. Le reste n'arriva que quinze jours plus tard, par le convoi chargé du ravitaillement du poste.
Trois caisses de dimensions respectables furent successivement montées dans la chambre du capitaine, et les grimaces des porteurs en disaient assez sur leur poids.
Par discrétion, je laissai Saint-Avit à son emménagement, et me mis à dépouiller le courrier que m'apportait le convoi.
Il rentra peu après dans le bureau, et jeta un coup d'œil sur les quelques revues qui venaient de me parvenir.
Il parcourait en même temps le dernier numéro de la Zeitschrift der Gesellschaft für Erdkunde in Berlin.
—Oui, répondis-je.—Ces messieurs veulent bien s'intéresser à mes travaux sur la géologie de l'Oued Mia et du haut Igharghar.
—Cela peut m'être utile,—murmura-t-il, continuant à feuilleter la revue.
—A ta disposition.
—Merci. Je crains bien de n'avoir rien à t'offrir en échange, à part Pline peut-être. Et encore... Tu connais certainement aussi bien que moi ce qu'il dit de l'Igharghar, d'après le roi Juba. Au reste, viens m'aider à mettre en place tout cela, et tu verras si quelque chose te convient.
J'acceptai sans me faire prier davantage.
Nous commençâmes par mettre au jour divers instruments météorologiques et astronomiques: des thermomètres Baudin, Salleron, Fastré, un anéroïde, un baromètre Fortin, des chronomètres, un sextant, une lunette astronomique, une boussole avec lunette... En résumé, ce que Duveyrier appelle le matériel le plus simple et le plus facilement portatif à dos de chameau.
A mesure que Saint-Avit me les tendait, je rangeais ces instruments sur l'unique table de la pièce.
—Maintenant,—m'annonça-t-il,—il n'y a plus que des livres. Je vais te les faire passer. Mets-les en tas, dans un coin, en attendant qu'on me fabrique des rayons.
Deux heures durant, je l'aidai à empiler une véritable bibliothèque. Et quelle bibliothèque! comme jamais poste du Sud n'en aura vu.
Tous les textes consacrés, à un titre quelconque, par l'antiquité aux régions sahariennes, étaient réunis entre les quatre murs crépis de cette chambre de bordj. Hérodote et Pline, naturellement, et aussi Strabon et Ptolémée Pomponius Mela et Ammien Marcellin. Mais, à côté de ces noms qui rassuraient un peu mon impéritie, j'apercevais ceux de Corippus, de Paul Orose, d'Eratosthène, de Photius, de Diodore de Sicile, de Solin, de Dion Cassius, d'Isidore de Séville, de Martin de Tyr, d'Ethicus, d'Athénée... Les Scriptores Historiæ Augustæ, l'Itinerarium Antonini Augusti, les Geographi latini minores de Riese, les Geographi græci minores de Karl Müller... Depuis, j'ai eu l'occasion de me familiariser avec les Agatarchide de Cos et les Artémidore d'Ephèse, mais j'avoue qu'en cet instant la présence de leurs dissertations dans les cantines d'un capitaine de cavalerie ne fut pas sans me causer quelque émoi.
Je note encore la Descrittione dell'Africa, de Léon l'Africain; les histoires arabes d'Ibn-Khaldoun, d'Al-Iaqoub, d'El-Bekri, d'Ibn-Batoutah, de Mohammed El-Tounsi... Au milieu de cette Babel, je ne me souviens que de deux volumes portant les noms de savants français contemporains. Encore étaient-ils les thèses latines de Berlioux[3] et de Schirmer[4].
Tout en procédant à des empilements aussi équilibrés que possible de ces multiples formats, je me disais:
«Et moi qui croyais que, dans sa mission avec Morhange, Saint-Avit était surtout chargé des observations scientifiques. Ou ma mémoire me trompe de façon étrange, ou, depuis, il a joliment changé son fusil d'épaule. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il n'y a rien pour moi, au milieu de tout ce fatras.»
