A STRANGER IS WATCHING

Mary Higgins Clark, 1977

Publié avec l'accord de Simon & Schuster, Inc., New York Editions Albin Michel S.A., 1979, pour la traduction française.

En souvenir joyeux de Warren

et pour

Marilyn, Warren, David, Carol et Patricia Ta mère, en ce miroir que tu lui es

rappelle le gracieux avril de son bel âge.

SHAKESPEARE, Sonnet n° III

Il était assis, immobile devant la télévision dans la chambre 932 de l'hôtel Biltmore. Le réveil avait sonné à six heures mais il était debout depuis longtemps. Le vent froid ét sinistre qui faisait trembler les vitres l'avait sorti d'un sommeil agité.

Les actualités du matin avaient commencé, mais il n'avait pas monté le son. Ni les nouvelles, ni les éditions spéciales ne l'intéressaient. Il voulait juste regarder l'interview.

Mal à l'aise sur sa chaise trop raide, il croisait et décroisait les jambes. Il s'était douché rasé, et avait mis le costume de tergal vert qu'il portait en arrivant à l'hôtel la veille au soir. La pensée que le jour était enfin arrivé avait fait trembler sa main et il s'était légèrement coupé la lèvre en se rasant. Il saignait encore un peu, le goût salé dans sa bouche lui donna un haut-le-coeur.

Il avait horreur du sang.

La nuit dernière, au bureau de réception de l'hôtel, il avait senti le regard du réceptionniste glisser sur ses vêtements. Il portait son pardessus sous le bras, pour dissimuler son aspect minable. Mais le costume était neuf. Il avait fait des économies pour ça. Et pourtant l'homme l'avait regardé comme un pauvre type et lui avait demandé s'il avait fait une réservation.

Il n'avait jamais rempli de fiche dans un véritable hôtel, mais savait comment s'y prendre. " Oui, j'ai une réservation ", avait-il affirmé d'un ton sec, et le réceptionniste avait paru hésiter un instant; puis comme il n'avait pas de carte de crédit et proposait de payer comptant à l'avance, le sourire sarcastique était réap-paru. " Je partirai mercredi matin ", avait-il précisé.

La chambre coûtait cent quarante dollars pour les trois nuits. Il ne lui restait donc plus que trente dollars.

C'était bien assez pour ces quelques jours et mercredi il aurait quatre-vingt-deux mille dollars.

Le visage de la femme flotta devant lui. Il cligna des paupières pour le chasser. Car ensuite viendraient les yeux, ces gros globes lumineux qui le suivaient partout, le surveillaient, jamais fermés.

Il aurait bien aimé une autre tasse de café. Très tôt ce matin, il avait appelé le garçon d'étage en suivant attentivement les instructions. On lui avait apporté du café et il en restait un peu; mais il avait lavé la tasse, la soucoupe et le verre de jus d'orange, rincé la cafetière et mis le plateau par terre dans le couloir.

Un spot publicitaire se terminait. Soudain intéressé, il se pencha sur l'écran. L'interview allait commencer.

Voilà. Il tourna le bouton du son vers la droite.

Le visage familier de Tom Brokaw, présentateur des actualités, remplit l'écran. Grave, la voix posée, il commença. " Le rétablissement de la peine capitale est devenu la question la plus brûlante et la plus contro-versée dans ce pays depuis la guerre du Viêt-nam. Dans cinquante-deux heures très exactement, le 24 mars à onze heures trente, aura lieu la sixième exécution de l'année; le jeune Ronald Thompson, âgé de dix-neuf ans, mourra sur la chaise électrique. Nos invités... "

La caméra recula sur les deux personnes assises de part et d'autre de Tom Brokaw. L'homme à droite avait une trentaine d'années. Ses cheveux cendrés, parsemés de fils gris, étaient un peu décoiffés. Il avait les mains jointes, doigts écartés et pointés vers le haut. Son menton posé sur le bout des doigts lui donnait une attitude de prière qu'accentuaient des sourcils sombres, arqués sur des yeux d'un bleu hivernal.

La jeune femme de l'autre côté se tenait très droite sur sa chaise. Un chignon lâche retenait sur sa nuque des cheveux couleur de miel. Ses poings serrés reposaient sur ses genoux. Elle s'humecta les lèvres et repoussa une mèche de cheveux.

Tom Brokaw disait: " Au cours de leur précédente entrevue sur ce plateau, nos invités avaient très clairement exposé leur point de vue sur la peine capitale.

Sharon Martin journaliste, est également l'auteur du best-seller Le Crime de la peine capitale. Steven Peterson, rédacteur en chef du magazine L'Événement, est l'une des personnalités les plus écoutées dans le monde des médias à encourager le rétablissement de la peine capitale dans ce pays. "

Sa voix s'anima. Il se tourna vers Steve. " Commen-

çons par vous, monsieur Peterson. Après avoir constaté l'émotion du public au cours des dernières exécutions, pensez-vous toujours que votre position soit justi-fiee ? "

Steve se pencha en avant. Quand il répondit, ce fut d'une voix très calme. " Absolument ", affirma-t-il.

Le présentateur se tourna vers son autre invitée. " Et vous, Sharon Martin, quelle est votre opinion ? "

Sharon bougea légèrement pour faire face à son interlocuteur. Elle était crevée. Elle avait travaillé vingt heures par jour ce mois dernier. Elle avait contacté des gens importants -sénateurs, membres du Congrès, juges, membres d'organisations philanthropiques-, tenu des conférences dans les universités, dans les clubs féminins, pressant chacun d'écrire ou de télé-graphier au gouverneur du Connecticut pour protester contre l'exécution de Ronald Thompson. La réaction obtenue avait été énorme. Elle avait vraiment cru que le gouverneur allait revenir sur sa décision. Elle chercha ses mots.

