Chapitre 5
Jack Aubrey avait toujours détesté cette pratique, relativement courante dans la Navy, d’embarquer sans avertissement et de prendre son équipage par surprise ; mais cette fois, ne disposant ni d’un canot de la frégate ni d’un patron de canot, il n’avait pas le choix. Et il en fut heureux, car tandis qu’un canot de Shelmerston le conduisait à bord avec Stephen, il vit que la Surprise était, sans la moindre simulation, un modèle d’activité. Les échafaudages étaient accrochés sur les flancs ; les dernières traces de peinture bleue avaient disparu sous une belle couche de blanc ; Mr Blockeley et ses aides circulaient dans le gréement comme d’énormes araignées, remplaçant les filoirs et garnissant les plus grandes estropes de gaines de cuir rouge, détail très coquet ; et si l’assiette de la frégate n’était pas exactement ce qu’il aurait souhaité – elle était un peu sur le nez – elle avait déjà manifestement embarqué la plus grande partie de son eau. L’eau de Shelmerston, la meilleure au sud de la Tamise pour partir loin à l’étranger, n’était pas facilement accessible et pendant son absence, les Surprises avaient dû faire de nombreux voyages avec les canots.
Tout en contemplant son navire, il écoutait d’une demi-oreille le canotier dont le fils – comme tant d’autres dans la petite ville – souhaitait énormément embarquer avec le capitaine Aubrey : c’était un vrai matelot, il avait fait trois voyages à Canton et un à Botany Bay, il était qualifié depuis le premier, et particulièrement habile au violon ; sobre aussi, et pas du tout querelleur sauf sur le pont de l’ennemi ; Église d’Angleterre et (avec emphase) toujours obéissant aux ordres.
— Oui, dit Jack, je suis sûr que c’est un bon jeune homme. Mais nous avons tous les matelots qu’il nous faut, voyez-vous. Tout de même, quand le reste de l’argent des prises sera arrivé et partagé, il y aura peut-être quelques vides à combler : je crois que certains hommes ont l’intention de se mettre à leur compte ou d’acheter des tavernes.
— Et les mauvais bougres que vous avez renvoyés, Votre Honneur ?
— Par le ciel, leur place était remplie le soir même. Non, que votre fils vienne me voir, moi ou le capitaine Pullings, quand tout sera réglé, d’ici une quinzaine, et nous verrons ce qu’on peut faire. Quel est son nom ?
— Abel Hayes, monsieur, s’il vous plaît. Abel. Pas Seth, dit le canotier avec un regard particulièrement significatif, signification totalement perdue pour Jack, qui dit :
— Faites-moi faire le tour du navire, s’il vous plaît, avant d’aborder.
Le canot passa sur l’arrière de la frégate à une encablure et remonta le long de son flanc tribord immaculé : immaculé, sauf pour le nom Seth peint, clair et net, sur la bande blanche, au milieu, entre les sabords noirs des canons douze et quatorze. Jack ne fit aucune observation mais son visage, qui avait retrouvé un peu de son habituelle roseur joyeuse pendant le voyage, se durcit, redevenant gris et sans humour.
— Porte-haubans bâbord, dit-il après une pause.
Arrivé là, il monta en courant jusqu’au gaillard d’arrière qu’il salua, tout gaillard d’arrière ayant, moins de trois cents ans plus tôt, porté un crucifix : le salut fut rendu par Davidge et West, et par Martin qui était arrivé le samedi afin d’éviter de voyager un dimanche, ce qui ne troublait ni Jack ni Stephen. Tous trois étaient beaucoup mieux habillés que quand ils avaient embarqué pour la première fois et manifestement beaucoup plus prospères ; mais tous avaient une expression anxieuse, marquée par les soucis.
— Bonsoir, messieurs, dit Jack, je descends. Mr Davidge, je serai heureux d’entendre votre rapport dans cinq minutes.
Il y avait plusieurs lettres et messages pour lui dans la chambre, pour la plupart des demandes d’embarquement, mais d’autres qui apportaient les félicitations et les bons vœux de vieux compagnons de bord, certains venus d’aussi loin que l’hôpital de Greenwich. Il en lisait encore un quand Davidge entra et dit :
— Monsieur, je suis très ennuyé d’avoir à vous annoncer une mutinerie à bord.
— Une mutinerie, ah bon ? Mais d’après l’aspect du navire, je présume qu’elle est loin d’être générale.
Il avait effectivement remarqué l’absence de bavardages joyeux et de rires en montant à bord, et la présence de regards moroses et craintifs ; mais rien qui ressemblât à de la mauvaise volonté. Depuis sa jeunesse il avait connu plusieurs mutineries, en dehors même des grands mouvements de Spithead et du Nore, et il avait entendu parler de beaucoup d’autres – elles étaient étonnamment courantes dans la Navy – mais jamais à bord d’un navire prospère, occupé, avec quantité de permissions et tous les délices que pouvait apporter l’argent juste à portée de main.
— Quels sont les hommes en cause ?
— Slade, les frères Brampton, Mould, Hinckley, Auden et Vaggers, monsieur.
— Ah, mon Dieu.
C’était parmi les meilleurs des Shelmerstoniens, deux d’entre eux quartiers-maîtres, un aide canonnier, les autres excellents matelots, des hommes tranquilles et solides : des marins de valeur.
— Asseyez-vous, Mr Davidge, et faites-moi un bref compte rendu de l’affaire.
Davidge était toutefois incapable de faire un bref compte rendu qui fut aussi suivi, cohérent et complet ; son esprit ne travaillait pas de cette manière-là. C’était un officier compétent qui n’hésitait pas à donner une série rapide d’ordres pour faire face à une situation dangereuse par mauvais temps avec une côte sous le vent, mais son récit divaguait fortement et Jack n’était nullement certain d’en avoir saisi l’ensemble quand les répétitions et les parenthèses de Davidge s’achevèrent avec embarras. Ce qu’il avait compris, c’est que le dimanche matin les sept hommes, qui étaient tous sethiens – « Que sont les sethiens, Mr Davidge ? – Oh, une sorte de méthodistes ou de membres d’une autre secte, je crois, monsieur, je ne suis pas entré dans le détail » –, des sethiens de Old Shelmerston, village situé un peu à l’intérieur des terres, s’étaient rendus dans leur maison de réunion. Ils avaient ensuite dîné à terre et, en revenant à bord, quelques-uns, ou tous, étaient sortis sur l’échafaudage encore accroché au flanc tribord et avaient peint le mot choquant.
Davidge ne l’avait pas remarqué immédiatement car le carré avait invité à dîner Mrs Martin, venue à bord pour la première fois. Mais en revenant de raccompagner les Martin à terre, il avait évidemment aperçu ce mot, visible de très loin, le navire ayant pivoté à la renverse, et il en avait immédiatement ordonné la suppression. Personne ne semblait savoir qui l’avait fait ; personne ne semblait disposé à le gratter ou à le repeindre ; des excuses sans fin : les pinceaux étaient nettoyés ; c’était dimanche ; les meilleurs habits ; on allait aux poulaines ; les entrailles dérangées par un crabe. Finalement Auden avait reconnu avoir peint le nom. Il refusait de l’enlever, disant qu’il ne pouvait en conscience le faire, et il était soutenu en cela par les six autres. Il n’était ni violent, ni impoli – pas de langage grossier –, il n’était pas non plus manifestement ivre, mais lui et les autres avaient déclaré que si l’un des hommes tentait d’ôter le nom, son premier coup de brosse serait le dernier. Davidge et West n’avaient pas été soutenus par le bosco, le canonnier ou le charpentier, moins encore par les autres matelots qui, sans être le moins du monde séditieux, avaient dit très clairement qu’ils ne feraient rien qui pût porter malchance au navire. De crainte d’empirer encore la situation, Davidge n’avait donc plus donné d’ordres clairs et directs : faute d’infanterie de marine, bien sûr, il n’avait pas non plus mis les sept hommes aux fers. Comme le Code de Justice navale ne s’appliquait pas et que le navire n’était pas en mer, ni lui ni West ne savaient exactement quoi faire. Il avait toutefois suspendu les hommes de toute tâche en attendant l’arrivée du capitaine et leur avait interdit de monter sur le pont. Peut-être aurait-il dû les envoyer immédiatement à terre ; s’il avait mal fait, il en était terriblement désolé ; mais il en appelait au jugement du capitaine Aubrey.
