- Je suis bouleversée, lui avouai-je. Et, oui, vous pouvez m'apporter quelque chose. Y a-t-il une cafétéria dans l'hôpital ?

- Oui.

- Seriez-vous assez aimable... " Je m'interrompis, réfrénant un rire nerveux : " Seriez-vous assez gentil pour me faire cadeau d'une tasse de café très noir et bien chaud ? "

UNE demi-heure plus tard, je terminais l'ex-cellent café que le garçon de salle m'avait aimablement apporté quand un autre visiteur se présenta, plus inattendu cette fois : mon père.

La porte était entrouverte. Il frappa et entra immédiatement, s'immobilisa sur le seuil. Nous nous dévisageâmes sans parler.

Ses cheveux autrefois bruns étaient maintenant presque blancs. Il avait minci, mais se tenait toujours aussi droit. Des lunettes soulignaient ses yeux bleus au regard pénétrant et de profondes rides creusaient son front.

Ma mère le taquinait : " Tu sais, Ted, tu ne t'en rends pas compte, mais tu ne devrais pas froncer les sourcils lorsque tu te concentres. Tu vas ressembler à un pruneau ratatiné quand tu seras vieux. "

Il ne ressemblait pas à un pruneau ratatiné. Il avait fière allure et dégageait toujours la même impression de force intérieure.

" Bonjour, Ellie, dit-il.

- Bonjour, papa. "

J'imaginai ce qu'il ressentait à ma vue. Dans ma robe de chambre d'hôpital, décoiffée, les pieds bandés. Le contraire de l'étoile scintillante de la chanson.

" Comment te sens-tu, Ellie ? "

J'avais oublié l'intonation profonde de sa voix.

C'était le même accent d'autorité tranquille que nous avions toujours respecté, Andréa et moi. Nous nous sentions protégées par le seul son de cette voix, et pourtant, pour ma part je la redoutais.

"Je me sens bien, merci.

- Je suis venu dès que j'ai su que le feu avait pris chez Mme Hilmer et que tu étais dans l'appartement.

- Tu n'aurais pas dû te déranger. "

Il se tenait sans bouger dans l'embrasure de la porte. Il la referma et s'avança vers moi, voulut me prendre la main.

" Ellie, pour l'amour du ciel, tu es ma fille. Peux-tu imaginer ce que j'ai ressenti en apprenant que tu avais failli périr ? "

Je lui retirai ma main.

" Oh, on va bientôt entendre un autre son de cloche. A en croire la police, c'est moi qui ai allumé volontairement l'incendie pour amuser la galerie. Il paraît que je cherche à attirer sur moi l'attention et la sympathie des gens. "

Il parut scandalisé.

" C'est grotesque. "

Il se tenait si près de moi que je sentis l'odeur imperceptible de sa crème à raser. J'aurais juré que c'était le même parfum qu'autrefois. Il portait un pantalon gris et un blazer bleu marine, une chemise blanche et une cravate. Je me souvins alors que nous étions dimanche et qu'il s'apprêtait sans doute à aller à la messe quand il avait entendu la nouvelle.

"Je sais que tu me veux du bien, dis-je, mais je préférerais que tu ne t'occupes pas de moi. Je n'ai besoin de rien et je n'attends rien de toi.

- Ellie, j'ai consulté ton site Internet. Westerfield est dangereux. Je m'inquiète terriblement pour toi. "

Nous avions au moins un point en commun.

Nous savions tous les deux qu'il était un assassin.

"Je peux me débrouiller seule. J'en ai l'habitude. "

Il se leva.

" Ce n'est pas ma faute, Ellie. Tu as toujours refusé de venir me voir.

- C'est sans doute vrai. Tu peux donc avoir bonne conscience. Je ne te retiens pas.

- Ecoute, Ellie. Je suis venu pour te demander, t'implorer de venir habiter chez nous. Tu n'as peut-

être pas oublié que j'ai fait partie des forces de police pendant trente-cinq ans.

- Je n'ai pas oublié. Tu étais superbe dans ton uniforme. Oh, t'ai-je remercié d'avoir déposé les cendres de maman dans la tombe d'Andréa ?

- Oui.

- Le certificat de décès portait la mention "cir-rhose du foie", mais un diagnostic plus exact eût été : "morte de chagrin". Et la mort de ma sœur n'était pas la seule raison de ce chagrin.

- Ellie, c'est ta mère qui m'a quitté.

- Elle t'adorait. Tu aurais pu patienter. Tu aurais pu la suivre en Floride et la ramener à la maison - nous ramener à la maison. Tu ne l'as pas voulu. "

Mon père chercha dans sa poche et en sortit son portefeuille. Il n'allait quand même pas m'offrir de l'argent ! Non, il y prit une carte et la déposa sur le lit.

" Tu peux me joindre à ce numéro quand tu veux, Ellie, jour et nuit. "

Il était parti. Mais le léger parfum de sa crème à raser flottait derrière lui. J'avais oublié qu'il m'arrivait de m'asseoir sur le rebord de la baignoire et de bavarder avec lui pendant qu'il se rasait. Il se retournait parfois, me prenait dans ses bras et me barbouillait la joue de mousse.

Le souvenir était si présent que je me touchai la joue, m'attendant presque à y trouver un reste de mousse. Elle était seulement humide, humide des larmes que, soudain, je n'arrivais plus à contenir.

JE tentai à deux reprises de joindre Marcus Longo durant l'heure qui suivit avant de me rappeler que sa femme n'aimait pas prendre l'avion seule. Il était fort possible qu'il l'ait accompagnée à Denver et en ait profité pour rendre visite à son petit-fils.

L'infirmière fit une apparition pour me confirmer que l'heure de ma sortie était fixée à midi. A onze heures trente, alors que je m'apprêtais à demander s'il y avait un bureau d'aide sociale à l'hôpital, Joan m'appela sur mon portable.

" Ellie, je viens d'apprendre ce qui t'est arrivé.

Comment te sens-tu ? Est-ce que je peux t'aider ? "

J'oubliai mon accès d'amour-propre. Peu importait que Westerfield ne soit pas à ses yeux le tueur bestial qu'il était pour moi. J'avais besoin d'elle et la savais aussi sincère dans ses convictions que moi dans les miennes.

" A vrai dire, ce n'est pas de refus ", dis-je. Le soulagement qui s'empara de moi au son d'une voix amicale faisait trembler la mienne. " Peux-tu me dénicher quelques vêtements, par exemple, et venir me chercher ? Me trouver un endroit où loger aussi, et enfin me prêter un peu d'argent.

- Pour commencer, tu vas venir habiter à la maison, dit-elle.

- Non. Certainement pas. Ce n'est ni bon ni sûr pour aucune de nous deux. Inutile de risquer que ta maison soit réduite en cendres parce que je suis dans les parages.

- Ellie, tu ne crois tout de même pas que quelqu'un a allumé cet incendie dans l'intention de te supprimer ?

- Si, c'est la pure vérité. "

Elle se tut pendant un long moment, songeant probablement à ses trois enfants.

" Dans ce cas, où trouver un endroit où tu sois en sécurité ?

- Le mieux serait un petit hôtel. Pas un motel dont les chambres donnent séparément sur l'exté-rieur. Et pas le Parkinson Inn. Il est complet. "

Et fréquenté par les Westerfïeld, ajoutai-je à part moi.

"J'ai peut-être une idée, ditjoan. Et j'ai une amie qui est plus ou moins de ta taille. Je vais l'appeler et lui emprunter quelques vêtements. Tu chausses du combien ?

- Du trente-neuf, mais je suis obligée de garder mes bandages pendant encore un certain temps.

- Léo chausse du quarante et un. Si tu ne vois pas d'inconvénient à porter une de ses paires de tennis... "

Je n'y voyais pas d'inconvénient.

Joan arriva dans l'heure qui suivit avec une valise contenant des sous-vêtements et des collants, un pantalon, un pull à col roulé, une veste chaude, des gants, les tennis de Léo et une trousse de toilette.

L'infirmière me prêta une canne sur laquelle m'appuyer jusqu'à ce que mes brûlures soient cicatrisées.

A la sortie, la caissière accepta à contrecœur d'attendre pour le paiement la copie pai fax de ma carte d'assurance.

Enfin, nous montâmes dans le 4x4 de Joan. Un rapide coup d'œil dans le rétroviseur me rassura sur mon apparence. Mes cheveux étaient tirés en arrière, attachés sur la nuque avec un élastique. Les vêtements d'emprunt m'allaient correctement, et les tennis trop larges chaussaient confortablement mes pieds endoloris.

"Je t'ai réservé une chambre au Hudson Valley Inn, m'annonça Joan. C'est à deux kilomètres d'ici.

- Si ça ne te dérange pas, j'aimerais passer par la maison de Mme Hilmer. Ma voiture s'y trouve encore, du moins je l'espère.

- Qui aurait pu la prendre ?

- Personne, mais je l'avais garée à deux pas de l'annexe. J'espère qu'une poutre ou des débris ne sont pas tombés dessus. "

Il ne restait plus rien du bâtiment dans lequel Mme Hilmer m'avait si généreusement logée. Un cordon de sécurité entourait les lieux et un agent montait la garde.

Trois hommes chaussés de grosses bottes de caoutchouc examinaient soigneusement les décom-bres, sans doute chargés de déterminer les causes de l'incendie. Ils levèrent la tête à notre vue, avant de reprendre leur tâche.

Je fus soulagée en apercevant ma voiture. Elle avait été déplacée d'une dizaine de mètres. Joan et moi allâmes l'inspecter. C'était une BMW achetée d'occasion voilà deux ans et la première voiture correcte que j'eusse jamais eue.

Certes, la carrosserie était noire de suie, et la peinture cloquait par endroits du côté du passager, mais je m'estimai heureuse. Il me restait un moyen de transport, même si j'étais pour l'instant dans l'in-capacité de l'utiliser.

Mon sac à main était demeuré dans la chambre.

Avec les clefs de la voiture et le reste.

Le policier en faction s'approcha de nous, m'écouta poliment lui expliquer la situation -j'al-lais contacter mon concessionnaire pour obtenir un double de la clé -, et finit par m'assurer que ma voiture ne craignait rien. " Nous allons rester sur place pendant quelques jours ", dit-il.

Pour trouver des preuves de ma culpabilité dans l'incendie ?

L'optimisme, qui m'avait gagnée depuis mon départ de l'hôpital, me déserta une fois que nous fûmes remontées dans la voiture de Joan. C'était une claire journée d'automne, mais l'odeur de la fumée flottait encore dans l'air. J'espérais qu'elle se dissiperait avant le retour de Mme Hilmer. Cela faisait partie des tâches qui m'attendaient : téléphoner à Mme Hilmer.

J'imaginais la conversation :

"Je regrette vraiment que votre maison d'invités ait brûlé à cause de moi. "

La cloche d'une église tinta dans le lointain et je me demandai si mon père était allé à la messe après m'avoir rendu visite. Lui, sa femme et son fils, le jeune champion de basket. J'avais jeté sa carte au moment de quitter la chambre de l'hôpital, mais noté qu'il habitait toujours Irvington. Ce qui signifiait qu'il appartenait toujours à la paroisse de l'Im-maculée Conception, l'église où j'avais été baptisée.

Je me demandai aussi s'il y retrouvait mon par-rain, son ami Dave Barry, policier à la retraite comme lui, pratiquant comme lui, et qui s'était jadis chargé avec mes parents de mon éducation religieuse. Dave et sa femme Nancy s'inquiétaient-ils parfois de moi ? " A propos, Ted, as-tu des nouvelles d'Ellie ? "

A moins que je sois devenue un sujet trop délicat à aborder. Quelqu'un que l'on écarte avec un hochement de tête et un soupir. " C'est une de ces choses navrantes qui arrivent dans l'existence. Mieux vaut ne plus y penser. "

" Tu es bien silencieuse, Ellie, me dit Joan en coupant le contact. Tu es sûre que tu te sens bien ? "

Je la rassurai :

" Mieux que je n'osais l'espérer. Tu es un amour.

Et pour te remercier, je t'invite à déjeuner avec l'argent que tu m'as généreusement prêté. "

Je vis tout de suite que l'Hudson Valley Inn était l'endroit idéal pour moi. C'était un bâtiment à deux étages, une sorte de manoir victorien tarabis-coté avec une grande galerie extérieure. Dès que nous pénétrâmes dans le hall, la réceptionniste, une femme d'un certain âge assise derrière son bureau, nous inspecta de la tête aux pieds.

Joan lui tendit sa carte de crédit, expliquant que j'avais perdu mon sac et que ma nouvelle carte serait établie dans quelques jours. Cette explication suffit à créer un lien indestructible entre Mme Willis et moi. Après s'être présentée, elle me confia que sept ans plus tôt, à la gare, elle avait posé son sac à côté d'elle.

" En un quart de seconde, le temps que je tourne la page de mon journal, raconta-t-elle, pfuit, plus de sac. Quelle tuile ! J'étais dans tous mes états. Avant même que j'aie eu la présence d'esprit de faire opposition, quelqu'un avait déjà tiré trois cents dollars avec ma carte de crédit. "

Attendrie, peut-être, par notre expérience commune, elle m'attribua une des chambres les plus prisées. " Une petite suite en vérité, au même tarif qu'une chambre ordinaire, avec un coin salon, une kitchenette et une vue magnifique sur le fleuve. "

Si j'ai une prédilection pour quelque chose, c'est pour la vue sur une rivière, sans doute parce que je suis née dans notre maison d'Irvington qui sur-plombait l'Hudson, et que j'y ai vécu les cinq premières années de ma vie. Petite, j'approchais une chaise de la fenêtre et grimpais dessus, me haussant sur la pointe des pieds pour apercevoir le miroitement de l'eau.

Accompagnée de Joan, je montai lentement jusqu'à la chambre au deuxième étage, déclarai que c'était exactement ce qu'il me fallait, redescendis tout aussi lentement au rez-de-chaussée et gagnai la salle à manger vieillotte située à l'arrière de l'hôtel.

J'avais l'impression que les ampoules sous mes pieds s'étaient multipliées par dix.

Un Bloody Mary et un club sandwich redonnè-rent un peu de sens à mon existence.

Lorsque nous en fûmes au café, le visage de Joan s'assombrit.

" Ellie, j'aurais préféré ne pas aborder le sujet, mais il le faut. Léo et moi étions à un cocktail hier soir. On ne parlait que de ton site...

- Continue.

- Certains étaient indignés, dit-elle avec franchise. Je sais que légalement tu avais le droit de l'ouvrir au nom de Rob Westerfield, mais beaucoup trouvent ta démarche abusive et inutile.

- Ne te tourmente pas. Non seulement je ne t'en veux pas de transmettre le message, mais ces réactions m'intéressent. Qu'ont-ils dit d'autre ?

- Que tu n'aurais pas dû mettre la photo d'identité judiciaire de Rob sur le site. Que lire le rapport du médecin légiste après la mort d'Andréa est intolérable.

- Ce fut un crime intolérable.

- Ellie, tu m'as demandé de te rapporter tout ce qu'ils ont dit. "

Elle semblait si malheureuse que j'eus des remords.

" Excuse-moi. Je sais combien toute cette histoire te coûte. "

Elle haussa les épaules.

" Ellie, je suis convaincue que Will Nebels a tué Andréa. La moitié de la ville est persuadée que le coupable est Paulie Stroebel. Et d'autres pensent que si c'est Rob Westerfield, eh bien il a purgé sa peine, il a été libéré sous condition et tu dois l'ac-cepter.

- Joan, si Rob Westerfïeld avait avoué qu'il était coupable et exprimé des regrets sincères, je l'aurais toujours détesté, mais il n'y aurait pas eu de site Internet. Je comprends pourquoi certains ont cette réaction, mais je ne peux plus faire machine arrière. "

Elle me prit la main par-dessus la table.

" Ellie, un autre courant de sympathie est en train de se développer. En faveur de la vieille Mme Westerfïeld. Sa domestique dit à qui veut l'entendre que sa patronne est bouleversée par ce qu'elle a lu sur ton site et qu'elle souhaiterait que tu le fermes en attendant que le nouveau jury ait pris connaissance des faits. "

Je revoyais Dorothy Westerfïeld, une femme élégante, d'une parfaite dignité, présentant ses condoléances à ma mère le jour de l'enterrement d'Andréa, et mon père lui ordonnant de quitter les lieux. Il n'avait pu supporter sa compassion alors, pas plus que je pouvais en éprouver pour elle aujourd'hui.

" Changeons de sujet, dis-je. Nous risquons de ne pas être d'accord. "

Joan me prêta trois cents dollars et nous eûmes le même petit sourire tandis que je payais l'addition.

" C'est symbolique, dis-je, mais je me sens mieux ainsi. "

Nous nous quittâmes dans le hall de l'hôtel.

"Je suis navrée que tu aies à monter l'escalier, dit-elle d'un ton sincèrement inquiet.

- La chambre en vaut la peine. " Je frappai légèrement le sol de ma canne. " Et je peux m'appuyer là-dessus.

- Téléphone-moi si tu as besoin de quelque chose. Sinon, je t'appellerai demain. "

J'avais hésité à aborder d'autres sujets sensibles, il y avait pourtant une chose que je tenais à lui demander.

"Joan, je sais que tu n'as jamais vu le pendentif que portait Andréa, mais es-tu restée en contact avec certaines des filles qui étaient dans votre classe ?

- Bien sûr. Et je ne serais pas surprise de les voir se manifester un jour prochain, étant donné les circonstances.

- Pourrais-tu leur demander si l'une d'elles se souvient du pendentif tel que je te l'ai décrit ? En or, en forme de cœur, avec trois petites pierres bleues au centre et les initiales enlacées R et A gravées au dos...

- Ellie...

- Joan, plus j'y pense, plus j'en suis convaincue : si Rob est retourné au garage, c'est qu'il ne pouvait pas courir le risque que le pendentif soit découvert sur le corps d'Andréa. Il faut que je sache pourquoi, et je cherche la confirmation qu'elle le portait bien ce soir-là. "

Joan ne fit pas de commentaire. Elle promit de poser la question autour d'elle et partit retrouver sa vie bien rangée auprès de son mari et de ses enfants. M'appuyant lourdement sur ma canne, je montai tant bien que mal l'escalier jusqu'à ma chambre, fermai la porte à clé et me laissai tomber sur le lit.

La sonnerie du téléphone me réveilla. Surprise de trouver la chambre plongée dans l'obscurité, je me redressai sur un coude, tâtonnai pour trouver l'interrupteur de la lampe et jetai un regard rapide sur le réveil tout en décrochant le téléphone posé sur la table de chevet.

Vingt heures. J'avais dormi six heures. " Allô. "

J'entendis le son pâteux de ma voix.

" Ellie, c'est Joan. Une chose affreuse vient d'arriver. La domestique de la vieille Mme Westerfield a déboulé dans la delicatessen des Stroebel cet après-midi et elle s'en est prise à Paulie, l'a sommé d'avouer qu'il avait tué Andréa. Elle a dit qu'à cause de lui toute la famille Westerfield vivait un cauchemar. Et ce n'est pas tout, Ellie. Il y a une heure, Paulie s'est enfermé dans la salle de bains de sa maison, il a fermé la porte à clé et s'est ouvert les vei-nes. Il est en réanimation à l'hôpital. Il a perdu tellement de sang que l'on craint pour ses jours. "

JE trouvai Mme Stroebel dans la salle d'attente du service des soins intensifs. Elle pleurait en silence, les larmes ruisselant le long de ses joues, les lèvres serrées comme si elle voulait empêcher son chagrin de déborder.

Son manteau lui recouvrait les épaules et des taches sombres maculaient son cardigan et sa jupe bleu marine, les taches du sang de Paulie.

Une grande femme d'une cinquantaine d'années se tenait à son côté. Elle était sobrement vêtue et semblait vouloir la protéger. Elle leva les yeux vers moi, le visage hostile.

J'ignorais quelle serait la réaction de Mme Stroebel à ma vue. Après tout, c'était mon site Internet qui avait déclenché la fureur de la domestique de Mme Westerfield et provoqué le désespoir de Paulie.

Mais Mme Stroebel se leva et traversa la pièce pour venir à ma rencontre.

" Vous, Ellie, vous pouvez comprendre, sanglota-t-elle. Vous comprenez ce qu'ils ont fait à mon fils. "

Je l'entourai de mes bras.

"Je comprends, madame Stroebel. "

Je jetai un regard interrogateur à l'autre femme.

Elle comprit ma question et fit un petit geste de la main ; il était trop tôt pour savoir si Paulie s'en tirerait.

Puis elle se présenta :

"Je suis Gré ta Bergner. Je travaille à la delicatessen avec Mme Stroebel et Paulie. Je vous avais prise pour une de ces journalistes. "

Nous restâmes à attendre durant douze longues heures. De temps en temps, l'une de nous allait se poster à l'entrée du box où gisait Paulie, un masque à oxygène sur le visage, des perfusions dans les bras, les poignets bandés.

Et, pendant cette nuit interminable,

Mme Stroebel ne cessa de prier en silence. Le cœur serré, je regardais son visage contracté par l'angoisse, ses lèvres qui remuaient doucement et je me surpris à prier Dieu à mon tour, malgré moi au début, puis consciemment. Si Vous épargnez Paulie, je m'efforcerai d'accepter tout ce qui est arrivé. Peut-être n'y parviendrai-je pas, mais je Vous promets d'essayer...

Les premières lueurs du jour percèrent l'obscurité au-dehors. A neuf heures quinze, enfin, un médecin pénétra dans la salle d'attente.

" L'état de Paulie s'est stabilisé, dit-il. Il va s'en sortir. Vous devriez rentrer vous reposer. "

Je pris un taxi en sortant de l'hôpital et demandai au chauffeur de s'arrêter en route pour acheter les journaux du matin. Je jetai un coup d'œil à la une du Westchester Post, remerciant le ciel que la presse ne soit pas distribuée dans le service des soins intensifs de l'hôpital.

La manchette du journal annonçait : " SUSPECTÉ

D'UN MEURTRE, IL TENTE DE SE SUICIDER. "

Sur le reste de la page figuraient les photos de trois personnes. Celle de gauche représentait Will Nebels posant pour la postérité, ses traits veules pleins d'une indicible satisfaction. A droite, une femme d'une soixantaine d'années dont le visage sévère était empreint d'inquiétude. La photo du centre montrait Paulie, derrière le comptoir de la delicatessen, un couteau à pain à la main.

La photo avait été cadrée de telle manière que seule apparaissait la main qui tenait le couteau.

Rien pour expliquer ce geste, pas de pain à tran-cher. Paulie regardait fixement l'objectif, les sourcils froncés.

Il avait certainement été surpris par le photogra-phe. Le résultat était le portrait d'un homme à l'air revêche et au regard étrange en train de brandir une arme.

Les légendes qui accompagnaient les photos étaient de brèves citations. Nebels : "Je sais qui a fait le coup. " La femme : " Il me l'a avoué. " Et Paulie : "Je regrette, je regrette. "

L'article correspondant était situé en page trois, mais je dus attendre pour le parcourir car nous arrivions à l'hôtel. Une fois dans ma chambre, je repris ma lecture.

La troisième photo de la première page était celle de Lillian Beckerson, femme de chambre depuis trente et un ans chez Mme Dorothy Westerfield.

L'article rapportait ses propos : " Mme Westerfield est une des meilleures personnes qui existent au monde. Son mari était sénateur des Etats-Unis, son grand-père gouverneur de la ville de New York. Elle a souffert du déshonneur qui a entaché le nom de sa famille pendant plus de vingt ans. Aujourd'hui, alors que son unique petit-fils veut démontrer son innocence, cette femme qui a menti à la barre des témoins autrefois, quand elle était enfant, cette femme est revenue et cherche à l'anéantir à nouveau au moyen de son site Internet. "

Cette femme, c'est moi, pensai-je.

"J'ai vu Mme Westerfield pleurer hier après-midi pendant qu'elle consultait ce maudit site. Mon sang n'a fait qu'un tour. Je suis entrée dans la delicatessen, folle de rage, j'ai demandé à cet homme de dire la vérité, d'avouer ce qu'il avait fait. Il ne savait que répéter : "Je regrette, je regrette." C'est ce que vous diriez, si vous étiez innocent ? Je ne crois pas. "

C'est ce que vous diriez si vous étiez Paulie. Je m'obligeai à poursuivre ma lecture. Il ne m'avait pas échappé que Colin Marsh, l'auteur de l'article, était un de ces journalistes en quête de sensationnel qui savent susciter les déclarations fracassantes et les exploiter.

A l'époque du drame, il était allé trouver Emma Watkins, la conseillère pédagogique qui avait affirmé à la barre avoir entendu Paulie s'écrier en sanglotant à l'annonce de la mort d'Andréa : "Je ne pensais pas qu'elle était morte. "

Mlle Watkins avait dit à Marsh qu'elle avait toujours été troublée par la condamnation de Rob Westerfield. D'après elle, Paulie était un garçon plutôt perturbé, suffisamment en tout cas pour perdre les pédales s'il avait appris qu'Andréa s'était moquée de lui en promettant de l'accompagner à la fête de Thanksgiving.

Perdre les pédales. Quelle façon délicate de considérer les choses.

Will Nebels, ce minable, cet individu répugnant qui aimait prendre les jeunes adolescentes dans ses bras, était abondamment cité dans l'article. Plus pompeux encore qu'à la télévision, il racontait avec force détails avoir vu Paulie s'introduire dans le garage la nuit du drame, un démonte-pneu à la main et, pour finir, s'excusait piteusement auprès des Westerfield de ne pas s'être manifesté plus tôt.

Ma lecture terminée, je jetai le journal sur le lit.

J'étais à la fois furieuse et inquiète. L'affaire était pratiquement arbitrée par la presse, et Rob Westerfield allait apparaître innocent à un nombre grandissant de gens. Si j'avais lu cet article sans être avertie, j'aurais moi-même pu croire que la justice avait condamné un innocent.

Mais si Mme Westerfield avait été bouleversée par ce qu'elle avait lu sur mon site, il était possible que d'autres qu'elle s'y intéressent. J'allumai l'ordinateur et me mis au travail.

" Poussée par une fidélité exacerbée, la domestique de Mme Dorothy Westerfield a déboulé dans le magasin des Stroebel et invectivé leur fils, Paulie.

Quelques heures plus tard, Paulie, déjà fortement stressé par les mensonges que répand la campagne d'intoxication financée par les Westerfield, a tenté de se suicider.