" Je pense, dit-elle, je crois que nous, notre pays, avons reculé d'un pas de géant vers le Moyen Age. "

Elle souleva la pile de journaux à côté d'elle. " Regardez les titres de ce matin. Analysez-les ! Ils sont assoif-fés de sang. " Elle les feuilleta d'un geste rapide.

" Celui-ci... "Le Connecticut met à l'épreuve la chaise électrique" et celui-là... "Dix-neuf ans: il meurt mercredi" et encore, "L'assassin condamné clame son innocence. Ils sont tous pareils, du sensationnel ! de la violence ! " Elle se mordit les lèvres, sa voix se brisa.

Steve lui jeta un regard bref. Ils venaient juste d'apprendre que le gouverneur annonçait publiquement son refus définitif d'accorder à Thompson un autre délai d'exécution. La nouvelle avait anéanti Sharon. Ce serait un miracle si elle ne tombait pas malade après. Ils n'auraient pas dû accepter de venir à l'émission aujourd'hui. La décision du gouverneur rendait la présence de Sharon inutile et Dieu sait si Steve aurait préféré ne pas être là. Il devait pourtant dire quelque chose.

" Je pense que tout honnête homme déplore le sensationnel et la nécessité de la peine de mort, dit-il. Mais n'oubliez pas qu'on ne l'applique jamais sans prendre en considération toutes les circonstances atténuantes.

Il n'y a pas de peine capitale obligatoire.

-Croyez-vous que toutes ces circonstances aient été prises en considération dans le cas de Ronald Thompson, demanda vivement Brokaw, à savoir le fait qu'il venait à peine d'avoir dix-sept ans quand il a commis ce meurtre et ne dépendait donc plus du tribunal pour enfants ? "

Steve répondit: " Comme vous pouvez vous en douter, je ne ferai aucun commentaire sur le cas de Thompson. Ce serait parfaitement inopportun.

-Je comprends votre souci, monsieur Peterson, dit le présentateur, mais vous aviez pris position sur cette question il y a bien des années... " Il s'arrêta avant de poursuivre d'un ton impassible: " Avant que Ronald Thompson n'assassine votre femme. "

Avant que Ronald Thompson n'assassine votre femme.

La brutalité des mots surprenait encore Steve. Deux ans et demi après, il ressentait encore le choc et l'atro-cité de la mort de Nina, étouffée par l'inconnu qui avait pénétré chez eux, par les mains qui avaient impitoya-blement tordu l'écharpe autour de son cou.

S'efforçant de chasser l'image de son esprit, il regarda droit devant lui. " Il fut un temps où j'espérais que la suppression de la peine de mort dans notre pays pourrait devenir définitive. Mais, comme vous venez de le faire remarquer bien avant la tragédie qui a frappé ma propre famille, j'en étais venu à la conclusion que si nous voulions protéger le droit le plus fondamental de l'homme... la liberté d'aller et de venir sans crainte, la liberté d'être en sécurité dans nos foyers, nous devions arrêter les auteurs de violences.

Malheureusement, il semble n'y avoir qu'une seule manière d'arrêter des meurtriers potentiels: les traiter avec l'implacabilité dont ils font preuve à l'égard de leurs victimes. Et depuis la première exécution, il y a deux ans, le nombre des meurtres a considérablement baissé dans les grandes villes de notre pays. "

Sharon se pencha en avant. " Vous en parlez d'une façon tellement rationnelle, s'écria-t-elle. Vous rendez-vous compte que quarante-cinq pour cent des meurtres sont commis par des jeunes de moins de vingt-cinq ans qui pour la plupart ont une vie familiale désastreuse et souffrent d'un grand facteur d'instabilité ? "

Le spectateur solitaire dans la chambre 932 de l'hôtel Biltmore quitta des yeux Steve Peterson pour contempler la jeune femme. C'était elle, l'écrivain que l'on voyait partout avec Steve. Elle ne ressemblait pas du tout à sa femme; elle était manifestement plus grande, avec un corps mince et élancé de sportive. La femme de Steve était petite et menue; elle avait une poitrine ronde et des cheveux noirs de jais qui bouclaient sur son front et ses oreilles quand elle remuait la tête.

Les yeux de Sharon Martin lui rappelaient la couleur de l'océan le jour où il était à la plage, l'été dernier. Il avait entendu dire que Jones Beach était la plage idéale pour rencontrer des filles, mais, pour lui, ça n'avait pas marché. Celle qu'il avait commencé de draguer dans l'eau s'était mise à appeler " Bob ! ", et une minute plus tard ce type s'était amené en lui demandant de quoi il s'agissait. Pour finir, il avait apporté sa couverture sur le sable et s'était contenté de contempler l'océan, regardant changer les couleurs. Vert. C'était cela. Un vert troublant, moucheté de bleu. Il aimait les yeux de cette couleur.

Que disait Steve ? Ah ! oui, qu'il avait pitié des victimes et non de leurs meurtriers, qu'il avait pitié de

" ceux qui n'ont pas les moyens de se défendre " !

" Ma sympathie va aussi vers eux ", s'écria Sharon.

" Mais ce n'est pas l'un ou l'autre. Ne comprenez-vous pas que l'emprisonnement à vie serait une peine suffisante pour tous les Ronald Thompson de ce monde ? "

Elle oubliait Tom Brokaw, elle oubliait les caméras et, une fois encore, s'efforçait de convaincre Steve. " Comment pouvez-vous... vous si compatissant... vous qui donnez tant de prix à la vie... vouloir jouer le rôle de Dieu ? demanda-t-elle. Comment quelqu'un peut-il pré-tendre jouer le rôle de Dieu ? "

La discussion prenait le même tour qu'il y a six mois, quand ils s'étaient rencontrés à cette émission. Tom Brokaw finit par dire: " Notre temps d'antenne est bientôt terminé. Pouvons-nous conclure en disant que malgré les rassemblements, les émeutes dans les prisons, les manifestations d'étudiants qui ont lieu régulièrement dans tout le pays, vous persistez à soutenir, monsieur Peterson, que la vive régression du meurtre gratuit justifie la peine de mort ?