— Avez-vous consulté Mr Martin ? demanda Jack.
— Non, monsieur, il n’a embarqué que quelques minutes avant vous.
— Je vois. En fait, je pense que vous vous êtes tiré honorablement d’une situation difficile. Demandez, s’il vous plaît, aux docteurs s’ils peuvent m’accorder une minute.
Au cours de sa brève attente, diverses possibilités lui traversèrent l’esprit, mais les arguments pour et contre chacune restaient absolument équilibrés quand la porte de la chambre s’ouvrit.
— Mr Martin, dit-il, vous avez certainement entendu parler de notre ennui actuel. Dites-moi s’il vous plaît tout ce que vous pourrez à propos de ces sethiens. Je n’en ai jamais entendu parler.
— Eh bien, monsieur, ils descendent des gnostiques valentiniens, mais la descendance est si longue, lointaine et obscure qu’il ne servirait pas à grand-chose de la retracer. Sous leur forme actuelle, ce sont de petites communautés indépendantes sans, je crois, le moindre organe directeur ; mais il est difficile d’en être certain car ils ont si longtemps couru le risque d’une persécution en tant qu’hérétiques qu’ils sont naturellement réservés ; et ils conservent quelque chose d’une société secrète. Ils croient que Caïn et Abel ont été engendrés par des anges, alors que Seth qui, vous vous en souviendrez, naquit après le meurtre d’Abel, fut la création pure et directe du Tout-Puissant et non seulement l’ancêtre d’Abraham et de tous les hommes vivant aujourd’hui, mais le prototype de Notre Seigneur. Ils ont pour lui la plus profonde vénération et croient qu’il veille sur les sethiens avec un soin particulier. Mais ils ont bien mauvaise opinion des anges, étant convaincus que par leurs… comment pourrais-je l’exprimer ? par leurs impuretés mutuelles, ils ont provoqué le déluge de Noé, lequel aurait dû faire disparaître tous leurs descendants, mais certains se sont glissés dans l’arche, et c’est eux et non Seth qui sont les ancêtres des méchants.
— Il est bizarre que je n’en aie jamais entendu parler le moins du monde. Sont-ils souvent marins ?
— J’imagine que non. La plupart des quelques-uns que j’ai rencontrés ou dont j’ai entendu parler vivent en petits groupes dispersés au fin fond des campagnes de notre pays de l’ouest. Ils gravent parfois le nom de Seth sur leur maison ; et ils se rangent en deux écoles, hostiles l’une à l’autre, la vieille école qui écrit le S à l’envers et la nouvelle qui l’écrit comme nous. En dehors de cela et d’une répugnance à payer la dîme, ils ont la réputation d’être fort unis et d’être honnêtes, sobres et fiables, un peu comme les quakers. Mais, au contraire des quakers, ils n’ont pas de haine pour la guerre.
— Mais ce sont des chrétiens, n’est-ce pas ?
— Quant à cela, dit Martin en regardant Stephen, il en est parmi les gnostiques qui surprendraient saint Pierre.
— Les valentiniens furent assez bons pour dire que les chrétiens pourraient être sauvés, observa Stephen. Peut-être pourrions-nous leur retourner le compliment.
— De toute manière, dit Martin, ces gens ont laissé la gnose de Valentin infiniment loin derrière eux : elle est pratiquement oubliée. Leurs livres saints sont les nôtres. Je pense que nous pouvons sans aucun doute les appeler chrétiens, quoique un peu hétérodoxes quant à certains points de doctrine.
— Je suis heureux de l’entendre ; et je vous suis obligé, monsieur, de tout ce que vous venez de me dire. Maturin, quelque observation vous reviendrait-elle à l’esprit ?
— Pas un mot. Ce n’est pas à moi d’enseigner à Martin la théologie alors qu’il est bachelier en religion.
— Dans ce cas, allons faire quelques pas sur le pont, après quoi je parlerai aux sethiens.
Il fit sa promenade ; la soirée était délicieuse ; mais il n’avait pas encore décidé exactement de sa ligne de conduite quand il regagna la chambre et fit appeler les mutins. En matière de relations humaines, il n’était pas un Machiavel et c’est avec une parfaite sincérité qu’il leur dit :
— Nous voici avec une belle affaire, ma parole. Au nom du diable… au nom de Dieu, qu’est-ce qui a pu vous conduire à peindre Seth sur le flanc du navire ?
Les sept hommes étaient là debout, alignés en travers sur la toile à carreaux couvrant le plancher ; la lumière de la grande fenêtre de poupe tombait en plein sur eux, et Jack, debout à contre-jour, les voyait en pleine clarté : des hommes graves, solides, oppressés par l’occasion et peut-être un peu alarmés, mais pas renfrognés et moins encore haineux.
— Allons, dit-il, Slade, vous êtes le plus vieux, dites-moi comment cela s’est fait.
Slade regarda, à droite et à gauche, ses compagnons qui tous hochèrent la tête et il commença avec son accent rocailleux du pays de l’Ouest :
— Eh bien, monsieur, nous sommes ce qu’on appelle des sethiens.
— Oui, Mr Martin vient de m’en parler : de respectables chrétiens.
— C’est exact, monsieur, et dimanche nous sommes allés à notre maison de réunion à Old Shelmerston.
— Juste après le maréchal-ferrant, dit le frère Brampton le plus simplet.
— Et là, il nous est venu en tête que Seth (tous levèrent d’un geste brusque le pouce de la main droite vers le haut et le côté à ce nom) avait été particulièrement bon pour nous au dernier voyage.
— C’est bien vrai, dirent ses compagnons.
— Et ensuite, pendant que nous mangions notre dîner au William, nous avons considéré comment, depuis la nuit des temps, notre peuple avait toujours écrit ce nom sur leurs maisons, après un bienfait particulier, en manière de ce qu’on appelle un témoin de merci. Et quand on est revenu on l’a mis sur le navire.
— Je vois. Mais quand on vous a dit de l’enlever, vous ne l’avez pas fait.
— Non, monsieur. Pour nous, le nom est sacré. Il ne doit jamais être touché. Il n’y a pas un seul d’entre nous qui pourrait y porter la main.
— C’est bien vrai, dirent ses compagnons.
— Je comprends votre point de vue, dit Jack, mais dites-moi, en mangeant votre dîner, qu’avez-vous bu ?
— On n’était pas ivres, monsieur, dit Slade.
— C’est ce qu’on m’a dit. Mais vous n’avez pas mangé à sec et il est bien probable qu’avec de l’or dans vos poches vous n’avez pas bu de l’eau ou du petit-lait : qu’avez-vous bu, exactement ?
Leur récit, empreint dans ce cas d’une précision religieuse, aboutit à un peu plus de deux pintes de bière ou de cidre pour chaque homme, sauf Slade et Auden qui avaient partagé une bouteille de vin.
