Je considérai avec plaisir mon visage tout entier réapparu.
«Antinéa doit aimer le genre américain, pensai-je. Quel affront à la mémoire de son digne grand-père, Neptune!»
Au même instant, le nègre gai entra, et déposa un paquet sur le divan. Le barbier s'éclipsa. J'eus quelque étonnement à constater que le paquet, déployé soigneusement par mon nouveau valet de chambre, contenait un costume complet de flanelle blanche, pareil en tous points à ceux que portent, l'été, les officiers français d'Algérie.
Le pantalon ample et souple paraissait fait sur mesure. La tunique était sans reproche, et avait même, ce qui acheva de me combler de stupéfaction, les deux galons d'or mobiles, insignes de mon grade, retenus de chaque côté des manches par deux ganses. Comme chaussures, une paire de hautes pantoufles de maroquin rouge soutaché d'or. La lingerie, toute de soie, semblait venir en droite ligne de la rue de la Paix.
—Le dîner était délectable,—murmurai-je, en me considérant dans la glace d'un œil satisfait.—Le gîte est parfaitement ordonné. Oui, mais voilà, il y a le reste.
Je ne pus réprimer un petit frisson, en repensant, pour la première fois, à la salle de marbre rouge.
Au même instant, la pendule sonna la demie avant cinq heures.
On frappa discrètement à la porte. Le grand Targui blanc qui m'avait conduit parut sur le seuil.
S'étant avancé, il me toucha de nouveau le bras et fit un signe.
De nouveau, je le suivis.
Nous enfilâmes encore de longs corridors. J'étais ému, mais j'avais retrouvé au contact de l'eau tiède une certaine désinvolture. Et puis, surtout, plus, beaucoup plus que je ne voulais me l'avouer, je sentais grandir en moi une immense curiosité. Dès ce moment, si on était venu me proposer de me reconduire sur la route de la Plaine blanche, près de Shikh-Salah, aurais-je accepté? Je ne crois pas.
J'essayai de me faire honte de cette curiosité. Je songeai à Maillefeu:
«Lui aussi, il a suivi le couloir que je suis à présent. Et maintenant, il est là-bas, dans la salle de marbre rouge.»
Je n'eus pas le temps de prolonger cette réminiscence. Brusquement, comme par une sorte de bolide, j'étais bousculé, projeté à terre. Le couloir était noir, je ne vis rien. J'entendis seulement un hurlement railleur.
Le Targui blanc s'était effacé, le dos collé à la muraille.
—Bon,—murmurai-je en me relevant,—voilà les diableries qui commencent.
Nous continuâmes notre route. Bientôt une lueur autre que celle des veilleuses roses commença à éclairer le couloir.
Nous arrivâmes ainsi devant une haute porte de bronze, toute découpée à jour par de bizarres dentelles lumineuses. Un timbre pur tinta, les deux battants s'entr'ouvrirent. Le Targui resté dans le couloir les referma derrière moi.
Machinalement, je fis quelques pas dans la salle où je venais de pénétrer seul; puis, je m'arrêtai, figé sur place, portant la main à mes yeux.
J'étais ébloui de l'azur qui venait de m'apparaître.
Il y avait plusieurs heures que les lumières tamisées m'avaient déshabitué du grand jour. Il entrait à flots, par tout un côté de l'immense salle.
Elle était située dans la partie inférieure de cette montagne, plus taraudée de couloirs et de galeries qu'une pyramide égyptienne. De plain-pied avec le jardin que j'avais, le matin, aperçu du balcon de la bibliothèque, elle paraissait le continuer. La transition était insensible: si des tapis s'étendaient sous les grands palmiers, des oiseaux voletaient à travers la forêt des colonnes de la salle.
Le contraste la faisait obscure, dans toute la partie que ne baignait pas directement le jour de l'oasis. Le soleil, en train de mourir derrière la montagne, peignait de rose les graviers des allées, et de rouge sanglant le flamant hiératique posé, une patte en l'air, au bord du petit lac de profond saphir.
Soudain, une seconde fois, je roulai à terre. Une masse brusque venait de tomber sur mes épaules. Je sentis un chaud contact soyeux sur mon cou, une haleine brûlante sur ma nuque. En même temps, le hurlement moqueur qui m'avait si fort troublé dans le couloir retentissait de nouveau.
D'un tour de reins, je m'étais dégagé, envoyant au hasard un solide coup de poing dans la direction de mon assaillant. Le hurlement jaillit encore, de douleur et de colère cette fois.
Il eut pour écho un long éclat de rire. Furieux, je me redressai cherchant des yeux l'insolent pour lui dire son fait. Et alors, mon regard devint fixe, fixe.
Antinéa était devant moi.
Dans la partie la moins éclairée de la salle, sous une espèce de voûte rendue artificiellement lumineuse par le jour mauve de douze vitraux myrrhins, sur un amoncellement de coussins bariolés et de tapis de Perse blancs,—les plus précieux,—quatre femmes étaient allongées.
Je reconnus dans les trois premières des femmes touareg, à la beauté splendide et régulière, vêtues de magnifiques blouses de soie blanche, bordées d'or. La quatrième, très brune de peau, presque une négrillonne, était la plus jeune, et sa blouse de soie rouge rehaussait la sombre teinte de son visage, de ses bras, de ses pieds nus. Toutes quatre, elles entouraient l'espèce de tour de tapis blancs, recouverte d'une gigantesque peau de lion sur laquelle Antinéa était accoudée.
Antinéa! chaque fois que je l'ai revue, je me suis demandé si je l'avais bien regardée alors, troublé comme je l'étais, tellement, chaque fois je la trouvais plus belle. Plus belle! pauvre mot, pauvre langue. Mais vraiment est-ce la faute de la langue, ou de ceux qui galvaudent un tel mot?
On ne pouvait se trouver en présence de cette femme sans évoquer celle pour qui Ephractœus soumit l'Atlas, pour qui Sapor usurpa le sceptre d'Osymandias, pour qui Mamylos subjugua Suze et Tentyris, pour qui Antoine prit la fuite...
O tremblant cœur humain, si jamais tu vibras, |
C'est dans l'étreinte altière et chaude de ses bras. |
Le klaft égyptien descendait sur ses abondantes boucles, bleues à force d'être noires. Les deux pointes de la lourde étoffe dorée atteignaient les frêles hanches. Autour du petit front bombé et têtu, l'uræus d'or s'enroulait, aux yeux d'émeraude, dardant au-dessus de la tête de la jeune femme sa double langue de rubis.
Elle avait une tunique de voile noir glacé d'or, très légère, très ample, resserrée à peine par une écharpe de mousseline blanche, brodée d'iris en perles noires.
Tel était le costume d'Antinéa. Mais elle, sous ce charmant fatras, qu'était-elle? Une sorte de jeune fille mince, aux longs yeux verts, au petit profil d'épervier. Un Adonis plus nerveux. Une reine de Saba enfant, mais avec un regard, un sourire, comme on n'en a jamais vu aux Orientales. Un miracle d'ironie et de désinvolture.
Le corps d'Antinéa, je ne le voyais pas. Vraiment, ce fameux corps, je n'aurais pas pensé à le regarder, même si j'en avais eu la force. Et c'est peut-être ce qu'il y eut de plus extraordinaire dans cette première impression. Songer aux suppliciés de la salle de marbre rouge, aux cinquante jeunes gens qui avaient pourtant tenu entre leurs bras ce mince corps: rien que cette pensée m'eût paru, en cette seconde inoubliable, la plus horrible des profanations. Malgré sa tunique audacieusement fendue sur le côté, sa fine gorge découverte, les bras nus, les ombres mystérieuses devinées sous le voile, cette femme, en dépit de sa monstrueuse légende, trouvait le moyen de demeurer quelque chose de très pur, que dis-je de virginal.