-Je crois au droit moral... au devoir... de la société de se protéger elle-même, et au devoir du gouvernement de protéger la liberté sacrée de ses citoyens, déclara Steve.

-Sharon Martin ? " Brokaw se tourna vers elle.

" Je crois la peine de mort dénuée de sens, indigne de l'homme civilisé. Je crois que nous pouvons préser-ver la sécurité des foyers et de la rue en mettant les grands criminels hors d'état de nuire, en leur infligeant des peines rapides et sûres, en votant les emprunts qui permettront de créer les centres de délinquants nécessaires et de rémunérer le personnel employé. Je crois que c'est notre respect pour la vie, pour toute vie, qui est la preuve finale que nous agissons en tant qu'indivi-dus et en tant que société. "

Tom Brokaw conclut en hâte. " Sharon Martin, Steven Peterson, merci de vous être joints à nous sur ce plateau. Nous reprendrons le cours de nos émissions après cette annonce... "

La télévision dans la chambre 932 du Biltmore s'étei-gnit net. Un long moment, l'homme robuste et musclé dans son costume à carreaux verts resta assis le regard fixé sur l'écran obscurci. Une fois de plus, il repensa à son plan: d'abord porter les photos et la valise dans la pièce secrète de Grand Central Station ', et en dernier lieu y emmener Neil, le fils de Steve Peterson, cette nuit même. Mais, auparavant, il devait prendre une décision. Sharon Martin serait chez Steve ce soir. Elle devait garder Neil jusqu'au retour de son père.

Il avait pensé l'éliminer sur place.

Mais le pourrait-il ? Elle était si belle. Il revit ses yeux, la couleur de l'océan, troublante, tendre.

1. Grand Central Station: gare principale de New York.

(N.d.T.)

Il lui avait semblé qu'en regardant les caméras, elle regardait vers lui.

On aurait dit qu'elle l'appelait.

Peut-être l'aimait-elle ?

Si elle ne l'aimait pas, il serait facile de se débarrasser d'elle.

Il la laisserait à Grand Central avec le gosse mercredi matin.

A onze heures trente, quand la bombe éclaterait, de Sharon Martin, non plus, il ne resterait rien.

Ils quittèrent ensemble le studio, marchant à quelques pas l'un de l'autre. La cape de tweed de Sharon pesait lourd sur ses épaules. Elle avait les pieds et les mains glacés. Elle enleva ses gants et constata que la bague ancienne avec une pierre de lune que lui avait donnée Steve pour Noël avait une fois de plus sali son doigt. Certaines peaux ont un taux d'acidité tel qu'elles ont toujours ce problème au contact de l'or.

Steve la dépassa et lui ouvrit la porte. Ils marchèrent dans le petit matin aigre. Il faisait très froid et la neige commençait à tomber, épaisse, frappant leurs visages de ses flocons glacés.

" Je vais t'appeler un taxi, dit-il.

-Non. Je préfère marcher.

-C'est idiot. Tu as l'air morte de fatigue.

-Cela m'éclaircira les idées. Oh ! Steve, comment peux-tu être si positif... si sûr de toi... si sévère !

-Ne recommençons pas, chérie.

-Nous devons recommencer !

-Non, pas maintenant. " Steve la regarda, à la fois impatient et inquiet. Sharon avait les yeux brillants, striés de rouge; le maquillage de télévision n'avait pas camouflé la pâleur qu'accentuait maintenant la neige fondant sur ses joues et son front.

" Tu devrais rentrer te reposer, dit-il. Tu en as besoin.

-Il faut que je rende mon papier.

-Bon, essaie de dormir quelques heures. Pourras-tu venir à la maison vers six heures moins le quart ?

-Steve, je ne suis pas sûre...

-Moi si. Nous ne nous sommes pas vus depuis trois semaines. Les Lufts comptent sortir pour leur anniversaire et je veux être à la maison ce soir avec toi et avec Neil. "

Ignorant les gens qui se pressaient dans les immeubles de Rockefeller Center, Steve prit le visage de Sharon entre ses mains. Elle avait un air triste et bouleversé. Il dit d'un ton grave: " Je t'aime, Sharon tu le sais. Tu m'as horriblement manqué ces dernières semaines. Il faut que nous parlions de nous deux.

-Steve, nous n'avons pas les mêmes idées.

Nous... "

Il se pencha et l'embrassa. Ses lèvres restaient froides. Il sentit son corps se contracter. Se séparant d'elle, il héla un taxi. Quand la voiture se gara le long du trottoir, il ouvrit la porte et donna au chauffeur l'adresse du New Dispatch. Avant de refermer, il demanda: " Je peux compter sur toi ce soir ? "

Elle hocha la tête sans rien dire. Steve attendit que le taxi tourne dans la 5' Avenue et marcha rapidement en direction de l'ouest. Il avait dormi au Gotham Hotel la nuit dernière, car il devait être au studio à six heures trente, et il désirait téléphoner à Neil avant son départ pour l'école. Il s'inquiétait chaque fois qu'il devait s'absenter. Neil faisait encore des cauchemars, ses crises d'asthme le réveillaient souvent. Mme Lufts appelait toujours immédiatement le médecin, mais néanmoins...

L'hiver était si rude, si humide. Au printemps, peut-

être, lorsqu'il pourrait sortir, Neil reprendrait des forces. Il était toujours si pâle.

Le printemps ! Mon Dieu, c'était le printemps !

L'équinoxe vernal s'était installé cette nuit et l'hiver était officiellement terminé. Qui l'aurait supposé étant donné les prévisions météorologiques ?

Au bout de la rue, Steve tourna en direction du nord.

Il se souvenait de sa première rencontre avec Sharon, six mois auparavant. Quand il était venu la chercher chez elle, le premier soir, elle avait eu envie de marcher jusqu'au restaurant la Tavern on The Green en passant par Central Park. Il l'avait prévenue qu'il faisait un peu plus froid, que c'était le premier jour d'automne.