— C’est assez modéré, en conscience, dit Jack. Pourtant, il est surprenant de voir comment une couple de verres de vin peut affecter le jugement d’un homme sans qu’il s’en rende compte. Si vous n’aviez pas bu de vin, vous auriez réfléchi que la Surprise est un navire de guerre privé et se doit par conséquent de passer inaperçue et de tromper l’ennemi. Mais comment peut-elle passer inaperçue ou tromper l’ennemi avec ce nom peint clairement sur son flanc ? Et encore, tout chrétien sait qu’il ne doit pas faire aux autres ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fasse. Vous avez une centaine de compagnons de bord et plus : faut-il qu’ils soient privés de la chance de toucher de l’argent de prise à cause de votre coutume particulière ? Clairement, ce n’est pas juste, honnête ou loyal. Le nom doit disparaître. Non, non, poursuivit-il devant leur regard sombre et obstiné. Je ne veux pas dire qu’il faut le gratter ou le repeindre ni même le toucher. Nous allons le recouvrir d’un morceau de belle toile à voile comme nous l’avons fait quand nous courions vers São Miguel. Ensuite, peut-être peindrons-nous la toile pour la protéger en cas de mauvais temps ; mais le nom restera là. Son influence restera donc là. Après tout, elle était déjà là quand nous avons repeint la barque en bleu.
Il vit la plupart des hommes hocher la tête de son côté et ensuite, quand Slade regarda de droite à gauche, ils acquiescèrent tous à l’unisson.
— Eh bien, monsieur, dit-il, si c’est comme ça que ça doit être, on est bien satisfaits ; et on vous remercie, monsieur, pour nous avoir écoutés.
— J’aurais été désolé de me priver de bons marins, dit Jack. Mais il reste pourtant une chose à faire. Vous avez groumé avec Mr Davidge, et refusé d’obéir. Vous devez lui demander pardon.
Après quelques instants d’hésitation, les hommes se regardant les uns et les autres, incertains, Auden dit :
— L’ennui c’est que c’est un monsieur tellement bien, monsieur ; nous, on n’est que des gens simples et on ne saurait pas quoi lui dire.
— Vous devez aller vers lui, dit Jack, et ôter votre chapeau comme il faut et l’un d’entre vous doit dire : « Nous vous demandons pardon, monsieur, pour avoir groumé et refusé d’obéir. »
— C’est un petit peu gênant de ne pas avoir Killick ici avant demain, dit Jack Aubrey à Stephen en lui servant un grand morceau du pâté de veau et de jambon que Sophie avait emballé pour leur souper, mais je n’aurais pas voulu pour cent livres qu’il soit ici ce soir. Il est assez enclin à écouter aux portes, comme vous le savez, et si j’ai parlé en totale sincérité aux sethiens, j’aurais eu du mal à discuter de devoir moral et d’autres choses avec lui à portée de voix.
— Quand verrons-nous les hommes venus d’Ashgrove ? demanda Stephen.
— Vers quatre heures de l’après-midi, j’espère, si tout va bien et si le coche ne verse pas. À peu près en même temps que Pullings.
— Eh bien, voilà une nouvelle sombre et sinistre, sur mon âme. J’ai oublié de prendre une chemise propre, et j’avais oublié de changer celle-ci la semaine dernière, et dans leur débordement d’orgueil et de gloire, à présent qu’ils ont deux guinées à faire sonner, le carré a l’intention de nous inviter à dîner demain pour qu’on puisse vous présenter à Mrs Martin. J’ai beaucoup d’estime pour elle et je ne voudrais pas avoir l’air d’une crapule échappée des territoires de liberté. Il regarda le poignet de sa chemise, quelque peu crasseux avant leur longue nuit dans la chaise graisseuse et qui à présent faisait honte au navire.
— Vous êtes impayable, Stephen, dit Jack, après toutes ces années en mer, vous n’avez encore pas la moindre notion de la vie à bord. Donnez votre chemise à n’importe quel vieux Surprise que vous avez guéri de la vérole ou de la colique, n’importe quel nom qui vous vient à l’esprit – Warren, Hurst, Farrell, n’importe qui – et il vous la lavera à l’eau douce du charnier, la séchera dans la cuisine et vous la rendra demain matin. Entre-temps vous circulerez en robe de chambre. Je suis impatient de voir enfin Mrs Martin, surtout que vous exprimez si rarement votre estime pour une femme. À quoi ressemble-t-elle ?
— Oh, elle n’a pas la moindre prétention à la beauté. Elle n’a de prétention d’aucune sorte, d’ailleurs, intellectuelle, artistique ou sociale. Elle n’est ni grande, ni mince et il lui arrive de porter des lunettes ; mais elle est parfaitement bien élevée et possède une si bonne nature et un tel fonds d’humour qu’elle est un compagnon de grande valeur.
— Je me souviens vous avoir entendu dire qu’elle a soigné Martin avec dévotion quand vous lui aviez ouvert le ventre. Je serais heureux que cette rencontre se fasse à l’heure du dîner car quelques heures plus tard, ce serait trop tard et je ne voudrais pas avoir l’air de ne pas lui porter attention. Mais dès que Pullings, Bonden, Killick et les autres seront à bord, je pense que nous pourrons appareiller : il y aura peut-être encore quelques vivres à embarquer, et il se peut que je réussisse à trouver un cuisinier ; mais cette marée ou la prochaine nous verra en Manche.
— Vous m’étonnez, mon frère : je suis stupéfait. La Diane n’appareillera que le treize. Aujourd’hui, si je ne me trompe, nous sommes le quatre. En moins de temps que cela nous pourrions rejoindre à la nage Saint-Martin, ou plutôt le point de l’océan où vous avez l’intention de l’intercepter.
Jack déboucha une autre bouteille de vin et, au bout d’un moment, il dit :
— Dans la nuit, pendant notre voyage, j’ai retourné la chose dans tous les sens ; et j’y ai pensé depuis, en gardant en tête ce que vous m’avez dit de son commandant et de son équipage trié sur le volet. Il me semble donc qu’au lieu d’attendre au large du cap qu’il vienne à nous, avec toutes les chances de temps bouché, brise incertaine, avantage du vent et ainsi de suite, le plus sage est que nous allions à lui. Par ailleurs, il est tout à fait probable qu’une corvette ou un brick raccompagnera jusqu’à la sortie de la Manche. Quand l’artillerie française est bonne, elle est très bonne ; et si la vieille Surprise pouvait le faire, avec notre équipage actuel, nous sommes incapables de tirer des deux côtés à la fois aussi bien que je le souhaiterais.
— Pourquoi dans ce cas n’engagez-vous pas plus d’hommes, bonté divine ? Ne nous suivent-ils pas dans les rues en suppliant qu’on les prenne ?
— Croyez-moi, Stephen, cela ne marcherait pas. Vous ne pouvez faire un canonnier en une semaine ni même en beaucoup de semaines. Et de plus nous ne pouvons pas sortir dans la rue et siffler pour avoir de l’infanterie de marine. Vous me direz que ce ne sont que des soldats, ce qui est parfaitement vrai, mais ce sont des hommes solides, entraînés, disciplinés, et la trentaine que nous avions d’habitude étaient très efficaces au combat. Souvenez-vous simplement de leur feu de mousqueterie.
Stephen eut un moment envie de demander pourquoi la Surprise n’avait pas un équipage au complet, avec l’équivalent de cette infanterie de marine, quel que soit le nom qu’on pourrait lui donner ; mais la réponse était évidente : en cela comme en bien d’autres choses, Jack économisait les fonds de son ami.
— Seigneur tout-puissant, dit Jack avec un sourire, je vous ai dit il y a un instant que j’étais parfaitement sincère en parlant comme je l’ai fait aux sethiens ; et sans aucun doute je pensais chaque mot que je leur ai dit. Mais j’ose dire que le fait que je n’avais absolument aucune envie de me séparer de sept excellents matelots m’a rendu un peu plus conciliant que je n’aurais pu l’être avec un équipage au complet et le Code de Justice navale derrière moi. Par contre, il faut évidemment noter que trop de sévérité dans un cas de ce genre est exactement ce qui peut troubler l’équipage d’un navire, bien plus que des carnes d’officiers, un excès de fouet et l’absence de permissions – bien plus.