"Je compatis certes à la douleur de Mme Westerfield, qui est une grande dame unanimement respectée, et a indirectement souffert du crime perpétré par son petit-fils. Pour retrouver la paix, pour qu'à l'avenir le nom de sa famille continue d'être tenu en estime, il lui suffit de léguer sa vaste fortune à des institutions charitables qui contribue-ront à l'éducation des générations futures et à des organismes de recherche médicale qui sauveront des vies humaines. Que ladite fortune revienne à un assassin ne ferait qu'accroître une tragédie au cours de laquelle ma sœur a jadis perdu la vie et qui, hier, a failli coûter la sienne à Paulie Stroebel.

"J'ai appris que s'est constitué un comité de soutien en faveur de Rob Westerfield.

"Je vous invite à adhérer au comité de soutien en faveur de Paulie Stroebel.

" Et vous la première, madame Westerfield ! "

Pas trop mal, pensai-je en transférant le texte sur le site. Je refermais l'ordinateur quand le téléphone sonna.

"J'ai lu les journaux. "

Je reconnus instantanément la voix. C'était l'homme qui prétendait avoir connu Rob Westerfield en prison et l'avoir entendu se vanter d'un autre meurtre. Je m'évertuai à garder un ton détaché :

"J'espérais avoir de vos nouvelles.

- A ce que je vois, Westerfield se débrouille pour faire porter le chapeau à ce pauvre débile de Stroebel.

- Paulie n'est pas débile, répliquai-je vertement.

- Comme vous voudrez. Voilà le marché. Cinq mille dollars pour moi. Et je vous refile le prénom du type que Westerfield s'est vanté d'avoir tué.

- Le prénom !

- J'en sais pas plus. A prendre ou à laisser.

- Vous n'avez pas d'autre information ? Par exemple quand c'est arrivé, où c'est arrivé ?

- Le prénom, un point c'est tout. Et il me faut le fric au plus tard vendredi. "

Nous étions lundi. Je disposais quand même de trois mille dollars sur un compte épargne à Atlanta.

Si l'à-valoir sur mon livre ne m'était pas versé d'ici-là, je pourrais toujours, à mon corps défendant, emprunter le reste auprès de Pète.

" Alors ? "

Le ton était impatient.

Je savais que j'avais une bonne chance de me faire rouler, mais je décidai de tenter le coup.

"J'aurai la somme vendredi. "

LE mercredi soir, la situation était plus ou moins revenue à la normale. J'avais récupéré mes cartes de crédit, un permis de conduire et de l'argent. L'avance avait été virée sur mon compte dans une banque voisine de l'hôtel.

J'avais demandé à la femme du concierge de mon immeuble à Atlanta de monter chez moi remplir une valise de vêtements et de me l'expédier par express. Les ampoules de mes pieds se cicatrisaient, et je m'étais même offert une coupe de cheveux.

Plus important, j'avais rendez-vous jeudi après-midi à Boston avec Christopher Cassidy, l'élève boursier d'Arbinger qui, à l'âge de quatorze ans, s'était fait agresser par Rob Westerfield.

J'avais déjà saisi sur mon site le récit de Margaret Fisher, molestée autrefois par Rob Westerfield et payée cinq cents dollars par le père pour ne pas porter plainte.

Au préalable, je lui envoyai le texte par e-mail.

Elle l'approuva, ajoutant que l'attaque subite dont elle avait fait les frais révélait une disposition à la violence pouvant expliquer qu'il ait frappé à mort Andréa.

De son côté, Joan s'était mise en rapport avec les anciennes amies d'Andréa et elle me rapporta qu'aucune ne l'avait jamais vue porter un pendentif, hormis le médaillon que mon père lui avait offert.

Je faisais paraître tous les jours une description du pendentif, demandant que toute information lui correspondant me soit communiquée. Jusque-là, ma démarche était restée vaine. Les commentaires affluaient sur mon e-mail. Certains approuvaient l'action que j'avais engagée. D'autres la critiquaient avec véhémence. J'avais aussi mon contingent de déséquilibrés. Deux avouaient être les meurtriers.

L'un disait qu'Andréa était toujours en vie et proposait de m'aider à la retrouver.

Je reçus également deux lettres de menace. Dans l'une, qui me parut authentique, l'auteur se disait déçu que j'aie échappé à l'incendie. Il ajoutait :

" Charmante chemise de nuit. Sans doute achetée par correspondance, n'est-ce pas ? "

Avait-il observé l'incendie depuis les bois alentour, ou s'agissait-il de l'intrus qui avait visité l'appartement, et peut-être remarqué la chemise de nuit dans la penderie de la chambre ? Les deux explications étaient aussi inquiétantes, pour ne pas dire carrément effrayantes.

J'étais en contact avec Mme Stroebel plusieurs fois par jour. Le soulagement était perceptible dans sa voix au fur et à mesure que se confirmait le réta-blissement de Paulie. Un soulagement mêlé toutefois d'inquiétude.

" Ellie, si un nouveau procès a lieu, si Paulie doit témoigner, je crains qu'il ne recommence à attenter à sa vie. Il m'a dit : "Maman, devant le tribunal, je n'arrive pas à répondre à leurs questions de façon à me faire comprendre. J'étais inquiet de savoir Andréa avec Rob Westerfield. Je ne l'ai pas menacée." "

Elle ajouta :

" Mes amis me téléphonent. Ils consultent votre site Internet. Ils nous envient d'avoir quelqu'un comme vous qui prend notre défense. J'en ai parlé à Paulie. Il voudrait que vous veniez le voir. "

Je promis d'aller lui rendre visite le samedi.

A l'exception de quelques courses, j'étais peu sortie, travaillant sans relâche, prenant mes repas dans ma chambre. A dix-neuf heures, je décidai de descendre dîner au restaurant de l'hôtel.

La salle à manger n'était guère différente de celle du Parkinson Inn, seule l'atmosphère y semblait un peu plus guindée. Les tables étaient éloignées les unes des autres, le linge blanc remplaçait les nappes à carreaux, et au centre de chacune était posé un délicat bouquet de fleurs. Les convives étaient nettement plus âgés, différents des groupes animés qui fréquentaient le Parkinson Inn.

Mais la cuisine y était tout aussi bonne et, après avoir hésité entre le carré d'agneau et l'espadon, je commandai l'agneau.

J'avais emporté un livre avec moi, et pendant l'heure qui suivit je combinai ces deux plaisirs : un bon repas et un bon livre. J'étais tellement plongée dans ma lecture que je sursautai lorsque la serveuse vint débarrasser la table et me demanda si je désirais autre chose.

Je dis oui au café et non au dessert.

"Votre voisin de table aimerait vous offrir un digestif. "

Je sus qu'il s'agissait de Rob Westerfield avant même d'avoir tourné la tête. Il était assis à moins de deux mètres de moi, un verre de vin à la main.

Il fit mine de porter un toast et sourit.

" Il m'a demandé si je vous connaissais, mademoiselle, et il m'a priée de vous apporter ce billet. "

Elle me tendit une carte gravée au nom de Westerfield : Robson Parke Westerfield Il. " La panoplie au grand complet ! " pensaije en retournant la carte.

Il avait écrit : " Andréa était mignonne, vous êtes belle. "

Je me levai, me dirigeai vers lui, déchirai la carte et fis tomber un à un les morceaux dans son verre.

" Vous pourriez peut-être me rendre le pendentif que vous lui avez volé après l'avoir tuée ? " dis-je froidement.

Ses pupilles s'élargirent et la lueur narquoise de son regard bleu disparut. Pendant un instant je crus qu'il allait bondir et m'agresser comme il l'avait fait jadis avec Margaret Fisher.

" Ce bijou pouvait vous attirer de graves ennuis, n'est-ce pas ? fis-je à voix haute. Il le peut toujours, et je découvrirai pourquoi. "

La serveuse se tenait entre nos deux tables, pétrifiée. Il était clair qu'elle n'avait pas reconnu Westerfield. Je me demandais quand elle était arrivée à Oldham.

" Apportez un autre verre de vin à M. Westerfield, s'il vous plaît, dis-je avec un geste hautain du menton, et mettez-le sur ma note. "

Durant la nuit quelqu'un débrancha l'alarme de ma voiture et força le bouchon du réservoir d'essence. Le moyen le plus sûr de mettre une voiture hors d'état de marche est de verser du sable dans le réservoir.

La police d'Oldham en la personne de l'agent White répondit à mon appel signalant que ma BMW avait été vandalisée. Il n'alla pas jusqu'à me demander où je m'étais procuré le sable, mais men-tionna que l'incendie du garage de Mme Hilmer était classé. Il ajouta qu'on avait retrouvé les restes calcinés des serviettes de toilette avec lesquelles il avait été allumé, et qu'elles étaient identiques à celles que Mme Hilmer avait laissées dans le placard de l'appartement.

" Etrange coïncidence, n'est-ce pas, mademoiselle Cavanaugh ? "

JE louai une voiture pour aller à mon rendez-vous avec Christopher Cassidy. J'étais furieuse que ma voiture ait été vandalisée, et inquiète aussi, sachant que je devais désormais m'attendre au pire.

J'avais imaginé que l'individu qui s'était introduit dans l'appartement était à la recherche des informations susceptibles d'être diffusées sur mon site.

A présent je me demandais s'il n'était pas venu simplement dérober de quoi allumer l'incendie qui avait failli me coûter la vie.

Il était clair à mes yeux que Rob Westerfield tirait toutes les ficelles et qu'il avait des hommes de main comme celui qui s'était présenté à moi dans le parking de la gare à proximité de Sing-Sing, des hommes prêts à exécuter le sale boulot pour lui. Mon objectif était de révéler au monde qu'il avait toujours eu un comportement violent qui avait abouti à la mort d'Andréa. Avait-il l'intention de faire de moi la prochaine victime de cette violence ?

C'était un risque à courir. Comme je devais courir celui de payer cinq mille dollars le prénom d'une autre prétendue victime de Westerfield.

Tout bon journaliste doit être d'une ponctualité irréprochable. J'avais rendez-vous à quatorze heures. Les formalités de police et la location d'une voiture m'avaient retardée. Je serais largement arrivée en avance malgré tout à mon rendez-vous si le mauvais temps ne s'était mis de la partie.

Ciel couvert et faibles chutes de neige, telles étaient les prévisions de la météo. La neige se mit effectivement à tomber à quatre-vingts kilomètres de Boston ; les routes devinrent glissantes, ralentissant considérablement la circulation. Le regard braqué sur la montre du tableau de bord, je me désespérais de rouler aussi lentement. La secrétaire de Christopher Cassidy m'avait avertie qu'il avait un emploi du temps très chargé et partait le soir même pour l'Europe.

Il était treize heures cinquante-six lorsque j'arrivai hors d'haleine à son bureau. J'attendis à la réception, reprenant difficilement mes esprits.

J'étais énervée, troublée, je souffrais d'un début de migraine.

A quatorze heures tapantes, la secrétaire de Cassidy vint me chercher pour m'accompagner à son bureau. En la suivant, je repassai en esprit tout ce que j'avais appris concernant Cassidy. Je savais, naturellement, qu'il avait bénéficié d'une bourse à Arbinger et qu'il avait créé sa propre affaire. Sorti diplômé de Yale dans un très bon rang, il avait fait la Harvard Business School. Je savais aussi que les organismes de charité avaient été nombreux à bénéficier de sa générosité.

Quarante-deux ans, marié, père d'une fille de quinze ans. C'était également un sportif accompli.

Assurément pas le premier venu.

A la seconde où je pénétrai dans la pièce, il se leva de son bureau, vint à ma rencontre et me tendit la main.

"Je suis heureux de faire votre connaissance, mademoiselle Cavanaugh. Puis-je vous appeler Ellie ? J'ai l'impression de vous connaître. Je vous en prie, venez vous asseoir par ici. "

Il m'indiqua les sièges disposés près de la fenêtre.

Je choisis le canapé. Il prit place dans un fauteuil en face de moi.

" Thé ou café ?

- Café noir, s'il vous plaît. "

J'espérais que ça m'éclaircirait les idées.

Il décrocha le téléphone posé sur la table d'ap-point à côté de lui. Je profitai de sa brève conversation avec sa secrétaire pour l'observer. Son costume croisé bleu marine et sa chemise blanche étaient d'un classicisme parfait, mais la cravate rouge ornée de minuscules clubs de golf suggérait une touche de fantaisie. Il avait de larges épaules, un corps robuste mais svelte, une abondante chevelure d'un blond cendré et des yeux noisette profondément enfoncés.

Il donnait une impression d'énergie contenue et vous compreniez au premier coup d'œil que Christopher Cassidy n'était pas homme à perdre son temps.

Il abrégea les préliminaires.

" Craig Parshall m'a indiqué au téléphone la raison pour laquelle vous souhaitiez me rencontrer.

- Vous savez donc que Rob Westerfield est sorti de prison et qu'il tente d'obtenir la révision de son procès.

- Et essaye de faire accuser un autre de la mort de votre sœur. En effet, je l'ai appris. Accuser autrui est un de ses vieux stratagèmes. Un truc qu'il employait déjà à l'âge de quatorze ans.

- C'est exactement le genre d'information que je veux mettre sur mon site. Les Westerfïeld ont déniché un prétendu témoin oculaire qui s'apprête à mentir à leur profit. En l'état actuel des choses, ils ont toutes les chances d'obtenir un acquittement lors d'un second procès. Rob Westerfïeld en ressor-tira totalement blanchi. Il deviendra le martyr qui a passé plus de vingt ans en prison à la place d'un autre. Je ne veux pas de cette mascarade.

- Qu'attendez-vous de moi ?

- Monsieur Cassidy...

- Les ennemis de Rob Westerfïeld m'appellent Chris.

- Chris, d'après Craig Parshall, Rob Westerfïeld vous a violemment agressé alors que vous étiez tous les deux en deuxième année au collège d'Arbinger.

- Nous avions l'un et l'autre un bon niveau sportif. Il y avait une place d'avant à pourvoir dans l'équipe de football de l'école. Nous étions en concurrence et je fus sélectionné. Il ne l'a pas supporté. Un jour ou deux plus tard, je me dirigeais vers la résidence des élèves en sortant de la bibliothèque. Je tenais un paquet de livres sous le bras. Il est arrivé derrière moi et m'a flanqué un coup sur la nuque. Et, avant que je puisse réagir, il m'est tombé dessus. Je me suis retrouvé avec le nez et la mâchoire fracturés.

- Et personne n'a tenté de l'arrêter ?

- Il avait choisi son moment. L'endroit était désert quand il m'a attaqué. Il a ensuite raconté que c'était moi qui avais commencé. Heureusement, un élève de dernière année était à sa fenêtre et a vu la scène. L'école, naturellement, ne souhaitait pas de scandale. Les Westerfïeld étaient de généreux donateurs, et cela depuis des générations. Mon père a voulu porter plainte, mais on lui a offert une bourse pour mon petit frère s'il se ravisait. Je suis certain aujourd'hui que les Westerfïeld ont payé cette soi-disant bourse. "

Le café arriva. Rien ne m'avait jamais semblé aussi bon depuis longtemps. Cassidy porta sa tasse à ses lèvres d'un air pensif.

" En faveur de l'école, je dois dire que Rob fut contraint de partir à la fin du semestre.

- Puis-je raconter cette histoire sur mon site ?

Votre nom ajouterait une grande crédibilité à ma démarche.

- Absolument. Je me souviens de la mort de votre sœur. J'ai lu en détail tous les comptes rendus du procès. A cette époque, j'aurais aimé être cité à la barre des témoins et leur dire quel genre d'indi-vidu était Westerfïeld. J'ai une fille qui a l'âge qu'avait votre sœur quand elle a été assassinée. Je peux imaginer ce que votre père a enduré, ce que ce drame a été pour votre famille. "

Je hochai la tête.

" Notre famille a été détruite.

- Ce n'est pas surprenant.

- Avant qu'il ne vous attaque, quelles étaient vos relations avec Rob Westerfïeld au collège ?

- J'étais le fils d'un cuisinier de fast-food. Il était un Westerfield. Il ne m'a jamais regardé jusqu'à ce jour où je me suis trouvé en travers de sa route. "

Chris Cassidy consulta discrètement sa montre.

Le temps était venu pour moi de le remercier et de prendre congé. Je lui posai pourtant une dernière question :

" Et pendant sa première année au collège ?

Avez-vous quelques souvenirs se rapportant à lui ?

- Très peu. Nous avions des activités différentes.

Il faisait partie du club de théâtre et avait joué dans une ou deux pièces. Ayant assisté à une de ces représentations, je dois admettre qu'il était doué. Il n'y tenait pas le rôle principal, mais il fut nommé meilleur acteur. Une récompense qui l'a fait se tenir tranquille pendant quelque temps. "

Cassidy se leva et je l'imitai à regret.

"Je vous remercie de votre amabilité ", dis-je, mais il m'interrompit aussitôt :

" Un souvenir me revient brusquement à l'esprit.

Westerfield aimait tenir la vedette et évoquer son moment de gloire. Il portait une perruque blonde dans cette pièce et, désireux de nous rappeler ses qualités d'acteur, il s'amusait parfois à s'en coiffer.

Il prenait alors les tics et le nom de son personnage, qu'il allait jusqu'à utiliser pour signer les mots qu'il nous passait en classe. "

Je me rappelai l'attitude de Rob Westerfield à l'hôtel l'autre soir, donnant à la serveuse l'impression qu'il voulait me faire du plat.

" Il continue à jouer la comédie ", dis-je sombrement.

J'avalai rapidement un morceau et repris le volant à quinze heures trente. La neige ne cessait de tomber et les difficultés que j'avais rencontrées à l'aller me parurent une partie de plaisir en comparaison du retour vers Oldham. J'avais posé mon portable près de moi, au cas où je recevrais un appel de l'homme qui disait avoir été en prison avec Westerfield.

Il tenait absolument à être payé dans la journée du vendredi. J'avais maintenant l'intuition que ses révélations pourraient vraiment m'intéresser et je craignais qu'il n'ait changé d'avis.

Il était vingt-deux heures trente lorsque j'arrivai enfin à l'hôtel. Je refermais la porte de ma chambre quand le téléphone sonna. C'était l'appel que j'attendais. La voix était fébrile.

" Ecoutez, je crois que j'ai été piégé. Je ne suis pas sûr de pouvoir sortir d'ici.

- Où êtes vous ?

- Ecoutez-moi. Si je vous communique le prénom, est-ce que je peux compter sur vous pour me payer plus tard ?

- Bien sûr.

- Westerfield a sans doute compris que je pouvais lui attirer des ennuis. Il est né riche. Je n'ai jamais eu un sou. Si j'arrive à sortir d'ici, et que vous me payez, j'aurai au moins un peu de fric. Si je n'y arrive pas, il vous sera peut-être possible, grâce à moi, de faire accuser Westerfield de meurtre. "

J'étais à présent convaincue qu'il était sincère, qu'il détenait l'information.

"Je jure que vous aurez l'argent. Je vous jure que je coincerai Westerfield.

- Westerfield m'a dit : "J'ai tabassé Phil à mort et j'ai trouvé ça jouissif." Vous avez retenu ? PHIL, c'est le prénom. "

La communication fut coupée.

ROB Westerfield était âgé de dix-neuf ans lorsqu'il avait assassiné Andréa. Huit mois plus tard, il avait été arrêté, jugé, déclaré coupable et emprisonné. Bien qu'en liberté sous caution, il semblait peu probable que, pendant ce temps, il ait pris le risque de tuer quelqu'un.

Cela signifiait que l'autre crime aurait été perpétré dans la période comprise entre vingt-trois et vingt-sept ans plus tôt. Pour tenter de trouver une relation entre Westerfield et un mort prénommé Phil, je devais donc fouiller dans ces quatre ou cinq années de sa vie.

Il paraissait incroyable qu'à l'âge de treize ou quatorze ans, Rob ait pu commettre un meurtre.

Encore que... il n'avait que quatorze ans quand il avait sauvagement agressé Christopher Cassidy.

J'avais calculé que, durant cette période, il avait passé un an et demi à Arbinger dans le Massachusetts, puis six mois dans une école privée de Bath en Angleterre, ensuite deux ans à l'Institution Carrington dans le Maine, et enfin un semestre à Willow, une université peu connue près de Buffalo. Les Westerfield possèdent une maison à Vail et une autre à Palm Beach. Il était vraisemblable que Rob y avait séjourné. Il pouvait aussi avoir voyagé à l'étranger dans le cadre de ses études.

J'avais un vaste domaine à explorer. Je n'y parviendrais pas sans aide.

Pendant vingt-cinq ans Marcus Longo avait fait partie de la police du procureur du comté de Westchester. Si quelqu'un pouvait retrouver la trace du meurtre d'un homme avec pour seul indice un prénom, c'était lui.

Dieu merci, je ne tombai pas sur son répondeur.

Comme je l'avais supposé, il était allé chercher sa femme dans le Colorado et était de retour.

" Nous avons prolongé notre séjour pour visiter des maisons, expliqua-t-il. Je crois que nous en avons trouvé une. "

Puis il changea de ton :

"Je m'apprêtais à vous parler du bébé, mais ça peut attendre. J'ai l'impression qu'il s'est passé pas mal de choses pendant mon absence.

- Difficile de dire le contraire, Marcus. Puis-je vous inviter à déjeuner ? J'ai besoin de vos lumières.

- Mes lumières sont gratuites. Et c'est moi qui vous invite. "

Nous nous retrouvâmes au Depot à Cold Spring.

Là, devant un club sandwich et un café, je lui racontai ma semaine agitée.

Il m'interrompit régulièrement pour me poser des questions.

" Pensez-vous que l'incendie ait été allumé pour vous faire peur, ou dans l'intention de vous tuer ?

- J'ai éprouvé plus que de la peur. J'ai bien cru que je n'en sortirais pas vivante.

- Et vous dites que la police d'Oldham vous croit capable d'avoir allumé l'incendie ?

- L'agent White a tout fait pour m'accuser, sans toutefois me passer les menottes.

- Son cousin travaillait au bureau du procureur à l'époque où j'y étais moi-même. Il est juge aujourd'hui et membre du même country club que le père de Rob. Pour être franc, il est vrai qu'il a toujours cru Paulie Stroebel coupable du meurtre d'Andréa.

Je parie que c'est lui qui a monté White contre vous.

Votre site est une véritable provocation envers tous ceux qui soutiennent Westerfield.

- C'est donc une réussite. "

Je regardai autour de moi, m'assurant que personne ne pouvait m'entendre.

" Marcus...

- Ellie, vous ne cessez de surveiller la salle.

Qu'attendez-vous ? "

Je lui parlai de l'apparition de Rob Westerfield à l'hôtel.

" Il est arrivé alors que j'avais presque fini de dîner, expliquai-je. Je suis certaine que quelqu'un l'a averti. "

J'étais sûre de ce qui allait suivre : soit Marcus allait me recommander la prudence, soit il me demanderait de cesser de diffuser des informations incendiaires sur mon site. Je ne lui en laissai pas l'occasion :

" Marcus, j'ai reçu un appel d'un type qui était en prison avec Rob. "

Je lui exposai l'arrangement que j'avais conclu et racontai le coup de fil de la veille.

Il écouta en silence, sans quitter mon visage des yeux.

Il attendit que j'eus fini mon exposé pour interroger :

" Vous croyez ce type, n'est-ce pas ?

- Marcus, je savais au départ que je risquais de perdre cinq mille dollars. Mais la situation a changé. Cet homme craint pour sa sécurité. Il m'a communiqué ce prénom de Phil parce qu'il veut se venger de Rob Westerfield.

- Vous dites qu'il a fait allusion à la pancarte que vous brandissiez à la sortie de la prison.

- Oui.

- Vous en concluez qu'il s'agit d'un malfaiteur, sans doute relâché ce jour-là. Vous n'êtes allée à Sing-Sing qu'une seule fois, si je me souviens bien ?

- C'est exact.

- Ellie, ce type pourrait aussi bien être un employé de la prison qui entrait ou sortait de l'établissement pendant que vous vous teniez devant les grilles. L'argent achète la faveur des gardiens aussi bien que celle des prisonniers. "

Je n'y avais pas réfléchi.

" J'espérais que vous seriez à même de vous procurer une liste des prisonniers libérés le lendemain de la sortie de Westerfield et de vous renseigner ensuite pour savoir s'il était arrivé quelque chose à l'un d'entre eux.

- C'est possible, en effet. Ellie, vous vous rendez compte qu'il peut s'agir d'un coup tordu monté par un déséquilibré.

- Je sais, mais je ne crois pas que ce soit le cas. "

J'ouvris mon sac. "J'ai établi la liste des écoles qu'a fréquentées Rob, ici et en Angleterre, et des endroits où sa famille possède des maisons. Il existe des bases de données répertoriant les meurtres qui n'ont jamais été élucidés et ont eu lieu entre vingt-trois et vingt-sept ans plus tôt, n'est-ce pas ?

- Bien sûr.

- Le comté de Westchester possède-t-il ce genre de données ?

- Oui.

- Y avez-vous accès, ou quelqu'un peut-il le faire pour vous ?

- C'est dans mes cordes.

- Dans ce cas, il ne devrait pas être difficile d'apprendre si l'une des victimes se prénommait Phil?

- Sans doute.

- Et vous pourriez consulter les données concernant des crimes qui n'ont pas été élucidés dans les environs des collèges et des maisons où Westerfield a séjourné ? "

Il examina la liste.

" Le Massachusetts, le Maine, la Floride, le Colorado, New York, l'Angleterre. " Il siffla. " Ça couvre un sacré territoire. Je vais voir ce que je peux faire.

- Encore une question. Connaissant les méthodes de Rob, y aurait-il une base de données où figurerait une victime prénommée Phil, dont l'assassin purgerait une peine pour un crime dont il se dit innocent ?

- Ellie, neuf prisonniers sur dix clament qu'ils sont innocents. Commençons donc par les meurtres non élucidés et voyons où cela nous mène.

- Dès demain, j'ai l'intention de mettre ce que m'a raconté Christopher Cassidy sur mon site. Personne ne peut douter de son intégrité, et son récit devrait avoir du poids. Je ne suis pas encore allée à l'Institution Carrington. J'ai obtenu un rendez-vous pour lundi.

- Vérifiez la liste des élèves qui s'y trouvaient en même temps que Westerfield, me conseilla Marcus en faisant signe qu'on lui apporte l'addition.

- J'y ai déjà pensé. Une école fréquentée par Westerfield a peut-être eu parmi ses élèves un certain Phil qui aurait eu des démêlés avec lui.