" Merveilleux ! s'était-elle exclamée. Je commençais justement à en avoir assez de l'été. " Pendant les premiers mètres, ils étaient restés presque silencieux. Il admirait sa façon de marcher d'accorder si bien son pas au sien, sa mince silhouétte bien prise dans le tailleur ceinturé dont la couleur s'harmonisait avec ses cheveux. Il se souvenait qu'une brise fraîche faisait tomber les premières feuilles et que le soleil couchant accentuait le bleu profond du ciel d'automne.

" Par une nuit comme celle-là, je pense toujours à cet air de l'opérette Camelot, lui avait-elle dit. Vous savez Si jamais je te quittais. " Elle avait chantonné doucement: " Comment partir en automne, je ne saurai jamais. Je t'ai vu resplendir dès la morsure de l'automne. Je te connais en automne et ne peux m'en aller... " Elle avait une jolie voix de contralto.

Si jamais je te quittais...

Était-il tombé amoureux d'elle à cette minute même ?

La soirée avait été si parfaite. Ils s'étaient attardés à bavarder après le dîner, tandis qu'autour d'eux les gens entraient et sortaient.

De quoi avaient-ils parlé ? De tout. Son père était ingénieur dans une compagnie pétrolière. Ses deux soeurs étaient nées à l'étranger. Elles étaient maintenant mariées.

" Comment y avez-vous échappé ? " Il devait poser la question. Tous deux savaient bien qu'elle signifiait en réalité: " Y a-t-il quelqu'un dans votre vie ? "

Mais il n'y avait personne. Elle avait passé la plupart de son temps à voyager pour son ancien journal avant de devenir éditorialiste. C'était intéressant et très amu-sant et les sept années qui avaient suivi l'université s'étaient écoulées sans qu'elle s'en aperçoive.

Ils étaient rentrés chez elle à pied et, au second carrefour, s'étaient pris par la main. Elle l'avait invité à prendre un dernier verre, mettant une très légère emphase dans " dernier verre ".

Pendant qu'il préparait les boissons, elle avait allumé le petit bois dans la cheminée et ils étaient restés assis côte à côte à regarder le feu.

Steve gardait un souvenir intense de cette nuit-là, de la façon dont le feu faisait briller l'or de ses cheveux, jetait des ombres sur son profil droit, illuminait son rare et beau sourire. Il avait failli la prendre dans ses bras, mais l'avait simplement embrassée doucement en partant. " Samedi, si vous êtes libre... " Il avait attendu.

" Je suis libre.

-Je vous appellerai dans la matinée. "

Et sur le chemin du retour, il avait su que la solitude infinie de ces deux dernières années allait peut-être se dissiper. Si jamais je te quittais... Ne me quitte pas, Sharon.

Il était huit heures moins le quart quand il pénétra au 1347 de l'avenue des Amériques. Les employés de L'Evénement n'avaient pas pour habitude d'être mati-naux. Les couloirs étaient déserts. Saluant le gardien devant l'ascenseur, Steve monta dans son bureau du trente-sixième étage et téléphona chez lui.

Mme Lufts répondit: " Oh ! Neil va très bien ! Il est en train de prendre son petit déjeuner, de grignoter, devrais-je dire. Neil c'est ton père. "

Neil prit l'appareil. " Hello, papa, quand rentres-tu à la maison ?

-A huit heures trente. J'ai une réunion à cinq heures de l'après-midi. Les Lufts vont toujours au cinéma, n'est-ce pas ?

-Oui, je crois.

-Sharon sera à la maison avant six heures afin qu'ils puissent partir.

-Je sais, tu me l'as dit. " La voix de Neil était neutre.

" Bon. Passe une bonne journée, mon petit. Et couvre-toi bien. Il commence à faire froid ici. Est-ce que vous avez déjà de la neige ?

-Non, c'est juste un peu couvert.

-Bon. A ce soir.

-Au revoir, papa. "

Steve fronça les sourcils. Il avait du mal à se rappeler le temps où Neil était un enfant plein d'entrain et de joie de vivre. La mort de Nina avait tout changé. Il voulait que Neil et Sharon se rapprochent l'un de l'autre. Sharon faisait vràiment tout ce qu'elle pouvait pour briser la réserve de Neil, mais il ne cédait pas d'un pouce. Pas encore, du moins.

Du temps. Tout prenait du temps. Avec un soupir, Steve se tourna vers la table qui se trouvait derrière son bureau et prit l'éditorial sur lequel il avait travaillé la nuit précédente.

L'occupant de la chambre 932 quitta le Biltmore à neuf heures trente. Il sortit sur la 44' Rue et prit à l'est vers la 2' Avenue. Le vent vif, porteur de neige, pressait les passants, les faisait se recroqueviller, le cou enfoui dans leurs cols relevés.

C'était un temps qui lui convenait, le genre de temps où personne ne prête attention à ce que vous faites.

Sa première halte fut une boutique de fripier sur la 2' Avenue, après la 34' Rue. Négligeant les autobus qui se succédaient à quelques minutes d'intervalle, il fit à pied les quatorze blocs. Marcher était un bon exercice et il était essentiel de rester en forme.

La boutique était vide à l'exception de la vieille ven-deuse qui lisait d'un air morne le journal du matin.

" Vous désirez quelque chose de particulier?

demanda-t-elle.

-Non. Je jette juste un coup d'oeil. " Il repéra les cintres des manteaux de femme et s'en approcha.

Fouillant parmi les vêtements usagés, il choisit un manteau de laine gris foncé, très ample et qui lui parut assez long. Sharon Martin était plutôt grande, se dit-il.

Il y avait un rayon de foulards pliés près des cintres. Il prit le plus grand, un rectangle d'un bleu délavé.

La femme fourra ses achats dans un sac en plastique.