Pour l'instant, elle était toute au rire qui l'avait saisie, quand, en sa présence, j'avais roulé à terre.
—Hiram-Roi,—appela-t-elle.
—Je me retournai. J'aperçus mon ennemi.
Sur le chapiteau d'une des colonnes, à vingt pieds du sol, un splendide guépard était agrippé. Son regard était furieux encore du coup de poing que je lui avais décoché.
—Hiram-Roi,—répéta Antinéa,—ici!
La bête se détendit comme un ressort. Elle se trouvait maintenant blottie aux pieds de sa maîtresse. Je vis la langue rouge lécher les fines chevilles nues.
—Demande pardon au monsieur,—dit la jeune femme.
Le guépard me regardait haineusement. La peau jaune de son mufle se fronça autour de la moustache noire.
—Fftt,—grogna-t-il, à la façon d'un gros chat.
—Allons,—ordonna Antinéa, impérative.
A regret, le petit fauve rampa vers moi. Humblement, il mit sa tête entre ses pattes, et attendit.
Je caressai le beau front ocellé.
—Il ne faut pas lui en vouloir,—dit Antinéa.—Il est d'abord ainsi avec tous les étrangers.
—Il doit être alors bien souvent de mauvaise humeur,—dis-je simplement.
Ce furent mes premières paroles. Elles amenèrent un sourire sur les lèvres d'Antinéa.
Elle promena sur moi un long et tranquille regard, puis:
—Aguida,—dit-elle, s'adressant à une des femmes touareg,—tu auras soin de faire compter vingt-cinq livres d'or à Cegheïr-ben-Cheïkh.
—Tu es lieutenant?—demanda-t-elle, après une pause.
—Oui.
—D'où es-tu?
—Je pouvais m'en douter,—fit-elle avec ironie.—Mais de quel pays de France?
—D'un pays qui s'appelle le Lot-et-Garonne.
—De quel endroit, dans ce pays?
—De Duras.
Elle réfléchit un instant.
—Duras! Il y coule une petite rivière, le Dropt. Il y a un grand vieux château.
—Vous connaissez Duras,—murmurai-je, abasourdi.
—On y va de Bordeaux, par un petit chemin de fer,—poursuivit-elle.—C'est une route encaissée, avec des coteaux pleins de vignobles, que couronnent des ruines féodales. Les villages ont de beaux noms: Monségur, Sauveterre-de-Guyenne, la Tresne, Créon... Créon, comme dans Antigone.
—Vous y êtes allée?
Elle me regarda.
—Dis-moi tu,—fit-elle avec une sorte de lassitude.—Il faudra, tôt ou tard, que tu me tutoies. Commence tout de suite.
Cette promesse menaçante me combla sur l'heure d'un immense bonheur. Je songeai aux paroles de M. Le Mesge: «Ne parlez pas tant que vous ne l'aurez pas vue. Dès que vous l'aurez vue, vous renierez tout pour elle.»
—Si je suis allée à Duras?—poursuivit-elle avec un éclat de rire.—Tu t'amuses. T'imagines-tu la petite-fille de Neptune dans un compartiment de première classe, sur une ligne d'intérêt local?
Etendant la main, elle me montra l'énorme rocher blanc qui dominait les palmiers du jardin.
—Il est tout mon horizon,—dit-elle gravement.
Parmi plusieurs livres qui traînaient autour d'elle, sur la peau de lion, elle en prit un, qu'elle ouvrit au hasard.
—C'est l'indicateur des chemins de fer de l'Ouest,—dit-elle.—Quelle lecture admirable pour quelqu'un qui ne bouge pas! Actuellement, il est cinq heures et demie du soir. Un train, un train omnibus, est arrivé, il y a trois minutes, à Surgères, dans la Charente-Inférieure. Il en repartira dans six minutes. Dans deux heures, il arrivera à la Rochelle. Comme c'est bizarre ici, de songer à ces choses. Tant de distance!... Tant de mouvement! Tant d'immobilité!...
—Vous parlez bien le français,—fis-je.
Elle eut un petit rire nerveux.
—J'y suis bien obligée. Comme l'allemand, comme l'italien, comme l'anglais, comme l'espagnol. C'est mon genre de vie qui m'a faite une fameuse polyglotte. Mais c'est le français que je préfère, au touareg et à l'arabe même. Il me semble que je l'ai toujours su. Et crois bien que je ne dis pas cela pour te faire plaisir.
Il y eut un silence. Je songeai à son aïeule, à celle dont Plutarque disait: «Il y avait peu de nations avec qui elle eût besoin d'interprète; Cléopâtre parlait dans leur propre langue aux Ethiopiens, aux Troglodytes, aux Hébreux, aux Arabes, aux Syriens, aux Mèdes et aux Parthes.»
—Ne reste pas ainsi planté au milieu de la salle. Tu me fais de la peine. Viens t'asseoir, là, à mon côté. Poussez-vous, monsieur Hiram-Roi.
Le guépard obéit avec humeur.
—Donne ta main,—commanda-t-elle.
Il y avait à son côté une grande coupe d'onyx. Elle y prit un anneau d'orichalque, très simple. Elle le passa à mon annulaire gauche. Je vis alors qu'elle portait le même.
—Tanit-Zerga, offre à monsieur de Saint-Avit un sorbet à la rose.
La négrillonne de soie rouge s'empressa.
—Ma secrétaire particulière,—présenta Antinéa,—mademoiselle Tanit-Zerga, de Gâo, sur le Niger. Sa famille est presque aussi antique que la mienne.
Disant cela, elle me regardait. Ses yeux verts pesaient sur moi.
—Et ton camarade, le capitaine,—interrogea-t-elle d'une voix lointaine,—je ne le connais pas encore. Comment est-il? Est-ce qu'il te ressemble?
Alors, pour la première fois depuis que j'étais auprès d'elle, je songeai à Morhange. Je ne répondis pas.
Antinéa sourit.
Elle s'allongea tout à fait sur la peau de lion. Sa jambe droite devint nue.
—Il est l'heure d'aller le retrouver,—dit-elle languissamment.—Tu recevras d'ici peu mes ordres. Tanit-Zerga, reconduis-le. Montre-lui d'abord sa chambre. Il ne doit pas la connaître.
Je me levai et lui pris la main pour la baiser. Cette main, elle l'appuya fortement à mes lèvres à les faire saigner sous cette espèce de marque de possession.
J'étais maintenant dans le couloir sombre. La petite fille à la tunique de soie rouge allait devant.
—Voilà ta chambre,—dit-elle.
Elle reprit:
—Maintenant, si tu veux, je te mènerai vers la salle à manger. Les autres vont s'y réunir pour le dîner.
Elle parlait un adorable français zézayant.
—Non. Tanit-Zerga, non, je préfère rester ici, ce soir. Je n'ai pas faim. Je suis fatigué.
—Tu te rappelles mon nom,—fit-elle.
Elle en paraissait fière. Je sentis que j'aurais en elle, le cas échéant, une alliée.
—Je me rappelle ton nom, petite Tanit-Zerga, parce qu'il est beau[13].
J'ajoutai:
—Maintenant, laisse-moi, petite, je veux être seul.