- Voilà qui agrandit encore le champ des recherches, fit remarquer Marcus. Les élèves de ces écoles privées viennent de tous les coins du pays.

Westerfield pourrait avoir suivi un de ses condisciples chez lui pour régler un différend. "

"J'ai tabassé Phil à mort et j'ai trouvé çajouissif. "

Il existait sûrement des gens qui avaient aimé ce Phil. Le pleuraient-ils toujours ? Naturellement.

La serveuse avait déposé la note devant Marcus.

J'attendis qu'elle se fût éloignée pour lui confier :

"Je peux également rappeler mon contact à Arbinger. Il s'est montré très coopératif. Et je poserai aussi la question lorsque je me rendrai à Carrington et à Willow. Philip n'est pas un prénom si répandu.

- Vous m'avez bien dit que Westerfield avait été averti de votre présence dans la salle à manger de l'hôtel l'autre soir ?

- C'est ce que je crois.

- Et vous avez dit que votre informateur craignait pour sa vie ?

- Oui.

- Ellie, Rob Westerfield redoute que votre site puisse influencer sa grand-mère et l'amener à léguer sa fortune à une organisation caritative.

Aujourd'hui, il a un nouveau sujet d'inquiétude, que vous découvriez un autre de ses crimes qui le renverrait en prison. Vous rendez-vous compte du péril que vous courez ?

- Tout à fait, mais je n'y peux rien !

- Allons donc ! Bien sûr que si ! Ellie, votre père a fait partie de la police de l'Etat. Il a pris sa retraite.

Il pourrait vous servir de garde du corps. Croyez-moi, il vous en faut un. En outre, si l'histoire de ce type tient debout, votre père serait heureux de vous aider à renvoyer Westerfield en prison. Cela l'aide-rait à retrouver la paix et à faire enfin son deuil. Je ne crois pas que vous ayez compris la profondeur de l'épreuve qu'il a traversée.

- Vous êtes resté en contact avec lui ?

- Oui.

- Marcus, je sais que vos intentions sont charitables, dis-je comme nous nous levions, mais il y a une chose que vous ne comprenez pas. Son deuil a pris fin le jour où il nous a laissées partir sans lever le petit doigt. Ma mère a toute sa vie attendu en vain un signe de sa part. La prochaine fois que vous l'au-rez au téléphone, dites-lui de regarder son fils jouer au basket et de me ficher la paix. "

Lorsque nous nous séparâmes dans le parking, Marcus me serra dans ses bras.

"Je vous appellerai dès que j'aurai obtenu les premières réponses ", promit-il.

Je regagnai mon hôtel. Mme Willis m'accueillit à la réception.

" Votre frère vous attend dans le jardin d'hiver. "

IL se tenait de dos, devant la fenêtre. Il mesurait un bon mètre quatre-vingt-dix, plus que je ne l'avais cru en le voyant à la télévision. Il portait un pantalon kaki, des tennis et sa veste d'étudiant.

Il avait les mains dans les poches et agitait nerveusement le pied droit.

Il avait dû m'entendre arriver car il se retourna aussitôt. Nous nous regardâmes.

" Tu ne pourras jamais la renier, disait ma grand-mère à ma mère à propos d'Andréa. Ce sera toi tout craché lorsqu'elle grandira. "

Elle eût fait la même réflexion si elle nous avait vus, mon frère et moi, aujourd'hui. En apparence, du moins, nous étions le portrait l'un de l'autre.

" Salut, Ellie, je suis ton frère, Teddy. "

Il s'avança vers moi, la main tendue. Je lui refusai la mienne.

" Puis-je te parler cinq minutes ? "

Sa voix n'était pas encore complètement posée, mais elle avait un timbre agréable. Il semblait embarrassé bien que déterminé.

Je secouai la tête et fis mine de partir.

" Tu es ma sœur, dit-il. Tu pourrais au moins m'accorder cinq minutes. Tu pourrais même m'aimer si tu me connaissais. "

Je lui fis face.

" Teddy, tu as l'air d'un gentil garçon, mais je suis sûre que tu as mieux à faire que de perdre ton temps avec moi. Je sais que c'est ton père qui t'en-voie. Il ne semble pas avoir compris que je ne veux plus le revoir, jamais.

- C'est aussi ton père. Que tu le veuilles ou non, il n'a jamais cessé de l'être. Non, ce n'est pas lui qui m'a envoyé. Il ignore que je suis ici. Je suis venu parce que je voulais te voir. J'ai toujours voulu te connaître. "

Sa voix avait pris un accent implorant :

" Ne pourrait-on boire un soda ou quelque chose ? "

Je secouai la tête.

" S'il te plaît, Ellie. "

Peut-être fut-ce la manière dont il prononça mon nom, ou peut-être m'était-il de plus en plus difficile de me montrer aussi butée. Ce gosse ne m'avait rien fait, au fond. Je dis malgré moi :

" Il y a un distributeur dans le hall. "

Je fouillai à l'intérieur de mon sac.

"J'ai ce qu'il faut. Que désires-tu ?

- De l'eau plate.

- Moi aussi. Je reviens tout de suite. "

Son sourire était à la fois timide et soulagé.

Je m'assis dans une causeuse de rotin coloré, cherchant comment me débarrasser de lui. Je ne voulais pas l'entendre débiter un plaidoyer en faveur de notre merveilleux père, me conseiller de tirer un trait sur le passé.

Peut-être avait-il été un merveilleux père pour deux de ses enfants, Andréa et lui, mais moi j'étais passée par profits et pertes.

Teddy revint avec deux bouteilles d'eau. Je le vis hésiter entre la causeuse et la chaise. Il eut le bon goût d'aller s'asseoir sur la chaise. Je n'avais pas envie de le sentir près de moi. " Os de mes os, chair de ma chair, pensai-je. Non, non, on trouve ça dans la Bible à propos d'Adam et Eve, pas des frères et sœurs. "

Des demi-frères et sœurs.

" Ellie, aimerais-tu venir me voir jouer au basket ? "

Je ne m'attendais pas à ce genre de question.

"Je veux dire, ne pourrions-nous pas être amis ?

J'ai toujours espéré que tu nous rendrais visite un jour, mais si tu refuses, peut-être pourrions-nous nous voir de temps en temps, toi et moi. J'ai lu ton livre l'année dernière à propos des affaires sur lesquelles tu avais enquêté. Il est formidable. J'aurais aimé en discuter avec toi.

- Teddy, j'ai énormément de travail en ce moment et... "

Il m'interrompit :

"Je consulte ton site Internet tous les jours. Ce que tu écris sur Westerfield doit le mettre en rage.

Ellie, tu es ma sœur et je ne veux pas qu'il t'arrive quelque chose. "

Je faillis lui dire : " S'il te plaît, ne m'appelle pas ta sœur ", mais les mots s'étranglèrent dans ma gorge. Je me contentai d'un :

" Ne t'inquiète pas pour moi. Je sais me débrouiller toute seule.

- Ne puis-je t'aider ? Ce matin, j'ai lu dans le journal ce qui est arrivé à ta voiture. Suppose que quelqu'un dévisse une roue ou le frein sur celle que tu conduis actuellement ? Je m'y connais en méca-nique. Je pourrais vérifier que tout va bien avant que tu prennes le volant, je pourrais même te conduire dans ma voiture. "

Il était si sincère, si attentif à ma personne que je souris.

" Teddy, tu as tes cours et tes séances d'entraînement. Maintenant, écoute-moi, il faut que j'aille travailler. "

Il se leva en même temps que moi.

" Nous nous ressemblons beaucoup, dit-il.

- Je sais.

- Ça me fait plaisir. Ellie, je te libère de ma présence pour l'instant, mais je reviendrai. "

Si seulement mon père avait montré la même obstination, pensai-je. Mais il est vrai qu'alors, ce garçon n'aurait jamais vu le jour.

Je travaillai deux heures d'affilée, peaufinant la façon dont je voulais présenter l'histoire de Christopher Cassidy sur mon site. Lorsque j'en fus satisfaite, je l'envoyai par e-mail à son bureau afin d'avoir son accord.

A seize heures Marcus Longo téléphona.

" Ellie, les Westerfïeld ont suivi votre exemple. Ils ont ouvert un site Internet, comjusrob.com.

- En clair : "Comité pour la justice en faveur de Rob"!

- Exact. D'après mes sources, ils ont retenu des emplacements dans tous les journaux du comté de Westchester pour l'annoncer. Leur stratégie est d'émouvoir le public en donnant la parole à des personnes victimes d'erreurs judiciaires.

- Et de les associer ensuite à Rob Westerfïeld, le plus innocent de tous.

- Parfaitement. Mais ils sont allés fouiller dans votre passé et sont tombés sur une information fâcheuse.

- C'est-à-dire ?

- Le Centre Fromme, un institut psychiatrique.

- J'ai en effet enquêté sur cette boîte. Des arna-queurs de première. Payés des fortunes par l'Etat de Géorgie et pas un seul psychologue ou psychiatre reconnu dans le personnel médical.

- Y avez-vous suivi un traitement ?

- Marcus, avez-vous perdu la tête ? Bien sûr que non !

- Vous y a-t-on prise en photo, étendue sur un lit, les bras et les jambes attachés ?

- Oui, pour illustrer ce qui s'y passait. Après que l'Etat eut fermé le centre et placé les malades dans d'autres établissements, nous avons publié un article décrivant comment les patients étaient gardés attachés plusieurs jours durant. Pourquoi cette question ?

- La photo se trouve sur le site des Westerfïeld.

- Sans explications ? "

Il resta silencieux un instant.

" On insinue que vous avez été internée à Fromme contre votre volonté. " Il marqua une pause : " Ellie, êtes-vous surprise que ces gens ne jouent pas franc jeu ?

- En vérité, j'aurais été étonnée qu'ils le fassent.

Je vais mettre l'article entier, texte et illustration, sur mon site Internet. Je le ferai sous un nouveau titre : "DERNIER MENSONGE DES WESTERFIELD". Mais on peut envisager que leur site et le mien ne soient pas visités par les mêmes personnes.

- Le contraire est aussi possible. J'ai un autre sujet d'inquiétude. Ellie, avez-vous l'intention de parler sur le Net de l'existence éventuelle d'un autre meurtre ?

- J'hésite. D'une part, c'est un bon moyen d'obtenir des informations spontanées sur la victime. De l'autre, je risque d'alerter Rob Westerfield qui s'em-presserait de faire disparaître toute trace.

- Ou de l'inciter à se débarrasser de quelqu'un susceptible de venir témoigner contre lui.

- Si ce n'est déjà fait.

- Exactement. Faites-moi savoir ce que vous aurez décidé. Et soyez prudente. "

Je me branchai sur le nouveau site Internet du

" Comité pour la justice en faveur de Rob ".

Il était remarquablement conçu, avec une citation de Voltaire en guise d'exergue : " Il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent. "

Sous la citation trônait la photo d'un Rob Westerfield grave et songeur. Suivaient les témoignages de plusieurs personnes qui avaient fait de la prison pour un crime qu'elles n'avaient pas commis. Ces récits étaient bien rédigés et poignants. Il n'était pas besoin d'être grand clerc pour comprendre que Jake Bern en était l'auteur.

La section " photos de famille " du site présentait les Westerfield sous un jour " royal ". On y voyait Rob bébé avec son grand-père, le sénateur des Etats-Unis ; à neuf ou dix ans, avec sa grand-mère, l'ai-dant à couper le ruban lors de l'inauguration d'un centre pour enfants ; embarquant sur le Queen Elisabeth Il en compagnie de ses parents. En tennisman tout de blanc vêtu à l'Everglades Club.

Le but était assurément de souligner qu'un jeune homme aussi bien né n'aurait jamais pu attenter à la vie d'un être humain.

J'étais la vedette de la page suivante. On me voyait étendue sur un lit au Centre Fromme, bras et jambes entravés, portant une de ces pitoyables chemises de nuit fournies par l'établissement, à moitié recouverte d'une méchante couverture.

La légende disait : " Le témoin dont la déposition a fait condamner Robson Westerfield. "

J'éteignis brutalement l'ordinateur et restai immobile à me mordre les lèvres, cédant involontairement à une manie héritée de mon père lorsqu'il était en proie à une émotion trop forte.

Je demeurai ainsi pendant une demi-heure, m'efforçant de me calmer, de réfléchir à la manière la plus efficace de révéler que Westerfield était susceptible d'avoir commis un autre meurtre.

Comment retrouver sur un territoire d'une telle étendue les traces d'un homicide resté non élucidé ? C'était le problème soulevé par Marcus Longo.

Le Web était par nature mondial.

Mettrais-je quelqu'un en danger en y affichant le nom de la victime présumée ?

Mon mystérieux correspondant était déjà en danger, et le savait.

Pour finir, je rédigeai cette simple entrée :

" Il y a entre vingt-trois et vingt-sept ans, Rob Westerfield a peut-être commis un autre crime. Alors qu'il était sous l'emprise de la drogue en prison, il aurait avoué : "J'ai tabassé Phil à mort et j'ai trouvé ça jouissif. "

" Quiconque en possession d'informations sur ce crime peut me contacter à l'adresse e-mail suivante : Ellie.com. Confidentialité assurée. Récompense. "

Je relus mon texte. Je savais que Rob Westerfield en prendrait connaissance. Supposons qu'en dehors de mon correspondant quelqu'un détienne une information susceptible de lui nuire et qu'il le sache ?

Un journaliste d'investigation se doit de respecter deux règles : primo, ne jamais révéler ses sources, deuzio, ne pas mettre des innocents en danger.

Je décidai d'attendre.

LE vendredi soir, cédant à mon impatience, je téléphonai à Pète Lawlor.

" Votre appel est transmis à un service de messagerie... "

" Hello, ici une ancienne collaboratrice qui aimerait avoir de vos nouvelles, s'intéresse à votre santé et à votre prochain boulot, dis-je. Une réponse de votre part sera la bienvenue. "

Il rappela une demi-heure plus tard.

" On dirait que vous avez besoin de parler à quelqu'un.

- C'est vrai. C'est pourquoi votre nom m'est venu à l'esprit.

- Merci.

- Puis-je savoir où vous êtes en ce moment ?

- A Atlanta. En train de faire mes valises.

- J'imagine que vous avez enfin pris une décision.

- Oui. Un poste épatant. A New York, avec pas mal de déplacements. Des enquêtes dans tous les points chauds du globe.

- Pour un journal ?

- Négatif. Je deviens une star de la télévision.

- Avez-vous dû perdre cinq kilos pour être engagé ?

- J'avais oublié que vous étiez aussi cruelle. "

Je ris. Parler à Pète était un moyen d'introduire un peu de réalité concrète et réconfortante dans ma vie de plus en plus irréelle.

" Vous vous moquez de moi, ou avez-vous réellement un job à la télévision ?

- Rien de plus réel. Packard Gable.

- Packard. Wouah !

- C'est une des chaînes câblées parmi les plus récentes, mais elle se développe très vite. J'étais prêt à prendre le poste à Los Angeles dont je vous avais parlé, même si ce n'était pas exactement mon rêve.

Ce sont les gens de Packard qui sont venus me chercher.

- Quand commencez-vous ?

- Mercredi prochain. Je suis en train de sous-louer mon appartement et de rassembler les affaires que j'emporterai en voiture. Je compte prendre la route dimanche après-midi. Si nous dînions ensemble mardi ?

- D'accord. C'est chouette d'entendre votre voix mélodieuse...

- Attendez. Ne raccrochez pas. Ellie, j'ai consulté votre site.

- Pas mal, hein ?

- Si ce type est tel que vous le décrivez, vous jouez avec le feu. "

C'est déjà fait, pensai-je.

"Jurez-moi que vous n'allez pas me dire d'être prudente.

- Juré. Je vous téléphonerai mardi. "

Je retournai à mon ordinateur. Je travaillai sans relâche jusqu'à vingt heures. Puis, gagnée par une soudaine lassitude, je priai le service d'étage de monter mon dîner dans ma chambre et réfléchis à la situation en attendant.

Ma conversation avec Pète avait, momentanément, remis les choses en perspective. Mon existence, depuis deux semaines, s'était déroulée dans un univers entièrement investi par Rob Westerfield.

Tout à coup, je regardais plus loin, au-delà de l'instant présent, au-delà de ce deuxième procès, au-delà de ma capacité à exposer publiquement la violence de sa nature profonde.

Je pouvais déterrer et raconter tous les actes de cruauté, toutes les infamies dont il s'était rendu coupable. Peut-être finirais-je par retrouver les traces d'un meurtre jamais élucidé qu'il aurait commis. Je pourrais raconter son histoire lamentable et odieuse dans mon livre. Alors, il serait temps pour moi d'entamer la seconde partie de ma vie.

Pète allait entamer la sienne de son côté - sous d'autres horizons, à New York, avec un nouveau job, dans un média différent.

Les mains croisées derrière la nuque, je tournai lentement la tête d'un côté puis de l'autre. Les muscles de mon cou se dénouèrent peu à peu et ma fatigue se dissipa. Ce qui était moins agréable, en revanche, c'était de prendre conscience que Pète me manquait terriblement et qu'Atlanta n'aurait plus d'attrait pour moi sans sa présence.

Je téléphonai à Mme Stroebel le samedi matin.

Elle m'annonça que Paulie devait quitter le service des soins intensifs et sortirait sans doute de l'hôpital après le week-end. Je promis de passer le voir dans l'après-midi.

Lorsque j'entrai dans sa chambre, Mme Stroebel était auprès de lui. Dès qu'elle leva les yeux vers moi, je compris qu'un problème était survenu.

" La fièvre a grimpé à l'heure du déjeuner. Son bras droit s'est infecté. Rien de grave, m'a assuré le médecin, mais je suis inquiète. Ellie, je suis tellement inquiète. "

Je regardai Paulie. Il avait encore les poignets bandés et les bras bardés de perfusions. Il était d'une extrême pâleur, ne cessait de tourner sa tête sur l'oreiller.

" Ils l'ont mis sous antibiotiques et lui ont donné un calmant, dit Mme Stroebel. Il s'agite à cause de la fièvre. "

J'approchai une chaise et m'assis à côté d'elle.

Paulie se mit à marmonner. Il cligna des paupiè-res et ouvrit les yeux.

"Je suis là, Paulie ", dit Mme Stroebel d'un ton apaisant. " Ellie Cavanaugh est avec moi. Elle est venue te faire une visite.

- Salut, Paulie. "

Je me levai et me penchai sur le lit pour qu'il puisse me voir.

Son regard était brouillé par la fièvre, mais il s'efforça de sourire.

" Ellie, mon amie.

- Oui, ton amie. "

Ses yeux se refermèrent. Un moment plus tard, il recommença à marmonner, bredouillant des mots sans suite. Je l'entendis murmurer le nom d'Andréa.

Mme Stroebel croisait et décroisait nerveusement les doigts.

" Il ne cesse de répéter son nom. C'est ce qui le ronge. La peur qu'on l'oblige à revenir déposer devant le tribunal. Personne n'imagine à quel point il s'est senti terrifié la dernière fois. "

Elle avait élevé la voix et je vis Paulie s'agiter encore davantage. Je pressai la main de Mme Stroebel et fis un signe de tête en direction du lit. Elle comprit le message et prit un ton joyeux.

"Vous avez raison, Ellie, merci, tout ira bien.

Paulie le sait. Les gens viennent à la delicatessen, ils regardent tous ce site où vous décrivez Rob Westerfield comme un sale individu. Paulie et moi l'avons consulté la semaine passée. Cela nous a réconfortés. "

Paulie parut se calmer un peu, puis il chuchota :

" Mais, maman, si jamais j'oublie et... "

Mme Stroebel ne put cacher son émoi.

" Chut, Paulie, fit-elle. Dors. Tu dois d'abord te rétablir.

- Maman...

- Paulie, calme-toi maintenant. "

Elle posa une main ferme sur ses lèvres.

J'eus la nette impression que Mme Stroebel était gênée par ma présence et qu'elle eût préféré me voir partir. Je me levai donc, fis un mouvement vers le lit.

" Maman... "

Mme Stroebel me précéda d'un bond, me bar-rant l'accès du lit, comme si elle craignait que je m'approche trop près de Paulie.

Je ne comprenais pas ce qui la bouleversait autant.

" Dites au revoir à Paulie pour moi, madame Stroebel, fis-je à la hâte. Je vous appellerai demain pour prendre de ses nouvelles. "

Paulie s'était remis à parler, s'agitant de plus belle, bredouillant des propos incohérents.

" Merci, Ellie. A bientôt. "

Mme Stroebel me poussait vers la porte.

" Andréa..., s'écria clairement Paulie. Ne sors pas avec lui ! "

Je me retournai brusquement.

La voix de Paulie était intelligible, mais elle avait un ton craintif et implorant :

" Maman, et si j'oubliais et que je leur parlais du pendentif qu'elle portait ? J'essaierai de ne pas en parler, mais si j'oublie, tu les empêcheras de me mettre en prison, hein ? "

"LAISSEZ-MOI vous expliquer. Ce n'est pas ce que vous pensez, vous devez me croire ", sanglotait Mme Stroebel.

Elle m'avait accompagnée hors de la chambre de Paulie.

" Il faut que nous parlions, dis-je. Et je vous demanderai d'être sincère avec moi. "

L'arrivée du médecin nous interrompit.

" Ellie, je vous appellerai demain matin, promit Mme Stroebel. Je suis trop bouleversée pour l'instant. "

Secouant la tête, elle tourna les talons et regagna la chambre de son fils, s'efforçant de retrouver son sang-froid.

Je pris ma voiture et conduisis presque machina-lement jusqu'à l'hôtel. Serait-il possible, concevable, que je me sois trompée depuis le début ? Rob Westerfield et toute sa famille auraient-ils été victimes d'une terrible erreur judiciaire ?

Il a saisi le bras de cette pauvre fille et l'a tordu... il est arrivé derrière moi et m'a flanqué un coup sur la nuque...

il a dit : "J'ai tabassé Phil à mort et j'ai trouvé çajouissif."

La réaction de Paulie aux accusations de la domestique de Mme Westerfield avait été de s'en prendre à lui-même, pas à quelqu'un d'autre.

S'il me paraissait impensable que Paulie ait été le meurtrier d'Andréa, j'étais cependant convaincue que Mme Stroebel l'avait autrefois empêché de révéler quelque chose.

A propos du pendentif.

En pénétrant dans le parking de l'hôtel, je fus prise d'un rire nerveux. Personne, absolument personne n'avait jamais voulu croire que Rob Westerfield avait offert un pendentif à Andréa et qu'elle le portait le soir de sa mort.

Et, aujourd'hui, le seul témoin à connaître l'existence de ce pendentif était terrifié à la seule pensée de devoir l'admettre publiquement.

Je regardai autour de moi en sortant de la voiture. Il était seize heures passées et les ombres du jour déclinant s'allongeaient déjà sur le sol. Les derniers rais du soleil perçaient les nuages par intermittence, un vent léger détachait les rares feuilles encore accrochées aux arbres. Elles tombaient dans l'allée avec un froissement léger et mon esprit inquiet lui trouvait une ressemblance avec un bruit étouffé de pas.

Le parking était presque plein, et je me souvins alors d'avoir remarqué une effervescence inhabituelle en partant tout à l'heure ; les préparatifs d'une réception de mariage. Pour trouver un emplacement libre, je dus me diriger vers l'extré-mité la plus éloignée du parking, hors de vue de l'hôtel. Cela devenait une obsession, ce sentiment que quelqu'un rôdait dans les parages, occupé à me surveiller.

Je m'interdis de courir, hâtai seulement le pas en me faufilant à travers les rangées de voitures, pressée de me retrouver en sécurité dans l'hôtel. Au moment où je passais près d'une vieille camionnette, la porte à glissière s'ouvrit brusquement et un homme jaillit devant moi, essayant de me saisir par le bras.

Je lui échappai, voulus m'élancer et parcourus trois mètres avant de trébucher, de perdre une de mes chaussures trop larges et de m'étaler. Mes paumes et le haut de mon corps encaissèrent une grande partie du choc et j'eus le souffle littéralement coupé.

L'homme s'agenouilla à côté de moi.

" Ne criez pas, chuchota-t-il d'un ton pressant. Je ne vous veux pas de mal ; je vous en prie, ne criez pas ! "

J'en aurais été bien incapable. Pas plus que je n'aurais pu lui échapper et me ruer jusqu'à l'hôtel.

Tout mon corps était secoué de tremblements après le heurt brutal contre le béton de l'allée et je parvenais péniblement à aspirer l'air par la bouche.

J'arrivai enfin à articuler :

" Que... me... voulez... vous ?

- Vous parler. J'avais l'intention de vous envoyer un e-mail, mais j'ai eu peur que quelqu'un d'autre le voie. Je veux vous vendre une information sur Rob Westerfield. "

Je levai les yeux. Son visage était tout proche du mien. C'était un homme d'une quarantaine d'années aux cheveux dégarnis d'une propreté dou-teuse. Il jetait nerveusement des regards de côté, comme s'il était prêt à détaler à la moindre alerte.

Il portait un jean et un blouson de cuir usagé.

Alors que je tentais de me relever, il ramassa ma chaussure et me la tendit.

"Je vous veux pas de mal, répéta-t-il. Je risque gros si on me voit avec vous. Ecoutez-moi. Si ce que j'ai à vous dire vous intéresse pas, je me tire vite fait. "

Ce n'était peut-être pas rationnel, mais je le crus.

S'il avait voulu me tuer, il l'aurait déjà fait.

" Vous voulez m'entendre ou non ? demanda-t-il impatiemment.

- Allez-y.

- Je préférerais que vous montiez dans la camionnette. J'en ai pour deux minutes et je voudrais pas que quelqu'un me voie. Les Westerfield ont des gens partout dans cette ville. "

Je pouvais en témoigner, pourtant je n'avais aucune envie de monter dans son véhicule.

" Non, racontez-moi ici ce que vous avez à révéler.

- J'ai une information qui peut permettre d'épingler Westerfield pour un crime qu'il a commis il y a des années.

- Combien voulez-vous ?

- Mille dollars.

- De quoi s'agit-il ?

- Vous vous souvenez qu'il y a vingt-cinq ans la grand-mère de Westerfield a été blessée d'un coup de feu et laissée pour morte. Vous en avez parlé sur votre site.

- Oui.

- Mon frère, Skip, est allé en taule à cause de ça. Il a pris vingt ans. Il avait même pas purgé la moitié de sa peine quand il est mort. Il pouvait pas supporter la prison, était toujours malade.