Le magasin de surplus militaire était à côté. C'était commode. Au rayon du camping, il acheta un grand sac de marin en toile épaisse. Il le choisit avec le plus grand soin, suffisamment grand pour contenir le gar-

çon, suffisamment épais pour que l'on ne puisse pas deviner ce qu'il contenait, suffisamment large pour laisser assez d'air quand la corde serait nouée.

Dans un supermarché de la 1ère Avenue, il acheta six rouleaux de larges bandes de coton et deux pelotes de corde. Il ramena tous ses achats au Biltmore. Le lit de la chambre était fait et il y avait des serviettes de toilette propres dans la salle de bain.

Des yeux, il s'assura que la femme de ménage n'avait pas touché au placard: ses autres chaussures étaient dans la position exacte où il les avait laissées, l'une dépassant à peine l'autre, à deux doigts de la vieille valise noire à double serrure debout dans le coin.

Il ferma la porte de la chambre à clef et mit les paquets sur le lit. Avec d'infinies précautions, il sortit la valise du placard et la posa au pied du lit. Il prit une clef dans son portefeuille et ouvrit la valise.

Il en vérifia minutieusement le contenu: les photos la poudre, le réveil, les fils métalliques, le détonateur le couteau de chasse et le revolver. Satisfait, il referma la valise.

Il quitta la chambre, emportant la valise et le sac en plastique. Cette fois, il traversa le hall inférieur du Biltmore et prit la galerie souterraine qui menait au niveau supérieur de Grand Central Station. Le flot matinal des voyageurs de banlieue était passé, mais il y avait encore beaucoup de monde. Les gens s'empres-saient au départ et a l'arrivée des trains, traversaient la gare pour rejoindre la 42' Rue ou Park Avenue, s'attardaient dans les boutiques de la galerie, les guichets de pari mutuel, les self-services et les kiosques à journaux.

D'un pas alerte, il descendit vers le niveau inférieur et se retrouva sur le quai 112 où arrivaient et partaient les trains de Mount Vernon. Il n'y avait pas de train annoncé avant dix-huit minutes et le quai était désert.

Un rapide coup d'oeil l'assura qu'aucun garde ne regardait dans sa direction, et il disparut dans les escaliers qui descendaient sur le quai.

Le quai tournait en U au bout de la voie ferrée. De l'autre côté, une rampe menait dans les profondeurs de la gare. Contournant la voie, il marcha vers la rampe.

Ses mouvements devenaient plus rapides, furtifs. Les bruits changeaient dans cet autre univers. Au-dessus, la gare bourdonnait des allées et venues de milliers de voyageurs. Ici, un générateur trépidait, des ventilateurs ronflaient, l'eau suintait sur le sol humide. Les formes silencieuses, étiques, de quelques chats miteux se faufi-laient, subrepticement dans le tunnel qui passait non loin de là sous Park Avenue. Une rumeur sourde et continue provenait de la voie d'évitement où les trains venaient tourner et souffler avant de prendre leur départ.

Il poursuivit sa descente progressive jusqu'au pied d'un escalier métallique, gravit les marches à pas feutrés, posant avec application un pied l'un après l'autre.

Un garde venait de temps à autre inspecter l'endroit.

La lumière était très faible, mais on ne savait jamais...

Au bout du petit palier se dressait une lourde porte en fer. Il posa délicatement la valise et le sac par terre, chercha la clé dans son portefeuille. Pressé, nerveux, il l'introduisit dans la serrure. Le pêne céda avec réti-cence et la porte s'ouvrit.

Il faisait très noir à l'intérieur. Il tâtonna à la recherche de l'interrupteur et, sans le lâcher, se baissa pour tirer la valise et le sac dans la pièce. La porte se referma sans bruit.

L'obscurité était totale. Il pouvait à peine deviner les contours de la pièce. Une odeur de moisi dominait.

Avec un long soupir l'intrus s'efforça de se décontrac-ter. Il prêta l'oreille aux bruits de la gare mais ils étaient trop éloignés, et on ne les discernait qu'en faisant un effort pour les écouter.

Tout allait bien.

Il poussa l'interrupteur et une lumière lugubre envahit la pièce. Un néon poussiéreux éclairait le plafond et les murs lépreux, projetant de grandes ombres obs-cures dans les coins. La pièce était en forme de L, une pièce en ciment, avec des murs en ciment d'où pendaient des lambeaux écaillés de peinture grise. A gauche de la porte se trouvaient deux énormes vieux bacs à vaisselle. L'eau en gouttant des robinets avait creusé des rigoles de rouille dans l'épaisse croûte de saleté. Au milieu de la pièce, des planches irrégulières et étroitement clouées enfermaient un appareil en forme de cheminée, un monte-plats. Une porte étroite à l'extrême droite du L était entrebâillée, révélant des cabinets crasseux.

Il savait qu'ils fonctionnaient. Il était venu la semaine dernière dans cette pièce, pour la première fois depuis vingt ans, et avait vérifié la lumière et la tuyauterie. Quelque chose l'avait poussé à venir ici, quelque chose lui avait rappelé cette pièce quand il avait conçu son plan.

Un vieux lit de camp bancal penchait contre le mur du fond, un cageot retourné à côté. Le lit et le cageot l'ennuyaient. Quelqu'un, un jour, avait découvert la pièce et s'y était installé. Mais la poussière sur le lit et le relent d'humidité étaient la preuve que l'endroit était resté fermé depuis des mois, peut-être même des années.

Il n'était pas venu ici depuis l'âge de seize ans, plus de la moitié de sa vie. Cette pièce servait alors à l'Oyster Bar. Situé directement sous la cuisine de ce restaurant, le vieux monte-plats transportait des montagnes de vaisselle graisseuse destinée à être lavée dans les deux grands éviers, puis séchée et remontée.

Il y a des années, la cuisine de l'Oyster Bar avait été refaite et équipée de machines à laver. Et on avait condamné la pièce. C'était aussi bien. Qui voudrait travailler dans ce trou infect ?

Mais elle pouvait encore servir.