Elle s'éternisait dans la pièce. J'étais touché et agacé. Un immense besoin de me replier sur moi-même m'avait saisi.
—Ma chambre est au-dessus de la tienne,—dit-elle.—Sur cette table, il y a un timbre de cuivre, tu n'auras qu'à frapper, si tu veux quelque chose. Un Targui blanc viendra.
Cette recommandation, une seconde, m'amusa. J'étais dans un hôtel, au milieu du Sahara. Je n'avais qu'à sonner pour le service.
Je regardai ma chambre. Ma chambre! pour combien de temps serait-elle mienne?
C'était une pièce assez large. Des coussins, un divan, une alcôve taillée dans le roc, le tout éclairé par une vaste baie que voilait un store de paille.
J'allai vers cette fenêtre, je levai le store. La lueur du soleil couchant entra.
Le cœur plein de pensées inexprimables, je m'accoudai à l'appui rocheux. La fenêtre était orientée vers le Sud. Elle dominait le sol d'au moins soixante mètres. La muraille volcanique filait au-dessous, vertigineusement lisse et noire.
Devant moi, à deux kilomètres environ, s'élevait une autre muraille: la première enceinte de terre du Critias. Puis, très loin, au delà, j'aperçus l'immense désert rouge.
CHAPITRE XII
MORHANGE SE LÈVE ET DISPARAIT
Ma fatigue était telle que je ne fis qu'un somme jusqu'au lendemain. Je me réveillai vers trois heures de l'après-midi.
Immédiatement, je songeai aux événements de la veille, et ne manquai pas de les trouver très étonnants.
—Voyons, me dis-je. Procédons par ordre. Il faut d'abord consulter Morhange.
En outre, je me sentais un formidable appétit.
Le timbre indiqué par Tanit-Zerga était à portée de ma main. Je le heurtai. Un Targui blanc parut.
—Mène-moi à la bibliothèque,—commandai-je.
Il obéit. En traversant de nouveau un labyrinthe d'escaliers et de couloirs, je compris que je ne saurais jamais me retrouver sans aide.
Morhange était effectivement dans la bibliothèque. Il lisait avec intérêt un manuscrit.
—Un traité perdu de Saint-Optat,—me dit-il.—Ah! si Dom Granger était ici! Voyez: de l'écriture semi-onciale.
Je ne répondis pas. Sur la table, à côté du manuscrit, un objet avait immédiatement fixé mon attention. C'était une bague d'orichalque, identique à celle qu'Antinéa m'avait remise la veille, et à celle qu'elle-même portait.
Morhange sourit.
—Eh bien?—dis-je.
—Eh bien?
—Vous l'avez vue?
—Je l'ai vue effectivement,—répondit Morhange.
—Elle est bien belle, n'est-ce pas?
—La chose me paraît difficile à contester,—répondit mon compagnon.—Je crois même pouvoir affirmer qu'elle est aussi intelligente que belle.
Il y eut un silence. Morhange, très calme, faisait tourner entre ses doigts l'anneau d'orichalque.
—Vous savez quel doit être notre destin ici?—demandai-je.
—Je le sais. M. Le Mesge nous l'a expliqué hier en termes discrets et mythologiques. C'est évidemment une très extraordinaire aventure.
Il se tut, puis, me regardant bien en face:
—Mon repentir est immense de vous y avoir entraîné. Une seule chose pourrait l'adoucir, c'est de voir que vous prenez assez facilement, depuis hier soir, votre parti de tout cela.
Où Morhange avait-il puisé cette science du cœur humain? Je ne répondis pas, lui fournissant ainsi la meilleure preuve qu'il avait vu juste.
—Que comptez-vous faire?—murmurai-je enfin.
Il referma son manuscrit, se carra confortablement dans un fauteuil, alluma un cigare et me répondit en ces termes:
—J'y ai mûrement réfléchi. Un peu de casuistique aidant, j'ai découvert ma ligne de conduite. Elle est simple, et ne souffre pas de discussion.
«La question ne se pose pas pour moi tout à fait comme pour vous, à cause de mon caractère quasi-religieux qui, je dois le reconnaître, est embarqué dans une inquiétante galère. Je n'ai pas prononcé de vœux, c'est entendu, mais outre que je me vois interdire par le vulgaire neuvième commandement des relations avec une personne qui n'est pas ma femme, j'avoue que je n'ai aucun goût pour l'espèce de service commandé en vue duquel cet excellent Cegheïr-ben-Cheïkh a bien voulu nous recruter.
«Ceci posé, il reste cependant à considérer que ma vie ne m'appartient pas en propre, avec faculté d'en disposer comme pourrait le faire un explorateur privé, voyageant pour des buts à lui et par ses propres moyens. Moi, j'ai une mission à remplir, des résultats à recueillir. Si je pouvais donc reconquérir ma liberté, après avoir payé le singulier droit de péage qui est de coutume ici, je consentirais à donner satisfaction à Antinéa, dans la mesure de mes moyens. Je connais assez l'esprit large de l'Eglise, et en particulier celui de la congrégation à laquelle j'aspire: cette façon de procéder serait immédiatement ratifiée, et, qui sait? peut-être approuvée. Sainte Marie l'Egyptienne a livré son corps aux bateliers dans une circonstance analogue. Elle n'en a retiré que glorifications. Mais, ce faisant, elle avait la certitude d'atteindre son but, qui était saint. La fin justifiait les moyens.
«Or, en ce qui me concerne, rien de semblable. Que j'obtempère aux caprices les plus saugrenus de cette dame, cela ne m'empêchera pas d'être bientôt catalogué dans la salle de marbre rouge avec le numéro 54, ou 55 si elle préfère s'adresser d'abord à vous. Dans ces conditions...
—Dans ces conditions?
—Dans ces conditions, je serais impardonnable d'acquiescer.
—Que comptez-vous faire, alors?
—Ce que je compte faire?...
Morhange appuya sa nuque sur le dossier du fauteuil, lança au plafond une bouffée de fumée, sourit.
—Rien,—dit-il,—et c'est assez. Voyez-vous, l'homme a, sur la femme, en la matière, une incontestable supériorité. De par sa conformation, il peut opposer la plus complète des fins de non-recevoir. La femme, pas.
Et il ajouta, avec un regard ironique:
—N'est contraint que qui le veut bien.
—J'ai essayé,—reprit-il,—vis-à-vis d'Antinéa, de tous les trésors de la plus subtile dialectique. Peine perdue. «Mais enfin, ai-je dit, à bout d'arguments, pourquoi pas M. Le Mesge?» Elle s'est mise à rire. «Pourquoi pas le pasteur Spardek? a-t-elle répondu. MM. Le Mesge et Spardek, sont des érudits que j'estime. Mais
Maudit soit à jamais le rêveur inutile, |
Qui voulut, le premier, dans sa stupidité, |
S'éprenant d'un problème insoluble et stérile, |
Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté. |
«En outre, a-t-elle ajouté, avec ce sourire qu'elle a réellement charmant, il est probable que tu ne les as ni l'un ni l'autre bien regardés.» Ont suivi quelques compliments sur ma plastique, auxquels je n'ai rien trouvé à répondre, tant ces quatre vers de Baudelaire m'avaient désarçonné.