- C'est votre frère qui avait tiré sur Mme Westerfield et cambriolé sa maison ?

- Ouais, mais c'est Westerfield qui avait tout manigancé. Il nous avait engagés, Skip et moi, pour faire le boulot.

- Pourquoi voulait-il supprimer sa grand-mère ?

- Westerfield se droguait. C'est pour ça qu'on l'avait fichu à la porte du collège. Il était couvert de dettes. Il avait eu connaissance du testament de la vieille. Elle lui léguait directement cent mille dollars. A la minute où elle clamsait, le fric était dans sa poche. Il nous a promis dix mille dollars pour nous charger du travail.

- Se trouvait-il avec vous cette nuit-là ?

- Vous rigolez ? Il était à New York en train de dîner avec son père et sa mère. Il savait assurer ses arrières.

- Vous a-t-il payé, vous ou votre frère ?

- Avant qu'on exécute le contrat, il avait donné à mon frère sa Rolex en garantie. Ensuite, il a fait une déclaration de perte.

- Pourquoi ?

- Pour brouiller les pistes quand mon frère a été arrêté. Westerfield a prétendu qu'il nous avait rencontrés dans un bowling la veille de l'agression de sa grand-mère. Il a dit que Skip reluquait sa montre et qu'il l'avait rangée dans son sac avant de commencer à jouer. Il a ensuite raconté aux flics qu'il ne l'avait plus retrouvée quand il avait voulu la remettre à son poignet, et qu'on s'était barrés mon frère et moi. Il a juré que c'était la seule fois qu'il nous avait vus.

- Comment auriez-vous eu connaissance de l'existence de sa grand-mère sans qu'il vous en parle ?

- Il y avait eu un grand article sur elle dans le journal. Elle avait fait un don à l'hôpital pour la construction d'une nouvelle aile ou un truc de ce genre.

- Comment vous êtes-vous fait prendre, vous et votre frère ?

- Ils ont agrafé mon frère le lendemain. Pas moi. Il avait un casier judiciaire et il paniquait à l'idée de tirer sur la vieille. C'était ce qu'il devait faire, Westerfield voulait que ça ressemble à un cambriolage. Il nous avait pas donné la combinai-son du coffre parce que la famille seule le connaissait, et ça l'aurait trahi. Il a dit à Skip de prendre un ciseau et un couteau et d'érafler le coffre comme s'il avait essayé de le forcer. Mais Skip s'est coupé la main et a ôté son gant pour l'essuyer. Il a dû toucher le coffre à ce moment-là parce qu'ils ont trouvé ses empreintes dessus.

- C'est ensuite qu'il est monté à l'étage et a tiré sur Mme Westerfield ?

- Ouais. Mais personne n'a pu prouver que j'étais là moi aussi. Je faisais le guet et conduisais la voiture. Skip m'a dit de la boucler. C'est lui qui a écopé et Westerfield s'en est tiré sans perdre une plume.

- Vous aussi. "

Il haussa les épaules.

" Ouais, je sais.

- Quel âge aviez-vous ?

- Seize ans.

- Et Westerfield ?

- Dix-sept.

- Votre frère n'a pas essayé de l'impliquer ?

- Sûr que si. Personne ne l'a cru.

- Je n'en suis pas aussi certaine. Sa grand-mère a modifié son testament. Le legs de cent mille dollars a été annulé.

- Tant mieux. Ils ont laissé Skip plaider coupable de tentative d'homicide en lui garantissant un maximum de vingt ans. Il aurait pu en écoper de trente, mais le procureur lui a proposé ce deal afin d'épargner à la vieille dame de témoigner au tribunal. "

Le soleil avait totalement disparu derrière les nuages. J'étais encore sous le coup de ma chute et je commençais à avoir froid.

" Comment vous appelez-vous ? demandai-je.

- Alfie. Alfie Leeds.

- Alfie, je vous crois, dis-je. Encore que j'ignore pourquoi vous me racontez cette histoire maintenant. Il n'y a jamais eu le moindre indice révélant que Rob Westerfield avait participé à cette affaire.

- Je peux le prouver. "

Alfie fouilla dans une de ses poches et en tira une feuille de papier pliée en quatre.

" C'est la copie du plan que Rob nous avait donné, pour que mon frère puisse s'introduire dans la maison sans déclencher l'alarme. "

D'une autre poche il sortit un crayon et une lampe-torche.

Le parking balayé par le vent n'était pas l'endroit idéal pour examiner un plan. Je regardai plus attentivement mon interlocuteur. Plus petit que moi, il n'avait pas l'air bien costaud. Je courus le risque :

"Je vais monter dans votre camionnette, mais à condition de m'asseoir à la place du conducteur.

- Comme vous voulez. "

J'ouvris la portière et jetai un regard rapide à l'intérieur de la voiture. Il n'y avait personne. La ban-quette arrière était rabattue et le plancher encombré de pots de peinture, d'une échelle et d'une bâche. Alfie avait déjà fait le tour du véhicule et s'apprêtait à grimper sur le siège du passager. Je me glissai derrière le volant, sans toutefois refermer complètement la portière. S'il s'agissait d'un piège, je voulais pouvoir sortir en vitesse.

Ma carrière m'avait amenée à rencontrer des individus peu recommandables dans des endroits tout aussi peu fréquentables. J'en étais arrivée à développer un certain instinct de conservation. Malgré le fait que j'étais enfermée avec un homme qui avait participé à une tentative de meurtre, je décidai donc que je me trouvais relativement en sécurité.

Une fois que nous fûmes tous les deux installés à l'intérieur de la camionnette, il me tendit le papier.

Le mince faisceau de la lampe-torche me suffit pour reconnaître la demeure des Westerfield et son allée.

Même le garage y figurait. En dessous des bâtiments était tracé le plan précis de l'intérieur de la maison.

" Regardez, il y a l'emplacement de l'alarme, avec le code qui permet de la déconnecter. Pour Rob, qu'on débranche l'alarme ne risquait pas d'attirer l'attention sur lui parce qu'il y avait un tas d'employés qui le connaissaient. Vous pouvez voir le plan du rez-de-chaussée, la bibliothèque avec le coffre-fort, l'escalier qui mène à la chambre de la vieille dame, et un studio à côté de la cuisine réservé à la bonne. "

Il y avait un nom inscrit au bas de la feuille.

" Qui est Jim ? interrogeai-je.

- Le type qui a fait le dessin. Westerfield nous a dit qu'il avait fait des travaux dans la maison. Nous l'avons jamais rencontré.

- Votre frère a-t-il montré ce plan à la police ?

- Il voulait s'en servir, mais l'avocat qu'on lui avait assigné d'office le lui a déconseillé. Il a dit que Skip n'avait aucune preuve que Westerfield le lui avait donné, et que ça pouvait lui porter tort de l'avoir en sa possession. Il a dit que le fait que la chambre de la vieille dame soit si bien indiquée sur le plan alors que le coffre-fort était au rez-de-chaussée prouvait que Skip avait l'intention de la tuer.

- Le dénommé Jim aurait pu confirmer l'expli-cation donnée par votre frère. Quelqu'un a-t-il essayé de le retrouver ?

- Je crois pas. Ça fait des années que je garde ce plan et, quand j'ai vu votre site, je me suis dit que c'était un truc de plus que vous pourriez creuser et coller sur le dos de Westerfield. Le marché est conclu? Vous me donnez mille dollars pour ce plan?

- Comment être sûre que ce n'est pas vous qui l'avez dessiné pour me soutirer de l'argent ?

- Y a aucun moyen de vous en assurer. Rendez-le-moi.

- Alfie, si l'avocat avait cherché à savoir qui était ce dénommé Jim, et qu'il en avait parlé au procureur en lui montrant le plan, ils auraient été obligés de mener une enquête sérieuse à partir de cette information. Votre frère aurait pu négocier une peine plus légère en échange de sa coopération, et Westerfield aurait peut-être payé pour ce crime.

- C'est vrai, mais il y avait un autre problème.

Westerfield nous avait engagés tous les deux, mon frère et moi, pour exécuter ce boulot. L'avocat a dit à mon frère que si jamais les flics arrêtaient Westerfield, lui aussi pourrait négocier et il dirait que j'étais impliqué. Skip avait cinq ans de plus que moi et il s'est senti responsable, pour m'avoir entraîné dans cette affaire.

- Aujourd'hui, il y a prescription pour vous et pour Rob. Mais, attendez un peu. Vous m'avez dit que ceci est une copie de l'original. Où est l'original?

- L'avocat l'a déchiré. Il a dit qu'il fallait pas qu'il tombe dans de mauvaises mains.

- Il l'a déchiré !

- Il ignorait que Skip en avait fait une photocopie et qu'il me l'avait remise.

- Il me faut ce plan, dis-je. Dès demain, j'aurai la somme que vous demandez. "

Nous nous serrâmes la main. Sa paume calleuse indiquait qu'Alfie était accoutumé aux durs travaux manuels.

Tandis qu'il repliait soigneusement la feuille de papier avant de la ranger dans la poche intérieure de sa veste, je ne pus m'empêcher de lui faire part de mon étonnement.

" Avec ce genre de preuve, je ne comprends toujours pas que l'avocat de votre frère n'ait pas cherché à en savoir plus. Je me demande franchement si lui-même n'était pas vendu aux Westerfield. "

Il sourit, découvrant une rangée de dents jaunâtres.

" Il travaille pour eux maintenant. C'est ce type, Hamilton, qu'on voit partout à la télévision en train de déclarer qu'il va obtenir un nouveau procès et faire acquitter Rob. "

JE trouvai un message de Mme Hilmer à mon retour me priant de la rappeler. Je lui avais parlé à plusieurs reprises depuis l'incendie et elle s'était montrée tout bonnement merveilleuse à mon égard. Elle se préoccupait surtout de ma sécurité. A cause de moi sa maison d'invités n'était plus aujourd'hui qu'un tas de cendres et elle ne semblait pas m'en tenir rigueur. Au contraire. J'acceptai de dîner avec elle dimanche.

J'avais à peine raccroché que Joan téléphona.

Nous ne nous étions pas vues durant la semaine et je voulais lui rendre l'argent et les vêtements qu'elle m'avait prêtés. J'avais acheté une bouteille de Champagne pour Joan et Léo et une autre pour l'amie qui m'avait gentiment dépannée.

Naturellement, ce n'était pas pour cette raison que Joan m'appelait. Ils allaient dîner en famille au Palazzo et m'invitaient à me joindre à eux.

" Leurs pâtes sont délicieuses, la pizza excellente, et l'endroit est très gai, dit-elle. Je suis sûre que ça te plaira.

- Pas besoin de me vanter la marchandise. Je viendrai avec plaisir. "

En vérité, j'avais besoin de sortir. Après ma rencontre dans le parking avec Alfie, je ne pensais plus qu'à tous ces gens dont la vie avait été changée ou détruite par Rob Westerfïeld, et par la fortune de sa famille.

Andréa la première, naturellement. Puis ma mère. Ensuite Paulie, qui mourait de peur à la pensée d'être obligé de révéler ce qu'il savait à propos du pendentif. De toute façon, même s'il était au courant de l'existence de ce bijou, j'étais certaine qu'il n'était en rien impliqué dans la mort d'Andréa.

Mme Stroebel, une femme courageuse et honnête, avait été elle aussi prise dans les rets des Westerfïeld. Voir Paulie à la barre des témoins durant le procès avait dû être un calvaire pour elle. Il aurait suffi qu'une seule personne me croie lorsque j'avais dit que Rob avait donné un pendentif à Andréa pour que l'on questionne Paulie à ce sujet durant le procès. Et il se serait facilement retrouvé dans la position de l'accusé.

L'histoire que m'avait racontée Alfie Leeds était crédible. Il ne faisait aucun doute que son frère avait été un meurtrier potentiel. Il avait accepté de supprimer Mme Westerfïeld et l'avait laissée pour morte. Pourtant, aussi mauvais qu'il fût, il avait droit à une défense équitable. Or, l'avocat commis d'office l'avait trahi au profit des Westerfïeld.

J'imaginais William Hamilton, jeune docteur en droit, voyant dans ce procès l'occasion de passer la vitesse supérieure. Il était probablement allé trouver le père de Rob, lui avait remis le plan et avait été généreusement récompensé pour sa coopération.

Alfie aussi était une victime. Il avait été protégé par son frère aîné et s'était toujours reproché de n'avoir pas su confondre Rob Westerfïeld à l'époque. Il avait conservé cette preuve pendant toutes ces années, sans oser la montrer à personne.

Le plus difficile pour moi, assurément, c'était de savoir que si Rob Westerfïeld avait été condamné pour tentative d'homicide sur la personne de sa grand-mère, il n'aurait jamais fait la connaissance d'Andréa.

A présent, il y avait quelqu'un d'autre sur la liste des gens que je voulais épingler : William Hamilton, Esquire.

Voilà donc les pensées amères et rageuses qui m'agitaient lorsque Joan appela. J'avais absolument besoin d'un répit. Nous décidâmes de nous retrouver à dix-neuf heures au Palazzo.

Je me bats contre des moulins à vent, pensai-je en parcourant la courte distance qui séparait mon hôtel du centre-ville. J'eus soudain la sensation qu'une voiture me suivait. Je devrais peut-être appeler l'agent White, me dis-je avec un sourire ironique. Il se fait un sang d'encre à mon sujet. Il déboulerait dans la seconde, gyrophare et sirène en action.

" Bah, n'y pensons plus. White est convaincu que je suis revenue dans sa petite ville pour y semer le trouble, obsédée que je suis par le fait que Rob Westerfield est à nouveau un homme libre. C'est vrai, cette pensée m'obsède, mais je ne me suis pas brûlé les pieds, je n'ai pas démoli ma voiture dans le seul but de démontrer la justesse de mon point de vue. "

Joan, Léo et leurs trois fils étaient déjà installés à une table d'angle lorsque j'arrivai au Palazzo. Je me souvenais vaguement de Léo. Il était en terminale au lycée d'Oldham lorsque Joan et Andréa étaient en seconde.

En me revoyant, les gens qui avaient vécu dans la région à l'époque du drame pensaient inévitablement à la mort d'Andréa. Et dans ce cas, soit ils ne pouvaient s'empêcher d'en parler, soit ils se don-naient un mal de chien pour éviter le sujet.

L'accueil de Léo fut direct et chaleureux :

"Je me souviens de vous, Ellie. Je vous ai vue chez Joan à une ou deux reprises. Vous accompagniez Andréa. Vous étiez une petite fille très sérieuse.

- Et je suis devenue une grande fille très sérieuse ! "

Il me fut d'emblée sympathique. Un bon mètre quatre-vingts, solidement charpenté, avec des cheveux châtain clair et des yeux bruns pénétrants. Son sourire ressemblait à celui de Joan, vif et cordial.

Il inspirait confiance. Je savais qu'il était agent de change. Le genre d'homme à qui j'aimerais demander conseil un jour, si jamais j'avais un peu d'argent à investir.

Les garçons avaient dix, quatorze et dix-sept ans.

L'aîné, Billy, était en dernière année de lycée et me raconta que son équipe avait joué au basket contre celle de Teddy.

" Teddy et moi avons discuté des universités où nous aimerions poursuivre nos études, dit-il.

Dartmouth ou Brown, de préférence. J'espère que nous nous retrouverons. C'est un chic type.

- Oui, un brave garçon.

- Tu ne m'as pas dit que tu l'avais rencontré, dit vivement Joan.

- Il est passé me voir à l'hôtel. "

Une expression de satisfaction passa sur son visage et je faillis lui dire de ne pas fêter à l'avance la grande réconciliation des Cavanaugh, mais on apporta la carte et Léo eut l'habileté de changer de sujet.

J'ai toujours aimé la compagnie des enfants, bien que mon job de journaliste m'en ait souvent tenue à l'écart. Ce fut donc avec un sincère plaisir que je profitais de la présence des trois garçons. Très vite, en savourant leurs pâtes aux moules, ils me parlèrent de leurs activités, et je promis une partie d'échecs à Scan, le petit dernier.

"Je ne suis pas mauvaise, tu sais, lui dis-je.

- Mais je suis plus fort, affirma-t-il.

- C'est ce qu'on verra.

- Pourquoi pas demain ? C'est dimanche. On sera tous à la maison.

- Je regrette, Scan, je suis prise demain. Un autre jour. "

Je me tournai vers Joan.

"J'ai oublié de mettre dans le coffre de la voiture la valise de vêtements que je voulais te rendre.

- Tu n'as qu'à la rapporter demain matin, insista Scan, comme ça, nous pourrons jouer aux échecs.

- Tu prendras un brunch avec nous, dit Joan.

Vers onze heures trente.

- Entendu. "

Le bar du Palazzo était séparé de la salle à manger par une cloison vitrée qui donnait sur le hall d'entrée. A mon arrivée, je n'avais pas prêté attention aux clients qui s'y trouvaient. Mais, pendant le dîner, j'avais remarqué les regards inquiets que Joan lançait par intermittence dans cette direction.

On venait de nous servir le café quand elle m'avoua la raison de son trouble :

" Ellie, Will Nebels était installé au bar avant ton arrivée. Quelqu'un a dû lui indiquer ta présence. Il se dirige vers nous en ce moment même et, à voir sa démarche, je dirais qu'il est ivre "

L'avertissement ne fut pas assez rapide. Je sentis soudain deux bras autour de mon cou et un baiser visqueux sur ma joue.

" Ma petite Ellie ! Mon Dieu, c'est ma petite Ellie Cavanaugh ! Est-ce que tu te souviens du jour où j'ai réparé ta balançoire, mon chou? Ton papa n'était pas formidable comme bricoleur. Ta maman faisait tout le temps appel à moi : "Will, il faudrait réparer ça, Will..." "

Il m'embrassait dans l'oreille, dans le cou.

Léo s'était levé.

"Lâchez-la immédiatement", ordonna-t-il d'un ton sec.

J'étais littéralement clouée à ma chaise. Nebels pesait de tout son poids sur moi. Ses bras entou-raient mes épaules, ses mains glissaient plus bas, s'introduisaient sous mon pull.

" Et la jolie Andréa. J'ai vu de mes yeux ce demeuré entrer dans le garage armé de son démonte-pneu... "

Un serveur s'était approché et le tirait d'un côté, Léo et Billy de l'autre. Je m'efforçais en vain de repousser son visage, sentant avec horreur sa bouche effleurer mes yeux, ses lèvres humides presser les miennes. Ma chaise glissa, faillit basculer en arrière tandis que je me débattais furieusement, terrifiée à la pensée de me retrouver par terre avec lui.

Mais plusieurs hommes des tables voisines s'étaient levés pour me venir en aide, et des mains robustes rattrapèrent ma chaise avant qu'elle ne tombe.

Nebels fut emmené de force hors de la salle. J'en-fouis ma tête dans mes mains. Pour la deuxième fois en quelques heures, je me mis à trembler si violemment que je fus incapable de répondre aux questions inquiètes qui fusaient autour de moi. Les deux pinces qui retenaient ma coiffure s'étaient détachées, et mes cheveux se répandirent sur mes épaules. Je sentis la main de Joan les effleurer. J'aurais voulu la supplier de cesser. La compassion en un tel moment risquait de me faire perdre contenance. Peut-être le comprit-elle, car elle retira sa main.

J'entendis le directeur me présenter ses plates excuses. Il était temps, pensai-je avec rage. Il y a longtemps qu'ils auraient dû cesser de remplir le verre de cet ivrogne.

Cet accès de colère suffit à me remettre d'aplomb. Je levai la tête, rejetai mes cheveux en arrière, regardai les visages désolés autour de moi et haussai les épaules.

" Ça va ", fis-je.

Je me tournai vers Joan. Ses pensées se lisaient sur son visage.

" Ellie, comprends-tu enfin ce que je t'ai dit à propos de Will Nebels ? Il a admis qu'il se trouvait dans la maison de Mme Westerfield le soir du meurtre d'Andréa. Il était probablement ivre. Qu'aurait-il fait, à ton avis, s'il avait vu Andréa entrer seule dans le garage ? "

Une demi-heure plus tard, après avoir avalé un autre café, j'insistai pour regagner seule mon hôtel en voiture. En chemin, je faillis le regretter. J'étais maintenant certaine d'être suivie et je n'avais aucune envie de me retrouver à nouveau seule dans ce parking. Je dépassai donc l'entrée de l'hôtel et appelai la police depuis mon téléphone portable.

" Nous allons vous envoyer quelqu'un, me répondit le policier de service. Où vous trouvez-vous exactement ? "

Je lui donnai les indications voulues.

" Bon. Faites demi-tour et engagez-vous dans l'allée de l'hôtel. Nous nous placerons derrière le véhicule qui vous suit. Ne sortez sous aucun prétexte de votre voiture avant notre arrivée. "

Je roulai lentement et l'autre voiture ralentit à son tour. Sachant que la police n'allait pas tarder à se manifester, j'étais plutôt satisfaite de savoir mon poursuivant derrière moi. Je voulais que la police découvre qui était cet individu et pourquoi il me suivait.

Je revins en direction de l'hôtel, m'engageai dans l'allée, mais la voiture derrière moi poursuivit sa route. Un instant plus tard retentissait la sirène de la police.

Je me garai sur le bas-côté de l'allée et attendis.

Deux minutes plus tard, la voiture de police s'arrêta derrière moi. Un policier en sortit et s'approcha de ma fenêtre. J'abaissai la vitre. Il souriait.

"Vous étiez effectivement suivie, mademoiselle Cavanaugh. Le garçon au volant prétend être votre frère. Il dit qu'il voulait vous voir regagner votre hôtel sans ennui.

- Oh, pour l'amour du ciel, dites-lui de rentrer chez lui. " Puis j'ajoutai : " Remerciez-le pour moi, s'il vous plaît. "

J'AVAIS prévu d'appeler Marcus Longo dans la matinée du dimanche, mais il me devança. Lorsque le téléphone sonna, à neuf heures, j'étais devant mon ordinateur, ma deuxième tasse de café posée à côté de moi.

"Je vous ai classée dans la catégorie des lève-tôt, Ellie, dit-il. J'espère ne pas me tromper.

- En vérité, je me suis réveillée tard ce matin. A sept heures.

- Je n'en attendais pas moins de votre part.

Ellie, j'ai pris contact avec l'administration de Sing-Sing.

- Vous leur avez demandé s'ils avaient entendu parler d'un accident mortel qui serait survenu à un prisonnier récemment libéré ou à un gardien ?

- Exactement.

- Vous avez appris quelque chose ?

- Vous êtes allée vous poster à la sortie de Sing-Sing le 1er novembre. Ce matin-là on a libéré Herb Coril, un malfaiteur qui a partagé à un moment donné le même quartier cellulaire que Rob Westerfield. Il logeait dans un centre de réinsertion en bas de Manhattan. On ne l'y a plus revu depuis vendredi après-midi.

- J'ai reçu ce dernier appel jeudi soir vers vingt-deux heures trente. L'homme qui téléphonait craignait pour sa vie.

- Il ne s'agit peut-être pas du même individu.

Tout comme il est possible que Coril ait pris le large, rompant les conditions de sa libération sous caution.

- Quel est votre avis ?

- Je n'ai jamais vraiment cru aux coïncidences, surtout dans un cas comme celui-ci.

- Moi non plus. "

Je racontai à Marcus ma rencontre avec Alfie.

" Espérons seulement qu'il ne lui arrivera rien avant qu'il ne vous ait remis ce plan, dit Marcus d'un ton peu rassurant. Ce qu'il vous a dit ne me surprend pas. A l'époque, nous étions persuadés que Westerfield avait tout manigancé. Je devine ce que vous ressentez.

- Quand je me dis que Rob aurait pu être en prison et ne jamais rencontrer Andréa, n'est-ce pas ? Cette idée ne cesse de me torturer.

- Vous comprenez que même avec la copie de ce plan et une déposition d'Alfie devant le procureur, vous n'obtiendrez jamais une condamnation.

Alfie était lui-même impliqué dans l'histoire et le plan est signé d'un dénommé Jim que personne n'a jamais vu.

- Je sais.

- Il y a prescription pour tous les protagonistes : Westerfield, Alfie, même pour ce Jim.

- N'oubliez pas Hamilton. Si je pouvais démontrer qu'il a fait disparaître une preuve accablante pour Westerfield, mais qui aurait pu alléger la peine de son client, le comité d'éthique lui tomberait dessus instantanément. "

Je promis à Marcus de lui montrer le plan quand Alfie me l'aurait apporté. Je raccrochai et essayai de me remettre au travail. Mais je progressais lentement et n'avais pas fait grand-chose quand vint l'heure du brunch auquel Joan m'avait invitée.

Cette fois, je n'oubliai pas la valise et la housse en plastique du teinturier contenant le pantalon, le pull et la veste que j'avais fait nettoyer.

Avant même d'être arrivée en vue du monastère des frères franciscains à Graymoor, je savais que je m'y arrêterais. Pendant la semaine, un souvenir avait lentement émergé de mon subconscient.

J'étais venue ici avec ma mère après la mort d'Andréa. Elle avait appelé le père Emil, un prêtre qu'elle connaissait. Il devait se rendre au Saint Christopher's Inn ce jour-là, et ils étaient convenus de s'y retrouver.

Le Saint Christopher's Inn, situé sur le domaine du monastère, était un refuge que les pères tenaient à la disposition des gens dans le besoin, alcooliques ou drogués. J'avais le vague souvenir d'être restée assise avec une dame, sans doute une secrétaire, pendant que ma mère était dans le bureau. Puis le père Emil nous avait emmenées toutes les deux à la chapelle.

Il y avait un livre sur le côté de l'allée latérale où les visiteurs pouvaient écrire leurs requêtes, et ma mère y avait inscrit quelques mots avant de me passer son stylo.

Je voulais y retourner.

Le moine qui me fit entrer se présenta sous le nom de frère Bob. Il ne chercha pas à connaître la raison de ma demande. La chapelle était vide et il resta à la porte pendant que je m'agenouillais quelques minutes. Puis je regardai autour de moi et vis le support sur lequel était posé un grand registre.

Je m'approchai et saisis le stylo.

Soudain, je me rappelai la phrase que j'y avais écrite la dernière fois : "Je vous en prie, faites qu'Andréa revienne. "

Les larmes me montèrent subitement aux yeux.

Le frère Bob s'était approché de moi.

" Beaucoup de larmes ont été versées dans cette chapelle. "

Une heure plus tard, en arrivant chezJoan, j'étais en meilleurs termes avec Dieu.