Il devait lire sur mon visage des traces par trop apparentes de surprise, car il dit, sur un ton où je crus deviner une pointe de défiance:
—Le choix de ces livres te surprend, peut-être?
—Je n'ai pas le droit de dire qu'il me surprend,—répliquai-je,—puisque j'ignore le travail en vue duquel tu t'es entouré d'eux. En tout cas, je crois pouvoir affirmer, sans crainte d'être démenti, que jamais officier des bureaux arabes n'a possédé de bibliothèque où les humanités fussent aussi bien représentées.
Il sourit évasivement, et, ce jour-là, nous ne poussâmes pas plus loin cet entretien.
Parmi les livres de Saint-Avit, j'avais remarqué un volumineux cahier muni d'une solide serrure. A plusieurs reprises, je le surpris en train d'y jeter des notes. Quand un motif quelconque l'appelait hors de sa chambre, il enfermait soigneusement cet album dans une petite armoire en bois blanc, due à la munificence de l'administration. Lorsqu'il n'écrivait pas, et que le service ne réclamait pas absolument son concours, il faisait seller le mehari qui l'avait amené, et, quelques minutes plus tard, de la terrasse du fortin, je pouvais voir la double silhouette, à grandes enjambées, disparaître à l'horizon, derrière un pli de terrain rouge.
Chaque fois, ces courses devenaient plus longues. De chacune, il rapportait une espèce d'exaltation qui me faisait le regarder au moment des repas, le seul que nous passions véritablement ensemble, avec une inquiétude chaque jour grandissante.
«Mauvais! me dis-je, un jour que ses propos avaient brillé plus encore que de coutume par leur décousu. Il n'est pas agréable d'être à bord d'un sous-marin dont le commandant pratique l'opium. Quelle peut-être sa drogue, à celui-là?»
Le lendemain, j'avais jeté un rapide coup d'œil dans les tiroirs de mon camarade. Cette inspection, que je jugeais de mon devoir, me rassura momentanément. «A moins, toutefois, pensai-je, qu'il ne porte sur lui ses tubes et sa seringue de Pravaz.»
J'en étais encore à l'époque où je pouvais me figurer que les imaginations d'André avaient besoin de stimulants artificiels.
Une observation méticuleuse me détrompa. Rien de suspect, sous ce rapport. D'ailleurs, il ne buvait guère, fumait à peine.
Et pourtant, pas moyen de nier les progrès de cette inquiétante fièvre. De ces randonnées, il revenait toujours les yeux plus brillants; il était plus pâle, plus expansif, plus irritable.
Un soir, il quitta le poste vers six heures, à la tombée de la grosse chaleur. Nous l'attendîmes toute la nuit. Mon anxiété était d'autant plus forte que, depuis quelque temps, les caravanes signalaient, dans les environs du poste, des bandes de rôdeurs.
A l'aube, il n'était toujours pas de retour. Il ne rentra que vers midi. Son chameau s'abattit plutôt qu'il ne s'agenouilla.
Son premier coup d'œil fut pour le détachement que j'avais commandé afin d'aller à sa rencontre, et qui, hommes et bêtes, était déjà rassemblé dans la cour, entre les bastions.
Il comprit qu'il avait à s'excuser. Mais il attendit que nous fussions tous deux seuls, pour le déjeuner.
—Je suis navré d'avoir pu vous causer de l'inquiétude. Mais les dunes sous la lune étaient si belles!... Je me suis laissé entraîner assez loin...
—Mon cher, je n'ai pas de reproches à te faire. Tu es libre, et le chef ici. Permets-moi, cependant, de te rappeler certaine phrase sur les pillards Chaamba, et sur les inconvénients qu'il peut y avoir pour un commandant de poste à s'absenter trop longtemps.
Il eut un sourire.