— Vous avez agi pour le mieux, c’est indéniable : les hommes iraient à l’échafaud pour des noms beaucoup moins respectables que celui de Seth, dit Stephen. Vous avez donc l’intention d’appareiller, je vois.
— Oui, car il me semble que la meilleure chose à faire est un coup de main pour s’en emparer – pour essayer de s’en emparer – de nuit. On peut croiser à la recherche d’un navire avec beaucoup d’assiduité, tout près de terre, et le manquer ; mais si l’on entre dans son port avant qu’il appareille on est au moins sûr de le trouver, ce qui est le commencement indispensable de n’importe quel combat.
— Je ne saurais le nier, mon frère.
— Aussi, voyez-vous, j’ai l’intention de lever l’ancre demain au plus tard, de dire aux hommes ce que nous allons faire, de leur faire comprendre la forme, la nature, les sondages et les relèvements de Saint-Martin sur une vaste grande carte que je vais dessiner, pour montrer exactement où se trouve la Diane et où nous nous mettrons, et ensuite de descendre à Polcombe ou dans n’importe laquelle de ces gentilles petites criques solitaires, selon le temps, de mouiller le navire et de pratiquer le coup de main avec les canots nuit après nuit, jusqu’à ce que chaque homme sache exactement où il doit être et ce qu’il doit faire.
— J’applaudis votre projet des deux mains, dit Stephen, et si au cours de ces exercices le navire pouvait se retenir de toute communication avec la terre, comme ce serait merveilleux : les plans de cette sorte sont si facilement réduits à néant, en particulier sur une côte de contrebande où les allées et venues sont multiples. Peut-être serait-il déplacé de suggérer qu’on engage quelques hommes solides et désespérés juste pour cette opération ?
— Je suis tout à fait d’accord avec vous pour les communications, et j’avais la même idée en tête ; mais quant à engager des hommes de main, je suis sûr que William et ses compagnons nous fourniront tous les volontaires que leurs canots pourront contenir – des hommes accoutumés à la discipline navale. Ma seule crainte est (il toussa) qu’il n’y en ait trop, et qu’ils ne parlent ou fassent du bruit.
Même fort peu de vin, comme il l’avait dit un peu plus tôt, peut affecter le jugement d’un homme, et il avait été sur le point d’avouer sa peur horrible que le zèle et l’amitié de Babbington – une amitié infiniment abusée, dans ce cas – ne le conduisent à se joindre à l’expédition : car alors, en cas de succès, la Diane serait « prise par le capitaine Babbington du Tartarus, avec l’aide des canots des autres navires de guerre placés sous son commandement, et d’un corsaire ». L’offre qu’il craignait ne pourrait être refusée car, si la Diane était capturée, l’action ferait de William Babbington non plus un capitaine de frégate mais un capitaine de vaisseau, étape essentielle vers son pavillon et un commandement supérieur. Jack avait été sur le point de le dire à Stephen, mais c’était impossible. Il fallait que William le voie de lui-même, ou pas du tout. Jack n’avait pas le moindre doute quant à la loyauté affectueuse de William – il l’avait amplement démontrée – mais un excellent cœur ne s’accompagne pas nécessairement d’une intelligence brillante, capable d’évaluer instantanément les valeurs relatives de la quasi-certitude d’une promotion, d’une part, et de la possibilité lointaine d’une réintégration, de l’autre. Pourtant, Babbington, avec de bonnes relations et une forte influence au Parlement, était à peu près certain d’une promotion prochaine, de toute manière, alors qu’une telle occasion pourrait ne jamais plus se présenter à Jack tout au long de sa vie. Il regarda à travers la table Stephen, qui dit :
— Ces exercices nocturnes dont vous parlez sont une idée remarquable.
— J’espère qu’ils le démontreront. Du moins cela vaut mieux que de nous précipiter comme un taureau dans un magasin de porcelaine sans plan. Pour le Spartan ce n’était pas la même chose. Là, il s’agissait simplement d’assommer l’ennemi au corps à corps. Ici nous devons non seulement assommer l’ennemi mais faire sortir son navire du port sous le feu de ses batteries et des navires de guerre qui pourront être là. Cela doit se faire proprement ou pas du tout. Dites-moi, Stephen, diriez-vous que William Babbington a l’esprit vif et rapide ?
Stephen faillit rire ; reniflant d’amusement, il dit :
— J’aime beaucoup William Babbington, mais je ne pense pas que quiconque puisse qualifier son esprit, son entendement, son intellect de vif ou rapide, sauf peut-être Mrs Wray. Dans les rudes sports de la guerre et les périls immédiats de l’océan, il est sans doute très vif ; mais pour une appréciation rapide de questions plus complexes, peut-être vaudrait-il mieux chercher ailleurs. Pour ces exercices nocturnes auxquels vous pensez, toutefois, bondissant d’un point clairement défini à un autre dans le noir et l’humidité, avec un objectif précis, il conviendrait admirablement. Comme je vous l’ai dit, j’y vois une idée remarquable.
Le point de vue du docteur Maturin était partagé par tous les matelots. Ils étudièrent la grande carte, que Jack avait tracée à la craie entre le mât d’artimon et le couronnement, avec la plus grande attention, cependant que le navire courait vers Polcombe sous voilure modeste ; plusieurs des hommes avaient été à Saint-Martin pendant la paix et ils confirmèrent que la disposition générale du port, du chantier et des chenaux navigables n’avait pas changé. Comme tous les hommes présents, ils furent d’accord avec Jack que la seule partie inquiétante de l’approche était le brise-lames protégeant le port de la houle d’ouest ; il était enraciné du côté sud, sous la falaise du phare, et des sentinelles patrouillaient sur son rempart. Les canots devaient nécessairement passer à portée de voix. Mais, fort heureusement, la Surprise avait à bord deux hommes de Jersey, Duchamp et Chevènement.
— Et si nous sommes hélés, dit Jack, ils pourront sortir quelque chose de rapide et de bref comme « des hommes et des vivres pour Diane ».
Quand ils atteignirent Polcombe, la brise leur fit défaut mais ils firent entrer la frégate en remorque, à l’étale, si loin qu’ils auraient certainement à la remorquer pour sortir, car les hautes falaises arrêtaient toute brise qui aurait pu lui permettre d’appareiller à la voile tandis que la marée portait violemment sur les récifs d’Old Scratch, l’île rocheuse gardant l’embouchure de la crique – on aurait presque pu parler d’une petite baie – et la protégeant des fortes mers de sud et de sud-ouest. Là, surveillés par un millier de moutons perchés tout là-haut sur le gazon et par un berger lunatique, ils la mouillèrent avec des croupières sur ses câbles et entreprirent de poser des bouées limitant le port de Saint-Martin, d’après les distances et les angles que le lieutenant Aubrey avait mesurés si exactement tant d’années auparavant. Ils réussirent même à placer avec une précision tolérable des marques représentant la pointe du cap, avec le phare au sommet, et le brise-lames avec son rempart si gênant : cela les conduisit assez tard le soir, mais le moral des hommes était si haut que les canots se rassemblèrent autour de la chaloupe de Jack et, avec une liberté née de la bonne humeur générale, de l’obscurité montante et de leur distance du navire, les hommes insistèrent pour qu’il les laisse s’écarter jusqu’à l’endroit où la Surprise se trouverait, au large, et qu’il les autorise ensuite à « faire un essai ».
— Très bien, dit-il, mais il faut que ce soit fait dans les règles : une ligne de l’avant à l’arrière ; nagez régulièrement, sans bruit et bien sec pour ne pas mouiller les amorces de vos compagnons ; pas un mot, pas un seul maudit murmure ; nous n’allons pas à la foire et le premier homme à parler pourra rentrer à la nage.