Quand il avait cherché où cacher le fils de Peterson jusqu'au paiement de la rançon, il s'était souvenu de cette pièce. A l'examen, elle lui avait paru parfaite pour son plan. Du temps où il y travaillait, les mains gonflées, irritées par les détergents, l'eau et les grands torchons mouillés, la gare fourmillait de gens bien habillés qui rentraient chez eux, dans leurs voitures et leurs maisons de luxe, ou qui venaient s'asseoir au restaurant devant des assiettes pleines de crevettes, de clams, d'huîtres et de poissons grillés, qu'il devait ensuite nettoyer sans que personne ne lui prêtât jamais attention.

Il ferait en sorte que chacun, dans Grand Central, à New York, dans le monde entier, le remarque, lui. Après mercredi, jamais plus on ne l'oublierait.

Il lui avait été facile d'entrer dans la pièce. Une empreinte de cire de la vieille serrure rouillée. Ensuite, il avait fabriqué une clé. A présent, il pouvait aller et venir à sa guise.

Cette nuit, Sharon Martin et le gosse seraient là, avec lui. Grand Central Station. La gare la plus animée du monde. Le meilleur endroit au monde pour cacher quelqu'un.

Il éclata de rire. Il pouvait rire maintenant. Il se sentait lucide, fort, en pleine forme. Les murs lépreux, le lit bancal, l'eau suintante et les planches fendues l'excitaient.

Ici, il était le maître, l'organisateur. Il avait tout prévu pour avoir son argent. Il allait clore les yeux pour toujours. Il ne pouvait plus continuer à rêver de ces yeux. Il ne le supportait plus. Ils étaient devenus un réel danger.

Mercredi. Mercredi matin à onze heures trente, dans exactement quarante-huit heures. Il s'envolerait pour l'Arizona où personne ne le connaissait. Il n'était plus en sécurité à Carley. On y posait trop de questions.

Mais là-bas, avec l'argent... Les yeux disparus... et si Sharon l'aimait, il l'emmènerait avec lui.

Il porta la valise devant le lit de camp et la posa avec soin à plat sur le sol. Il l'ouvrit, en retira le petit magnétophone et l'appareil photo qu'il glissa dans la poche gauche de son vieux pardessus brun déformé. Le couteau de chasse et le revolver dans la poche droite.

Aucun renflement n'était visible à travers l'épaisseur du tissu.

Il prit le sac en plastique, en disposa méthodiquement le contenu sur le lit. Le manteau, le foulard, la corde, le sparadrap et les bandes. Il les fourra dans le sac de marin. Puis il retira le paquet de photos géantes soigneusement enroulées, les déroula, les étala, lissant, aplatissant la courbure de chacune. Son regard s'attarda. Un sourire de réminiscence, rêveur, étira ses lèvres minces.

Il appliqua les trois premières photos sur le mur, au-dessus du lit de camp, les fixa avec du sparadrap. Il contempla la quatrième avant de l'enrouler de nouveau lentement.

Pas encore, décida-t-il.

Le temps passait. Par précaution, il éteignit la lumière avant d'entrouvrir la porte de quelques centimètres. Il écouta. Il n'y avait pas un bruit de pas.

Se glissant dehors, il descendit sans bruit les marches métalliques et passa en hâte devant le générateur trépidant, les ventilateurs ronflants, le tunnel béant, remonta la rampe, contourna la voie de Mount Vernon, monta au niveau inférieur de Grand Central Station. Là, il se mêla à la foule, silhouette musclée d'un homme dans la force de l'âge, le torse bombé, la démarche raide. Dans son visage gercé, boursouflé, aux pommettes saillantes, aux lèvres minces et serrées, les paupières lourdes ne dissimulaient qu'à moitié des yeux pâles au regard fureteur.

Un billet à la main, il se pressa vers le niveau supérieur d'où partait le train pour Carley, Connecticut.

Neil attendait le car de l'école au coin de la rue. Il savait que Mme Lufts le regardait par la fenêtre. Il détestait cela. Aucun de ses amis n'était surveillé par sa mère comme il l'était par Mme Lufts. On aurait dit qu'il était au jardin d'enfants et non à la grande école.

Si jamais il pleuvait, il était forcé d'attendre l'arrivée du car à la maison. Il détestait cela aussi. Il avait l'air d'une poule mouillée. Il avait bien essayé de l'expliquer à son père, mais celui-ci n'avait pas compris. Il avait simplement répondu que Neil devait faire attention à cause de ses crises d'asthme.

Sandy Parker était en huitième. Il habitait une rue plus loin, mais prenait le car à cet arrêt. Il voulait toujours s'asseoir à côté de Neil. Neil aurait préféré qu'il se mette autre part. Sandy parlait toujours de choses dont Neil ne voulait pas parler.

Au moment où le car arrivait, Sandy apparut tout essoufflé, ses livres glissant de ses bras. Neil tenta de se faufiler vers une place dans le fond, mais Sandy l'appela: " Ici, Neil. Il y a deux places. " Le car était bruyant. Tous les enfants parlaient le plus haut possible. Sandy ne parlait pas fort, mais on ne manquait pas un seul des mots qu'il prononçait.

Il était surexcité. A peine assis, il annonça: " On a vu ton père aux actualités, au petit déjeuner.

-Mon père ? " Neil secoua la tête. " Tu te fiches de moi ?

-Non, c'est vrai. La dame que j'ai vue chez toi y était aussi, Sharon Martin. Ils se disputaient.

-Pourquoi ? " Neil n'avait pas envie de poser de questions. Il n'était jamais sûr de pouvoir croire Sandy.

" Parce qu'elle croit qu'il ne faut pas tuer les criminels et que ton père pense le contraire. Mon père dit qu'il a raison. Il dit que le type qui a tué ta mère doit griller. " Sandy répéta le mot avec emphase: " Griller ! "

Neil se tourna vers la fenêtre. Il appuya son front contre la vitre froide. Il avait envie d'être à ce soir. Il n'aimait pas rester seul avec les Lufts. Ils étaient gentils avec lui, mais ils se disputaient beaucoup, M. Lufts allait au bar du coin, et MmeLufts se mettait en fureur, même si elle essayait de le dissimuler devant Neil.

