24
Le lendemain matin, quand Benjamin fut parti pour son atelier, je me recouchai et réussis à traîner au lit jusqu’à neuf heures. Plus tard, je m’attardai voluptueusement sous la douche. C’était un des charmes de la maison : elle était moderne, et tout y fonctionnait si bien que j’en étais constamment étonnée. Dans le vétusté appartement de Terry, ce qu’on appelait la douche n’était qu’un tuyau terminé par une pomme à un mètre cinquante au-dessus de la baignoire. On se tenait en dessous et une sorte de goutte-à-goutte vous ruisselait sur la tête. Même quand il restait de l’eau chaude dans le cumulus, les gouttes avaient tout le temps de refroidir avant de vous toucher. La douche de Benjamin, elle, ne se trouvait pas dans la baignoire mais dans une cabine en verre dépoli ; elle dardait un jet aussi puissant qu’une lance à incendie, et la réserve d’eau chaude était apparemment inépuisable. Je me blottis dans un coin et m’imaginai que j’étais sur une planète bombardée en permanence par des pluies tropicales. Bien sûr, la vie sur une telle planète aurait présenté certains inconvénients quand on voulait manger, dormir ou lire, mais pour l’instant elle me semblait parfaite. La sensation de ce bienfaisant déluge fouettant mon corps et ma tête était un excellent remède contre mes idées noires.
J’aurais aimé rester là jusqu’à la venue du printemps, ou du moins jusqu’à ce que cet homme fût arrêté. Tout de même, je finis par arrêter le jet et m’essuyai avec la lenteur et la minutie d’une femme que rien n’obligeait à se presser. Ensuite, je marchai mollement jusqu’à la chambre de Benjamin et choisis dans sa garde-robe de quoi me vêtir : un pantalon de survêtement, un immense chandail bleu et d’épaisses chaussettes de sport. J’avais fière allure. Ensuite, je descendis dans la cuisine et me préparai une grande réserve de café.
Je jetai un coup d’œil distrait à la pendule. Déjà onze heures. Un jour prochain, il faudrait que je pense à ma vie professionnelle, dont la situation de jachère ne pouvait durer éternellement ; mais cela pouvait attendre. Tout pouvait attendre.
Je bus une tasse de café, puis me lançai, sans beaucoup d’énergie, dans quelques activités ménagères. Je ne connaissais pas assez la maison pour être très efficace, ne savais pas où trouver les ustensiles ni où ranger les objets, et n’avais aucunement l’intention d’aborder certains sports extrêmes tels que le lavage des vitres ou autre cirage du parquet. Aussi me contentai-je de ranger les assiettes dans le lave-vaisselle, de frictionner quelques surfaces planes avec une éponge, de refaire le lit et d’empiler ce qui traînait. Tout cela ne me prit pas bien longtemps. Je déjeunai légèrement, et pris soudain conscience que l’occasion s’offrait de faire ce dont j’avais si souvent rêvé sans jamais en trouver le temps : passer le reste de l’après-midi mollement étendue sur le sofa, à lire et à écouter des disques en sirotant du café – bref, de me sentir une vraie dame chic.
Mais une vraie dame chic n’aurait pas écouté la pop music bruyante qui formait le gros de ma collection. Il lui faudrait des musiques plus délicates. Je cherchai parmi les CD de Benjamin et en trouvai un dont le boîtier évoquait une ambiance langoureusement jazzy. Je glissai le disque dans le lecteur. Raffiné, en effet. Moins une musique à écouter vraiment qu’un fond sonore subtilement euphorisant, mais cela ferait l’affaire. Le café était encore chaud dans la cafetière isotherme. Restait à trouver la lecture appropriée. Le problème, quand on a devant soi tout un après-midi de liberté, est de se fixer sur un livre plutôt qu’un autre. Je n’étais pas d’humeur à entamer quelque chose de vraiment sérieux, et si je me lançais dans un gros roman distrayant, je ne savais pas quand je le finirais. Au vrai, après avoir examiné et reposé sur les rayonnages une bonne vingtaine de livres, force me fut d’admettre que je n’étais pas prête à me conduire en authentique dame chic. Malgré ma longue douche et mon emploi du temps vierge, j’étais terriblement agitée. Je ne pouvais me concentrer sur rien, et ma pensée dérivait sans cesse vers ce que j’aurais voulu qu’elle évitât.