Joan et moi étions d'un avis opposé en ce qui concernait le comportement de Will Nebels la veille.

" Ellie, il était complètement soûl, c'est tout. La plupart des gens disent des horreurs quand ils ont trop bu, nous l'avons souvent constaté. Selon moi, ils ne mentent pas dans ces moments-là, au contraire, c'est alors qu'ils ont le plus de chances de dire la vérité. "

Sur ce point, je devais admettre qu'elle avait raison. J'avais enquêté pour le journal sur deux affaires dans lesquelles l'assassin n'aurait jamais été démasqué s'il ne s'était pas soûlé au whisky ou à la vodka avant de s'épancher auprès de quelqu'un qui avait immédiatement prévenu la police.

"Je ne vois pas les choses comme ça, expliquai-je à Joan et à Léo. Pour moi, Will Nebels est un pauvre type, un mollusque ; une sorte de matière visqueu-se ; une fois versé dans un moule, on peut lui donner la forme qu'on veut. En tout cas, son ivresse ne l'a pas empêché de se souvenir qu'il avait réparé ma balançoire autrefois et que mon père n'était pas un as du bricolage.

- Ellie a raison, dit Léo. Nebels est sans doute un être plus complexe qu'il ne le paraît. Ce qui ne signifie pas, ajouta-t-il rapidement, que Joan ait tort.

Si Nebels a vu Paulie Stroebel entrer dans le garage, il est assez malin pour savoir que les faits sont aujourd'hui couverts par la prescription et qu'il ne risque rien à se faire un peu de fric avec cette histoire.

- A ce détail près qu'il n'a pas eu l'idée tout seul. Elle lui a été soufflée. Il a accepté de raconter l'histoire qui leur convenait, et ils l'ont payé pour ça. "

Je repoussai ma chaise en arrière.

" Le brunch était délicieux, dis-je. Maintenant, j'aimerais bien battre Scan aux échecs. "

Je m'arrêtai un instant devant la fenêtre. C'était la deuxième fois que je me retrouvais dans cette pièce, à la même heure, par un beau dimanche ensoleillé. Et, comme la première fois, je m'émer-veillais devant la vue du fleuve et de la colline en face.

Dans l'univers où je vivais aujourd'hui, qui était loin d'être paisible, contempler ce paysage était aussi apaisant qu'une halte dans une oasis.

Je gagnai la première manche. Scan gagna la deuxième. Nous décidâmes de disputer la belle

" très bientôt ".

Avant de regagner mon hôtel, je téléphonai à l'hôpital et m'entretins avec Mme Stroebel. La fièvre de Paulie était tombée.

" Il voudrait vous parler, Ellie. "

Quarante minutes plus tard, j'étais à son chevet.

" Tu as l'air en meilleure forme qu'hier ", lui dis-je.

Il était encore très pâle, mais avait l'œil clair. Il était assis dans son lit, calé contre les oreillers. Il sourit timidement.

" Ellie, vous savez que j'ai vu le pendentif, n'est-ce pas ?

- Quand l'as-tu vu, Paulie ?

- Je travaillais à la station-service. C'était mon premier job, il consistait aussi à laver et à nettoyer les voitures quand elles sortaient de l'atelier de réparation. Un jour, en passant l'aspirateur dans celle de Rob, j'ai trouvé le pendentif coincé dans le siège avant. La chaîne était cassée.

- Tu veux dire que c'était le jour où le corps d'Andréa a été découvert ? "

Cela n'aurait pas de sens, pensai-je. Si Rob était revenu récupérer le pendentif ce même matin, il ne l'aurait jamais laissé dans sa voiture. Il n'était pas stupide à ce point !

Paulie se tourna vers sa mère d'un air implorant.

" Ne t'inquiète pas, Paulie, dit-elle d'un ton apaisant. Tu as pris beaucoup de calmants et tu as du mal à te souvenir de tout. Tu m'as dit que tu avais vu le pendentif à deux reprises. "

Je jetai un regard rapide vers Mme Stroebel. Etait-elle en train de lui souffler la réponse ? Mais Paulie hocha la tête.

" C'est exact. Je l'ai trouvé dans la voiture, la chaîne était cassée, je l'ai donné à Rob et il m'a donné dix dollars de pourboire. Je les ai mis avec l'argent que j'économisais pour l'anniversaire de tes cinquante ans.

- Je m'en souviens, Paulie.

- A quelle date fêtiez-vous votre anniversaire, madame Stroebel ? demandai-je.

- Le 1er mai. Le mois de mai avant la mort d'Andréa.

- Le mois de mai avant la mort d'Andréa ! "

Je restai interloquée. Ainsi, il n'avait pas acheté ce bijou pour elle. Une autre fille l'avait égaré dans sa voiture et il l'avait offert à Andréa après avoir pris soin d'y faire graver leurs initiales.

" Paulie, te souviens-tu avec précision de ce pendentif?

- Oui. Il était très joli. En forme de cœur, en or et incrusté de trois petites pierres bleues. "

C'était exactement la description que j'en avais faite à la barre.

"Paulie, continuai-je. Est-ce que tu as revu ce pendentif ?

- Oui. Andréa était très gentille avec moi. Elle est venue me dire que j'étais drôlement bon au football et que j'avais fait gagner l'équipe. C'est alors que j'ai décidé d'aller lui demander de m'accompagner à la fête de Thanksgiving. Je me suis dirigé vers votre maison et j'ai vu Andréa pénétrer dans le bois. Je l'ai rattrapée aux abords de la maison de Mme Westerfield. Elle portait le pendentif et j'ai compris que Rob le lui avait offert. Je ne l'aimais pas. Il m'avait donné un gros pourboire, mais je ne l'aimais pas. Sa voiture était toujours cabossée parce qu'il conduisait beaucoup trop vite.

- Est-ce que tu l'as vu ce jour-là ?

- J'ai demandé à Andréa si je pouvais lui parler, mais elle a dit non, qu'elle était pressée. Je suis retourné dans le bois et je l'ai regardée entrer dans le garage. Rob Westerfield est arrivé quelques minutes après.

- Dis à Ellie la date à laquelle ça s'est passé, Paulie.

- C'était une semaine avant qu'Andréa soit assassinée dans le garage. "

Une semaine avant !

" Deux jours avant sa mort, je lui ai parlé à nouveau. Je lui ai dit que Rob n'était pas un type bien, qu'elle ne devrait pas lui donner rendez-vous dans le garage et que son père serait furieux s'il l'appre-nait. "

Paulie planta ses yeux dans les miens.

" Votre père était très chic avec moi, Ellie. Il me donnait toujours un pourboire quand je faisais le plein de sa voiture, et il me parlait de football. Il était vraiment gentil.

- Est-ce le jour où tu as invité Andréa à t'accom-pagner à cette fête que tu l'as mise en garde contre Rob?

- Oui, et elle m'a demandé de ne pas parler de Rob à son père.

- Et tu n'as plus jamais revu le pendentif?

- Non.

- Et tu n'es jamais retourné au garage ?

- Non. "

Paulie ferma les yeux et son visage se creusa sous l'effet de la fatigue. Je posai ma main sur la sienne.

" Paulie, je ne veux pas que tu t'inquiètes davantage. Je te promets que tout va s'arranger, que bientôt tout le monde saura que tu es un honnête homme, bon et sensible. Et intelligent par surcroît.

Alors que tu n'étais qu'un gosse, tu as su mesurer le degré de perversité de Rob Westerfield. Or, beaucoup de gens par ici sont encore incapables de le voir tel qu'il est.

- Paulie a l'intelligence du cœur", fit Mme Stroebel à voix basse.

Paulie ouvrit les yeux.

"J'ai tellement sommeil. Vous ai-je parlé du pendentif?

- Oui, tu en as parlé. "

Mme Stroebel m'accompagna jusqu'à l'ascenseur.

" Ellie, même lors du procès, ils ont tout fait pour que Paulie soit accusé de la mort d'Andréa. J'étais terrorisée. C'est pourquoi je lui ai conseillé de ne jamais parler du pendentif.

- Je comprends.

- Vous savez, un enfant un peu retardé aura toujours besoin d'être protégé, même devenu adulte.

Vous avez entendu l'avocat des Westerfield à la télévision affirmant devant tout le monde que, s'il obtenait la révision du procès, il prouverait que Paulie avait tué Andréa. Est-ce que vous imaginez Paulie à la barre des témoins, face à cet homme déterminé à s'acharner sur lui ? "

Cet homme, William Hamilton.

" Non. "

Je l'embrassai sur la joue.

" Paulie a de la chance de vous avoir, madame Stroebel. "

Elle me rendit mon sourire.

" Il a de la chance de vous avoir, Ellie. "

A dix-neuf heures, je passai devant notre ancienne maison en allant dîner chez Mme Hilmer. Ce n'était pas fortuit et je le savais. Toutes les lumières étaient allumées ce soir, et avec la lune qui brillait au-dessus des bois à l'arrière-plan, elle aurait pu figurer sur la couverture d'un magazine de décoration. C'était la maison dont ma mère avait toujours rêvé, l'exemple parfait de la ferme rénovée.

Ma chambre était autrefois située en façade, au-dessus de l'entrée, et j'aperçus une silhouette qui se déplaçait entre les deux fenêtres. Les Kelton, actuels propriétaires de la maison, étaient un couple d'une cinquantaine d'années. Je n'avais vu qu'eux la nuit de l'incendie, mais peut-être avaient-ils des enfants que ni les sirènes de la police ni celles des pompiers n'étaient parvenues à réveiller.

Je me demandai si l'occupant de ma chambre aimait comme moi se réveiller tôt et paresser au lit en attendant le lever du soleil.

La maison de Mme Hilmer était également éclairée. Je m'engageai dans l'allée, qui ne conduisait plus qu'à un seul endroit désormais. Mes phares illuminèrent les restes calcinés du garage au passage. Pour une raison inconnue, je me rappelais les bougeoirs et la coupe de fruits décoratifs qui ornaient joliment la table du séjour. Ils étaient sans valeur, mais avaient été choisis avec goût.

D'ailleurs, tout dans l'appartement avait été choisi avec beaucoup de soin. Si Mme Hilmer déci-dait de reconstruire ce bâtiment, elle aurait du mal à remplacer ce genre d'objets.

C'est avec cette pensée à l'esprit que j'arrivai chez elle, prête à me confondre en excuses. Mais elle me coupa la parole :

" Vas-tu cesser de te tourmenter pour ce garage ?

me gronda-t-elle en m'embrassant. Ellie, cet incendie était volontaire.

- Je sais. Vous ne m'en croyez pas responsable, n'est-ce pas ?

- Seigneur, non ! Ellie, lorsque Brian White a déboulé chez moi en trombe, t'accusant pratiquement d'être une pyromane, je lui ai dit son fait. Si cela peut te réconforter, il a insinué que j'avais purement et simplement imaginé avoir été suivie sur le trajet de la bibliothèque. Et là aussi, je l'ai remis vertement à sa place. Mais Ellie, c'est terrible de penser que l'individu qui s'est introduit dans l'appartement pendant que tu dînais chez moi a volé des serviettes pour que l'on te soupçonne d'être l'auteur de l'incendie.

- Je prenais des serviettes dans l'armoire à linge tous les jours. Je n'ai jamais remarqué qu'il en manquait cinq ou six.

- Comment l'auriez-vous pu ? Il y en avait une telle quantité. Pendant une période de ma vie, j'ai été tout bonnement incapable de résister à une pro-motion, et aujourd'hui il me reste assez de serviettes pour durer jusqu'à la fin des temps. Bon, le dîner est prêt et tu dois mourir de faim. Passons à table. "

Crevettes à la créole et salade verte, le tout généreusement servi. C'était exquis.

" Deux repas délicieux en une seule journée, je suis gâtée ", fis-je en souriant.

Je demandai des nouvelles de sa petite-fille dont j'appris qu'elle se remettait rapidement de sa fracture du poignet.

" Ces quelques jours avec elle ont été merveilleux, et le bébé est adorable, mais je dois avouer que j'étais contente de rentrer chez moi. J'ai perdu l'habitude de me lever à cinq heures pour faire chauffer un biberon. "

Elle me raconta qu'elle avait consulté mon site.

Manifestement, il ne restait plus rien du sentiment d'indulgence qu'elle avait pu éprouver pour Rob Westerfield. " Lorsque j'ai lu le témoignage de la psychologue, racontant la façon dont Rob lui avait tordu le bras au restaurant, j'ai été profondément choquée. Janey a travaillé elle aussi comme serveuse pour payer ses études et mon sang n'a fait qu'un tour en imaginant qu'elle aurait pu être ainsi mal-menée.

- Attendez de lire la suite. Il s'est véritablement déchaîné sur un élève de sa classe quand il était au collège d'Arbinger.

- De mal en pis ! J'ai appris ce qui était arrivé à Paulie. C'est navrant.

- Il se rétablit peu à peu. Je suis allée le voir cet après-midi. "

Je m'interrompis. Devais-je partager avec elle les révélations de Paulie à propos du pendentif? Je n'hésitai pas longtemps. J'avais une totale confiance en Mme Hilmer et elle était un excellent baromètre de l'opinion locale. Elle avait toujours pensé que le pendentif était un produit de mon imagination. Ce serait intéressant de voir sa réaction à présent.

Elle laissa son café refroidir pendant qu'elle m'écoutait d'un air grave.

" Ellie, je comprends que Mme Stroebel ait empêché Paulie de mentionner ce pendentif. Cette histoire aurait pu se retourner contre lui.

- Je sais. Paulie a admis qu'il l'avait eu en sa possession, qu'il l'avait rendu à Rob, s'était ému en le voyant au cou d'Andréa et l'avait suivie jusqu'au garage. " Je m'interrompis et plantai mon regard dans le sien. " Madame Hilmer, croyez-vous que les choses aient pu se dérouler ainsi ?

- Je crois surtout que malgré l'argent de la famille, Rob Westerfield est un type aussi pingre et méprisable que pervers. Il avait offert à Andréa un bijou qu'une autre fille avait sans doute perdu dans sa voiture. Je parie qu'il l'avait fait graver pour pas cher dans un centre commercial et avait fait mine de lui faire un cadeau de prix.

- J'ai songé un instant à rechercher la personne qui l'avait gravé. Mais après tant d'années, c'est pratiquement impossible. Toutes les petites bijouteries des centres commerciaux exécutent ce genre de travail.

- Si je comprends bien, tu ne sais quoi faire de cette information concernant le pendentif ?

- En effet. J'étais si contente de voir confirmé mon souvenir de son existence que je n'y ai même pas réfléchi. Ce bijou est une arme à double tran-chant, et devant un tribunal c'est Paulie qui en pâti-rait. "

Je lui racontai alors ma rencontre avec Alfie et l'existence du plan.

"A l'époque, tout le monde ici a pensé que l'agression dont Mme Westerfield avait été victime était un coup monté par un proche, dit-elle d'un ton écœuré. Mme Dorothy Westerfield est une femme éminemment respectable, élégante, intelligente et très cultivée. Songer que son unique petit-fils ait pu préméditer son assassinat dépasse l'enten-dement. Il m'arrivait de la rencontrer en ville avec Rob avant qu'il ne soit arrêté. Il était aux petits soins pour elle. Tu lui aurais donné le bon Dieu sans confession.

- Cette histoire va bientôt se retrouver sur mon site, ainsi que le plan, si Alfie m'y autorise. Lorsque Mme Westerfield en prendra connaissance, peut-

être sera-t-elle enfin convaincue. "

Lorsque j'en vins à la conduite de Will Nebels au restaurant, elle bondit d'indignation.

" Et tu dis qu'un tel individu pourrait être un témoin fiable dans un nouveau procès ?

- Pas nécessairement fiable, mais il pourrait néanmoins causer des dommages considérables en montant l'opinion publique contre Paulie. "

Sans écouter ses protestations, je débarrassai la table, m'armai d'un torchon et nettoyai la cuisine avec elle.

"Avez-vous l'intention de faire reconstruire le garage et de réaménager l'appartement ? " demandai-je.

Elle sourit.

" Ellie, je préfère que ma compagnie d'assurances ne m'entende pas, mais cet incendie a été une aubaine pour moi. J'étais bien assurée et je dispose maintenant d'un deuxième terrain constructible à l'endroit de l'annexe. Janey a envie de venir vivre ici. Elle aimerait que son enfant y grandisse. Si je leur fais cadeau du terrain, ils y feront bâtir une maison et j'aurai ma famille près de moi. "

Je ris.

" Dans ce cas, je me sens beaucoup moins coupable! " Je repliai le torchon. "Je vais vous quitter à présent. J'ai rendez-vous demain à l'Institution Carrington, dans le Maine. Je compte creuser un peu plus le glorieux passé de Rob Westerfield.

- Ellie, Janey et moi avons lu les journaux et les minutes du procès. C'est un rappel douloureux de l'épreuve que vous avez tous traversée. "

Mme Hilmer m'accompagna jusqu'à la penderie d'où elle décrocha ma veste de cuir. En l'enfilant, je m'aperçus que j'avais oublié de lui demander si le prénom de Phil évoquait quelque chose pour elle.

" Madame Hilmer, un jour où il était sous l'emprise de la drogue, en prison, Rob Westerfield aurait avoué avoir battu à mort un homme du nom de Phil. Avez-vous jamais connu ou entendu parler de quelqu'un portant ce nom, qui aurait disparu ou été victime d'un meurtre ?

- Phil ? " répéta-t-elle en se concentrant. " Il y a bien eu Phil Oliver qui s'est disputé avec les Westerfield lorsqu'ils ont refusé de renouveler son bail.

Mais il a déménagé.

- Savez-vous ce qu'il est devenu ?

- Non, mais je pourrais le savoir. Sa famille et lui avaient des amis proches dans les environs qui sont sans doute restés en contact avec lui.

- Pourriez-vous vous renseigner pour moi ?

- Naturellement. "

Elle ouvrit la porte, puis hésita.

" Il me semble avoir entendu ou lu quelque chose à propos de quelqu'un de jeune qui s'appelait Phil et qui est mort il y a quelque temps... J'ai oublié comment je l'ai appris, mais c'était une histoire très triste.

- Réfléchissez, madame Hilmer. C'est très important.

- Phil... Phil.... Vraiment, je ne me rappelle pas. "

Je dus me contenter de ce maigre renseignement.

En quittant Mme Hilmer, je lui conseillai néanmoins de cesser d'y penser et de laisser son subconscient travailler.

J'allais bientôt coincer Rob Westerfield. J'en avais l'intuition.

La personne qui me suivait en voiture ce soir se montrait beaucoup plus discrète que ne l'avait été Teddy. Elle conduisait tous feux éteints. J'eus la confirmation de sa présence lorsque je dus m'arrêter pour laisser passer le flot de la circulation avant de m'engager dans l'allée de l'hôtel, la forçant à stopper derrière moi.

Je me retournai, essayai d'apercevoir le conducteur. La voiture était une berline de couleur sombre, et je savais que ce n'était pas Teddy qui se trouvait au volant.

Un autre véhicule arrivait en sens inverse dans l'allée, quittant l'hôtel, et ses phares éclairèrent comme en plein jour le visage que je cherchais à distinguer.

Ce soir c'était mon père qui voulait s'assurer que je rentrais sans encombre. Nos regards se croisèrent pendant une fraction de seconde, puis je tournai sur la gauche dans l'allée et il continua son chemin.

ALFIE me téléphona le lundi matin dès sept heures. " Toujours acheteuse ?

- Oui. Ma banque est l'Oldham-Hud-

son, dans Main Street. J'y serai à neuf heures, retrouvez-moi à neuf heures cinq dans le parking.

- O.K. "

Il arriva au moment où je sortais de la banque et se gara à côté de ma voiture. Personne ne pouvait nous voir depuis la rue.

Il abaissa sa vitre.

" Passez-moi le fric. "

Je lui tendis la liasse de billets.

Il les compta.

" C'est bon, dit-il. Voilà le plan. "

Je l'examinai soigneusement. A la lumière du jour, sachant que tout avait été manigancé par le petit-fils de la victime et que ledit petit-fils avait alors dix-sept ans, il me parut encore plus effrayant. Je me sentais prête à payer n'importe quelle somme pour obtenir d'Alfie l'autorisation de diffuser ce document sur mon site.

" Alfie, il y a prescription, vous le savez. Même si les flics étaient mis au courant, vous ne risqueriez rien. Mais si je diffuse ce plan sur mon site et raconte ce que vous m'avez appris, Mme Westerfield pourrait choisir de léguer sa fortune à des organismes de charité au lieu de la laisser à Rob. "

Je me tenais debout à côté de la camionnette. Il était assis à l'intérieur, une main posée sur le volant.

Il était tel que la vie l'avait fait : un homme ayant toujours travaillé dur et à qui la chance n'avait pas souvent souri.

" Ecoutez, je préfère courir le risque que Westerfield s'en prenne à moi plutôt que de l'imaginer roulant sur l'or. Allez-y.

- Vous êtes sûr ?

- Certain. Ce sera une façon de venger Skip. "

Me souvenant des encombrements qui m'avaient retardée sur la route de Boston, j'avais prévu un délai confortable pour mon rendez-vous dans le Maine avec Jane Bostrom, la responsable des admissions à Carrington.

J'arrivai suffisamment en avance à Rockport pour avaler un croque-monsieur et boire un Coca dans une cafétéria à quelques centaines de mètres de l'école. Rassasiée, je me sentis prête à la confrontation.

L'accueil de Mme Bostrom fut cordial, mais réservé, et je compris qu'elle se montrerait peu coopérative et ne ferait aucun effort pour me communiquer les informations que j'espérais.

Assise à sa table de travail, elle me désigna une chaise en face d'elle. Son bureau possédait un espace réservé aux visiteurs, meublé d'un canapé et de plusieurs fauteuils, mais elle ne m'invita pas à m'y installer avec elle.

Je ne m'attendais pas à la trouver aussi jeune, à peine trente-cinq ans, avec une chevelure sombre et de grands yeux gris au regard circonspect. Lors de notre brève conversation téléphonique, j'avais senti qu'elle était extrêmement fière de son école et ne laisserait pas une vulgaire journaliste dénigrer l'institution à cause d'un seul étudiant.

" Madame Bostrom, commençai-je, je préfère jouer cartes sur table. Rob Westerfield a passé deux années à Carrington. Il avait été renvoyé du précédent établissement après avoir agressé un autre étudiant. Il avait quatorze ans à l'époque où s'est produit cet incident.

" A l'âge de dix-sept ans, il a tenté de faire assassiner sa grand-mère. Blessée de trois coups de feu, elle a survécu par miracle. A dix-neuf ans, il a mis fin aux jours de ma sœur en lui fracassant le crâne.

Il est possible qu'il ait fait une troisième victime, et c'est ce que je cherche à savoir. "

Je vis la consternation et le désarroi envahir son visage. Elle réfléchit un long moment avant de me répondre :

" Mademoiselle Cavanaugh, ces informations sur Rob Westerfield sont terribles, cependant une chose est claire : j'ai son dossier sous les yeux et il ne contient rien, absolument rien, qui puisse indiquer de graves troubles comportementaux pendant son séjour ici.

- Connaissant ses dispositions à la violence, j'ai du mal à croire qu'il ait pu passer deux ans sans commettre d'infraction majeure. Puis-je vous demander depuis combien de temps vous travaillez à Carrington, madame Bostrom ?

- Cinq ans.

- Dans ces conditions, les seules indications dont vous disposez sont contenues dans un dossier qui peut avoir été plus ou moins modifié.

- Je m'en tiens aux documents que j'ai devant moi.

- Puis-je encore vous demander si les Westerfield ont fait des donations importantes à Carrington ?

- A l'époque où Rob était chez nous, ils ont contribué à rénover le centre d'athlétisme.

- Je vois.

- J'ignore ce que vous voyez, mademoiselle Cavanaugh. Il faut que vous compreniez que beaucoup de nos pensionnaires ont souvent traversé des moments difficiles et ont besoin d'assistance et de soutien affectif. Ils ont parfois été l'enjeu de divorces douloureux. Quand ce n'est pas l'un ou l'autre de leurs parents qui a simplement disparu de leur vie. Vous seriez étonnée de constater à quel point un enfant peut perdre le sens de sa propre valeur. "

" Oh non ! je ne serais pas étonnée du tout, pensai-je. En fait, je suis la première à en être consciente. "

" Certains de nos élèves ont des relations conflic-tuelles avec leurs camarades ou leurs professeurs, voire avec les deux.

- C'était apparemment le problème de Rob Westerfield, dis-je. Malheureusement pour les autres, sa famille a toujours tenté d'étouffer les faits ou de le tirer d'affaire en payant.

- Sachez que notre institution suit des règles très strictes. Nous pensons que, pour résoudre un problème affectif, il est indispensable de développer la notion de valeur personnelle. Nous atten-dons de nos élèves qu'ils aient de bons résultats scolaires, pratiquent un sport, aient d'autres activités et adhèrent aux programmes d'intérêt général que propose l'école.

- Et Rob Westerfield a rempli tous ces critères à la satisfaction de l'institution ? "

J'aurais mieux fait de me mordre la langue. Jane Bostrom m'avait courtoisement accordé une interview et elle avait répondu à mes questions. Toutefois, il était clair que si Rob Westerfield avait eu des problèmes à l'intérieur de ces murs, ils n'étaient pas mentionnés dans son dossier.

" Rob Westerfield a rempli ces critères pour notre plus grande satisfaction.

- Détenez-vous une liste des élèves qui se trouvaient ici en même temps que lui ?

- Naturellement.

- Puis-je la consulter ?

- Dans quel but ?

- Madame Bostrom, alors qu'il était sous l'emprise de la drogue, Rob Westerfield a déclaré à un de ses codétenus : "J'ai tabassé Phil à mort et j'ai trouvé ça jouissif." Etant donné qu'il avait agressé un autre élève dans son école précédente, il n'est pas impossible qu'il ait eu une altercation avec un certain Phil, ou Philip. "

L'inquiétude assombrit son regard tandis qu'elle mesurait peu à peu ce qu'impliquaient mes propos.

Elle se leva.

" Mademoiselle Cavanaugh, le Pr Douglas Dittrick enseigne à Carrington depuis quarante ans. Je vais le prier de nous rejoindre. Je vais aussi demander la liste des pensionnaires qui séjournaient ici pendant cette période. Je crois préférable d'aller dans la salle de conférences. Nous y serons mieux pour étaler ces registres sur la table et les consulter. "

Le Pr Dittrick fit répondre qu'il était en train de donner un cours et nous rejoindrait dans une quinzaine de minutes.