«Elle a daigné m'expliquer encore: «M. Le Mesge est un savant qui m'est utile. Il connaît l'espagnol et l'italien, classe mes papiers et s'efforce de mettre en ordre ma généalogie divine. Le révérend Spardek sait l'anglais et l'allemand. Le comte Bielowsky possède à fond les langues slaves; en outre je l'aime comme un père. Il m'a connue petite du temps que je ne songeais pas encore aux bêtises que tu sais. Ils me sont indispensables dans les rapports que je peux avoir avec des visiteurs de nationalités différentes, quoique je commence à user assez bien des dialectes dont j'ai besoin... Mais voilà bien des mots, et c'est la première fois que je donne des explications sur ma conduite. Ton ami n'est pas si curieux.» Là-dessus, elle m'a congédié. Drôle de femme, en vérité. Je la crois un peu renanienne, mais avec plus d'habitude que le maître des choses de la volupté.»
—Messieurs,—dit tout à coup M. Le Mesge survenant,—que tardez-vous? On vous attend pour le dîner.
Le petit professeur était ce soir particulièrement de bonne humeur. Il avait une rosette violette neuve.
—Alors?—interrogea-t-il d'un petit air gaillard.—Vous l'avez vue?
Ni Morhange, ni moi ne lui répondîmes.
Le révérend Spardek et l'hetman de Jitomir avaient déjà commencé de dîner quand nous arrivâmes. Le soleil à son déclin mettait sur les nattes crème des reflets framboise.
—Asseyez-vous, messieurs,—fit bruyamment M. Le Mesge.—Lieutenant de Saint-Avit, vous n'étiez pas des nôtres hier soir. Vous allez goûter pour la première fois de la cuisine de Koukou, notre cuisinier bambara. Vous m'en direz des nouvelles.
Un serviteur nègre déposa devant moi un superbe grondin, émergeant d'une sauce au piment rouge comme tomate.
J'ai déjà dit que je mourais de faim. Le mets était exquis. La sauce me donna aussitôt soif.
—Hoggar blanc, 1879,—me souffla l'hetman de Jitomir, en emplissant mon gobelet d'une fine liqueur topaze.—C'est moi qui le soigne: rien pour la tête, tout pour les jambes.
Je vidai d'un trait mon gobelet. La société commença à m'apparaître charmante.
—Hé, capitaine Morhange,—cria M. Le Mesge à mon compagnon qui dégustait posément son grondin,—que dites-vous de cet acanthoptérygien? Il a été péché aujourd'hui dans le lac de l'oasis. Commencez-vous à admettre l'hypothèse de la mer Saharienne?
—Ce poisson est un argument,—dit mon compagnon.
Et il se tut, soudain. La porte venait de s'ouvrir. Le Targui blanc entra. Les convives firent silence.
Lentement, l'homme voilé alla vers Morhange. Il toucha son bras droit.
—Bien,—dit Morhange.
Et, s'étant levé, il suivit le messager.
La buire de Hoggar 1879 était entre moi et le comte Bielowsky. J'en emplis mon gobelet,—un gobelet d'un demi-litre,—et le vidai nerveusement.
L'hetman me jeta un regard sympathique.
—Hé! hé!—dit M. Le Mesge, me poussant le coude,—Antinéa respecte l'ordre hiérarchique.
Le révérend Spardek eut un pudique sourire.
—Hé! hé!—répéta M. Le Mesge.
Mon gobelet était vide. Une seconde, j'eus la tentation de le lancer à la tête de l'agrégé d'histoire. Mais, baste! je le remplis et le vidai de nouveau.
—M. Morhange ne goûtera que par cœur à ce délicieux rôti de mouton,—fit le professeur, de plus en plus égrillard, en s'adjugeant une large tranche de viande.
—Il n'aura pas à le regretter,—dit l'hetman avec humeur.—Ce n'est pas du rôti: c'est de la corne de mouflon. Vraiment, Koukou commence à se moquer de nous.
—Prenez-vous-en au révérend,—riposta la voix aigre de M. Le Mesge.—Je lui ai répété assez souvent de chercher des catéchumènes autres que notre cuisinier.
—Monsieur le professeur,—dit avec dignité M. Spardek.
—Je maintiens ma protestation.—cria M. Le Mesge, qui, dès cette minute, me parut un peu gris.—J'en fais juge monsieur,—continua-t-il en se tournant de mon côté.—Monsieur est nouveau venu. Monsieur est sans parti pris. Eh bien, je le lui demande. A-t-on le droit de détraquer un cuisinier bambara en lui bourrant tout le jour la tête de discussions théologiques auxquelles rien ne le prédispose?
—Hélas!—répondit tristement le pasteur,—comme vous vous trompez. Il n'a qu'une propension trop forte à la controverse.
—Koukou est un fainéant, qui profite de la vache à Colas pour ne plus rien faire et laisser brûler nos escalopes,—opina l'hetman.—Vive le pape,—hurla-t-il en remplissant les verres à la ronde.
—Je vous assure que ce Bambara m'inquiète,—reprit avec beaucoup de dignité M. Spardek.—Savez-vous où il en est maintenant? Il nie la présence réelle. Le voici à deux doigts des erreurs de Zwingle et d'Œcolampade Koukou nie la présence réelle.
—Monsieur,—dit M. Le Mesge, très excité,—on doit laisser en paix les gens chargés de la cuisine. Ainsi le comprenait Jésus, qui, je pense, était aussi bon théologien que vous, et à qui l'idée ne vint jamais de détourner Marthe de ses fourneaux pour lui conter des sornettes.
—Parfaitement,—approuva l'hetman.
Il tenait entre ses genoux une jarre qu'il s'efforçait de déboucher.
—Côtes rôties, côtes rôties,—me souffla-t-il, y étant parvenu.—Les gobelets, rassemblement!
—Koukou nie la présence réelle,—continua le pasteur, en vidant tristement son verre.
—Eh!—me dit à l'oreille l'hetman de Jitomir,—laissez-les dire. Vous ne voyez donc pas qu'ils sont tout à fait ivres.
Lui-même grasseyait beaucoup. Il eut toutes les peines du monde à remplir mon gobelet à peu près jusqu'au bord.
J'eus envie de repousser le vase. Puis, une pensée me vint:
«A l'heure actuelle, Morhange... Quoi qu'il puisse dire... Elle est si belle!»
Alors, attirant le gobelet à moi, je le vidai de nouveau.
Maintenant M. Le Mesge et le pasteur s'embrouillaient dans la plus extraordinaire controverse religieuse, se jetant à la tête le Book of commun Prayer, la Déclaration des Droits de l'homme, la Bulle Unigenitus. Petit à petit, l'hetman commençait à prendre sur eux cet ascendant de l'homme du monde qui, même ivre à en pleurer, s'impose de toute la supériorité qu'a l'éducation sur l'instruction.
Le comte Bielowsky avait bien bu cinq fois plus que le professeur et le pasteur. Mais il portait dix fois mieux le vin.
—Laissons là ces ivrognes,—fit-il avec dégoût.—Venez, cher ami. Nos partenaires nous attendent dans la salle de jeu.
—Mesdames et messieurs,—fit l'hetman en y pénétrant,—permettez-moi de vous présenter un nouveau partenaire, mon ami, monsieur le lieutenant de Saint-Avit.—Laisse faire,—murmura-t-il à mon oreille.—Ce sont les serviteurs de la maison... Mais je me donne l'illusion, vois-tu.
Je vis effectivement qu'il était très ivre.
La salle de jeu était étroite et longue. Une vaste table, à ras du sol, entourée de coussins sur lesquels étaient vautrés une douzaine d'indigènes, composait l'essentiel de l'ameublement. Au mur, deux gravures témoignant du plus heureux éclectisme: le Saint Jean-Baptiste, du Vinci, et la Maison des dernières cartouches, d'Alphonse de Neuville.