Benjamin possédait de nombreux livres de photos, et je les feuilletai distraitement. Le seul qui retint véritablement mon attention rassemblait des photographies de voyageurs du XIXe siècle. En noir et blanc ou en sépia, des paysages exotiques se succédaient au fil des pages, mais aussi des images d’événements importants, batailles, révolutions, catastrophes, ou célébrations et fêtes patriotiques. Au demeurant, ce furent seulement les visages qui captèrent mon regard. Je les observai longuement : des hommes, des femmes, des enfants, parfois terrifiés et éperdus, parfois joyeux et rieurs. Quelques-uns tournaient vers l’objectif un regard apeuré ou complice.
Ce qui, dans ces visages, m’impressionna le plus fut qu’ils m’étaient incroyablement et vertigineusement étrangers. Car je pensai bientôt – sans plus pouvoir éloigner cette pensée -que tous ces gens, beaux ou laids, heureux ou malheureux, riches ou pauvres, bons ou méchants, pieux ou mécréants, avaient désormais une chose en commun : ils étaient morts. Que ce fût dans la rue, dans leur lit ou sur un champ de bataille, chacun d’eux, dans sa singularité et sa solitude absolues, était mort. Des individus qui peuplaient ce monde et ce temps aucun n’était plus. J’y pensais et y pensais encore, mais il ne s’agissait pas seulement de pensée : je le sentais, comme on sent une dent douloureuse.
Mais cela aussi – ces idées macabres, ces sensations d’anéantissement –, il me fallait le dépasser, ou du moins ne pas m’y complaire. Je reposai le livre et inspectai le rayon du haut, où étaient rangés de petits volumes certainement dépourvus de photos. Il y avait là quelques recueils de poèmes. Exactement ce dont j’avais besoin, me dis-je. Je n’avais pas lu dix poèmes depuis le temps de mes études, mais brusquement, j’éprouvai la nécessité pressante d’ouvrir un de ces recueils. Sans compter qu’avec un poème ma lecture pourrait s’interrompre très vite.
De toute évidence, Benjamin n’était pas plus que moi un grand lecteur de poésie : les volumes en question étaient le genre d’anthologies que les parrains, les marraines ou les grands-parents vous offrent pour votre anniversaire à défaut d’une meilleure idée. Certains ressemblaient trop à des manuels scolaires pour mon goût, d’autres avaient des thèmes qui ne m’intéressaient guère : la campagne ou la mer, la nature en général. Soudain, mon regard s’arrêta cependant sur un petit livre mordoré intitulé Poèmes du deuil et de la perte, et, tout en me sentant pareille à une alcoolique qui tend la main vers une bouteille de vodka, je ne pus y résister. Bien installée dans le sofa, je commençai à en feuilleter les pages, sans bien discerner le sens exact de chaque poème, mais sentant monter de tous ces vers une brume où se mêlaient la douleur et le regret, les amours défuntes et les paysages de novembre. Même si c’était un peu comme une kermesse de grands dépressifs, cela me réconforta. Tenter de me convaincre que j’étais gaie et détendue avait été une erreur. Mieux valait constater de visu qu’il existait dans le monde d’autres âmes en détresse, dont les sentiments étaient voisins des miens. Ces poètes connus ou inconnus étaient mes compagnons de hasard, et je me surpris à sourire tant je me sentais bien entourée.
Au bout d’un moment, je revins au début pour voir qui avait compilé ce florilège merveilleusement lugubre, et je découvris quelques lignes écrites à la main sur la page de titre. L’espace d’un instant, j’entendis une petite voix me souffler que lire cette dédicace était probablement indiscret, mais je l’ignorai. Après tout, je n’avais pas fouillé le bureau de Benjamin pour y trouver son journal intime ou de vieilles lettres d’amour. Et puis, une inscription dans un livre est comme une carte postale épinglée sur un mur : ni l’expéditeur ni le destinataire n’ont pris la peine de la cacher, si bien qu’elle n’est guère plus confidentielle qu’un bulletin météo. Tels furent, du moins, les arguments que ma curiosité renvoya à la vertueuse petite voix, car lorsque je lus les premiers mots, « Mon Benjamin adoré », je suspectai que ce qui suivait n’était pas exactement un bulletin météo, mais je ne pouvais plus rien y faire car j’étais déjà en train de le lire. Et je lus ceci : « Mon Benjamin adoré, voici quelques poèmes tristes qui te diront ce que j’éprouve mieux que je ne le pourrai jamais. Même si je sais que ta décision est certainement la plus sage, elle est pour moi un véritable déchirement, dans mon cœur et dans ma chair. Je n’en dirai pas plus, car je ne veux pas répandre des cendres sur ce joli livre. Lis-le et tu me comprendras peut-être. Très tendrement, Jo. » En dessous, une date : le 23 novembre 2000.