" C'est un professeur merveilleux, me dit Jane Bostrom en ouvrant les registres. Je crois que si le toit s'écroulait, il ne bougerait pas avant d'avoir terminé sa classe. "

Elle semblait maintenant plus à l'aise avec moi et désireuse de m'aider.

" Philip peut être un premier ou un second prénom, dit-elle. Beaucoup de nos élèves sont connus sous leur second prénom qu'ils ont hérité de leur père ou de leur grand-père. "

L'Institution comptait environ six cents élèves à l'époque où Rob Westerfïeld y faisait ses études. Il me suffit d'un coup d'œil pour constater que Philip n'était pas un prénom répandu. Les plus usuels, James, John, Mark, Michael, apparaissaient au contraire régulièrement sur les listes.

D'autres encore. Des William, Hugo, Charles, Richard, Henry...

Apparut enfin un Philip.

" En voici un ! m'exclamai-je. Il venait d'entrer en première au collège quand Westerfïeld était en terminale. "

Jane Bostrom se leva et vint regarder par-dessus mon épaule.

" Il fait partie du conseil d'administration aujourd'hui ", dit-elle.

Je poursuivis ma recherche.

Le Pr Dittrick vint nous rejoindre, encore vêtu de sa robe de professeur.

" Qu'y a-t-il de si important, Jane ? " demanda-t-il.

Elle nous présenta et lui expliqua la situation. De taille moyenne, il avait approximativement soixante-dix ans, un visage d'intellectuel et une poignée de main énergique.

"Je me souviens de Westerfïeld, bien entendu. Il avait obtenu son diplôme deux ans à peine avant de tuer cette jeune fille.

- Cette jeune fille était la sœur de Mlle Cavanaugh, l'interrompit vivement Jane Bostrom.

- Je suis navré, mademoiselle. Ce fut une affreuse tragédie. Et, aujourd'hui, vous voulez savoir si nous avions un dénommé Phil parmi nos élèves à cette époque qui aurait été victime d'un meurtre ?

- C'est cela. Je conçois que cette question peut paraître extravagante, mais c'est une piste qu'il me faut explorer.

- Je comprends. " Il se tourna vers Jane Bostrom : "Jane, nous pourrions demander à Corinne de venir nous retrouver si elle est libre. Elle ne dirigeait pas encore le club de théâtre à cette époque, mais elle faisait partie du personnel. Demandez-lui d'apporter les programmes des représentations auxquelles a participé Westerfïeld. J'ai le vague souvenir qu'il y avait quelque chose de bizarre dans la façon dont son nom y était mentionné. "

Corinne Barsky arriva vingt minutes plus tard.

Svelte et alerte, frisant la soixantaine, elle attirait tout de suite la sympathie, avec ses yeux noirs au regard vif et sa voix chaleureuse. Elle apportait les programmes requis.

Jusque-là nous avions repéré deux anciens élèves qui portaient Philip en premier prénom, et un autre pour lequel il s'agissait du second prénom.

Le premier de la liste, comme me l'avait dit Jane Bostrom, était actuellement l'un des administra-teurs de l'école. Le Pr Dittrick se souvint que celui qui portait Philip en second prénom avait assisté au vingtième anniversaire de sa classe deux ans plus tôt.

Il n'en restait qu'un à vérifier. La secrétaire de Jane Bostrom consulta son ordinateur. Ledit Phil vivait à Portland, dans l'Oregon, et effectuait des versements annuels à l'association des anciens élèves. Le dernier datait de juin précédent.

"Je crains de vous avoir fait perdre votre temps, dis-je en m'excusant. Puis-je jeter un bref coup d'oeil aux programmes de théâtre avant de vous débarrasser de ma présence ? "

Dans chacun d'eux, Rob Westerfïeld tenait le rôle masculin principal.

"Je me souviens de lui, me dit Corinne Barsky. Il était naturellement excellent. Suffisant, arrogant à l'égard des autres élèves, mais bon acteur.

- Vous n'avez donc eu aucun problème avec lui ? demandai-je.

- Oh, je me rappelle une dispute avec le directeur. Il voulait garder ce qu'il appelait son nom de scène, au lieu du nom de son personnage dans la pièce. Le directeur avait refusé.

- Quel était son nom de scène ?

- Laissez-moi rassembler mes souvenirs.

- Corinne, n'y a-t-il pas eu une histoire à propos d'une perruque, ou d'un truc de ce genre ? interrogea le Pr Dittrick.

- Si. Rob Westerfïeld tenait à porter une perruque qu'il avait utilisée lors d'un spectacle donné dans son collège précédent. Le directeur n'a pas voulu. Pendant la représentation, il sortait de la loge avec cette perruque sur la tête et ne la troquait qu'au dernier moment contre celle qu'il devait porter. Je crois qu'il la portait également dans le campus. Il était sans cesse collé pour cette raison. "

Jane Bostrom me regarda.

" Ce n'est pas mentionné dans son dossier, dit-elle.

- Il a été expurgé, naturellement, dit le Pr Dittrick d'un ton impatient. Pourquoi croyez-vous que le centre sportif a été entièrement rénové à cette époque ? Il a suffi que le président Egan laisse entendre à M. Westerfïeld que son fils serait peut-

être plus heureux dans un autre établissement. "

Jane Bostrom me lança un regard affolé. Je la rassurai :

" Ne vous inquiétez pas, ceci restera confidentiel. "

Je pris mon sac et en sortis mon portable.

"Je vais vous laisser à présent, leur dis-je, mais auparavant je dois passer un coup de téléphone. Je suis en contact avec Christopher Cassidy, qui a connu Westerfield au collège d'Arbinger. Plus précisément, c'est lui qui s'est fait agresser par Rob à l'époque. M. Cassidy m'a raconté que ce dernier utilisait parfois dans la vie courante son nom de théâtre. Il essaye de retrouver quel était ce fameux pseudonyme. "

Je composai le numéro.

" Cassidy Investment Firm ", répondit la réceptionniste.

La chance me souriait. Christopher Cassidy venait de rentrer de voyage et je fus mise tout de suite en communication avec lui.

"J'ai vérifié ce que vous m'aviez demandé, dit-il d'un ton triomphant. J'ai retrouvé le nom du personnage dont il jouait le rôle, le nom qu'il aimait prendre. "

" Ça y est, je me souviens de ce nom ! " s'écria Corinne Barsky tout excitée au même moment.

Ils le prononcèrent ensemble, Cassidy au téléphone depuis Boston, elle à quelques pas de moi.

" C'est Jim Wilding. "

Jim ! C'était donc Rob qui avait dessiné le plan !

" Ellie, j'ai un appel sur une autre ligne, s'excusa Cassidy.

- Je vous en prie. Vous m'avez dit ce que je voulais savoir.

- Ce que vous avez écrit à mon propos est parfait. Publiez-le sur votre site. Je vous soutiendrai. "

Il raccrocha.

Corinne Barsky compulsait un des programmes.

"Voilà qui peut vous intéresser, mademoiselle Cavanaugh. Le directeur demandait à chaque membre de la troupe d'apposer sa signature sur le programme en face de son nom. "

Elle me tendit un programme, le doigt pointé sur une signature. Comme par défi, Rob Westerfield n'avait pas signé de son nom, mais : "Jim Wilding. "

Je restai à contempler ces deux mots pendant une longue minute.

" Pourrais-je avoir une copie de ce programme ?

demandai-je. Et je vous en prie, prenez soin de l'original. A dire vrai, mieux vaudrait le conserver dans un coffre. "

Vingt minutes plus tard, assise dans ma voiture, je comparai la signature du plan et celle du programme.

Bien que n'étant pas graphologue, il me parut évident que les deux "Jim " avaient été signés de la même main.

Je repris le long trajet de retour jusqu'à Oldham, me réjouissant à la pensée de les présenter côte à côte sur mon site.

Mme Dorothy Westerfield serait obligée d'affronter la réalité. Son petit-fils avait bel et bien eu l'intention de la tuer.

J'avoue que j'éprouvais une certaine satisfaction en songeant que, grâce à moi, des organismes de charité, fondations médicales, bibliothèques et universités allaient se trouver beaucoup, beaucoup plus riches.

C'EST la sonnerie de mon téléphone portable qui me réveilla le mardi matin. Tout en marmonnant un " Allô " ensom-meillé, je consultai ma montre. Déjà neuf heures !

" Vous avez dû faire la fête, hier soir. "

C'était Pète.

" Voyons, dis-je. Autant que je m'en souvienne, j'ai roulé du Maine jusqu'au Massachusetts, et traversé l'Etat de New York. La soirée la plus excitante de ma vie.

- Peut-être êtes-vous trop fatiguée pour conduire jusqu'à Manhattan aujourd'hui.

- Peut-être essayez-vous plutôt de me dissuader de venir vous rendre visite, insinuai-je, tout à fait réveillée à présent et sentant la déception et la colère me gagner.

- Mon intention était de passer vous prendre à Oldham, et de trouver un endroit où nous pourrions dîner.

- Voilà qui est différent, dis-je, rassérénée. Je connais un très bon restaurant, à un quart d'heure de mon hôtel.

- Parfait. Indiquez-moi la route à prendre. "

Je lui donnai des instructions précises.

" Ellie, dit-il, vous êtes une des rares femmes que je connaisse qui sache décrire clairement un itiné-raire. Est-ce moi qui vous l'ai appris ? Ne vous donnez pas la peine de répondre. Je serai là vers dix-neuf heures. "

Clic.

Je fis monter mon petit déjeuner dans ma chambre, pris une douche, me lavai les cheveux, téléphonai à un salon de beauté, et convins d'un rendez-vous à seize heures. Je m'étais cassé plusieurs ongles en tombant dans le parking et j'avais besoin d'une bonne manucure.

Je pris même le temps d'inspecter ma garde-robe succincte, finis par choisir le tailleur-pantalon couleur feuille morte avec col et poignets en astrakan.

Je l'avais acheté sur un coup de cœur en fin de saison l'année passée, et n'avais pas encore eu l'occasion de le porter.

J'avais envie de paraître à mon avantage devant Pète.

En vérité, la perspective de passer une soirée agréable était une source de réconfort. Je savais que la tâche qui m'attendait au préalable serait très éprouvante. Je devais relater le récit d'Alfie concernant le cambriolage et établir le lien entre la signature du plan par un certain Jim et l'utilisation que Rob Westerfield avait faite de ce même prénom quand il faisait du théâtre.

Une épreuve émotionnelle. Car il était malheureusement certain que si Westerfield avait été condamné pour ce délit, Andréa ne l'aurait pas connu et ne serait pas morte.

Il se serait retrouvé en prison. Elle aurait grandi, serait allée à l'université et, comme Joan, se serait probablement mariée et aurait eu des enfants. Ma mère et mon père habiteraient toujours notre jolie ferme. Papa aurait fini par aimer cette maison et comprendre qu'ils avaient fait une excellente affaire.

Quant à moi, j'aurais grandi dans une famille heureuse. Mon choix d'étudier le journalisme n'ayant aucun rapport avec la mort d'Andréa, j'aurais sans doute exercé le même métier, une profession qui m'avait toujours attirée. Je ne serais sans doute pas mariée. J'ai toujours voulu m'affirmer professionnellement avant de m'engager.

Si Rob avait été condamné, je n'aurais pas passé ma vie à pleurer ma sœur.

Et aujourd'hui, même si je parvenais à convaincre la grand-mère de Rob et le reste du monde de sa culpabilité, il s'en tirerait de toute manière... dans ce cas il y avait prescription.

Même si la vieille dame modifiait son testament, le père de Rob était lui aussi suffisamment fortuné pour que son fils continue à mener une existence confortable.

Et s'il y avait un second procès, l'histoire de ce menteur de Will Nebels pourrait jeter parmi les jurés un doute suffisant pour que Westerfield soit acquitté.

Et il sortirait complètement blanchi.

"J'ai tabassé Phil à mort et j'ai trouvé çajouissif. "

Il n'y avait qu'une façon de renvoyer Rob Westerfîeld derrière les barreaux, c'était de trouver qui était Phil, son autre victime. Heureusement, la prescription ne s'appliquait pas aux homicides.

A quinze heures trente, j'étais prête à transférer sur mon site tout ce que je venais d'écrire : le récit de Christopher Cassidy concernant son agression, l'obstination de Rob à vouloir qu'on l'appelle Jim, même en dehors de la scène, et le rôle qu'il avait joué dans la tentative de meurtre de sa grand-mère.

J'ajoutai que William Hamilton, Esquire, l'avocat commis d'office, avait détruit le plan original, preuve de la culpabilité de Westerfield. Je terminai en insérant les reproductions du plan et du programme de théâtre. Sur l'écran, la similitude entre les deux signatures était frappante.

Je jetai un dernier regard satisfait à l'ensemble, appuyai sur la touche " Envoi " de l'ordinateur et, l'instant d'après, mon récit figurait sur l'Internet.

IL était seize heures quarante-cinq lorsque je regagnai mon hôtel. L'industrie des cosméti-ques ferait rapidement faillite si elle devait compter sur des clientes telles que moi. Mes quelques produits de maquillage avaient disparu dans l'incendie. J'avais bien acheté un boîtier de poudre compacte et un tube de rouge à lèvres depuis, pourtant me réapprovisionner en mascara et fard à joues n'aurait pas été du luxe.

Dormir jusqu'à neuf heures n'avait pas suffi à réparer ma fatigue et je voulais faire une sieste avant de m'habiller pour mon rendez-vous avec Pète.

Eprouvait-on ce sentiment avant de franchir la ligne d'arrivée ? Celui du coureur de marathon qui sait que la victoire est proche. On dit que, pendant quelques secondes, l'athlète ralentit, rassemble ses forces, puis se lance dans le sprint final.

C'était exactement ce que je ressentais. J'avais envoyé Rob Westerfield dans les cordes et j'étais convaincue que j'allais bientôt apprendre la vérité sur son agression contre Phil et l'endroit où elle avait eu lieu. Dans ce cas, il était bon pour retourner à Sing-Sing.

"J'ai tabassé Phil à mort et j'ai trouvé çajouissif. "

Alors, une fois qu'il aurait été traduit devant les assises, quand le Comité pour la justice en faveur de Rob aurait été dissous et serait retombé dans l'oubli, alors, et seulement alors, je pourrais m'avancer timidement vers l'avenir.

Ce soir j'avais un rendez-vous qui me tenait à cœur. Où cela me mènerait-il ? Je l'ignorais et ne regardais pas si loin. Mais, pour la première fois de ma vie, je commençais à m'intéresser au lendemain, ma dette envers le passé était presque acquittée. Un sentiment d'espoir m'habitait.

Je franchis la porte de l'hôtel et me trouvai nez à nez avec mon demi-frère, Teddy.

Il ne souriait pas cette fois. Il paraissait embarrassé mais déterminé, et me salua d'un ton abrupt :

" Ellie, j'ai à te parler.

- J'ai proposé à votre frère de patienter dans le jardin d'hiver, mais il craignait de vous rater ", dit Mme Willis.

C'est plutôt moi qui l'aurais raté, pensai-j'e. J'aurais filé en douce dans ma chambre si j'avais su qu'il m'attendait.

Peu désireuse qu'elle entende ce qu'il avait à me dire, je le précédai dans la petite véranda. Il referma la porte et nous nous regardâmes.

" Teddy, commençaije, écoute-moi. Je sais que tes intentions sont bonnes. Tout comme celles de ton père. Mais vous ne pouvez pas continuer à me suivre ainsi. Je ne risque rien et je peux parfaitement me débrouiller toute seule.

- Non, tu ne le peux pas ! "

Ses yeux brillaient et il ressembla soudain tellement à mon père que je fus brusquement ramenée des années en arrière, au jour où il avait interdit à Andréa de voir Rob Westerfield.

" Ellie, nous avons lu ce que tu as mis sur ton site cet après-midi. Papa est mort d'inquiétude. Il dit que les Westerfield vont être obligés de t'empêcher de continuer, et qu'ils le feront. Il dit que tu es devenue une véritable menace pour eux, et que tu cours un sérieux danger. Ellie, tu ne peux pas prendre un tel risque. Tu ne peux pas nous faire ça, à papa et à moi. "

Il était tellement bouleversé, tellement véhément que j'eus pitié de lui. Je posai ma main sur son bras.

" Teddy, je ne veux pas vous inquiéter, toi et ton père. Je fais ce que j'ai à faire. Je ne sais comment le formuler, mais je t'en prie, laisse-moi tranquille.

Tu t'es passé de moi jusqu'à aujourd'hui, et ton père m'a abandonnée quand j'étais petite. Pourquoi tant d'histoires ? J'ai essayé de te l'expliquer l'autre jour : tu ne me connais pas. Tu n'as aucune raison de te faire du souci pour moi. Tu es un gentil garçon, mais restons-en là.

- Je ne suis pas seulement un gentil garçon. Je suis ton frère. Que cela te plaise ou non, c'est comme ça. Et arrête de dire "ton père". Tu penses tout savoir, Ellie, mais tu te trompes. Papa n'a jamais cessé d'être ton père. Il m'a toujours parlé de toi, et il a toujours voulu avoir de tes nouvelles.

Il m'a raconté que tu étais une enfant merveilleuse.

Tu l'ignores, mais il a assisté à la remise de ton diplôme quand tu es sortie de l'université, il est resté assis incognito au milieu de l'assistance. Il a pris un abonnement à l'Atlanta News lorsque tu as commencé à y travailler, il lisait chacun de tes articles. Alors, cesse de raconter qu'il n'est pas ton père. "

C'était exactement ce que je ne voulais pas entendre. Je secouai la tête.

" Teddy, tu ne comprends pas. Quand ma mère et moi sommes parties en Floride, il n'a rien fait pour nous retenir.

- Il m'a dit que tu t'étais mis ça en tête, mais ce n'était pas vrai. Il ne voulait pas vous laisser partir.

Il a tout fait pour que vous reveniez. Les rares fois où tu es venue le voir après que ta mère et lui se sont séparés, tu ne lui as presque pas adressé la parole. Que pouvait-il faire ? Ta mère lui a dit qu'ils ne pouvaient plus vivre sous le même toit après un tel chagrin, qu'elle voulait se souvenir uniquement des moments heureux et recommencer une nouvelle vie. Et elle l'a fait.

- Comment sais-tu tout cela ?

- Parce que je le lui ai demandé. Parce que j'ai cru qu'il allait avoir une attaque cardiaque quand il a vu les dernières entrées sur ton site. Il a soixante-sept ans, Ellie, et il souffre d'hypertension.

- Est-il au courant de ta démarche auprès de moi ?

- Je lui ai dit que je venais te voir. Je suis ici pour te supplier de venir habiter à la maison. Si tu refuses, il faut au moins que tu partes d'ici, que tu ailles t'installer dans un endroit sûr, où personne ne te connaîtra. "

Il semblait si sincèrement inquiet que j'eus envie de passer mon bras autour de ses épaules.

" Teddy, il y a des choses que tu ne comprends pas. Je savais qu'Andréa allait sans doute retrouver Rob Westerfield ce soir-là et je me suis tue. Je me le reprocherai toute ma vie. Et maintenant, le jour où Westerfield comparaîtra de nouveau devant la justice, il va chercher à convaincre tout le monde que c'est Paulie Stroebel qui a tué Andréa. Je n'ai pas réussi à sauver ma sœur, je dois tenter de sauver Paulie.

- Papa m'a dit que c'était sa faute si Andréa était morte. Il était rentré tard à la maison. Un de ses collègues venait de se fiancer et il était allé boire une bière avec lui pour fêter l'événement. Il commençait à avoir des soupçons et s'inquiétait qu'Andréa rencontre Westerfield en cachette. Il m'a dit que s'il était rentré plus tôt, il ne lui aurait jamais permis d'aller chez Joan ce soir-là, et qu'au lieu d'aller dans cette maudite cachette, elle serait restée à la maison, en sécurité. "

Il était sincère. Ma mémoire était-elle à ce point infidèle ? Pas tout à fait. Les choses n'étaient pas aussi simples. Mais le sentiment de culpabilité qui m'habitait - si seulement Ellie... - masquait-il une partie de la réalité ? Ma mère avait laissé sortir Andréa alors qu'il faisait déjà nuit. Mon père la soupçonnait de continuer à voir Rob, mais ne l'avait pas encore prise sur le fait. Elle avait insisté pour s'installer dans ce qui était alors une petite agglomération rurale. Il s'était peut-être montré trop sévère avec Andréa, son désir de la protéger avait peut-être amené ma sœur à se rebeller. J'étais sa confidente, celle qui était au courant de ses rendez-vous secrets.

Avions-nous, tous les trois, choisi de nous enfermer dans le chagrin et la culpabilité ? Aurions-nous pu faire un autre choix ?

" Ellie, ma mère est quelqu'un de très gentil. Elle était veuve quand elle a rencontré papa. Elle a connu la douleur de perdre un être cher. Elle voudrait te rencontrer. Elle te plairait.

- Je te promets de venir faire sa connaissance un jour.

- Bientôt.

- Lorsque je serai parvenue au bout de tout ça.

Ce qui ne devrait pas tarder.

- Tu parleras à papa? Tu lui laisseras une chance ?

- Une fois que tout sera fini, nous déjeunerons ou dînerons ensemble. Promis. Ecoute, j'ai rendez-vous ce soir avec Pète Lawlor, quelqu'un avec qui j'ai travaillé à Atlanta. Je ne veux pas que vous me suiviez. Il viendra me prendre ici en voiture et me raccompagnera.

- Papa sera soulagé.

- Teddy, il faut que je monte dans ma chambre à présent, prétextai-je. J'ai des coups de téléphone à donner avant de sortir.

- Il me reste une seule chose à te dire. Un jour papa m'a déclaré : "J'ai perdu une petite fille. Je ne supporterai pas de perdre l'autre." "

Si j'avais espéré qu'un brin de romantisme marquerait notre rencontre, je redescendis vite sur terre. L'accueil de Pète se limita à cette remarque : " Vous avez l'air en pleine forme ", accompagnée d'un rapide baiser sur la joue.

" Et vous, vous êtes d'un chic ! On dirait que vous venez de gagner un quart d'heure d'achats illimités chez Bloomingdale, répliquai-je.

- Vingt minutes, corrigea-t-il. Je meurs de faim Et vous ? "

J'avais réservé chez Cathryn.

" Avant tout, j'ai quelque chose à vous demander, dis-je pendant le trajet.

- N'hésitez pas.

- Ce soir, je n'ai pas envie de m'étendre sur mes faits et gestes des dernières semaines. Puisque vous consultez mon site, vous savez de quoi il retourne.

J'ai besoin de me libérer l'esprit pendant quelques heures. Je préfère que nous parlions de vous. Dites-moi ce que vous avez fait depuis mon départ d'Atlanta. Donnez-moi des détails sur vos divers entretiens. Qu'est-ce qui vous plaît dans votre nouveau job ? Vous pouvez même me raconter comment vous avez choisi cette belle cravate rouge flambant neuve. "

Pète a une façon particulière de hausser un sourcil.

" Vous parlez sérieusement ?

- Très sérieusement.

- Dès l'instant où je l'ai vue, j'ai su qu'il me la fallait.

- Très bien. Je veux en savoir davantage. "

Une fois installés à notre table, nous consultâmes le menu. Saumon fumé et pâtes aux fruits de mer, le tout accompagné d'une bouteille de pinot Grigio.

" C'est pratique d'avoir les mêmes goûts, fit Pète.

Cela facilite le choix du vin.

- La dernière fois que je suis venue dans ce restaurant, j'ai choisi le carré d'agneau ", fis-je remarquer.

Il me lança un regard perplexe.

"J'aime vous taquiner, avouai-je.

- C'est ce que je vois. "

Il se confia à moi pendant le dîner :

" Ellie, je savais que le journal allait changer de mains. Il en est toujours ainsi dans une affaire familiale dès que la nouvelle génération prend le pouvoir. Franchement, je n'avais plus envie de rester.

Dans cette profession, à moins d'avoir des raisons particulières de demeurer dans un journal, il faut saisir les occasions au moment où elles se pré-sentent.

- Dans ce cas, pourquoi n'êtes-vous pas parti plus tôt ? "

Il me lança un regard énigmatique.

" Laissons cela de côté. Mais quand il a fallu me décider, j'avais une alternative : soit travailler dans un journal de premier plan, comme le Los Angeles Times, le Chicago Tribune ou le Houston Chronicle, soit tenter quelque chose de radicalement différent.

J'aurais pu continuer dans la presse, mais le "quel-que chose de différent" m'a été proposé, et j'ai sauté le pas.

- Une nouvelle chaîne d'information.

- Oui. Ce sont les tout débuts. Il y a un risque naturellement, mais des investisseurs sérieux sont décidés à en assurer le succès.

- Vous m'avez dit qu'il vous faudra beaucoup voyager.

- Par "beaucoup", j'entends le genre de voyages que font les responsables d'émissions quand ils cou-vrent un sujet important.

- Ne me dites pas que vous allez être présentateur du journal télévisé !

- Le mot est trop pompeux à mon goût. Je fais partie de la rédaction de l'information. De nos jours, elle doit être courte, concentrée et musclée.

Ça marchera ou pas. On verra. "

Pète était intelligent, efficace, rapide.

" Vous serez parfait pour ce job, dis-je.

- Il y a quelque chose d'émouvant dans votre façon de me couvrir de compliments, Ellie. N'en faites pas trop. Cela pourrait me monter à la tête. "

J'ignorai sa remarque.

" Vous allez donc être basé à New York et vous y installer ?

- J'ai déjà trouvé un appartement dans SoHo.

Pas grand, mais c'est un début.

- C'est un véritable changement pour vous, non ? Toute votre famille réside à Atlanta.

- Mes grands-parents étaient new-yorkais. J'allais fréquemment leur rendre visite quand j'étais gosse.

- Ah."

Nous attendîmes en silence pendant qu'on débarrassait la table, puis commandâmes deux expresses.

" Bon, Ellie, dit alors Pète. J'ai joué le jeu suivant vos règles. Maintenant, à mon tour. Je veux que vous me racontiez dans quoi vous vous êtes fourrée, je tiens à tout savoir. Absolument tout. "

J'étais prête à en parler maintenant, et je lui fis un récit complet des événements, y compris la visite de Teddy. Quand j'eus fini, Pète dit :

"Votre père a raison. Le mieux serait d'aller loger chez lui. En tout cas, il ne faut plus qu'on vous voie à Oldham.