Sur la table, des gobelets de terre rouge. Une lourde jarre, pleine d'alcool de palme.
Parmi les assistants, je retrouvai des connaissances: mon masseur, la manucure, le barbier, deux ou trois Touareg blancs qui avaient abaissé leur voile et fumaient gravement leurs longues pipes à couvercle de cuivre. Tous étaient en attendant mieux, plongés dans les délices d'une partie de cartes qui me parut bien être le rams. Deux des belles suivantes d'Antinéa, Aguida et Sydya, étaient au nombre des convives. Leur lisse peau bistre luisait sous les voiles lamés d'argent. J'eus de la peine de ne point apercevoir la tunique de soie rouge de la petite Tanit-Zerga. De nouveau, je pensai à Morhange, mais seulement l'espace d'une seconde.
—Les jetons, Koukou,—commanda l'hetman.—Nous ne sommes pas ici pour nous amuser.
Le cuisinier zwingliste déposa devant lui une caisse de jetons multicolores. Le comte Bielowsky se mit en devoir de les compter, les répartissant en petits tas avec une gravité infinie.
—Les blancs valent un louis,—m'expliqua-t-il.—Les rouges cent francs. Les jaunes cinq cents. Les verts mille. Ah! c'est qu'on joue ici un jeu d'enfer, vous savez. Au reste, vous allez voir.
—Je prends la banque à dix mille,—dit le cuisinier zwingliste.
—Douze mille,—dit l'hetman.
—Treize,—dit Sydya, qui, avec un sourire mouillé, assise sur un des genoux du comte, disposait amoureusement ses jetons en petites piles.
—Quatorze,—dis-je.
—Quinze,—fit la voix aigre de Rosita, la vieille négresse manucure.
—Dix-sept,—proclama l'hetman.
—Vingt mille,—trancha le cuisinier.
Et il martela, nous jetant un regard de défi:
—Vingt. Je prends la banque à vingt mille.
L'hetman eut un geste de mauvaise humeur.
—Satané Koukou! Il n'y a rien à faire contre cet animal. Vous allez avoir à jouer serré, lieutenant.
Koukou s'était placé en potence en bout de la table. Il battait maintenant les cartes avec une maestria dont je restai interloqué.
—Je vous l'avais dit: comme Chez Anna Deslions—murmura l'hetman avec fierté.
—Messieurs, faites vos jeux.—glapit le nègre.—Faites vos jeux, messieurs.
—Attends, animal,—dit Bielowsky.—Tu vois bien que les verres sont vides. Ici, Cacambo.
Les gobelets furent immédiatement remplis par le masseur hilare.
—Coupe,—fit Koukou, s'adressant à Sydya, la belle Targui, qu'il avait à sa droite.
La jeune femme coupa, en personne superstitieuse, de la main gauche. Mais il faut dire que sa droite était occupée par le gobelet qu'elle portait à ses lèvres. Je vis se gonfler la fine gorge mate.
Nous étions placés de la manière suivante: à gauche, l'hetman, Aguida, dont il enserrait la taille avec la plus aristocratique désinvolture. Cacambo, une femme targui, puis deux nègres voilés, graves, attentifs au jeu. A droite, Sydya, moi, la vieille manucure Rosita, Barouf, le barbier, une autre femme, deux Touareg blancs, graves et attentifs, symétriques de ceux de gauche.
—J'en veux, me dit l'hetman.
Sydya fit un geste négatif.
Koukou tira, donna un quatre à l'hetman, se servit un cinq.
—Huit,—annonça Bielowsky.
—Six,—dit la jolie Sydya.
—Sept,—abattit Koukou.—Un tableau paie l'autre,—ajouta-t-il froidement.
—Je fais paroli,—dit l'hetman.
Cacambo et Aguida l'imitèrent. De notre côté, on était plus réservé. La manucure, notamment, ne risquait que vingt francs à la fois.
—Je demande l'égalité des tableaux,—fit Koukou, imperturbable.
—Que ce particulier est insupportable,—maugréa le comte.—Voilà. Es-tu content?
Koukou donna, et abattit neuf.
—Honneur et patrie!—hurla Bielowsky.—J'avais huit...
Moi qui avais deux rois, je ne manifestai pas ma mauvaise humeur. Rosita me prit les cartes des mains.
Je regardai, à ma droite, Sydya. Ses immenses cheveux noirs couvraient ses épaules. Elle était réellement très belle, un peu ivre, comme toute cette fantasmagorique assistance. Elle me regardait aussi, mais en dessous, avec un air de bête timide.
«Ah! pensai-je. Elle doit avoir de la crainte. Il y a écrit sur ma tête: chasse gardée.»
Je frôlai son pied. Elle le recula peureusement.
—Qui veut des cartes?—demanda Koukou.
—Pas moi,—fit l'hetman.
—Servie,—dit Sydya.
Le cuisinier tira un quatre.
—Neuf,—dit-il.
—La carte qui m'était destinée,—sacra le comte.—Et cinq, j'avais cinq.—Ah! si je n'avais pas jadis promis à Sa Majesté l'empereur Napoléon III de ne plus jamais tirer à cinq. Il y a des moments où c'est dur, dur... Et voilà cette brute de nègre qui fait Charlemagne.
C'était vrai, Koukou, ayant raflé les trois quarts des jetons, se levait avec dignité, et saluant l'assistance.
—A demain, messiés.
—Allez-vous-en tous,—hurla l'hetman de Jitomir.-Restez avec moi, monsieur de Saint-Avit.
Quand nous fûmes seuls, il se versa encore un grand gobelet d'alcool. Le plafond de la salle disparaissait dans la fumée grise.
—Quelle heure est-il?—demandai-je.
—Minuit et demi. Mais vous n'allez pas m'abandonner comme cela, mon enfant, mon cher enfant. J'ai le cœur lourd, lourd.
Il pleurait à chaudes larmes. Les basques de son habit, sur le divan, derrière lui, faisaient de grands élytres vert pomme.
—N'est-ce pas qu'Aguida est belle,—fit-il pleurant toujours.—Tenez, elle me rappelle, à peine en plus brun, la comtesse de Teruel, la belle comtesse de Teruel, Mercédès, vous savez bien, qui se baignait toute nue, à Biarritz, devant le rocher de la Vierge, un jour que le prince de Bismarck était sur la passerelle. Vous ne vous souvenez pas? Mercédès de Teruel?
J'eus un haussement d'épaules.
—C'est vrai, j'oubliais, vous étiez trop jeune. Deux ans, trois ans. Un enfant. Oui, un enfant. Ah! mon enfant, avoir été de cette époque, et être réduit à tailler une banque avec des sauvages... Il faut que je vous raconte...
Je me levai et le repoussai.
—Reste! reste!—supplia-t-il.—Je te dirai tout ce que tu voudras, je te conterai ce que tu voudras, comment je suis venu ici, des choses que je n'ai jamais dites à un autre. Reste, j'ai besoin de m'épancher dans le sein d'un véritable ami. Je te dirai tout, je te répète. J'ai confiance en toi. Tu es Français, gentilhomme. Je sais que tu ne lui répéteras rien.
—Que je ne lui répéterai rien. A qui?
Sa voix s'empâta. Je crus y saisir un frisson de crainte.
—A qui?
—A... à elle, à Antinéa,—murmura-t-il.
CHAPITRE XIII
HISTOIRE DE L'HETMAN DE JITOMIR
Le comte Casimir en était arrivé à ce point où l'ivresse prend une sorte de gravité, de componction.