Les canots s’écartèrent au large jusqu’à ce que Jack eût l’impression qu’ils se trouvaient exactement où il voudrait mouiller son navire derrière le cap Baleine. Là, il expliqua clairement, et redit trois fois sans la moindre variation, où chaque canot devait aborder et ce que chaque groupe d’hommes devait faire ; et il répéta son injonction de silence avec plus d’emphase encore. Les étoiles commençaient d’apparaître dans le ciel clair ; avec Véga et Arcturus comme compas, il guida la file de canots jusqu’à la marque indiquant le cap puis, après un parcours en baïonnette, vers le brise-lames où Duchamp lança « Des hommes pour la Diane », et tout droit vers le navire sans méfiance. Ils nagèrent sagement, mille après mille, ils nagèrent tranquillement – la marée commençait tout juste à monter – jusqu’à ce qu’enfin Jack chuchote « largue et arrache » : les canots, libérés de la ligne qui les avait maintenus ensemble, se jetèrent vers les points d’attaque, les poulaines, les porte-haubans de misaine, de grand mât, d’artimon et l’échelle de poupe, et envahirent le navire simultanément avec un rugissement terrible. Un groupe des jeunes gabiers les plus actifs se précipita dans le gréement pour déferler les voiles basses et les huniers ; Padeen et un Noir tout aussi puissant se jetèrent sur les câbles et se tinrent prêts, chacun armé d’une hache hypothétique ; deux quartiers-maîtres saisirent la barre ; Jack Aubrey se précipita dans la chambre, moins pour imiter la saisie du capitaine, de ses passagers civils et de leurs papiers que pour vérifier l’heure.
— Je crois que nous avons mis une heure et quarante-trois minutes, dit-il, mais je ne suis pas sûr du départ. La prochaine fois je prendrai une lanterne sourde. Notre hurlement était-il inattendu ?
— Entièrement, dit Stephen.
— Une surprise totale, dit Martin.
— Avez-vous été terrifiés ?
— Peut-être l’eussions-nous été s’il y avait eu moins de joyeuseté. Le gloussement rauque du vieux Plaice se reconnaissait de loin.
— Une attaque soudaine et silencieuse, dit Martin, ne serait-elle pas plus déconcertante encore ? Une violence sans provocation, sans annonce, contraire à tout contrat social, qui exige au moins un cri de défi ou de méfiance ? Mais quoi qu’il en soit, l’assaut a terrifié votre nouveau cuisinier, monsieur. Nous lui parlions d’un pilaf pour votre souper quand le rugissement a éclaté : il a lancé un cri dans ce qui était peut-être de l’arménien et s’est précipité hors de la pièce, rampant de manière inhumaine.
— Un pilaf ? Quelle idée admirable ! J’adore un bon pilaf. Nous ferez-vous le plaisir de votre compagnie, Mr Martin ?
Les quelques jours suivants furent remarquablement heureux. La routine ordinaire était réduite au minimum et en dehors d’attaquer le navire deux fois par nuit, les hommes consacraient beaucoup d’efforts ardents et concentrés à s’entraîner au maniement du coutelas, de la hache d’abordage et du pistolet. Le reste du temps – c’était des jours ensoleillés – ils flânaient sur le gaillard d’avant ou les passavants avec une tranquille liberté, bien rare à bord d’un navire de guerre public ou privé. Cela surprit beaucoup les guetteurs venus rejoindre les moutons tout là-haut. Les hameaux proches apprirent qu’un pirate était mouillé dans la crique de Polcombe, dans l’intention de razzier la campagne et d’emporter toutes les jeunes filles en Barbarie. À cela, les jeunes personnes de plusieurs milles à la ronde se hâtèrent au bord du précipice, pour examiner leurs ravisseurs et peut-être implorer leur merci ; cependant qu’un cotre des douanes soupçonnant des biens de contrebande, ayant tenté d’entrer, dut se soumettre à l’humiliation totale d’être tiré de la pointe du récif d’Old Scratch par deux câbles, épissés bout à bout et tournés sur le cabestan de la Surprise.
Jack avait une activité physique extrême, ce qui lui convenait à merveille : pendant les attaques nocturnes, il prenait souvent le petit canot personnel de Stephen et accompagnait la file des canots, portant une attention soutenue au style de nage de chacun et chronométrant les différentes étapes de l’opération à la seconde. Et après le premier assaut, qui avait été lancé surtout pour le plaisir, il organisa une certaine résistance. Les défenseurs ne se voyaient accorder rien de plus mortel que des fauberts, mais le retard qu’ils réussissaient à provoquer lui donna une évaluation un peu plus fine de la durée probable. En toute justice, les équipes étaient changées et mélangées, demi-bordée par demi-bordée, et deux fois par nuit Jack Aubrey attaquait ou défendait. Tous les hommes dépensaient une quantité d’énergie immense, et leur capitaine, comme de juste, plus encore. C’était un nageur puissant ; au cours de sa carrière navale il n’avait pratiquement passé aucun armement sans sauver de la noyade un soldat ou un matelot, de sorte qu’il y avait à bord à présent au moins une demi-douzaine de vieux Surprises qui auraient péri sans lui ; mais cette fois il se surpassa, car en repoussant les abordeurs, ses compagnons et lui les jetaient souvent à la mer : en une seule nuit il en repêcha cinq – sans fioritures : rien de plus qu’un long bras comme d’un singe qui, des porte-haubans ou du plat-bord d’un canot, les saisissait et les remontait d’un bloc.
Cette intense activité lui faisait un bien physique immense, évidemment – son grand corps puissant exigeait beaucoup plus que la vie quotidienne à bord ne pouvait en général lui offrir – mais faisait plus de bien encore à son cœur et à son esprit blessés, car il n’avait pas de temps pour se perdre dans les misères de l’introspection, ni pour les fantasmes parallèles d’un succès irréaliste qui cherchaient si souvent à s’exprimer.
La combinaison lui avait rendu une part de l’appétit qu’il avait avant le procès : le contraire eût été bien dommage car Killick avait avitaillé son capitaine d’une façon qu’il jugeait appropriée pour leur nouvelle fortune, et le cuisinier du capitaine, Adi, aurait fait honneur au navire amiral de Lucullus. C’était un petit homme gris-brun, doux et timide, rond et graisseux, à la larme facile : il était totalement inutile comme combattant car aucune parole, bonne ou méchante, ne pouvait le conduire à attaquer ou défendre le navire ; mais il connaissait toute la gamme de la cuisine navale, de Constantinople à Gibraltar ; et si ses tartelettes à la crème étaient plus exotiques que britanniques, elles descendaient à merveille ; et il était également capable de produire un pudding à la graisse de rognons tout à fait honorable.
Pour Maturin aussi ces journées étaient d’heureuses vacances. Il ne pouvait rien faire pour ses projets futurs, étant aussi hors de portée de Londres que s’il se trouvait dans le Pacifique ; si Diana n’était jamais très loin de son esprit – il portait son talisman dans la poche de sa culotte –, sa principale occupation présente était de prendre le soleil, autant que sa maigre carcasse pouvait en absorber. Il en avait été tellement privé au cours du long hiver anglais que durant ces journées scintillantes il regrettait tout moment passé dans l’entrepont ou à l’ombre.
Heureusement pour Martin et lui, qui ne faisaient partie d’aucune équipe d’abordeurs ou de défenseurs et qui sans cela seraient restés à se ronger, il y avait Old Scratch, un délice tant pour le naturaliste que pour l’adorateur du soleil. Autrefois on y avait introduit moutons et lapins : les moutons avaient disparu depuis longtemps mais les lapins étaient toujours là et c’est sur leurs gazons méridionaux, tondus très ras, que Stephen se prélassait quand Martin et lui n’étaient pas absorbés par d’autres merveilles – les mares laissées par la marée, les phoques qui se reproduisaient dans les grottes du côté nord, les plantes rares comme la vermentille mitrée, les macareux nichant dans les terriers de lapins et les pétrels tempête que l’on pouvait entendre ronronner à leur manière amicale au fin fond de leurs trous musqués.