- J'admets qu'il a raison sur ce dernier point.

- Je dois être à Chicago demain matin pour une réunion avec le conseil de Packard Câble. Je serai absent jusqu'à samedi. Ellie, je vous en prie, venez à New York, installez-vous dans mon appartement.

Rien ne vous empêchera de rester en contact avec Marcus Longo, Mme Hilmer et Mme Stroebel, ni de continuer à alimenter votre site Internet. Mais vous serez en sécurité. Qu'en pensez-vous ? "

Sa proposition me parut raisonnable.

" Pendant quelques jours, pas plus. Jusqu'à ce que je sache où aller "

De retour à l'hôtel, Pète laissa sa voiture dans l'allée et m'accompagna dans le hall. Le réceptionniste de nuit était à sa place derrière le bureau.

" Quelqu'un a-t-il demandé Mlle Cavanaugh ?

interrogea Pète.

- Non, monsieur.

- Pas de messages ?

- M. Longo et Mme Hilmer.

- Merci. "

Au pied de l'escalier, il posa ses mains sur mes épaules.

" Ellie, je sais que vous devez aller jusqu'au bout de cette histoire, et j'ai respecté votre intention.

Mais vous ne pouvez plus continuer seule. Vous avez besoin de nous.

- Nous ?

- Votre père, Teddy, moi.

- Vous avez été en contact avec mon père, n'est-ce pas ? "

Il me tapota la joue.

" Bien sûr. "

JE rêvai cette nuit-là. C'était un rêve peuplé d'images angoissantes. Andréa se faufilait à travers bois. Je voulais l'appeler, l'obliger à revenir, mais je n'arrivais pas à me faire entendre. Désespérée, je la regardais passer en courant devant la maison de la vieille Mme Westerfield et entrer dans le garage. J'essayais de crier pour l'avertir, mais Rob Westerfield apparaissait et me faisait signe de m'éloigner.

Le faible son de ma voix s'efforçant d'appeler au secours me réveilla. L'aube pointait, une nouvelle journée de novembre, grise et froide, s'annonçait.

Enfant, je n'aimais pas les quinze premiers jours de novembre, ils me semblaient interminables et sinis-tres et j'attendais avec impatience la quatrième semaine du mois, l'atmosphère de fête de Thanksgiving. Après la mort d'Andréa, j'associai à jamais ces semaines aux souvenirs de nos dernières journées passées ensemble. Demain serait l'anniversaire de sa mort.

Telles étaient les pensées qui m'occupaient l'esprit, tandis que j'étais étendue dans mon lit, souhai-tant me rendormir pendant une ou deux heures. Je n'avais aucun mal à analyser mon rêve. Cet anniversaire m'obsédait, et aussi le fait de savoir, consciemment ou non, que Rob Westerfïeld allait réagir aux informations publiées sur mon site.

Je savais aussi qu'il me fallait être extrêmement prudente.

A sept heures, je demandai qu'on me monte mon petit déjeuner et me plongeai dans la rédaction de mon livre. A neuf heures, je pris une douche, m'ha-billai et rappelai Mme Hilmer.

J'espérais sans trop y croire qu'elle allait m'an-noncer pourquoi le prénom de " Phil " lui avait paru familier. Mais en lui posant la question, il me parut improbable qu'elle puisse se souvenir de quelque chose ayant le moindre lien avec les vantardises de Rob Westerfïeld.

" Ellie, je n'ai cessé de penser à ce prénom, soupira-t-elle. Je t'ai appelée hier soir après m'être entretenue avec mon amie qui connaît Phil Oliver.

Je t'ai parlé de lui. C'est cet homme dont le bail n'avait pas été renouvelé par le père de Rob Westerfïeld et qui avait eu une explication particulièrement vive avec lui. Mon amie m'a dit qu'il habite aujourd'hui en Floride, qu'il s'y plaît, mais n'a jamais oublié la façon dont il a été traité. Il consulte ton site. Si tu désires en créer un autre consacré au père de Rob, il t'aidera volontiers à expliquer à la terre entière de quel genre de bonhomme il s'agit. "

" Intéressant, me dis-je, bien que ce genre d'information ne me soit pas d'une grande aide pour l'instant. "

" Ellie, je suis sûre d'une chose : c'est récemment que j'ai entendu ou lu ce prénom quelque part. Et, comme je te l'ai dit l'autre jour, c'était une nouvelle qui m'a rendue triste.

- Triste ?

- Tout ça n'a pas grand sens, je sais, mais je ne renonce pas. Je t'appellerai dès quej'aurai retrouvé ce souvenir. "

Mme Hilmer m'avait appelée sur le téléphone de l'hôtel. Je préférais, pour l'instant, ne pas lui dire que j'allais quitter Oldham et m'installer chez Pète à New York.

" Vous avez mon numéro de portable, je crois ?

- Oui, tu me l'as donné.

- Je vais être obligée de m'absenter de temps en temps. Pouvez-vous m'appeler à ce numéro si la mémoire vous revient ?

- Bien sûr. "

Sur ma liste, venait ensuite Marcus Longo. Son ton me parut hésitant lorsqu'il me répondit.

" Ellie, ce que vous avez inscrit sur votre site hier peut vous valoir des poursuites de la part des Westerfïeld et de leur avocat, William Hamilton, des poursuites dont les conséquences pourraient être extrêmement lourdes.

- Très bien. Qu'ils m'attaquent. J'ai hâte de pouvoir faire ma déposition.

- Ellie, avoir raison n'est pas toujours la meilleure défense sur le plan juridique. La loi est parfois pleine de pièges. Le plan que vous produisez comme preuve de la participation de Westerfïeld à la tentative de meurtre de sa grand-mère provient d'un individu dont le frère était un assassin en puissance. Et lui-même admet qu'il conduisait la voiture leur ayant servi à prendre la fuite. Pas vraiment l'archétype du témoin fiable. Combien l'avez-vous payé en échange de cette information ?

- Mille dollars.

- Vous rendez-vous compte de l'effet que cela produirait devant le tribunal ? Laissez-moi vous expliquer. Vous brandissez une pancarte à la sortie de Sing-Sing. Vous lancez un appel sur votre site Internet. Ce qui revient à dire : "Quiconque serait au courant d'un crime commis par Rob Westerfïeld peut facilement gagner de l'argent." Ce type est peut-être un menteur invétéré.

- Pensez-vous qu'il le soit ?

- Ce que je pense importe peu.

- Détrompez-vous, Marcus. Croyez-vous que Rob Westerfield ait été l'instigateur de cette tentative de meurtre ?

- Oui. Et je l'ai toujours cru. Cela ne change rien aux millions de dollars de dommages et intérêts que l'on risque de vous réclamer.

- Qu'ils me poursuivent. J'espère bien qu'ils le feront. J'ai environ deux mille dollars en banque, une voiture dont le réservoir est plein de sable et à laquelle il faudra sans doute un moteur neuf, et je gagnerai peut-être trois sous avec mon livre. Qu'ils essayent de mettre la main dessus, ils seront les bienvenus.

- C'est votre affaire, Ellie.

- Je dois vous annoncer deux choses, Marcus.

Je quitte l'hôtel dès aujourd'hui, je vais habiter dans l'appartement d'un ami.

- Pas dans le coin, j'espère.

- Non, à Manhattan.

- Vous m'en voyez sincèrement soulagé. Votre père est-il au courant ? "

S'il ne l'est pas, je parie que vous allez le lui annoncer, pensai-je. Je me demandai combien de mes amis à Oldham étaient en relation avec mon père.

"Je n'en sais rien. "

J'étais sincère. Pète l'avait peut-être appelé hier soir, sitôt après m'avoir quittée.

J'allais demander à Marcus s'il avait avancé dans ses recherches concernant un meurtre dont aurait été victime un dénommé Phil, mais il me devança :

"Jusqu'ici zéro, nada, le vide, rien qui puisse impliquer Westerfield dans un autre crime, dit-il.

Mais je n'ai pas dit mon dernier mot. Et il y a aussi ce nom que Rob aimait utiliser à l'école.

- Jim Wilding ?

- C'est ça. "

Nous décidâmes de rester en contact.

Je n'avais pas parlé à Mme Stroebel depuis le dimanche après-midi. J'appelai à l'hôpital, espérant apprendre que Paulie était rentré chez lui, mais il était encore là.

Mme Stroebel se trouvait auprès de lui.

" Il va beaucoup mieux. Je viens le voir tous les matins avant d'aller au magasin, puis je reviens vers midi. Heureusement, je peux compter sur Greta.

Vous l'avez rencontrée le jour où Paulie a été hospitalisé. Elle s'occupe de tout à la delicatessen.

- Quand Paulie sortira-t-il ?

- Sans doute demain, mais il aimerait vous revoir. Vous lui avez dit quelque chose l'autre jour qui ne cesse de le tracasser. Il a oublié de quoi il s'agissait exactement et aimerait en discuter avec vous. "

L'angoisse me saisit. Quelque chose que j'avais dit ? Mon Dieu, Paulie recommençait-il à divaguer, ou se préparait-il à rectifier une information qu'il m'avait donnée ? Je me félicitai d'avoir tardé à mettre sur mon site ses confidences concernant le pendentif et Rob Westerfield.

Je proposai de passer le voir tout de suite.

" Venez plutôt vers une heure. Je serai présente et je pense qu'il sera plus à l'aise ainsi. "

Plus à l'aise, pensai-je, ou peut-être préférez-vous vous assurer qu'il ne dise rien qui puisse se retourner contre lui ? Non, c'était peu vraisemblable.

"Je serai là, madame Stroebel. Si j'arrive avant vous, j'attendrai pour lui parler.

- Merci, Ellie. "

Elle paraissait si sincère que j'eus honte de m'être méfiée d'elle. C'était elle qui avait fait appel à moi, et elle partageait sa vie désormais entre la delicatessen et les visites à son fils.

Je continuai à travailler pendant deux heures, puis consultai le site Internet de Rob Westerfield. Y

figurait encore la photo me montrant attachée sur le lit d'hôpital, et de nouveaux noms s'ajoutaient à la liste des membres du Comité pour la justice en faveur de Rob, mais rien qui vienne réfuter mon récit sur sa participation à la tentative de meurtre de sa grand-mère.

Sans doute un signe de trouble dans le camp adverse qui se demandait comment contre-attaquer.

A onze heures, le téléphone sonna. C'était Joan.

"Veux-tu manger un morceau avec moi à une heure ? demanda-t-elle. J'ai des courses à faire et je me suis rendu compte que je passais devant ton hôtel.

- Je ne peux pas. J'ai promis d'aller voir Paulie à l'hôpital à cette heure-là. " J'hésitai à poursuivre.

"Joan...

- Qu'y a-t-il ? Un problème ?

- Non. Tout va bien. Tu m'as bien dit que tu avais une copie de l'avis de décès que mon père avait fait paraître dans le journal à la mort de ma mère?

- Oui. Je t'ai même proposé de te la montrer.

- Peux-tu la retrouver facilement ?

- Bien sûr.

- Dans ce cas, en passant devant l'hôtel, tu pourrais peut-être la déposer à la réception ? J'aimerais la voir.

- C'est comme si c'était fait. "

Lorsque j'arrivai à l'hôpital, il régnait une agitation inhabituelle dans le hall d'entrée. J'aperçus un groupe de journalistes et de cameramen rassemblés au fond de la salle et je leur tournai instantanément le dos.

La femme qui faisait la queue à côté de moi pour obtenir un badge de visiteur me mit au courant.

Mme Dorothy Westerfield venait d'être transportée au service de réanimation, victime d'une crise cardiaque.

Son avocat avait publié un communiqué, destiné aux médias, selon lequel, pour honorer la mémoire de feu son mari, le sénateur Pearson Westerfield, elle avait modifié son testament et léguait toute sa fortune à une fondation charitable qui aurait la charge de la distribuer au cours des dix années à venir.

Le communiqué précisait que les seules exceptions étaient des legs peu importants à son fils, à quelques amis et à ses domestiques. Son petit-fils héritait de un dollar.

" Elle s'est montrée drôlement maligne, me confia la femme. J'ai entendu ce que disaient certains journalistes. Outre ses avocats, elle avait auprès d'elle son pasteur, un juge de ses amis et un psychiatre pour témoigner qu'elle était saine d'esprit et savait exactement ce qu'elle faisait. "

Je suis sûre que ma bavarde de voisine ignorait qu'elle s'adressait à la personne dont le site avait probablement déclenché à la fois la modification du testament et la crise cardiaque. J'avais remporté une victoire à la Pyrrhus. Je revoyais cette grande dame élégante et distinguée nous offrant ses condoléances le jour des funérailles d'Andréa.

Je me réfugiai dans l'ascenseur avant qu'un journaliste ne me reconnaisse et fasse le rapport entre moi et la nouvelle qu'ils venaient d'apprendre.

Mme Stroebel m'attendait dans le couloir. Nous entrâmes ensemble dans la chambre de Paulie. Ses bandages étaient moins volumineux. Son regard était plus clair et son sourire joyeux.

" Ellie, dit-il. Je peux avoir confiance en vous, n'est-ce pas ?

- Bien sûr.

- Je veux rentrer à la maison. J'en ai assez d'être ici.

- C'est bon signe, Paulie.

- Je voudrais recommencer à travailler. Y avait-il du monde pour déjeuner à l'heure où tu es partie, maman ?

- Pas mal, répondit-elle doucement d'un air satisfait.

- Tu ne devrais pas passer autant de temps ici.

- Ce sera bientôt inutile, Paulie. Tu vas rentrer à la maison et pouvoir retourner à la delicatessen. "

Elle tourna la tête vers moi. " Nous avons une petite pièce à l'arrière de la boutique. Greta y a installé un divan et une télévision. Paulie pourra rester avec nous, s'occuper à sa guise et se reposer entre-temps.

- Cela semble parfait, approuvai-je.

- Maintenant, Paulie, explique ce qui te tracasse à propos du pendentif que tu as trouvé dans la voiture de Rob Westerfield ", l'encouragea sa mère.

Je ne savais pas à quoi m'attendre.

"J'ai trouvé le pendentif et l'ai remis à Rob, murmura Paulie. Je vous l'ai dit, Ellie.

- Oui.

- La chaîne était cassée.

- Tu me l'as dit également.

- Rob m'a donné dix dollars de pourboire et je les ai mis de côté pour l'anniversaire de maman.

- Je le sais aussi, Paulie. C'était en mai, six mois avant la mort d'Andréa.

- Oui. Et le pendentif était en forme de cœur, en or avec trois jolies pierres bleues au centre.

- C'est ça, dis-je, en espérant l'encourager à continuer.

- J'ai vu Andréa le porter à son cou et je l'ai suivie jusqu'au garage, puis j'ai vu Rob qui arrivait derrière elle. Plus tard, j'ai dit à Andréa que son père serait fâché, et je lui ai demandé de venir à la fête avec moi.

- C'est exactement ce que tu m'as déjà raconté, Paulie. C'est bien comme ça que les choses se sont passées, n'est-ce pas ?

- Oui, pourtant il y a quelque chose qui ne colle pas. Vous avez dit quelque chose, Ellie, qui ne colle pas.

- Laisse-moi réfléchir. " Je m'efforçai de reconstituer notre conversation précédente. "J'ai dit aussi que Rob n'avait même pas été capable d'acheter un pendentif neuf à Andréa. Il avait fait graver les initiales de leurs noms, Rob et Andréa, sur ce bijou qu'une autre fille avait sans doute laissé tomber dans la voiture. "

Paulie sourit.

" C'est ça, Ellie. C'est ce que je cherchais à me rappeler. Rob n'y a pas fait graver les initiales. Elles y étaient déjà quand je l'ai trouvé.

- Voyons, Paulie, c'est impossible. Je sais qu'An-drea n'a fait la connaissance de Rob qu'en octobre.

Et tu as trouvé le pendentif en mai. "

Il prit un air buté.

" Ellie, je m'en souviens. J'en suis sûr. Je les ai vues. Les initiales étaient déjà gravées. Ce n'était pas un R et un A. C'était un A et un R. A.R., avec un très joli monogramme. "

JE quittai l'hôpital avec l'impression que les événements s'accéléraient, échappant à tout contrôle. L'histoire d'Alfie et le plan que j'avais mis sur mon site avaient eu l'effet désiré : Rob Westerfield était déshérité. Une telle décision de la part de Mme Westerfïeld signifiait clairement : "Je crois que mon petit-fils a tenté de me faire assassiner. "

C'était cette soudaine prise de conscience et le choix douloureux qu'elle avait dû faire qui avaient sans aucun doute provoqué sa crise cardiaque. A quatre-vingt-douze ans, elle avait peu de chances d'en réchapper.

Je me rappelai avec quelle dignité tranquille elle était sortie de notre maison après que mon père lui eut ordonné de partir. Il avait été le premier à mettre en cause publiquement son petit-fils. Vraiment le premier ? Arbinger était le collège où son mari, le sénateur, avait fait ses études. Il paraissait improbable qu'elle ait pu ignorer le motif du départ de Rob.

Le fait qu'elle ait modifié son testament et pris des dispositions particulières pour que personne ne puisse le contester sur le plan juridique signifiait, selon moi, que non seulement elle croyait qu'il avait tenté de la faire assassiner, mais qu'elle était peut-

être convaincue de sa responsabilité dans la mort d'Andréa.

Ce qui me ramenait tout naturellement au pendentif.

Les initiales A et R y étaient déjà gravées avant que Rob n'ait rencontré Andréa.

Ce que je venais d'apprendre était tellement incroyable, tellement loin de tout ce que j'avais imaginé que je mis quelques minutes à le digérer après avoir quitté Paulie, me demandant ce que j'allais en faire.

Le matin gris avait cédé la place à un après-midi tout aussi maussade. J'avais garé ma voiture au bout du parking de l'hôpital et le traversai d'un pas rapide, le col de mon manteau relevé pour me protéger du vent froid et humide.

J'avais parcouru quelques kilomètres quand je me sentis gagnée par un léger mal de tête me rappelant que je n'avais rien avalé depuis mon petit déjeuner.

Je cherchai un café ou un restaurant où m'arrêter et plusieurs d'entre eux attirèrent mon regard. Je continuai néanmoins, poussée par une raison qui m'apparut vite évidente. Je me sentais vulnérable maintenant, en particulier lorsque je me montrais en public à Oldham.

Je regagnai directement l'hôtel, heureuse de me retrouver en sécurité à l'intérieur et impatiente de me mettre en route vers l'anonymat des rues de Manhattan. Mme Willis était à son bureau. Elle me tendit une enveloppe. Sans doute la notice nécrolo-gique que Joan avait déposée à mon attention.

Je l'emportai dans ma chambre, commandai un club sandwich et du thé, puis m'assis dans le fauteuil, face à la fenêtre qui donnait sur l'Hudson.

C'était le genre de vue qu'aurait aimée maman, avec les Palisades se dressant dans la brume, l'eau grise et agitée.

J'ouvris l'enveloppe.

Joan avait découpé la notice dans le Westchester News.

Cavanaugh : Genine (née Reid) décédée à Los Angeles, Californie, à l'âge de 51 ans. Epouse regrettée d'Edward et mère affectueuse de Gabrielle (Ellie).

Elle participait aux activités de sa paroisse et de sa communauté et avait su créer un foyer heureux et harmonieux pour les siens. Nous la pleurerons toujours, son souvenir ne s'éteindra pas.

Ainsi maman n'avait pas été seule à se rappeler nos années de bonheur, pensai-je. J'avais écrit à mon père un billet très sec pour lui annoncer sa mort et lui demander si ses cendres pouvaient être placées dans la tombe d'Andréa.

J'étais alors si profondément plongée dans mon propre chagrin qu'il ne m'était même pas venu à l'idée que la nouvelle de sa mort avait pu l'affecter lui aussi.

Je pris une décision : le déjeuner promis à Teddy aurait lieu plus tôt que prévu. Je rangeai la notice dans ma valise. Je voulais faire mes bagages sans attendre et partir le plus rapidement possible. La sonnerie du téléphone m'interrompit dans mon élan.

C'était Mme Hilmer.

" Ellie, j'ignore si cela peut t'aider, mais je me suis soudain souvenue de l'endroit où j'avais lu cette allusion à quelqu'un prénommé Phil.

- Où, madame Hilmer ? Où l'avez-vous lue ?

- Dans l'un des journaux que tu m'avais confiés.

- En êtes-vous sûre ?

- Certaine. Je l'ai lu pendant que j'étais chez ma petite- fille. Le bébé dormait et je feuilletais ces journaux pour y repérer les noms des personnes résidant encore dans la région que tu pourrais rencontrer. Et, comme je te l'ai raconté par la suite, la lecture de ces articles sur le procès m'a remis tous ces événements en mémoire et je me suis mise à pleurer. Puis je suis tombée sur une annonce, ou je ne sais quoi, où apparaissait le nom de Phil, et cela aussi m'a attristée.

- Mais vous ne vous rappelez pas de quoi il s'agissait ?

- Vois-tu, Ellie, je pense que même si je le retrouvais, ce ne serait pas la personne que tu cherches.

- Pourquoi ?

- Parce que tu t'intéresses à un homme nommé Phil. Et ce que j'ai lu concerne une jeune fille qui est morte, et que sa famille appelait Phil. "

"J'ai tabassé Phil à mort et j'ai trouvé çajouissif. "

Grands dieux, est-ce qu'il parlait d'une fille ?

Une jeune fille qu'il aurait assassinée ?

" Madame Hilmer, je vais parcourir tous ces journaux.

- J'en fais autant de mon côté. Je te téléphonerai si je trouve quelque chose. "

Je raccrochai, posai l'appareil sur la table de nuit et pris mon fourre-tout. Je l'ouvris, le retournai, dis-persant les journaux jaunis sur le lit.

J'en saisis un au hasard, me rassis dans le fauteuil qui faisait face au fleuve et commençai à lire. Les heures passèrent. De temps à autre, je me levais et m'étirais. A seize heures, je fis monter du thé. " Du thé pour vous stimuler. " N'était-ce pas un slogan publicitaire ?

Et ça active les méninges.

Je compulsai les journaux l'un après l'autre, revenant en arrière, relisant les détails atroces de la mort d'Andréa et le compte rendu du procès de Rob Westerfield.

" A.R. " Le pendentif était-il finalement dénué de toute signification ? Non. Certainement pas. S'il avait été si peu important, Rob n'aurait jamais pris le risque de le récupérer.

" A.R, ", la jeune fille qui possédait ce joli bijou, avait-elle été aussi victime d'un de ses accès de rage meurtriers ?

A dix-huit heures, je fis une nouvelle pause et allumai la télévision pour regarder les nouvelles.

Mme Dorothy Westerfield était décédée à quinze heures trente. Ni son fils ni son petit-fils n'étaient à son chevet.

Je repris ma lecture. A dix-neuf heures, je trouvai enfin ce que je cherchais. C'était une notice commémorative parue le jour de l'enterrement d'Andréa.

Rayburn, Amy P.

Nous nous souvenons de toi aujourd'hui comme chaque jour.

Heureux anniversaire au ciel, Phil chérie, tu aurais dix-huit ans aujourd'hui.

Maman et papa.

" A.R. " Les initiales du pendentif étaient-elles celles d'Amy Rayburn ? L'initiale P. signifiait peut-

être Phyllis ou Philomena, abrégés en Phil ?

Paulie l'avait trouvé dans les premiers jours de mai. Si ce pendentif avait appartenu à Amy Rayburn, se pourrait-il qu'elle soit morte six mois plus tôt qu'Andréa ?

J'appelai Marcus Longo, mais il n'était pas chez lui. Je voulais savoir si le nom d'Amy Rayburn figurait dans les procès-verbaux des homicides commis cette année-là.

Je trouvai un annuaire du téléphone de l'ensemble du comté de Westchester dans le tiroir de la table de nuit. Je l'ouvris à la lettre R.

Il n'y avait que deux Rayburn. L'un habitait Larchmont, l'autre Rye Brook.

Je composai le numéro de Larchmont. Une voix masculine, un peu voilée, me répondit. Je fus obligée d'aller droit au but.

"Je m'appelle Ellie Cavanaugh, dis-je. J'ai besoin de contacter la famille d'Amy Rayburn, une jeune fille décédée il y a vingt-trois ans.

- Pour quelle raison, je vous prie ? "

L'intonation était devenue soudain glaciale, et je compris que mon interlocuteur était un parent de la jeune fille.

"J'aimerais que vous répondiez à une seule question, dis-je d'un ton pressant. Amy a-t-elle été victime d'un meurtre ?

- Si vous ne connaissiez pas la réponse, vous ne vous adresseriez pas à notre famille. "

On raccrocha brutalement le téléphone.

Je rappelai et tombai sur le répondeur.

"Je m'appelle Ellie Cavanaugh, dis-je. Il y a vingt-trois ans, ma sœur aînée, âgée de quinze ans, est morte la tête fracassée. Je crois détenir la preuve que son assassin est aussi responsable de la mort de Phil. Pouvez-vous me rappeler. "

Je m'apprêtais à laisser le numéro de mon téléphone portable lorsque quelqu'un décrocha à l'autre bout de la ligne.

"Je suis l'oncle d'Amy Rayburn. Son meurtrier a passé dix-huit ans en prison. Qu'est-ce que vous racontez là ? "

L'HOMME qui m'avait répondu était David Rayburn, l'oncle d'Amy Rayburn. Elle était morte six mois avant Andréa. Je lui résumai les faits, lui racontai ce qu'avait dit Rob Westerfïeld à un codétenu, expliquai que Paulie avait découvert le pendentif dans la voiture de Rob, et que quelqu'un était venu le récupérer sur le corps d'Andréa.

Il écoutait, posait des questions.

" Mon frère est le père de Phil, dit-il à la fin.

C'était le surnom que sa famille et ses amis don-naient à Amy. Laissez-moi l'appeler et lui communiquer votre numéro. Je pense qu'il voudra vous parler. "

Puis il ajouta :

"Phil était en terminale au lycée. Elle venait d'être admise à Brown. Son petit ami, Dan Mayotte, a toujours juré qu'il était innocent, mais au lieu d'aller à Yale, il a passé dix-huit ans en prison. "

Un quart d'heure plus tard mon téléphone sonna. C'était Michael Rayburn, le père de Phil.

" Mon frère m'a mis au courant de votre appel, dit-il. Je ne peux vous décrire mon émotion et celle de ma femme en cet instant. Dan Mayotte connaissait Phil depuis la maternelle, il passait son temps à la maison, nous le considérions comme notre fils.