—Je ne déteste pas qu'on ait de la mémoire,—répondit-il simplement.
Il était de bonne, de trop bonne humeur.
—Il ne faut pas m'en vouloir. J'étais parti pour un petit tour, comme d'ordinaire. Puis, la lune s'est levée. Et alors, j'ai reconnu le paysage. C'est par là, il y aura en novembre prochain vingt-trois ans, que Flatters s'est acheminé vers sa destinée, dans une volupté que la certitude de ne pas revenir faisait plus âcre et plus immense.
—Drôle de mentalité pour un chef de mission,—murmurai-je.
—Ne dis pas de mal de Flatters. Nul homme comme lui n'a aimé le désert... à en mourir.
—Palat et Douls, entre tant d'autres, l'ont aimé ainsi,—répliquai-je.—Mais ceux-là étaient seuls à s'exposer. Responsables de leur vie seule, ils étaient libres. Flatters, lui, portait la responsabilité de soixante existences. Et tu ne peux nier qu'il ait fait massacrer sa mission.
A peine eus-je prononcé cette dernière phrase que je la regrettai. Je songeai au récit de Châtelain, au cercle des officiers de Sfax où l'on évitait, comme la peste, toute conversation susceptible d'aiguiller les pensées vers certaine mission Morhange-Saint-Avit.
Heureusement, je vis que mon camarade n'avait pas écouté. Ses yeux brillants étaient ailleurs.
—Quelle a été ta première garnison?—demanda-t-il brusquement.
—Auxonne.
Il eut un rire saccadé.
—Auxonne. Côte-d'Or. Arrondissement de Dijon, six mille habitants, chemin de fer P.-L.-M. L'école de peloton et les revues de détail. La femme du chef d'escadron qui reçoit le jeudi, et celle du capitaine adjudant-major le samedi. Les permissions du dimanche: le premier du mois, à Paris; les trois autres, à Dijon. Cela m'explique ton jugement sur Flatters.
«A moi, mon cher, ma première garnison à été Boghar. C'est là que je suis débarqué un matin d'octobre, sous-lieutenant de vingt ans au 1er bataillon d'Afrique, avec sur ma manche noire le galon blanc... «Les tripes au soleil», comme disent les bagnards en parlant des insignes de leurs gradés. Boghar!... Deux jours plus tôt, du pont du paquebot, j'avais commencé à apercevoir la terre d'Afrique. Je les plains, ceux qui, lorsqu'ils voient pour la première fois les pâles rochers, ne sentent pas un grand coup à leur cœur, en songeant que cette terre se prolonge des milliers et des milliers de lieues... J'étais presque un enfant, j'avais de l'argent. J'étais en avance. J'aurais pu rester trois ou quatre jours à Alger, à m'amuser. Eh bien, le soir même, je prenais le train pour Berrouaghia.
«Là, à cent kilomètres à peine d'Alger, plus de voie ferrée. En droite ligne, on ne rencontrera la première qu'au Cap. La diligence voyage de nuit, à cause de la chaleur. Dans les côtes, je descendais et marchais à côté de la voiture, m'efforçant de goûter, dans cette nouvelle atmosphère, le baiser avant-coureur du désert.
«Vers minuit, à Camp des Zouaves, qui est un humble poste sur la route en remblai, dominant une vallée desséchée d'où montent les fiévreux parfums des lauriers roses, on relaya. Il y avait là une troupe de joyeux et de disciplinaires, conduite par des tirailleurs et des tringlots vers les tas de cailloux du Sud. Les uns, suppôts des geôles d'Alger et de Douéra, en uniforme, sans arme, naturellement; les autres, en civil—quels civils! les recrues de l'année, les jeunes souteneurs de la Chapelle et de la Goutte-d'Or.