C’est par l’une de ces après-midi parfaites, avec une longue houle de sud-ouest battant à coups lents, profonds et mesurés la face extérieure d’Old Scratch, qu’assis sur l’herbe ils observaient la série de petites vagues suivant chaque impact qui se répandaient dans la crique en demi-cercles au rayon croissant, s’affaiblissant avec une régularité parfaite jusqu’à venir lécher les flancs du navire, et créant un dessin en éventail d’une beauté inhabituelle.
— Ce navire, observa Martin, contient un nombre étonnant de croyances. Sans doute d’autres de la même taille en contiennent tout autant, mais sûrement pas aussi variées, car je dois avouer que si j’étais préparé aux gnostiques, anabaptistes, sethiens, muggletoniens et même aux disciples de Joanna Southcott, avec par-ci par-là un juif ou un mahométan, j’ai été tout à fait pris à contre en constatant que nous avons à bord un adorateur du diable.
— Un véritable, littéral, évident adorateur du diable ?
— Oui. Il n’aime pas mentionner le nom du démon, sauf en un murmure caché derrière sa main, mais il l’appelle le Paon. Ils ont dans leur temple une image d’un paon.
— Serait-il indiscret de vous demander lequel de nos compagnons professe ces vues excentriques ?
— Pas du tout, pas du tout. Il ne m’a pas parlé en confidence. C’est Adi, le cuisinier du capitaine.
— Je le supposais arménien, chrétien grégorien.
— Moi aussi ; mais il semble qu’en fait ce soit un Dasni, de la région située entre l’Arménie et le Kurdistan.
— Ne croit-il pas du tout en Dieu, cet animal ?
— Oh, que si. Lui et son peuple croient que Dieu a créé le monde ; ils considèrent Notre Seigneur comme de nature divine ; ils reconnaissent Mahomet comme prophète, et Abraham et les patriarches ; mais ils disent que Dieu pardonna à Satan après sa chute et lui rendit sa place. À leurs yeux c’est le diable qui règne pour tout ce qui concerne les affaires du monde, ce serait donc une perte de temps d’adorer quelqu’un d’autre.
— Pourtant, il semble un petit homme aimable et doux ; et il est certainement le meilleur cuisinier du monde.
— Oui : il me montrait comment préparer le vrai loukoum – Deborah l’aime de façon presque scandaleuse – de la plus aimable manière, tout en me racontant cela. Il a parlé aussi des montagnes désolées du pays dasni, où le peuple vit dans des maisons en partie souterraines, persécuté par les Arméniens d’un côté et les Kurdes de l’autre. Mais les familles semblent très aimantes et unies, et sont soutenues par une très forte affection qui s’étend jusqu’au parent le plus lointain. Il est évident que les Dasnis ne pratiquent pas ce qu’ils prêchent.
— Qui le fait, en réalité ? Si Adi avait une connaissance précise du credo que nous professons de suivre, et s’il le comparait avec la manière dont nous vivons, il pourrait nous considérer avec autant de surprise que nous le considérons.
Stephen faillit demander à Martin s’il ne percevait pas une certaine analogie entre l’opinion des Dasnis et celle des sethiens à l’égard des anges, mais il était tout abruti de confort et de chaleur solaire et se contenta de dire :
— Voici un macareux qui arrive avec trois poissons dans son bec ; je n’arrive pas à comprendre comment il réussit à capturer le deuxième et le troisième.
Martin n’avait pas de suggestion utile à proposer ; ils restèrent assis en silence à regarder le soleil jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière le cap lointain, puis se tournèrent d’un commun accord pour observer le navire, qui accomplissait l’une des plus étranges manœuvres de la vie maritime. Mettre les canots à l’eau, d’abord en les dégageant de leur chantier pour les pousser à l’extérieur des parois et les faire descendre avec des palans gréés sur la grand-vergue et la vergue de misaine, est toujours une affaire laborieuse, accompagnée de toute éternité par quantité de cris, de vacarme et d’éclaboussures, renforcés dans ce cas par l’habitude des Shelmerstoniens de chanter bien fort ho-hisse-hé-ho chaque fois qu’ils tiraient sur un garant. Par une nuit tranquille, avec la brise portant vers la terre, et même très loin au large, ce tapage pourrait bien réduire à néant l’incursion la mieux préparée et la plus silencieuse par ailleurs, et Jack Aubrey s’efforçait de réaliser l’opération sans bruit ; mais cela allait étrangement à l’encontre de toutes les règles, à l’encontre des habitudes et des coutumes, ce qui rendait les hommes lents, nerveux et maladroits – si maladroits en fait que l’arrière de la chaloupe tomba avec un plouf épouvantable tandis que son étrave était encore à une brasse de la mer et que l’énorme rugissement du capitaine « Ho devant ! À larguer ce maudit garant » remplit la crique avant d’être noyé par des hurlements de rire plus forts encore, d’abord étouffés, réprimés, puis incontrôlables et tout à fait généralisés.
Ce fut presque le dernier soleil que Stephen vit à Polcombe et presque le dernier rire qu’il entendit. Le mauvais temps s’en vint par le sud-ouest, apportant la pluie, parfois forte, parfois très forte, presque aveuglante ; une mer forte aussi, transformée par la marée montante en grands rouleaux solennels et hachée par le jusant en un désagréable clapot court. Tout au long de cette période, les Surprises et leurs officiers continuèrent d’attaquer ou de défendre leur navire deux fois par nuit : mais aborder en ciré ou en toile huilée, dans à peine un rayon de lumière, après avoir ramé aller et retour sur une mer aussi pénible, n’était pas une petite affaire ; et après plusieurs accidents et une noyade manquée de peu, Jack fut obligé de réduire à la fois le trajet de sortie et la défense.
Pourtant les accidents augmentèrent : pour l’essentiel, entorses, tibias cruellement écorchés et côtes cassées, quand les hommes tombaient des flancs mouillés et glissants de la frégate dans les canots, mais aussi quelques os méchamment rompus comme le fémur du jeune Thomas Edwards, fracture double qui rendit Stephen et Martin fort pensifs. C’était l’un des gabiers dont la tâche consistait à monter dans le gréement dès l’instant où il serait à bord, à sortir sur les vergues et à larguer les huniers, mais il ne s’était pas attendu à ce que les défenseurs remontent les marchepieds et il était parti à la renverse, tombant tout droit jusqu’à ce que l’étai d’artimon l’arrête juste au-dessus du gaillard d’arrière, lui sauvant la vie mais lui cassant la jambe.
Stephen et Martin se relayaient dans l’infirmerie, et nuit après nuit, dans cette atmosphère humide et fétide (car les panneaux étaient fermés la plupart du temps), les blessés descendaient, aucun aussi grave que le jeune Edwards dont la jambe devrait être amputée au premier signe de gangrène, mais aucun négligeable.
Le temps passant, Maturin s’était tout à fait dégoûté des exercices et il s’émerveillait que même Jack, avec tant de choses dans la balance, persiste dans cet inconfort, cette humidité, ce danger et ce froid révoltant, alors que tous les hommes avaient déjà accompli tous les mouvements dans toute leur variété et un si grand nombre de fois. Il s’émerveillait plus encore que les matelots, qui n’avaient que de l’argent à gagner, et probablement pas beaucoup d’ailleurs – bien moins de toute manière qu’à leur dernière et glorieuse sortie –, s’y donnent avec tant de zèle ; sans gaieté à présent, mais apparemment avec la même vigueur.