Il se recueillit une seconde, et commença ce récit dont je regrette de ne pouvoir reproduire qu'imparfaitement le savoureux archaïsme.
«—Lorsque les nouveaux muscats commenceront à rosir dans les jardins d'Antinéa, j'aurai soixante-huit ans. C'est une triste chose, mon cher enfant, d'avoir mangé son blé en herbe. Il n'est pas vrai que la vie est un perpétuel recommencement. Quelle amertume, quand on a connu les Tuileries en 1860, d'en être réduit au point où j'en suis!
«Un soir, bien peu avant la guerre (je me rappelle que Victor Noir vivait encore), des femmes charmantes dont je tairai les noms (je lis de temps à autre ceux de leurs fils dans la chronique mondaine du Gaulois) me manifestèrent le désir de coudoyer des lorettes authentiques. Je les menai à un bal de la Grande Chaumière. C'était un public de rapins, de filles, d'étudiants. Au milieu du bastringue, plusieurs couples dansaient le cancan à en décrocher les lustres. Nous remarquâmes surtout un petit jeune homme brun, vêtu d'une mauvaise redingote et d'un pantalon à carreaux que ne soutenait sûrement nulle bretelle. Il était bigle, avait une vilaine barbe et des cheveux poisseux comme des berlingots noirs. Les entrechats qu'il battait étaient extravagants. Ces dames se le firent nommer: Leone Gambetta.
«Quelle misère, lorsque je pense qu'il m'eût suffi alors d'abattre d'un coup de pistolet ce vilain avocat pour garantir à tout jamais ma félicité et celle de mon pays d'adoption, car, mon cher ami, je suis Français de cœur, sinon de naissance.
«Je suis né en 1829, à Varsovie, d'un père polonais et d'une mère russe, plus exactement volhynienne. C'est d'elle que je tiens mon titre d'hetman de Jitomir. Il me fut restitué par le tsar Alexandre II, sur la demande que lui en fit, lors de sa visite à Paris, mon auguste maître, l'empereur Napoléon III.
«Pour des raisons politiques, sur lesquelles on ne pourrait insister sans refaire l'histoire de la malheureuse Pologne, mon père, le comte Bielowsky, quitta Varsovie en 1830, et vint habiter Londres. Sa fortune, immense, il se mit à la dilapider à la mort de ma mère, par chagrin, m'a-t-il dit. Quand il mourut à son tour, au moment de l'affaire Pritchard, il ne me laissait guère qu'un millier de livres sterling de rente, plus deux ou trois martingales, dont j'ai reconnu plus tard l'inopérance.
«Je ne me souviendrai jamais sans émotion de mes dix-neuvième et vingtième années, époque où je liquidai complètement ce petit héritage. Londres était véritablement alors une ville adorable. Je m'étais arrangé une très aimable garçonnière dans Piccadilly.
Piccadilly! Shops, palaces, bustle and breeze, |
The whirling of wheels, and the murmur of trees. |
«La chasse au renard en briska, les promenades en boggy à Hyde-Park, le raout, sans préjudice des petites parties fines avec les faciles Vénus de Drury-Lane prenaient tout mon temps. Tout, je suis injuste. Il restait le jeu, et un sentiment de pitié filiale me poussait à y vérifier les martingales du défunt comte mon père. C'est le jeu qui fut la cause de l'événement que je vais dire, et dont ma vie devait être si étrangement bouleversée.
«Mon ami lord Malmesbury m'avait répété cent fois: «Il faut que je vous mène chez une femme exquise qui habite Oxford Street, nº 277, miss Howard.» Un soir, je me laissai faire. C'était le 22 février 1848. La maîtresse de maison était vraiment d'une beauté parfaite et les convives étaient charmants. Outre Malmesbury, j'y comptai plusieurs relations: lord Clebden, lord Chesterfield, sir Francis Mountjoye, major au 2e Life Guards, le comte d'Orsay. On joua, puis on se mit à parler politique. Les événements de France faisaient les frais de la conversation, et on discutait à perte de vue sur les conséquences de l'émeute qui avait éclaté le matin même à Paris, à la suite de l'interdiction du banquet du XIIe arrondissement, et dont le télégraphe venait d'apporter la nouvelle. Je ne m'étais jamais occupé jusque-là des choses publiques. Je ne sais donc ce qui me passa par la tête lorsque j'affirmai avec la fougue de mes dix-neuf ans que les nouvelles arrivées de France signifiaient la République pour le lendemain et l'Empire pour le surlendemain.
«Les convives accueillirent ma boutade avec un rire discret, et leurs regards se portaient du côté d'un invité qui était assis cinquième à une table de bouillotte où l'on venait de s'arrêter de jouer.
«L'invité sourit aussi. Il se leva, vint vers moi. Je le vis de taille moyenne, plutôt petit, serré dans une redingote bleue, l'œil lointain et vague.
«Tous les assistants considéraient cette scène avec un amusement ravi.
«—A qui ai-je l'honneur?—demanda-t-il d'une voix très douce.
«—Comte Casimir Bielowsky,—répondis-je vertement, pour lui prouver que la différence d'âge n'était pas un motif suffisant à justifier son interrogation.
«—Eh bien, mon cher comte, puisse votre prédiction se réaliser, et j'espère que voudrez bien ne pas négliger les Tuileries,—fit en souriant l'invité à la redingote bleue.
«Et il ajouta, consentant enfin à se présenter:
«—Prince Louis-Napoléon Bonaparte.
«Je n'ai joué aucun rôle actif dans le coup d'Etat, et je ne le regrette point. Mon principe est qu'un étranger ne doit pas s'immiscer dans les tumultes intérieurs d'un pays. Le prince comprit cette discrétion, et n'oublia pas le jeune homme qui lui avait été d'un si heureux augure.
«Je fus un des premiers qu'il appela à l'Elysée. Ma fortune fut définitivement assise par une note diffamatoire de Napoléon le Petit. L'an d'après, quand Mgr Sibour eut passé par là, j'étais fait gentilhomme de la chambre et l'Empereur poussait sa bonté jusqu'à me faire épouser la fille du maréchal Repeto, duc de Mondovi.
«Je n'ai aucun scrupule à proclamer que cette union ne fut pas ce qu'elle aurait dû être. La comtesse, âgée de dix ans de plus que moi, était revêche et pas particulièrement jolie. En outre, sa famille avait formellement exigé le régime dotal. Or, je n'avais plus à cette époque que mes vingt-cinq mille livres d'appointements comme gentilhomme de la chambre. Triste sort pour quelqu'un qui fréquentait le comte d'Orsay et le duc de Gramont-Caderousse. Sans la bienveillance de l'Empereur, comment eussé-je fait?
«Un matin du printemps de 1862, j'étais dans mon cabinet à dépouiller mon courrier. Il y avait une lettre de Sa Majesté, me convoquant pour quatre heures aux Tuileries; une lettre de Clémentine, m'informant qu'elle m'attendait à cinq heures chez elle. Clémentine était la toute belle pour qui je faisais alors des folies. J'en étais d'autant plus fier que je l'avais soufflée, un soir, à la Maison Dorée, au prince de Metternich qui en était très épris. Toute la cour m'enviait cette conquête; j'étais moralement obligé de continuer à en assurer les charges. Et puis Clémentine était si jolie! L'Empereur lui-même... Les autres lettres, mon Dieu, les autres lettres étaient précisément les notes des fournisseurs de cette enfant qui, malgré mes remontrances discrètes, s'obstinait à me les faire tenir à mon domicile conjugal.