Cette fois, je n’entendis pas la plus infime petite voix me souffler qu’il pouvait s’agir d’une autre Jo. J’avais habité chez elle et son écriture était partout, sur le bloc-notes près du téléphone, sur les vieilles listes de commissions, sur les étiquettes des vidéos, et je la connaissais presque aussi bien que la mienne. Je me sentais brûlante de fièvre et mes mains tremblaient de façon incontrôlable. Salaud de Benjamin. Salaud, salaud, salaud ! Il m’avait tout dit de son imbécile de Leah, il avait presque des larmes dans la voix en me parlant de leur rupture, et de sa beauté, et tout et tout, mais il avait simplement oublié de mentionner un petit détail parfaitement insignifiant – à savoir que par un curieux hasard, sa consolation lorsqu’elle l’avait quitté avait consisté à s’envoyer en l’air avec la femme dont j’occupais l’appartement, et qui, par un autre curieux hasard, venait de disparaître exactement comme j’avais disparu. Je repensai au premier soir, celui où il avait sonné à la porte. Quoi de plus normal ? Ils étaient amis, n’est-ce pas, bons amis depuis des années. Nous avions passé des heures et des heures à nous demander ce que Jo était devenue. Ou du moins, je me l’étais demandé. Mais lui, que pensait-il vraiment ? Je me remémorai fébrilement nos conversations. En quels termes avait-il parlé d’elle ? Je ne savais plus. Ce que je savais, c’est qu’il avait couché avec elle dans le lit où il avait couché avec moi, et qu’il s’était dispensé de me le dire. Comme, d’ailleurs, il s’était dispensé de me dire qu’il avait déjà couché avec moi. Quels autres secrets cachait-il ?
J’essayai de trouver des raisons innocentes à sa dissimulation. Il ne m’avait rien dit par crainte de me bouleverser. Ou par pudeur. Mais d’autres explications se foraient un chemin vers ma conscience, que je devinais beaucoup moins rassurantes. J’avais absolument besoin de faire le point – mais ici, c’était impossible. Différentes histoires commençaient à se former dans ma tête, qui toutes aboutissaient à la même conclusion : je devais quitter la maison de Benjamin le plus vite possible. Je regardai ma montre : quatre heures déjà ! Ma longue journée oisive avait rétréci comme peau de chagrin. Je courus dans sa chambre, ôtai les vêtements dont je m’étais affublée – les siens – comme s’ils étaient contaminés, et enfilai les miens en toute hâte. Je marmonnais toute seule comme une vieille femme qui perd la tête. Je n’étais pas sûre de percer le sens de ma découverte, mais le fait était là et il n’y avait pas moyen d’y échapper : Jo et moi avions eu toutes deux des relations amoureuses avec Benjamin. Impossible d’en douter. Non seulement cela, mais ces relations avait précédé de peu notre disparition à l’une et à l’autre. La priorité était d’y réfléchir calmement, et pour cela il me fallait un endroit sûr et tranquille. Cette maison n’était plus sûre, et sa tranquillité m’oppressait.
En toute hâte, je parcourus l’appartement pour prendre le strict nécessaire : mes chaussures, mon sac, mon portefeuille, mon horrible veste matelassée. À quoi jouait-il avec moi ? Il m’avait menti, au moins par omission. Et je n’allais certes pas l’attendre pour le prier de s’expliquer. J’essayai de me rappeler la voix rauque dans le noir. Celle de Benjamin aussi, je l’avais entendue dans l’obscurité de la chambre, qui murmurait à mon oreille après l’amour et me disait qu’il m’aimait. Ces deux voix pouvaient-elles n’être qu’une ?
Je m’approchai de son bureau et fouillai dans les tiroirs. Impatiemment, j’écartai des calepins, des chemises et des blocs-notes, et finis par trouver ce que je cherchais : une photo d’identité. Je la contemplai un moment. Mon Dieu, qu’il était beau, ce visage ! Jusqu’ici, j’avais demandé aux gens s’ils avaient déjà vu Jo. Jamais je ne leur avais demandé – car jamais je n’y avais pensé – s’ils avaient déjà vu Benjamin. La piste que je suivais était celle d’Abbie sur la piste de Jo. Peut-être ferais-je mieux de suivre celle de Benjamin.
Son portable était sur le bureau, et, après une hésitation, je le pris. Il en avait moins besoin que moi. Puis j’ouvris la porte, et, avant de partir, je me retournai sur le seuil, comme pour dire adieu à un lieu où j’avais été brièvement heureuse.
Je ne pouvais plus compter sur personne. Et je devais faire vite. Les lieux sûrs se raréfiaient.