" Tu n'es pas content qu'ils tuent Ronald Thompson mercredi ? insista Sandy.

-Non... enfin... je n'y pense pas ", fit Neil à voix basse.

Ce n'était pas vrai. Il y pensait. Il en rêvait aussi, toujours le même rêve. Il jouait avec ses trains en haut dans sa chambre. Maman était à la cuisine, occupée à ranger les provisions. Il commençait à faire nuit. Un de ses trains avait déraillé et il avait coupé le courant.

C'était à ce moment qu'il avait entendu un bruit bizarre, comme un cri, mais pas très fort. Il avait descendu les escaliers en courant. Il faisait presque noir dans le salon, mais il l'avait vue. Maman. Ses bras essayaient de repousser quelqu'un. Elle faisait des bruits affreux, étouffés. L'homme serrait quelque chose autour de son cou.

Neil était resté sur le pas de la porte. Il voulait l'aider mais il ne pouvait pas bouger. Il voulait appeler au secours, mais il ne pouvait pas émettre un son. Il s'était mis à respirer comme maman, des drôles de gargouillements, et puis ses genoux étaient devenus tout mous.

L'homme s'était retourné en l'entendant et il avait laissé tomber maman.

Neil tombait aussi. Il sentait qu'il tombait. Ensuite, la pièce était devenue plus claire. Maman était allongée par terre. Sa langue sortait, sa figure était bleue, ses yeux fixes. L'homme était agenouillé près d'elle maintenant; il avait les mains sur sa gorge. Il avait levé les yeux vers Neil et s'était enfui, mais Neil avait pu bien voir son visage. Couvert de sueur et terrifié.

Neil avait dû tout raconter aux policiers et reconnaître l'homme au procès. Ensuite papa avait dit: " Essaie d'oublier, Neil. Souviens-toi de tous les jours heureux avec maman. " Mais il ne pouvait pas oublier. Il faisait toujours le même rêve et il se réveillait avec une crise d'asthme.

Maintenant, papa allait peut-être se marier avec Sharon. Sandy lui avait raconté que tout le monde disait que son père allait se remarier. Sandy disait qu'une femme n'a pas envie des enfants des autres, surtout quand ils sont souvent malades.

M. et Mme Lufts parlaient tout le temps de partir en Floride. Neil se demandait si papa le laisserait aux Lufts quand il épouserait Sharon. Il espérait que non.

Malheureux, il regarda par la fenêtre, tellement perdu dans ses pensées que Sandy dut lui donner un coup de coude quand le car s'arrêta devant l'école.

Le taxi freina en crissant devant l'immeuble du journal New Dispatch sur la 42~e Rue Est. Sharon fouilla dans son sac, sortit deux dollars et régla le chauffeur.

La neige avait momentanément cessé de tomber mais il faisait de plus en plus froid et le trottoir était glissant.

Elle se rendit tout de suite à la salle de rédaction, déjà bourdonnante des préparatifs de l'édition de l'après-midi. Il y avait une note dans son casier. Le rédacteur en chef adjoint désirait la voir immédiatement.

Troublée par l'urgence du message, elle traversa en hâte la salle bruyante. Il était seul dans son petit ooreau encombré. " Entrez et fermez la porte. " Il lui fit signe de s'asseoir. " Vous avez votre papier pour aujourd'hui ?

-Oui.

-Vous encouragez à multiplier les appels pour inciter le gouverneur Greene à commuer la peine de Thompson, n'est-ce pas ?

-Bien sûr. J'y ai pensé. Je vais changer l'introduction. Le fait que Mme Greene ait dit qu'elle refusait d'accorder un autre délai d'exécution peut nous aider.

Cela risque de pousser encore plus de gens à l'action.

Nous avons encore quarante-huit heures.

-Laissez tomber. "

Sharon le regarda, médusée. " Comment ça, "laissez tomber" ? Vous m'avez toujours soutenue dans cette affaire.

-J'ai dit: laissez tomber. Après avoir pris sa décision, Mme Greene a elle-même appelé le vieux et l'a envoyé au diable, déclarant que nous faisions délibérément du sensationnel pour faire vendre le journal. Elle a dit qu'elle n'était pas non plus partisane de la peine capitale, mais qu'elle n'avait aucun droit d'intervenir dans le jugement de la Cour sans nouvelles preuves.

Elle a ajouté que si nous voulions faire campagne pour modifier la Constitution, c'était notre droit, et qu'elle nous soutiendrait. Mais, par contre, que nos pressions pour qu'elle intervienne dans un cas particulier prou-vaient une conception fantaisiste de la justice. Le vieux a fini par lui donner raison. "

Sharon sentit son estomac se tordre comme si on l'avait battue. Pendant quelques secondes, elle eut peur de vomir. Serrant les lèvres, elle lutta contre le spasme qui lui contractait la gorge. Le rédacteur lui lança un regard inquiet. " Ça va, Sharon ? Vous êtes toute pâle. "

Elle refoula difficilement le goût d'amertume.

-" Ça va.

-Je peux trouver quelqu'un pour assurer le repor-tage sur la réunion de demain. Vous devriez vous reposer pendant quelques jours.

-Non. " Le débat à l'Assemblée législative du Mas-sachusetts portait sur l'abolition de la peine de mort dans l'État. Elle tenait à y assister.