«Ils repartirent avant nous. Puis, la diligence les rattrapa. De loin, je vis, dans une flaque de lune, sur la route jaune, la masse noire et égrenée du convoi. Puis, j'entendis une mélopée sourde, les misérables chantaient. Un, d'une voix triste et gutturale, disait le couplet, qui se traînait, sinistre, au fond des ravins bleus:
Maintenant qu'elle est grande, |
Elle fait le trottoir, |
Avec ceux de la bande |
A Richard-Lenoir. |
«Et les autres reprenaient eh chœur l'horrible refrain:
A la Bastille, à la Bastille, |
On aime bien, on aime bien |
Nini Peau d'Chien; |
Elle est si belle et si gentille |
A la Bastille. |
«Je les vis tout contre moi, quand la diligence les dépassa. Ils étaient terribles. Sous la hideuse viscope, les yeux brillaient d'un feu sombre dans les visages blêmes et rasés. La poussière brûlante étranglait les voix rauques dans les gorges. Une affreuse tristesse s'emparait de moi.
«Quand la diligence eut laissé derrière elle ce cauchemar, je me ressaisis.
«—Plus loin, plus loin,—m'écriai-je,—vers le Sud, jusqu'aux endroits où n'atteint pas l'ignoble marée de gravats de la civilisation.
«Quand je suis fatigué, que j'ai une minute d'angoisse et l'envie de m'asseoir sur la route que je me suis choisie, je pense aux joyeux de Berrouaghia, et je ne songe plus alors qu'à repartir.
«Mais quelle récompense, lorsque je suis dans un de ces lieux où les pauvres animaux ne pensent pas à s'enfuir, parce qu'ils n'ont jamais vu d'homme, quand le désert s'étend à l'entour, si profondément, que le vieux monde pourrait crouler sans qu'une seule ride de la dune, un seul nuage au ciel blanc vint m'en avertir.
—C'est vrai,—murmurai-je,—moi aussi, une fois, en plein désert, au Tidi-Kelt, j'ai senti cela.
Jusque-là, je l'avais laissé s'exalter sans l'interrompre. Je compris trop tard la faute que j'avais commise en plaçant cette malheureuse phrase.
Son mauvais rire nerveux l'avait repris.
—Ah! vraiment, au Tidi-Kelt? Mon cher, je t'en conjure, dans ton intérêt, si tu ne veux pas te ridiculiser, évite ce genre de réminiscence. Tiens, tu me rappelles Fromentin, ou ce pauvre Maupassant, qui a parlé du désert parce qu'il était allé jusqu'à Djelfa, à deux jours de la rue Bab-Azoun et de la place du Gouvernement, à quatre jours de l'avenue de l'Opéra;—et qui, pour avoir vu près de Bou-Sâada un malheureux chameau en train de crever, s'est cru en plein Sahara, sur l'antique voie des caravanes... Le Tidi-Kelt, le désert!
—Il me semble pourtant qu'In-Salah...—dis-je, un peu vexé.
—In-Salah? Le Tidi-Kelt! Mais, mon pauvre ami, la dernière fois que j'y suis passé, il y avait autant de vieux journaux et de boîtes de sardines vides que le dimanche, au bois de Vincennes.
Une partialité, un si évident désir de me froisser me firent oublier ma réserve.
—Evidemment,—répondis-je avec aigreur,—je ne suis pas allé, moi, jusque...
Je m'étais arrêté. Mais il était déjà trop tard.
Il me regardait, bien en face.
—Jusqu'où?—dit-il avec douceur.
Je ne répondis pas.
—Jusqu'où?—répéta-t-il encore.
Et, comme je m'empêtrais dans mon mutisme:
—Jusqu'à l'Oued Tarhit, n'est-ce pas?
C'était sur la berge est de l'Oued Tarhit, à cent vingt kilomètres de Timissao, par 23°5 de latitude Nord, disait le rapport officiel, qu'était enterré le capitaine Morhange.
—André,—m'écriai-je maladroitement, je te jure...
—Qu'est-ce que tu me jures?