Il en fit la remarque à Martin tandis qu’ils étaient assis de chaque côté de Tom Edwards, Stephen avec la main gauche posée sur la blessure, cherchant à repérer le froid de la gangrène, et la main droite prenant le pouls du patient, un pouls régulier, ferme et plein d’espoir ; il la fit en latin, et dans la même langue, ou plutôt dans sa version anglaise si comique, Martin répondit :
— Peut-être êtes-vous si habitué à votre ami que vous ne voyez plus combien il est un grand homme pour les marins. S’il est capable de bondir et sauter la nuit sous la pluie battante, défiant les éléments, ils auraient honte de ne pas en faire autant, bien que j’en aie vu quelques-uns presque pleurer au second assaut, ou quand on leur demande de répéter une fois encore l’exercice du coutelas. Je doute qu’ils en feraient autant pour quiconque. C’est une qualité que certains hommes possèdent.
— Je pense que vous avez tout à fait raison, dit Stephen, mais s’il devait me demander de sortir dans un canot à rames par une nuit comme celle-ci, même enveloppé de vêtements imperméables et portant une jaquette de bouchons, je refuserais.
— Je n’en aurais jamais le courage moral. Que dites-vous de cette jambe ?
— J’ai grand espoir, dit Stephen. (Il se pencha sur la blessure pour la flairer.) Grand espoir, vraiment. (Et en anglais, à Edwards :) Vous vous remettez très bien, cher. Jusqu’ici je suis très satisfait. Mr Martin, je vais dans ma cabine. S’il y a des blessés au second abordage, n’hésitez pas à m’appeler. Je ne dormirai pas.
Le docteur Maturin était peut-être satisfait de la double fracture mais il ne l’était d’à peu près rien d’autre. Le temps, qui ressemblait à présent à celui du sud du cap Horn, mais sans aucune chance d’albatros, l’avait séparé d’Old Scratch juste au moment où les œufs de l’huîtrier pie allaient éclore ; son laudanum faisait de moins en moins d’effet, et comme il était décidé à ne pas augmenter sa dose habituelle, il passait la plus grande partie de la nuit en songeries pas toujours heureuses ; et il était mécontent de Padeen. Il ne voyait en fait pas beaucoup son valet, fort occupé à jouer son rôle d’abordeur à la hache, mais ce qu’il en voyait lui déplaisait. Peu auparavant il avait par hasard rencontré Padeen revenant de son coffre de mer, qui était rangé en bas, avec une bouteille de brandy sous sa jaquette. Pour autant que son bégaiement lui permît de se faire comprendre, il avait dit que « ce n’était qu’une bouteille » mais sa rougeur de jeune fille proclamait qu’elle était entièrement remplie de culpabilité.
L’alcool n’était pas autorisé à bord d’un navire du roi, sauf sous la forme du tafia officiel ; Stephen ne savait pas ce qu’il en était à bord d’un corsaire et ne s’en souciait pas ; mais il savait ce que la boisson pouvait faire à ses compatriotes et depuis lors il s’efforçait de trouver un moyen d’en détourner Padeen, jusque-là très sobre. Déjà le comportement du jeune homme avait changé ; quoiqu’il eût toujours une tenue absolument correcte, il semblait approcher de quelque chose comme de l’assurance – qualité peu appréciable au sens irlandais du terme – avec parfois une étrange exaltation rêveuse.
En fait, Padeen était à présent un mangeur ou plutôt un buveur d’opium confirmé, à raison de soixante gouttes par jour. Étant à terre, il avait fait quelques tentatives pour se procurer une réserve propre mais comme il n’avait saisi du nom que teinture et comme il était incapable de lire ou d’écrire, il n’avait pas réussi. « Il y a des centaines de teintures, matelot, lui avaient dit les pharmaciens. Laquelle voulez-vous ? » Et il n’avait pu répondre. L’alcool était plus facile. Très tôt dans sa rencontre avec la teinture, il avait entendu le docteur Maturin observer qu’elle était combinée avec un brandy respectable, et désormais c’est avec ce que les meilleurs vendeurs de liqueurs pouvaient fournir que la dose de Stephen était progressivement diluée : progressivement, mais si graduellement qu’il n’en soupçonnait rien, pas plus qu’il ne soupçonnait la possibilité que le coffre de médecine pût être ouvert. Pourtant, avec une force très supérieure à la moyenne, rien n’était plus facile. La Surprise avait d’abord été la frégate française Unité, et son coffre de médecine, prévu à la construction, avait une porte massive montée sur des gonds à la manière française : un homme particulièrement robuste pouvait, en la soulevant, la sortir de ses charnières.
L’insatisfaction de Stephen disparut toutefois au matin. Il se leva très tôt et la tête claire, chose rare pour lui quoique un peu moins inhabituelle à présent que la force de sa potion nocturne était tellement diminuée. Un rapide tour dans l’infirmerie lui montra que la jambe d’Edwards était presque certainement sauvée et qu’aucun des autres cas ne s’accompagnait d’une urgence particulière, et il monta sur le pont ; il y trouva l’air tiède et calme, le ciel pur, avec les restes de la nuit au-dessus de la terre et toute la coupe du côté est d’un violet délicat se dégradant jusqu’au bleu pâle sur l’horizon. Les fauberts étaient en activité, ils progressaient vers lui ; ils avaient déjà atteint le fronteau de dunette, et Tom Pullings, officier de quart, était assis sur le cabestan, ses pantalons roulés, à l’abri du flot.
— Bonjour, docteur, dit-il, venez me rejoindre en terrain neutre.
— Bonjour à vous, capitaine Pullings, mon cher, dit Stephen, mais je vois que mon petit canot est attaché à ces grues à l’arrière et j’ai une grande envie…
Les formes de la Surprise ne lui permettaient pas d’avoir les bossoirs de hanche que l’on commençait à utiliser partout et qui équipaient tous les navires modernes de sa taille, mais elle en avait une paire à la poupe, qui à présent retenaient le canot du docteur.
— Tiens bon, les fauberts, à mettre à l’eau le canot, s’écria Pullings. Docteur, embarquez au milieu et asseyez-vous tranquillement. Joliment, là ; joliment, maintenant.
Ils le déposèrent gentiment sur l’eau lisse et il s’en alla vers Old Scratch à l’aviron – c’est-à-dire en ramant à sa manière bizarre, face à la direction où il voulait aller et en poussant sur les avirons : il s’en justifiait en déclarant qu’il valait beaucoup mieux regarder fermement vers l’avenir que contempler sans cesse le passé ; mais en fait c’était le seul moyen qui lui permettait de ne pas tourner en rond.
L’île n’avait pas détesté le mauvais temps : loin de là. Personne, certes, n’aurait pu dire qu’elle était poussiéreuse auparavant ou avait besoin d’un coup de balai, mais elle donnait à présent une impression de brillance et de propreté extraordinaire : le gazon avait pris une teinte verte beaucoup, beaucoup plus vive et, le soleil ayant monté suffisamment pour envoyer ses rayons par-dessus la falaise qui formait le côté mer, les pâquerettes ouvraient leurs petites figures innocentes par milliers innombrables, leur première aventure, un délice pour le cœur. Il monta la pente jusqu’à l’arête rocheuse : là, étalée devant lui et des deux côtés, c’était la mer, immensément vaste et calme. Il n’était pas très haut, mais assez pour que les macareux affairés, se hâtant vers le large ou revenant avec leur prise, paraissent tout petits sous ses pieds quand il s’assit dans les statices, les jambes pendantes dans le vide. Il contempla quelque temps les oiseaux : quelques pingouins torda et guillemots en plus des macareux ; remarquablement peu de mouettes de n’importe quelle sorte ; les parents huîtriers pies (il était sûr de la santé des poussins, ayant vu les coquilles bien propres dont ils étaient sortis) ; quelques pigeons et une petite bande de craves. Puis son regard s’égara sur la mer et les chemins qui se dessinaient à sa surface prodigieuse, n’obéissant apparemment à aucun plan et ne conduisant nulle part, et il sentit se lever dans son cœur ce bonheur qu’il avait connu souvent étant gamin, et même maintenant à de longs intervalles, surtout à l’aube : le bleu nacré de la mer n’en était pas la source (bien qu’il s’en réjouît), ni les mille autres circonstances qu’il pouvait nommer, mais autre chose de totalement gratuit. Un coin de son esprit l’incitait à s’informer de la nature de ce sentiment, mais il y rechignait tout à fait, en partie par crainte du blasphème (les mots « état de grâce » étaient pires que grotesques, appliqués à un homme dans sa situation), mais plus encore par désir de ne rien faire qui pût le troubler.