«Il y en avait pour un peu plus de quarante mille francs. Robes et sorties de bal à la maison Gagelin-Opigez, 23, rue Richelieu; chapeaux et coiffures de Mme Alexandrine, 14, rue d'Antin; jupons multiples et lingerie de Mme Pauline, 100, rue de Cléry; passementeries et gants Joséphine de la Ville de Lyon, 6, rue de la Chaussée-d'Antin; foulards de la Malle des Indes; mouchoirs de la Compagnie Irlandaise; dentelles de la maison Ferguson; lait antéphélique de Candès... Ce lait antéphélique de Candès, surtout, me combla de stupéfaction. La facture portait cinquante et un flacons. Six cent trente-sept francs cinquante de lait antéphélique de Candès. De quoi édulcorer l'épiderme d'un escadron de cent gardes!
«—Cela ne peut continuer ainsi,—dis-je, mettant les factures dans ma poche.
«A quatre heures moins dix, je franchissais le guichet du Carrousel.
«Dans le salon des aides de camp, je tombai sur Bacciochi.
«—L'Empereur est grippé,—me dit-il.—Il garde la chambre. Il a donné l'ordre de vous introduire dès que vous serez là. Venez.
«Sa Majesté, vêtue d'un veston à brandebourgs et d'un pantalon cosaque, rêvait devant une fenêtre. On voyait onduler les pâles verdures des Tuileries qui luisaient sous une petite pluie tiède.
«—Ah! te voilà,—fit Napoléon.—Tiens, prends une cigarette. Il paraît que vous en avez fait de belles, toi et Gramont-Caderousse, hier soir, au Château des Fleurs.
«J'eus un sourire de satisfaction.
«—Eh quoi, Votre Majesté sait déjà...
«—Je sais, je sais vaguement.
«—Connaît-elle le dernier mot de Gramont-Caderousse.
«—Non, mais tu vas me le dire.
«—Eh bien, voilà. Nous étions cinq ou six, moi, Viel-Castel, Gramont, Persigny...
«—Persigny,—fit l'Empereur,—il a tort de s'afficher avec Gramont, après tout ce que Paris raconte de sa femme.
«—Justement, Sire. Eh bien, Persigny était ému, il faut le croire. Il s'est mis à nous parler des tristesses que lui causait la conduite de la duchesse.
«—Ce Fialin manque un peu de tact,—murmura l'Empereur.
«—Justement, Sire. Alors, Votre Majesté sait-elle ce que Gramont lui a lancé?
«—Quoi?
«—Il lui a dit: «Monsieur le duc, je vous défends de dire devant moi du mal de ma maîtresse.»
«—Gramont exagère,—fit Napoléon avec un sourire rêveur.
«—C'est ce que nous avons tous trouvé, Sire, y compris Viel-Castel, qui était pourtant ravi.
«—A ce propos,—fit l'Empereur après un silence,—j'ai oublié de te demander des nouvelles de la comtesse Bielowsky.
«—Elle va bien, Sire. Je remercie Votre Majesté.
«—Et Clémentine? Toujours aussi bonne enfant?
«—Toujours, Sire. Mais...
«—Il paraît que M. Baroche en est amoureux fou.
«—J'en suis très honoré, Sire. Mais cet honneur devient bien onéreux.
«J'avais tiré de ma poche les notes de la matinée et les étalais sous les yeux de l'Empereur.
«Il regarda avec son sourire lointain.
«—Allons, allons. Ce n'est que cela. J'y remédierai, d'autant que j'ai à te demander un service.
«—Je suis à l'entière disposition de Votre Majesté.
«Il agita une sonnette.
«—Faites venir M. Mocquard.
«—Je suis grippé,—ajouta-t-il.—Mocquard t'expliquera la chose.
«Le secrétaire particulier de l'Empereur entra.
«—Voici Bielowsky, Mocquard,—dit Napoléon.—Vous êtes au courant de ce que j'attends de lui. Mettez-l'y.
«Et il se mit à tapoter les vitres, sur lesquelles la pluie giclait avec rage.
«—Mon cher comte,—dit Mocquard en prenant place,—c'est très simple. Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler d'un jeune explorateur de talent, M. Henry Duveyrier.
«Je secouai négativement la tête, fort surpris par cette entrée en matière.
«—M. Duveyrier,—continua Mocquard,—est revenu à Paris après un voyage particulièrement audacieux dans le Sud Algérien et le Sahara. M. Vivien de Saint-Martin, que j'ai vu ces jours-ci, m'a affirmé que la Société de Géographie comptait lui décerner à ce propos sa grande médaille d'or. Au cours de son voyage, M. Duveyrier est entré en relations avec les chefs du peuple qui s'est montré jusqu'ici si rebelle à l'influence des armées de Sa Majesté, les Touareg.
«Je regardai l'Empereur; mon ahurissement était tel qu'il se mit à rire.
«—Ecoute,—dit-il.
«—M. Duveyrier,—continua Mocquard,—a pu obtenir qu'une délégation de ces chefs vînt à Paris présenter ses respects à Sa Majesté. Des résultats très importants peuvent sortir de cette visite, et Son Excellence le ministre des Colonies ne désespère pas d'en obtenir la signature d'un traité de commerce réservant à nos nationaux des avantages particuliers. Ces chefs, au nombre de cinq, parmi lesquels le Cheikh Othman, amenokal ou sultan de la Confédération des Adzger, arrivent demain matin à la gare de Lyon. M. Duveyrier les y attendra. Mais l'Empereur a pensé qu'en outre...
«—J'ai pensé,—dit Napoléon III, comblé d'aise par mon air ébahi,—qu'il était correct qu'un des gentilshommes de ma chambre attendit à leur arrivée ces dignitaires musulmans. C'est pourquoi tu es ici, mon pauvre Bielowsky. Ne t'effraye pas,—ajouta-t-il en riant plus fort.—Tu auras avec toi M. Duveyrier. Tu n'es chargé que de la partie mondaine de la réception: accompagner ces imans au déjeuner que je leur offre demain aux Tuileries, puis, le soir, discrètement à cause de leur religion qui est très susceptible, arriver à leur donner une haute idée de la civilisation parisienne, sans rien exagérer: n'oublie pas qu'ils sont, au Sahara, de hauts dignitaires religieux. Là-dessus, j'ai confiance en ton tact et te laisse carte blanche... Mocquard!
«—Sire?
«—Vous ferez porter au budget, mi-partie des Affaires étrangères, mi-partie des Colonies, les fonds nécessaires au comte Bielowsky pour la réception de la délégation targui. Il me semble que cent mille francs pour commencer... Le comte n'aura qu'à vous faire savoir s'il a été induit à dépasser ce crédit.
«Clémentine habitait, rue Boccador, un petit pavillon mauresque que j'avais acheté pour elle à M. de Lesseps. Je la trouvai au lit. En m'apercevant, elle fondit en larmes.
«—Grands fous que nous sommes,—murmura-t-elle au milieu de ses sanglots,—qu'avons nous fait!
«—Clémentine, voyons!
«—Qu'avons-nous fait, qu'avons-nous fait!—répétait-elle, et j'avais contre moi ses immenses cheveux, noirs, sa chair tiède qui fleurait l'eau de Nanon.
«—Qu'y a-t-il? Mais qu'y a-t-il?
«—Il y a,—et elle me murmura quelque chose à l'oreille.