—Que je n'ai jamais eu l'intention...
—De parler de l'Oued Tarhit? Pourquoi? Pour quelle raison ne parlerait-on pas devant moi de l'Oued Tarhit?
Devant mon silence plein de supplications, il haussa les épaules.
—Idiot,—dit-il simplement.
Et il me quitta, sans que je songeasse même à relever le mot.
Tant d'humilité cependant ne l'avait pas désarmé. J'en eus la preuve le lendemain, et la façon dont il me manifesta son humeur fut même marquée au coin du plus mauvais goût.
Je venais à peine de me lever qu'il pénétra dans ma chambre.
—Peux-tu m'expliquer ce que cela signifie?—demanda-t-il.
Il avait en main un des registres administratifs. Dans ses crises de nervosité, il se mettait à les éplucher, avec l'espoir d'y trouver prétexte à se montrer militairement insupportable.
Cette fois, le hasard l'avait servi à souhait.
Il ouvrit le registre. Je rougis violemment en y apercevant l'épreuve à peine virée d'une photographie que je connaissais bien.
—Qu'est-ce que cela?—répéta-t-il dédaigneusement.
Trop souvent, je l'avais surpris en train d'examiner dans ma chambre, sans aucune bienveillance, le portrait de Mlle de C... pour n'être pas, en cette minute, fixé sur la mauvaise foi qu'il mettait à me chercher querelle.
Je me contins, toutefois, et serrai dans un tiroir la pauvre petite épreuve.
Mais mon calme ne faisait pas son compte.
—Dorénavant,—dit-il,—veille, je t'en prie, à ne pas laisser traîner tes souvenirs galants dans les papiers administratifs.
Il ajouta avec le plus insultant des sourires:
—Il ne faut pas fournir de sujets d'excitation à Gourrut.
—André,—dis-je, blême,—je t'ordonne...
Il se redressa de toute sa hauteur:
—Eh bien, quoi? En voilà, une affaire. Je t'ai autorisé à parler de l'Oued Tarhit, n'est-ce pas? J'ai bien le droit, moi, je suppose...
—André!
Il regardait, maintenant, au mur, d'un air narquois, le portrait dont je venais de soustraire la petite épreuve à cette pénible scène.
—Là, là, je t'en prie, ne te fâche pas. Mais, vraiment, entre nous, avoue qu'elle est un peu maigre.
Et, avant que j'eusse trouvé le temps de lui répondre, il s'éclipsa, en fredonnant son honteux refrain de la veille:
A la Bastille, à la Bastille, |
On aime bien, on aime bien |
Nini Peau d'Chien... |
De trois jours, nous ne nous adressâmes pas la parole. Mon exaspération était indicible. Etais-je donc responsable de ses avatars! Y avait-il de ma faute si, sur deux phrases, une semblait toujours quelque allusion...
«Cette situation est intolérable, me dis-je. Elle ne peut durer davantage.»
Elle devait cesser bientôt.
Une semaine après la scène de la photographie, le courrier nous arriva. A peine avais-je jeté les yeux sur le sommaire de la Zeitschrift, la revue allemande dont j'ai parlé déjà, qu'un sursaut d'étonnement me secoua. Je venais d'y lire: Reise und Entdeckungen zwei französischer offiziere, Rittmeisters Morhange und Oberleutnant de Saint-Avit, im westlichen Sahara.
Au même instant, j'entendis la voix de mon camarade.
—Y a-t-il quelque chose d'intéressant dans ce numéro?
—Non,—dis-je négligemment.
—Montre.
J'obéis. Que pouvais-je faire d'autre?
Il me sembla qu'il avait pâli, en parcourant le sommaire. Et pourtant, ce fut sur le ton le plus naturel qu'il me dit:
—Tu me prêtes cela, n'est-ce pas?
Et il sortit, en me jetant un regard de défi.
La Journée passa, lentement. Je ne le revis que le soir. Il était gai, très gai, d'une gaieté qui me fit mal.