Nous avons réussi à retrouver la paix après la mort de notre fille unique, mais la pensée que Dan ait pu être accusé injustement d'en être l'auteur est insupportable. Je suis avocat, mademoiselle Cavanaugh. Quel genre de preuve détenez-vous ? Mon frère m'a parlé d'un pendentif.

- Monsieur Rayburn, votre fille possédait-elle un pendentif en or, en forme de cœur, avec trois pierres bleues au centre et ses initiales gravées au dos?

- Je vous passe ma femme. "

Dès les premiers mots, j'admirai le sang-froid de la mère de Phil.

"Je me souviens de la mort de votre sœur. Elle est survenue six mois après que nous avons perdu Phil. "

Je lui décrivis le pendentif.

" C'est certainement celui de Phil. C'était un de ces bijoux fantaisie que l'on trouve dans les centres commerciaux. Elle adorait ces babioles et possédait plusieurs chaînettes auxquelles elle les accrochait.

Il lui arrivait d'en mettre deux ou trois à la fois.

J'ignorais qu'elle le portait la nuit où elle a été assassinée. Je n'y avais pas prêté attention.

- Auriez-vous une photo de Phil avec ce bijou autour du cou ?

- Elle était notre seule enfant et nous passions notre temps à la photographier", dit-elle d'une voix tremblante de larmes contenues. " Elle tenait à ce pendentif en particulier et y avait fait graver ses initiales. Nous pourrons certainement trouver une photo où il apparaît. "

Son mari reprit le téléphone.

" Mademoiselle Cavanaugh - me permettez-vous de vous appeler Ellie ? -, d'après ce que vous avez dit à mon frère, il semblerait que le prisonnier qui a entendu l'aveu de Westerfïeld ait disparu ?

- En effet.

- Au fond de moi-même, je n'ai jamais cru Dan capable de s'attaquer à Phil avec une telle sauvage-rie. Ce n'était pas un garçon violent et je sais qu'il l'aimait. Mais si je comprends bien, il n'y a aucune preuve irréfutable accusant Westerfïeld de la mort de Phil.

- Non, du moins pas pour l'instant. Peut-être est-il trop tôt pour s'adresser au procureur, mais si vous m'exposez les circonstances de la mort de votre fille et les raisons pour lesquelles Dan Mayotte a été accusé puis condamné, je pourrai inscrire ces nouveaux éléments sur mon site et voir si nous obte-nons un supplément d'information en retour.

- Ellie, nous avons vécu ce cauchemar pendant vingt-trois ans. Je pourrais vous en raconter chaque détail.

- Je suis la première à vous comprendre. Le chagrin qui s'est abattu sur ma famille a brisé le mariage de mes parents, fini par causer la mort de ma mère et m'a obsédée depuis. Je connais, pour les avoir vécues, les épreuves que vous avez traversées.

- Dan et Phil s'étaient disputés et ne s'étaient pas revus pendant quelques jours. Il avait tendance à se montrer jaloux et Phil nous avait raconté que la semaine précédente, alors qu'ils achetaient un soda dans le hall d'un cinéma en attendant la séance, un type lui avait fait du gringue, ce qui avait mis Dan hors de lui. Elle n'a jamais décrit le garçon en question ni mentionné son nom.

" Dan et elle restèrent ensuite une semaine en froid. Puis un jour où elle se trouvait dans une pizzeria avec des amies, Dan entra avec d'autres gar-

çons et vint vers elle. Ils se parlèrent et j'imagine qu'ils se réconcilièrent. Ils s'adoraient.

" C'est alors que Dan aperçut le garçon qui avait abordé Phil au cinéma. Il était assis au bar.

- Dan en a-t-il fait la description ?

- Oui. Beau gosse, une vingtaine d'années, les cheveux blonds. Dan a ensuite raconté que, dans le hall du cinéma, il l'avait entendu dire à Phil qu'il s'appelait Jim. "

Jim ! pensai-je. Rob Westerfïeld portait sans doute sa perruque de prédilection à cette occasion et s'était fait appeler Jim.

" Revoir ce garçon avait ravivé la colère de Dan.

Il a accusé Phil de s'être arrangée pour le rencontrer ce jour-là, ce qu'elle a nié, ajoutant qu'elle ne s'était même pas rendu compte de sa présence.

Après ça, elle est partie furieuse contre Dan. Tout le monde a pu constater qu'ils étaient fâchés. Phil portait ce jour-là une veste qu'elle mettait pour la première fois. Quand on l'a découverte, on y a trouvé des poils de chien qui provenaient du terrier irlandais de Dan. Bien sûr, il l'emmenait souvent dans sa voiture, mais la veste était neuve, preuve qu'elle y était montée après leur dispute à la pizzeria.

- Dan a-t-il nié qu'elle était montée dans sa voiture?

- Pas du tout. Il a déclaré l'avoir convaincue de venir s'expliquer avec elle. Mais quand il lui a dit qu'il ne pouvait croire que la présence de Jim au bar était fortuite, elle s'est à nouveau fâchée. Elle lui a dit qu'elle retournait voir ses copines et d'aller au diable. Il a raconté qu'elle était descendue en claquant la portière et s'était dirigée vers la pizzeria.

Dan a reconnu qu'il était fou de rage. Il est parti en démarrant sur les chapeaux de roues. Phil n'est jamais arrivée à la pizzeria. Ne la voyant pas rentrer à la nuit tombée, nous avons appelé les amies qui l'accompagnaient. "

Papa et maman avaient téléphoné aux amies d'Andréa...

" Elles nous ont dit qu'elle était partie avec Dan.

Nous l'aimions beaucoup, nous avons été contents qu'ils se soient réconciliés. Mais les heures passèrent et lorsqu'il rentra enfin chez lui, Dan affirma qu'il avait laissé Phil dans le parking et qu'elle était retournée à la pizzeria. On a découvert son corps le lendemain. "

La voix de Michael Rayburn se brisa.

" Elle était morte à la suite de multiples fractures du crâne. Son visage était méconnaissable. "

"J'ai tabassé Phil à mort et j'ai trouvé ça jouissif... "

" Dan a admis qu'il s'était senti furieux et bouleversé après le départ de Phil, il avait roulé sans but, tourné en rond pendant près d'une heure, avant de s'arrêter au bord du lac. Il y était resté pendant un long moment. Mais personne n'a pu confirmer son récit. Personne ne l'avait vu et le corps de Phil avait été découvert dans une zone boisée non loin du lac.

- Quelqu'un d'autre a-t-il vu Jim au bar ?

- Des gens se sont vaguement souvenus d'un garçon aux cheveux blonds. Mais il semble qu'il n'ait adressé la parole à personne, et que personne ne l'ait vu partir. Dan fut condamné et incarcéré.

Sa mère en a eu le cœur brisé. Elle l'avait élevé seule et elle est morte beaucoup trop jeune. Elle ne l'a pas vu sortir de prison. "

Ma mère aussi était morte beaucoup trop jeune.

" Où est Dan à présent ? demandai-je.

- Il a passé ses diplômes en prison. On m'a dit qu'il travaillait comme conseiller pour d'anciens détenus. Je vous l'ai dit, je n'ai jamais vraiment cru qu'il était coupable d'un acte aussi horrible. Si votre hypothèse se vérifiait, comment pourrais-je jamais lui demander pardon ? "

Ce serait à Rob Westerfield de lui demander pardon, me dis-je. Il lui a pris dix-huit ans, dix-huit ans de l'existence qu'il aurait dû vivre.

" Quand comptez-vous mettre cette histoire sur votre site, Ellie ? demanda Michael Rayburn.

- Dès que j'en aurai terminé la rédaction. Dans une heure environ.

- Je ne veux pas vous retarder dans ce cas. Faites-moi signe si vous obtenez d'autres informations. "

Je savais déjà que ma vie était en péril à force de braver les Westerfield. Monter cette nouvelle attaque contre eux était tout simplement suicidaire, mais peu m'importait.

Songer à toutes les victimes de Rob Westerfield me rendait enragée.

Phil, enfant unique.

Dan, dont l'existence avait été détruite.

Les Rayburn...

La grand-mère de Rob.

Toute ma famille...

Je commençai l'histoire de Phil par ces mots : MONSIEUR LE PROCUREUR DU COMTÉ DE WESTCHESTER, LISEZ CECI !

Mes doigts volaient sur le clavier. A vingt et une heures j'avais terminé. Je relus mon texte et, avec une amère satisfaction, l'envoyai sur mon site.

Je n'avais plus qu'à quitter l'hôtel. Il me fallut à peine cinq minutes pour fermer mon ordinateur, faire ma valise et descendre au rez-de-chaussée.

Je m'apprêtais à régler ma note lorsque mon portable sonna.

Je m'attendais à entendre Marcus Longo, mais la personne qui m'appelait était une femme à l'accent espagnol.

" Mademoiselle Cavanaugh ?

- Oui.

- Je consulte régulièrement votre site. Je m'appelle Rosita Juarez. J'ai été gouvernante chez les parents de Rob Westerfield alors qu'il avait dix ans, et jusqu'à ce qu'on le mette en prison. C'est un homme mauvais. "

Je m'agrippai au téléphone, le collant littéralement à mon oreille. Cette femme avait été au service des Westerfield à l'époque où Rob avait commis ses deux meurtres ! Que savait-elle ? Elle semblait effrayée. Pourvu qu'elle ne raccroche pas, implorai-je en mon for intérieur.

Je m'efforçai de paraître le plus calme possible.

" Oui, Rob est un être malfaisant, Rosita.

- Il était méprisant avec moi. Il se moquait de mon accent. Il se montrait toujours méchant et grossier avec moi. Voilà pourquoi je veux vous aider.

- Comment pouvez-vous m'aider, Rosita ?

- Vous avez raison. Rob portait une perruque blonde. Quand il l'avait sur la tête, il me disait : "Je m'appelle Jim, Rosita. Vous devriez vous en souvenir sans mal."

- Vous l'avez donc vu avec cette perruque ?

- C'est moi qui l'ai. " Sa voix avait une intonation triomphante. " Sa mère avait horreur qu'il se déguise comme ça et qu'il se fasse appeler Jim. Un jour elle l'a mise à la poubelle. Je ne sais pas pour quelle raison je l'ai récupérée et emportée chez moi. Je savais qu'elle valait de l'argent, peut-être espérais-je la vendre. Je l'ai rangée dans une boîte au fond de la penderie et oubliée jusqu'à ce que vous en parliez sur votre site.

- J'aimerais avoir cette perruque, Rosita.

Combien en voulez-vous ?

- Vous n'avez pas besoin de l'acheter. Est-ce une preuve qui pourrait convaincre les gens qu'il a tué cette jeune fille, Phil ?

- Oui, sans doute. Où habitez-vous, Rosita ?

- A Phillipstown. "

Phillipstown était une sorte de banlieue de Cold Spring, à une quinzaine de kilomètres.

" Rosita, puis-je venir chercher la perruque tout de suite ?

- Je ne crois pas que ce soit possible. "

Elle semblait subitement inquiète.

" Pourquoi ?

- Parce que j'habite dans une maison à un seul étage et que ma propriétaire voit tout ce qui se passe. Je ne veux pas qu'on sache que vous êtes venue ici. J'ai peur de Rob Westerfield. "

Pour le moment, je n'avais qu'une chose en tête : mettre la main sur la perruque. Par la suite, si Rob était traduit en justice pour le meurtre de Phil, je tenterais de convaincre Rosita de venir témoigner.

Sans me laisser le temps de réfléchir davantage, elle me fit une proposition :

"J'habite à cinq minutes du Phillipstown Hôtel.

Si vous voulez, je peux m'y rendre en voiture et vous attendre devant l'entrée de service.

- Je vous y retrouve dans vingt minutes, dis-je.

Non, disons une demi-heure.

- J'y serai. Est-ce que la perruque aidera à envoyer Rob en prison ?

- J'en suis sûre.

- Formidable ! "

Je perçus une intense satisfaction dans sa voix.

Elle avait trouvé un moyen de se venger du sale gosse dont elle avait supporté les insultes pendant près de dix ans.

Je réglai ma note à la hâte, mis rapidement mes bagages dans la voiture.

Six minutes plus tard, j'étais en route, prête à me procurer la preuve tangible que Rob Westerfield avait possédé et porté une perruque blonde.

J'espérais qu'on y trouverait encore des traces de son ADN.

LA nuit était tombée et la légère brume de l'après-midi s'était transformée en une pluie drue et froide. Les essuie-glaces de ma voiture de location étaient peu efficaces et j'eus vite du mal à distinguer la route.

La circulation devenait moins dense à mesure que je remontais vers le nord sur la route 9. Le ther-momètre du tableau de bord indiquait une forte baisse de la température extérieure. La pluie fit place à de la neige fondue, de la glace commença à se former sur le pare-brise. J'y voyais de plus en plus mal, et décidai de rouler lentement sur la file de droite.

Les minutes passant, je sentis la panique me gagner à l'idée de rater Rosita. Elle avait semblé très nerveuse, elle ne resterait certainement pas à m'attendre si j'étais en retard.

Les yeux rivés sur la chaussée devant moi, je mis un certain temps à m'apercevoir que j'étais en train de gravir une côte. Cela faisait un moment que je n'avais pas vu de phares venant de la direction opposée.

Je jetai un regard rapide au compteur kilométri-que. Le Phillipstown Hôtel n'était qu'à une quinzaine de kilomètres de l'Hudson Valley Inn, pourtant j'avais déjà parcouru vingt kilomètres et il n'y avait aucun hôtel en vue. J'avais visiblement quitté la nationale et la route sur laquelle je me trouvais devenait de plus en plus étroite.

Je regardai dans mon rétroviseur. Pas la moindre voiture. Furieuse contre moi-même, j'appuyai brutalement sur le frein, dérapai. Je parvins à reprendre le contrôle de la direction et entrepris prudemment de faire demi-tour. A cet instant, la lueur d'un gyrophare apparut derrière moi et je fus aveuglée par deux phares puissants. Je m'arrêtai et un véhicule que je pris pour une camionnette de la police vint se garer à côté de moi.

Avec un ouf de soulagement, je m'apprêtai à demander la direction du Phillipstown Hôtel.

Une vitre du véhicule s'abaissa et l'homme assis dans le siège du passager se tourna vers moi.

Bien que son visage ne fût pas éclairé directement, je reconnus sur-le-champ Rob Westerfield, coiffé d'une perruque blonde. D'une voix haut per-chée, avec un fort accent espagnol, il parodia : " Il était méprisant avec moi. Il se moquait de mon accent. Il me forçait à l'appeler Jim. "

Je crus que mon cœur s'arrêtait. Horrifiée, je compris que Rob, feignant d'être Rosita, m'avait tendu un piège. Derrière lui, je distinguai vaguement le visage du conducteur. C'était l'homme qui m'avait menacée dans le parking de la gare près de la prison de Sing-Sing.

Prise de panique, je cherchai autour de moi une issue pour m'échapper. Impossible de les contourner. Mon seul espoir était de remettre la voiture dans l'axe de la route, d'appuyer à fond sur l'accélé-rateur et de foncer droit devant moi. J'ignorais où cette route conduisait. Tout en prenant de la vitesse, je constatai que la chaussée se rétrécissait de plus en plus et qu'elle était bordée de bois de chaque côté. Les roues patinaient, faisant chasser l'arrière.

Je savais que je ne parviendrais pas à les semer.

Je pouvais seulement souhaiter ne pas me retrouver dans un cul-de-sac, prier pour que je rejoigne bientôt une grande route.

Ils avaient éteint le gyrophare, mais leurs phares brillaient toujours dans mon rétroviseur. C'est alors qu'ils commencèrent à jouer avec moi.

Ils vinrent se placer sur la gauche de ma voiture et la camionnette me heurta délibérément de côté.

La porte arrière encaissa le choc, j'entendis un bruit de métal froissé, et ma tête heurta violemment le volant.

Ils se laissèrent distancer tandis que ma voiture zigzaguait sur toute la largeur de la chaussée et que j'essayais de me maintenir au milieu. Mon front sai-gnait, mais je parvins à ne pas lâcher le volant et à rester sur la route.

Soudain, ils me dépassèrent, pour se rabattre brusquement devant moi, arrachant mon aile avant.

J'entendis la tôle racler le sol. Je m'efforçai de garder le contrôle de la voiture, espérant arriver bientôt à un croisement ou voir quelqu'un d'autre apparaître en sens inverse.

Mais il n'y avait personne à l'horizon et je sentis qu'une troisième attaque se préparait. Ils allaient manifestement s'arranger pour que ce soit la dernière. Comme la route s'incurvait, ils ralentirent et restèrent sur la voie de gauche. J'hésitai un instant, puis accélérai, dans un effort désespéré pour leur échapper. Mais ils revinrent très vite à ma hauteur.

J'eus à peine le temps de les voir. La lumière intérieure de la camionnette était allumée et Rob agitait quelque chose dans ma direction.

Un démonte-pneu.

Dans un dernier élan, la camionnette me coupa la route vers la droite, me forçant à quitter la chaussée. Je braquai en vain le volant, sentis les pneus perdre toute adhérence. La voiture partit en tête-

à-queue, dévala le talus, en direction d'un rideau d'arbres trois mètres plus bas.

Je m'agrippai au volant pendant que la voiture faisait plusieurs tonneaux, me protégeant le visage de mes mains au moment où elle retombait sur ses roues, heurtait un arbre tandis que le pare-brise éclatait.

Le fracas du métal broyé et du verre pulvérisé fut assourdissant. Le silence qui suivit me parut surna-turel.

J'avais mal à l'épaule. Mes mains saignaient. Mes tempes battaient mais, par miracle, je n'étais pas sérieusement blessée. Sous le choc, la portière côté conducteur s'était ouverte et la neige fondue me fouettait de toute part. Le froid qui me cinglait le visage m'avait empêchée de m'évanouir et je me sentis tout à coup l'esprit très clair. L'obscurité était totale et, pendant un moment, j'éprouvai un immense soulagement. Je crus qu'en voyant ma voiture basculer dans le fossé ils avaient pensé en avoir fini avec moi et étaient partis.

Je m'aperçus vite que je n'étais pas seule. Tout près de moi, j'entendis cette respiration rauque, sifflante, suivie de ce halètement étouffé que j'avais décrit comme un ricanement lorsque j'étais enfant.

Rob Westerfield était là, à quelques pas, à l'affût dans le noir, me guettant comme il avait guetté Andréa vingt-trois ans plus tôt dans l'obscurité du garage.

Le premier coup du démonte-pneu me manqua et frappa l'appuie-tête du siège derrière moi. Je saisis la boucle de ma ceinture et parvins à l'ouvrir.

Le deuxième coup passa si près que je le sentis effleurer mes cheveux au moment où je plongeais vers le siège du passager.

Andréa, Andréa, cela s'est donc passé ainsi pour toi.

Oh, mon Dieu, ayez pitié de moi... je vous en prie.

Je pense qu'il entendit en même temps que moi le moteur rugissant d'une voiture qui débouchait du dernier virage de la route. Ses phares avaient dû éclairer en passant l'épave de ma voiture car elle tourna et s'élança dans la pente où j'étais prise au piège.

Rob Westerfield, le démonte-pneu à la main, se trouva soudain plongé dans une clarté aveuglante.

Mais cette lumière m'éclairait tout autant et à présent il me voyait nettement.

Avec un rictus sauvage, il pivota sur lui-même et revint vers moi. Il se pencha à l'intérieur de la voiture, son visage à quelques centimètres du mien. Je tentai désespérément de le repousser quand, brandissant le démonte-pneu, il se prépara à l'abattre sur ma tête.

J'entendis le hurlement des sirènes qui emplissait l'air. Je me protégeai la tête des deux bras et attendis que le coup m'atteigne, incapable de fermer les yeux.

Il y eut un bruit sourd, puis une expression de stupeur se peignit sur le visage de Rob. Il laissa échapper le démonte-pneu qui tomba sur le siège à côté de moi et, comme si on le tirait en arrière, disparut soudain de ma vue. Incrédule, je regardai au-dehors, certaine qu'il continuait à jouer au chat et à la souris avec moi, certaine qu'il allait réapparaître.

Je retins mon souffle, mais il ne se passa rien. La voiture qui avait dévalé la pente emplissait l'espace devant moi. Le conducteur avait compris la situation et pris la seule décision possible pour me sauver la vie : il avait lancé volontairement sa voiture sur Rob Westerfield.

Les phares des véhicules de police éclairaient la scène comme en plein jour. C'est alors que je vis les visages de mes sauveteurs.

Mon père conduisait la voiture qui avait touché Rob Westerfield. Mon frère se trouvait à côté de lui. Mon père avait cette expression de détresse que j'avais vue sur son visage lorsqu'il avait su qu'il venait de perdre sa fille aînée.

Un an plus tard

JE me remémore souvent cette nuit d'épouvante et me rends compte combien je fus près de partager le sort de ma sœur. Dès le moment où j'avais quitté l'hôtel, mon père et Teddy m'avaient suivie à distance. Ils avaient pensé que la voiture qui roulait derrière moi était une camionnette de la police et supposé que j'avais demandé une pro-tection.

M'ayant perdue de vue quand j'avais quitté par erreur la nationale, papa avait appelé la police de Phillipstown pour s'assurer qu'ils ne m'avaient pas lâchée en route. C'est alors qu'il avait appris que je n'avais pas d'escorte officielle. La police avait expliqué que j'avais probablement pris une mauvaise direction et promis d'intervenir aussitôt.

Papa m'a raconté plus tard qu'en débouchant du dernier virage, il avait vu la camionnette s'éloigner et qu'il avait failli la suivre. C'était Teddy qui avait aperçu ma voiture accidentée dans le fossé. Teddy

- le frère qui ne serait jamais né si Andréa avait vécu - m'avait sauvé la vie. Je pense souvent à cette ironie du sort.

Rob Westerfield avait eu les deux jambes brisées quand la voiture de mon père l'avait percuté, mais il s'était rétabli à temps pour pouvoir comparaître devant le tribunal.

Le procureur du comté de Westchester avait rouvert immédiatement l'enquête sur la mort de Phil Rayburn. Muni d'un mandat de perquisition, il avait fouillé le nouvel appartement de Rob et trouvé une cachette remplie de ses ignobles trophées, tous les souvenirs de ses crimes atroces.

Dieu seul savait où il les avait dissimulés pendant qu'il était en prison.

Rob avait rassemblé dans un album des coupures de journaux et des articles sur Andréa et Phil, depuis le moment où leurs corps avaient été découverts. Les coupures étaient classées par date et, en regard, il avait placé des photos d'Andréa et de Phil, des lieux où les meurtres avaient été commis, des funérailles, des gens qui avaient souffert de ces tragédies, comme Paulie et Dan Mayotte.

Sur chaque page, il avait écrit des commentaires cruels et sarcastiques sur ses victimes et leur entourage. Il y avait une photo de Dan Mayotte à la barre des témoins jurant qu'un dénommé Jim, un garçon blond, avait voulu draguer Phil dans le hall du cinéma. A côté Rob avait écrit : "Je voyais bien qu'elle était folle de moi. Jim tombe toutes les filles. "

Rob avait mis sa perruque blonde quand il s'était lancé à ma poursuite. Mais la preuve la plus évidente était le pendentif ; il était fixé sur la dernière page de l'album. En dessous la légende disait :

" Merci, Phil. Andréa l'adorait. "

Le procureur avait demandé au juge d'assises d'annuler la condamnation de Dan Mayotte et d'ouvrir un nouveau procès : Etat de New York contre Robson Westerfield. L'inculpation retenue fut le meurtre avec préméditation.

Le pendentif fut produit comme pièce à conviction au cours du procès et je me revis dans la chambre d'Andréa ce soir-là quand, les larmes aux yeux, elle l'avait mis devant-derrière.

Assis près de moi dans la salle d'audience, mon père avait refermé sa main sur la mienne. " Tu avais raison pour le pendentif, Ellie ", avait-il murmuré.

Oui, j'avais eu raison et j'acceptais enfin le fait qu'en le voyant à son cou j'avais pensé qu'elle allait rejoindre Rob et décidé de ne pas prévenir tout de suite mes parents. Peut-être aurait-il déjà été trop tard. Quoi qu'il en soit, il était temps, désormais, de renoncer à savoir si elle aurait pu être sauvée ou non, temps de ne plus laisser ce souvenir me hanter.

Robson Westerfield fut condamné pour le meurtre d'Amy Phyllis Rayburn.

Lors d'un second procès, lui et son chauffeur furent reconnus coupables de tentative d'homicide à mon endroit.

Les condamnations de Rob s'additionnent. S'il vit encore cent treize ans, il pourra éventuellement bénéficier d'une remise de peine.

Au moment où il sortait sous escorte du tribunal après la lecture du verdict, il s'immobilisa un instant pour régler sa montre sur la pendule de la salle.

A quoi bon, me dis-je, le temps ne signifie plus rien pour toi désormais.

Confronté à la preuve de la culpabilité de Westerfïeld, Will Nebels avoua que Hamilton l'avait contacté et payé pour faire un faux témoignage en disant qu'il avait vu Paulie entrer dans le garage.

William Hamilton fut radié de l'ordre des avocats.

Aujourd'hui, il purge sa peine en prison.

La publication de mon livre a été avancée au printemps et les ventes se sont envolées. L'autre ouvrage - la version arrangée de la vie déplo-rable de Rob Westerfïeld - a été retiré du marché. Pète m'a présentée aux directeurs de Packard Câble qui m'ont proposé un job de journaliste d'investigation. Une occasion à saisir.

Certaines situations ne changent jamais. Je suis toujours sous les ordres de Pète.

Mais c'est parfait ainsi. Nous nous sommes mariés il y a trois mois. Papa m'a conduite à l'autel.

Pète et moi avons acheté une maison à Cold Spring avec vue sur l'Hudson. Nous y allons en week-end. Je regarde toujours avec le même émer-veillement ce fleuve majestueux qui s'écoule devant moi, dominé par les Palisades. Mon cœur a enfin trouvé son havre, le havre que je cherchais depuis tant d'années.

Je vois mon père régulièrement. Nous éprouvons tous les deux le besoin de rattraper le temps perdu.

La mère de Teddy et moi sommes devenues amies.

Parfois, nous allons tous voir Teddy à son université.

Il est entré à Dartmouth. Il fait partie de l'équipe de basket de première année.

Le cercle a mis longtemps à se refermer. Mais aujourd'hui, c'est fait, et je me sens pleine de gratitude.