«—Non,—fis-je abasourdi.—Es-tu bien sûre?
«—Si j'en suis sûre!
J'étais atterré.
«—Cela n'a pas l'air de te faire plaisir,—dit-elle, très aigre.
«—Je ne dis pas cela, Clémentine, mais enfin... Je suis très heureux, je t'assure.
«—Prouve-le mot: passons demain la journée ensemble.
«—Demain,—sursautai-je,—impossible!
«—Pourquoi?—demanda-t-elle, soupçonneuse.
«—Parce que, demain, il faut que je pilote la mission targui dans Paris... Ordre de l'Empereur.
«—Qu'est-ce que c'est encore que cette craque?—fit Clémentine.
«J'avoue que rien ne ressemble plus à un mensonge que la vérité.
«Je refis tant bien que mal à Clémentine le récit de Mocquard. Elle m'écoutait avec un air qui signifiait: on ne me la fait pas!
«A la fin, furieux, j'éclatai.
«—Tu n'as qu'à venir voir. Je dîne demain soir avec eux, je t'invite.
«—Sûr que j'irai,—fit Clémentine très digne.
«J'avoue avoir manqué de sang-froid en cette minute. Mais aussi, quelle journée. Quarante-mille francs de notes au réveil. La corvée d'avoir à convoyer des sauvages dans Paris pour le lendemain. Et, par-dessus le marché, l'annonce d'une prochaine paternité irrégulière...
«Après tout, pensai-je en rentrant chez moi, ce sont les ordres de l'Empereur. Il m'a demandé de donner à ces Touareg une idée de la civilisation parisienne. Clémentine se tient très bien dans le monde, et, pour le moment, il ne faut pas l'exaspérer. Je vais retenir un cabinet pour demain soir au Café de Paris et dire à Gramont-Caderousse et Viel-Castel qu'ils amènent leurs folles maîtresses. Ce sera très gaulois de voir l'attitude des enfants du désert au milieu de cette petite partie.»
«Le train de Marseille arrivait à 10 h. 20. Sur le quai, je trouvai M. Duveyrier, un bon jeune homme de vingt-trois ans, avec des yeux bleus et une petite barbiche blonde. Les Touareg tombèrent dans ses bras en descendant du wagon. Il avait vécu deux ans avec eux, sous la tente, au diable vauvert. Il me présenta au chef, le Cheik Othman, et aux quatre autres, des hommes splendides sous leurs cotonnades bleues et leurs amulettes de cuir rouge. Heureusement tous ces gens-là parlaient une sorte de sabir qui facilita bien les choses.
«Je ne mentionne que pour mémoire le déjeuner aux Tuileries, les visites de la soirée, au Muséum, à l'Hôtel de Ville, à l'Imprimerie Impériale. Chaque fois, les Touareg inscrivaient leur nom sur le livre d'or de l'endroit. Cela n'en finissait plus. Pour en donner une idée, voici quel était le nom complet du seul Cheikh Othman: Othman-ben-el-Hadj-el-Bekri-ben-el-Hadj-el-Faqqi-ben-Mohammed-Boûya-ben-si-Ahmed-es-Soûki-ben-Mahmoud[14].
«Et il y en avait cinq comme cela!
«Mon humeur se maintint bonne, cependant, car, sur les boulevards, partout, notre succès fut colossal. Au Café de Paris, à 6 h. ½, ce fut du délire. La délégation, un peu grise, m'embrassait, Bono, Napoléon; bono Eugénie; bono Casimir; bono roumis. Gramont-Caderousse et Viel-Castel étaient déjà dans le numéro 8, avec Anna Grimaldi, des Folies-Dramatiques, et Hortense Schneider, toutes deux belles à faire peur. Mais la palme revint, quand elle entra, à ma chère Clémentine. Il faut que tu saches comment elle était mise: robe de tulle blanc, sur jupe en tarlatane bleue de Chine, avec plissé et bouillonné de tulle au-dessus du plissé. La jupe de tulle se trouvait relevée de chaque côté par des guirlandes de feuillage vert entremêlées de volubilis roses. Elle formait ainsi baldaquin rond, ce qui permettait de voir la jupe de tarlatane devant et sur les côtés. Les guirlandes remontaient jusqu'à la ceinture, et, dans l'espace des deux branches, il se trouvait des nœuds de satin rose à longs bout. Le corsage à pointe était drapé de tulle, accompagné d'une berthe bouillonnée de tulle avec volant de dentelle. Comme coiffure, elle avait sur ses cheveux noirs une couronne-diadème des mêmes fleurs. Deux longues traînes de feuillage tournaient dans les cheveux et retombaient sur le cou. Comme sortie de bal, une sorte de camail en cachemire bleu brodé d'or et doublé en satin blanc.
«Tant de splendeur et de beauté émurent immédiatement les Touareg, et surtout le voisin de droite de Clémentine. El-Hadj-ben-Guemâma, propre frère du Cheikh Othman, et amenokal du Hoggar. Au potage essence de gibier, arrosé de tokay, il était déjà très épris. Quand on servit la compote de fruits Martinique à la liqueur de Mme Amphoux, il manifestait les signes les plus excessifs d'une passion sans bornes. Le vin de chypre de la Commanderie acheva de l'éclairer sur ses sentiments. Hortense me faisait du pied sous la table. Gramont, pour avoir voulu en faire autant à Anna, se trompa et souleva les protestations indignées d'un des Touareg. Je puis affirmer que lorsque l'heure vint de partir pour Mabille, nous étions fixés sur la façon dont nos visiteurs respectaient la prohibition édictée par le Prophète à l'égard du vin.
«A Mabille, tandis que Clémentine, Horace, Anna, Ludovic et les Trois Touareg se livraient au plus endiablé des galops, le Cheikh Othman m'avait pris à part, et me confiait avec une visible émotion certaine commission dont venait de le charger son frère, le Cheikh Ahmed.
«Le lendemain, à la première heure, j'arrivai chez Clémentine.
«—Ma fille,—commençai-je après être, non sans peine, parvenu à la réveiller,—écoute-moi, j'ai à te parler sérieusement.
«Elle se frotta les yeux avec humeur.
«—Comment trouves-tu ce jeune seigneur arabe qui, hier soir, te serrait de si près?
«—Mais... pas mal,—fit-elle en rougissant.
«—Sais-tu que dans son pays, il est prince souverain, et règne sur des territoires cinq ou six fois plus étendus que ceux de notre auguste maître, l'Empereur Napoléon III?
«—Il m'a murmuré quelque chose comme cela,—fit-elle, intéressée.
«—Eh bien, te plairait-il de monter sur un trône à l'instar de notre auguste souveraine, l'Impératrice Eugénie?
«Clémentine me regarda ébahie.
«—C'est son propre frère, le Cheikh Othmam, qui m'a chargé en son nom de cette démarche.
«Clémentine ne répondit pas, hébétée autant qu'éblouie.
«—Moi, impératrice!—finit-elle par dire.
«—Tu n'as qu'à décider. Il faut ta réponse avant midi. Si c'est oui, nous déjeunons ensemble chez Voisin, et tope-là.
«Je voyais que déjà la résolution de Clémentine était prise, mais elle crut bon de faire montre d'un peu de sentiment.
«—Et toi, toi,—gémit-elle.—T'abandonner ainsi, jamais!
«—Mon enfant, pas de folies,—fis-je doucement.—Tu ignores peut-être que je suis ruiné. Mais là, complètement; je ne sais même pas comment je vais pouvoir payer demain ton lait antéphélique.