Quand nous eûmes fini de dîner, nous allâmes nous accouder à la balustrade de la terrasse. De là, on embrassait le désert, que l'obscurité rongeait déjà vers l'Est.
André rompit le silence.
—Ah! à propos, je t'ai rendu ta revue. Tu avais raison, rien d'intéressant.
Il avait l'air de s'amuser énormément.
—Qu'as-tu? Mais qu'as-tu donc?
—Rien,—répondis-je, la gorge serrée.
—Rien? Veux-tu que je te dise, moi, ce que tu as?
Je le regardai d'un air suppliant.
Il haussa les épaules. Idiot! devait-il répéter encore.
La nuit tombait avec rapidité. Seule, la berge sud de l'Oued Mia était encore jaune. Dans les éboulis, un petit chacal dévala brusquement, avec un cri plaintif.
—Le dib pleure sans raison, mauvaise affaire, dit Saint-Avit.
Il reprit, impitoyablement:
—Alors, tu ne veux pas parler?
Je fis un grand effort, pour proférer cette pitoyable phrase:
—Quelle journée écrasante! Quelle nuit, lourde, lourde?... On ne se sent plus soi-même; on ne sait plus...
—Oui,—dit la voix lointaine de Saint-Avit, une nuit lourde, lourde; aussi lourde, vois-tu, que celle où j'ai tué le capitaine Morhange.
CHAPITRE III
LA MISSION MORHANGE-SAINT-AVIT
—J'ai donc tué le capitaine Morhange,—me disait André de Saint-Avit le lendemain, à la même heure, à la même place, avec un calme qui ne tenait aucun compte de la nuit, de l'effroyable nuit que je venais de passer.—Pourquoi t'ai-je dit cela? je n'en sais rien. A cause du désert, peut-être. Es-tu l'homme qu'il faut pour supporter le poids de cette confidence, et ensuite, au besoin, pour accepter les conséquences qu'elle comporte? Je n'en sais rien non plus. L'avenir le dira. Pour l'instant, il n'est donc qu'un fait certain, c'est, je le répète, que j'ai tué le capitaine Morhange.
Je l'ai tué. Et, puisque ton désir est que je précise à quelle occasion, tu penses bien que je ne vais pas me mettre la cervelle à l'envers pour t'arranger un roman, ni commencer par te raconter afin d'être dans la tradition naturaliste, de quelle étoffe furent faites mes premières culottes, ou, comme le veulent les néo-catholiques, si, enfant, je me confessais souvent, et le plaisir que j'y prenais. Je n'ai aucun goût pour les exhibitions inutiles. Tu trouveras donc bon que ce récit commence strictement à l'époque où j'ai connu Morhange.
Et d'abord, je te dirai que, malgré ce qu'il a pu en coûter à ma tranquillité et à ma réputation, je ne regrette pas de l'avoir connu. En somme, indépendamment de toute question de mauvaise camaraderie, j'ai fait preuve d'une assez noire ingratitude en l'assassinant. C'est à lui, c'est à sa science des inscriptions rupestres, que je dois la seule chose par laquelle ma vie aura été plus intéressante que les misérables petites vies traînées par mes contemporains, à Auxonne ou ailleurs.