Cette importunité était à peine née qu’elle disparut. Un pigeon, planant placidement devant lui, fit un brusque détour et partit en volant très vite vers le nord ; un faucon pèlerin, plongeant de très haut avec un bruit de fusée, arracha un nuage de plumes au pigeon et l’emporta vers la falaise de terre ferme, derrière la Surprise. Tandis qu’il observait le vol plus lourd mais toujours rapide du faucon, il entendit piquer huit coups à bord, puis le sifflet lointain convoquant les hommes au petit déjeuner et le rugissement beaucoup plus soutenu des marins affamés : quelques instants plus tard il vit Jack Aubrey, nu comme un ver, plonger de la dunette et nager vers Old Scratch, ses longs cheveux jaunes flottant derrière lui. À mi-chemin, il fut rejoint par deux phoques, animaux d’une curiosité intense, qui parfois plongeaient et ressortaient devant lui pour le regarder en face, presque à portée de main.
— Je vous félicite de votre rencontre avec les phoques, mon frère, dit Stephen quand Jack sortit de l’eau sur la petite plage dorée où le canot gisait à présent très haut, au sec, inamovible. D’après l’opinion universelle des meilleurs et des plus sages, rien n’est plus fortuné que la compagnie des phoques.
— Je les ai toujours beaucoup aimés, dit Jack, assis sur le plat-bord pour s’égoutter. S’ils pouvaient parler, je suis sûr qu’ils diraient quelque chose d’aimable. Mais, Stephen, avez-vous oublié le petit déjeuner ?
— Non point. Mon esprit jouait avec des pensées de café, de porridge, de boudin blanc, de bacon, de toasts, de marmelade et encore de café, depuis un temps considérable.
— Pourtant vous n’auriez rien eu de tout cela jusque bien après le dîner, voyez-vous, car votre canot est échoué et je doute que vous puissiez nager aussi loin.
— La mer s’est retirée ! s’exclama Stephen. Je suis stupéfait.
— On me dit qu’elle le fait deux fois par jour dans ces régions. C’est ce que l’on appelle techniquement la marée.
— Eh quoi, allez au diable, Jack Aubrey, dit Stephen qui avait été élevé sur les rives de la Méditerranée, mer sans marées. (Il se frappa le front de la main et s’exclama :) Il doit y avoir ici quelque imbécillité, quelque faiblesse. Mais peut-être m’habituerai-je à la marée avec le temps. Dites-moi, Jack, auriez-vous remarqué que le canot était comme qui dirait bloqué sur cette île, et alors sauté dans la mer ?
— Je crois que ce fut assez généralement observé à bord. Venez, mettez la main sur le plat-bord et nous allons le descendre. Je sens presque le café d’ici.
Vers la fin de leur second pot, Stephen entendit un violon aigrelet, pas très loin vers l’avant, et après ses premiers grincements, la voix profonde des Shelmerstoniens chantant
Vire, vire, et vire donc, ohé, vire donc,
Vire, vire, et vire donc, ohé, tout est bon.
Quelque part à la frontière de sa mémoire, il avait dû entendre et tout juste saisi le cri « En haut le monde, à déraper l’ancre » et le sifflet familier, car il dit à présent :
— J’ai le sentiment que ces créatures sont en train de lever l’ancre.
— Oh, Stephen, s’exclama Jack, je vous demande infiniment pardon. J’avais l’intention de vous en parler dès que nous avons embarqué, mais la faim me l’a fait oublier. L’idée est à présent de lever l’ancre, de sortir en remorque avec la fin du jusant et de faire route à l’est avec le peu de brise qu’il y a. Qu’en pensez-vous ?
— Mon opinion sur le sujet aurait autant de valeur que la vôtre sur l’amputation de la jambe du jeune Edwards, qui, dirai-je par parenthèse, a toutes les chances de la garder, si Dieu veut ; mais je me rends compte que vous parlez par pure complaisance. Ma seule observation est que comme la Diane doit appareiller le treize, j’attendais et je craignais au moins encore deux de ces nuits infernales.
— Oui, dit Jack. Elle doit appareiller le treize. Mais vous savez comme nous avons été souvent bloqués par le vent de ce côté de la Manche, surtout à Plymouth, et cela me briserait le cœur d’arriver trop tard. Qui plus est, il m’est venu à l’esprit pendant le quart de minuit que si les officiers et les aspirants de la Diane ressemblent le moins du monde aux nôtres, ils passeront la nuit du douze avec leurs amis à terre, ce qui devrait rendre notre coup de main sinon plus facile, du moins un peu moins difficile. Et moins sanglant, peut-être beaucoup moins sanglant.
— Eh bien, tant mieux. Avez-vous envisagé comment vous allez vous y prendre ?
— Je n’ai guère fait autre chose depuis notre départ de Shelmerston. Comme vous le savez, je crois, l’escadre se tient près de terre le jour et au large la nuit. J’espère les rencontrer au large pendant la nuit du onze et conférer avec Babbington. Si nous nous mettons d’accord, ils se rapprocheront à l’aube comme d’habitude et nous resterons un peu plus au large, où nous passerons la journée à remplacer les longs canons par les caronades. Le soir du douze ils se retirent, tout éclairés ; nous les rejoignons, nous recevons leurs volontaires et nous nous rapprochons, tous feux éteints, pour mouiller l’ancre par vingt brasses d’eau à peu près à la hauteur du phare, assez près mais juste hors de portée du feu direct du fort. Mais avant cela la file des canots se sera détachée dans la nuit et dès qu’ils nous donneront le signal nous commencerons à bombarder l’extrémité est de la ville, comme si nous allions débarquer sur l’isthme, ainsi que nous l’avons fait auparavant, et brûler le chantier. Et pendant que nous tirons aussi vite que nous pouvons charger – tir à blanc, pour ne pas démolir les maisons des gens sur leur tête, ce que j’ai toujours trouvé de mauvais goût – les canots font leur travail. Voilà comment je vois les grandes lignes ; mais il est impossible de définir les détails avant que Babbington ait donné son avis. D’ailleurs il est possible qu’il ne soit pas d’accord avec le plan général.
— Vous n’iriez pas douter de la bonne volonté de William Babbington, bonté divine !
— Non, dit Jack, et, après une pause : Non. Mais la situation n’est pas ce qu’elle était quand il était mon subordonné direct.
Dans le silence, Stephen entendit le cri venu de l’étrave : « À pic, monsieur », et la réponse beaucoup plus forte venue du cabestan : « Paré à déraper. »
Peu après, Tom Pullings apparut tout souriant et annonça que les ancres étaient dérapées, que la chaloupe et les deux cotres avaient pris la remorque et qu’il y avait toute apparence d’une brise d’ouest au large.
— Très bien, dit Jack. À vous le soin, s’il vous plaît, Mr Pullings. (Puis avec un peu d’hésitation et un sourire réticent :) Portante – la brise est portante pour la France.