Ceci posé, voici les faits:
C'est au bureau arabe d'Ouargla, où j'étais lieutenant, que j'ai, pour la première fois, entendu prononcer ce nom, Morhange. Et je dois ajouter que ce fut pour moi le sujet d'un joli accès de mauvaise humeur. On était à une époque plutôt mouvementée. L'hostilité du sultan du Maroc était latente. Au Touat, où s'étaient déjà ourdis les assassinats de Flatters et de Frescaly, cette majesté prêtait la main aux manigances de nos ennemis. C'était, ce Touat, le grand centre des complots, des razzias, des défections, en même temps que le lieu de ravitaillement des insaisissables nomades. Les gouverneurs de l'Algérie, Tirman, Cambon, Laferrière, en réclamaient l'occupation. Les ministres de la Guerre, tacitement, étaient du même avis... Mais voilà, il y avait le Parlement qui ne marchait pas, à cause de l'Angleterre, de l'Allemagne, à cause surtout d'une certaine Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, qui prescrit que l'insurrection est le plus sacré des devoirs, même lorsque les insurgés sont des sauvages qui vous coupent proprement la tête. Bref, l'autorité militaire en était réduite à augmenter discrètement les garnisons du Sud, à créer de nouveaux postes: celui-ci, ceux de Berresof, Hassi-el-Mia, fort Mac-Mahon, fort Lallemand, fort Miribel... Mais, comme dit Castries «on ne tient pas les nomades avec des bordjs, on les tient par le ventre.» Le ventre c'étaient les oasis du Touat. Il fallait convaincre de la nécessité de s'emparer des oasis du Touat ces messieurs les avocats de Paris. Le mieux était de leur présenter un tableau fidèle des intrigues qui s'y tramaient contre nous.
Les principaux auteurs de ces intrigues étaient et sont encore les Senoussis, dont le chef spirituel a été contraint par nos armes de transporter le siège de la confrérie à quelque mille lieues de là, à Schimmedrou, dans le Tibesti. On eut,—je dis on par modestie,—l'idée de repérer les traces laissées par ces agitateurs sur leurs parcours favoris: Rhât, Temassinin, la plaine d'Adjemor et In-Salah. C'était, tu le vois, du moins à partir de Temassinin, sensiblement le même itinéraire que celui suivi, en 1864, par Gérard Rohlfs.
Je m'étais déjà acquis quelque notoriété par deux promenades menées l'une à Agadès, l'autre à Bilma, et passais, parmi les officiers des bureaux, pour un de ceux qui connaissaient le mieux la question Senoussis. On me demanda donc d'assumer cette nouvelle tâche.
Je fis alors remarquer qu'il y aurait intérêt à faire d'une pierre deux coups, et à jeter, en cours de route, un coup d'œil sur le Hoggar septentrional, afin de s'assurer si les Touareg d'Ahitarhen avaient toujours avec les Senoussis des rapports aussi cordiaux qu'à l'époque où ils s'entendirent pour massacrer la mission Flatters. On me donna immédiatement raison. La modification de mon trajet primitif consistait en ceci: c'est qu'arrivé à Ighelaschem, à six cents kilomètres sud de Temassinin, au lieu de gagner directement le Touat par la route de Rhât à In-Salah, je devais, m'enfonçant entre les massifs du Mouydir et du Hoggar, piquer au Sud-Ouest jusqu'à Shikh-Salah. Là, je remonterais au Nord, vers In-Salah, par la route du Soudan et d'Agadès. Soit à peine huit cents kilomètres de plus, sur un voyage total d'environ sept cents lieues, mais la certitude d'exercer une surveillance aussi complète que possible sur les routes suivies pour se rendre au Touat par nos ennemis, les Senoussis du Tibesti et les Touareg du Hoggar. En chemin,—chaque explorateur ayant son violon d'Ingres—je n'étais pas fâché de songer que je pourrais examiner un peu la constitution géologique de ce plateau d'Eguéré, sur laquelle Duveyrier et les autres sont si désespérément brefs[5].
Tout était prêt pour mon départ d'Ouargla. Tout, c'est-à-dire peu de chose. Trois meharâ: le mien, celui de mon compagnon Bou-Djema,—un fidèle Chaamba, que j'avais eu avec moi dans ma randonnée vers l'Aïr, moins guide, dans des pays que je connais, que machine à bâter et à débâter les chameaux,—plus un troisième, portant les vivres et outres d'eau potable, très petites, les haltes avec puits ayant été, par mes soins, suffisamment repérées.