" Comme vous voulez. Remettez votre papier et rentrez chez vous. " Sa voix prit un ton compatissant. " Je suis désolé, Sharon. Un amendement constitutionnel prendra des années et je pensais que si nous obtenions que MmeGreene soit la première à accorder une commutation de peine capitale, on aurait pu suivre la même démarche à chaque fois. Mais je comprends sa position. "

Sharon lança: " Et moi, je comprends que le meurtre légalisé est loin d'être contesté si ce n'est dans l'abstrait. " Sans attendre sa réaction elle se leva et quitta la pièce. De retour à son bureau, elle prit dans la poche de sa sacoche les feuilles dactylographiées de l'article sur lequel elle avait travaillé une grande partie de la nuit. Elle déchira soigneusement les pages en deux, en quatre, et en huit. Elle les regarda voltiger dans la corbeille à papier défoncée.

Plaçant une feuille de papier vierge sur la machine à écrire, elle commença à taper. " Une fois de plus, la Société va exercer un privilège récemment reconquis, le droit de tuer. Il y a près de deux cents ans, le philosophe français Voltaire écrivait: "Je ne propose pas sans doute l'encouragement du meurtre, mais le moyen de le punir sans un meurtre nouveau."

" Si vous pensez que la peine de mort doit être abolie par la Constitution... "

Elle écrivit deux longues heures sans bouger, cou-pant des paragraphes entiers, rajoutant des phrases, corrigeant. L'article terminé, elle le retapa, le remit à la rédaction, quitta le journal et héla un taxi. " 95e Rue, juste après Central Park West, s'il vous plaît ", dit-elle.

Le taxi tourna dans l'avenue des Amériques et entra dans Central Park South. Sharon contemplait d'un air sombre les nouveaux flocons de neige qui se posaient sur l'herbe. Si cela continuait, demain les enfants viendraient faire de la luge.

Le mois dernier, Steve avait apporté ses patins à glace et ils étaient allés patiner à la patinoire Wollman.

Neil devait l'accompagner. Après le patinage, Sharon avait projeté d'aller au zoo et de dîner au restaurant la Tavern on the Green. Mais, à la dernière minute, Neil avait prétexté qu'il ne se sentait pas bien et il était resté à la maison. Il ne l'aimait pas. C'était évident.

" Voilà, mademoiselle.

-Comment ? Oh ! excusez-moi ! " Ils s'engageaient dans la 95' Rue. " La troisième maison à gauche. " Elle habitait le rez-de-chaussée sur jardin d'un immeuble de trois étages en pierre brune qui avait été rénové.

Le taxi s'arrêta devant la porte. Le chauffeur, un homme mince et grisonnant, lui jeta un regard interrogateur par-dessus l'épaule. " Ça va donc si mal ?

Vous avez l'air à plat. "

Elle esquissa un sourire. " C'est le temps, je suppose. " Un oeil sur le compteur, elle chercha de la monnaie dans sa poche et laissa un généreux pourboire.

Le chauffeur tendit le bras en arrière pour lui ouvrir la porte. " Bon sang, avec un temps pareil, vous allez voir la tête des gens aux heures de pointe ! Et si jamais il se met à neiger pour de bon... Si vous voulez mon avis, vous feriez mieux de rester chez vous.

-Je dois partir dans le Connecticut ce soir.

-J'aime autant que ce soit vous que moi. Merci, m'dame. "

Angie, sa femme de ménage qui passait deux matins par semaine, venait visiblement de partir. Il flottait une légère odeur de cire; la cheminée avait été balayée, les plantes arrosées et soignées. Comme toujours, l'appar-tement offrait à Sharon un accueil calme et chaleu-reux. Les tons bleus et rouges du vieux tapis d'Orient de sa grand-mère avaient joliment passé. Elle avait recouvert en bleu le canapé et le fauteuil achetés d'occasion, travail qu'elle avait fait avec amour pendant quatre week-ends, dont elle s'était plutôt bien sortie. Quant aux tableaux et gravures sur les murs et au-dessus de la cheminée, elle les avait trouvés petit à petit chez les brocanteurs, dans les salles de vente ou au cours de ses voyages en Europe.

Steve aimait cette pièce. Il remarquait à chaque fois le moindre changement. " Tu as un vrai don pour arranger une maison ", lui disait-il.

Elle entra machinalement dans la chambre et commença à se déshabiller. Elle allait prendre une douche, se faire une tasse de thé et essayer de dormir un peu. Pour l'instant, elle était incapable de penser de manière cohérente.

Il était presque midi quand elle se mit au lit et elle régla la sonnerie du réveil sur quinze heures trente. Le sommeil fut long à venir. Ronald Thompson. Elle était tellement sûre que le gouverneur commuerait sa peine.

Il ne faisait aucun doute qu'il était coupable, et le nier lui avait certainement nui. Mais, à l'exception d'une autre histoire sérieuse quand il avait quinze ans, son casier judiciaire était vierge. Et il était si jeune.

Steve. C'étaient des gens comme Steve qui faisaient l'opinion publique. C'était la réputation d'intégrité de Steve, sa loyauté, qui lui attiraient l'attention du public.

Aimait-elle Steve ?

Oui.

Beaucoup ?

Oui, infiniment.

Avait-elle envie de l'épouser ? Ils allaient devoir en parler ce soir. Elle savait que c'était la raison pour laquelle Steve voulait qu'elle reste chez lui cette nuit.

Et il désirait tellement que Neil s'attache à elle. Mais ce n'était pas facile; on ne force pas l'affection. Neil était sur ses gardes avec elle, si peu confiant. Est-ce parce qu'il ne l'aimait pas, ou réagissait-il ainsi avec toutes les femmes qui détournaient son père de lui ? Elle n'aurait su le dire.

Aimerait-elle vivre à Carley ? Elle aimait tant New York, elle l'aimait sept jours sur sept. Mais Steve n'accepterait pas de faire venir Neil en ville.

Elle commençait à peine à réussir comme écrivain.

Son livre en était à la sixième édition. Refusé par toutes les grandes maisons d'édition, il avait été directement publié en livre de poche. Mais les critiques et les ventes s'étaient révélées exceptionnellement bonnes.

Était-ce vraiment le moment de se marier ? De se marier avec un homme dont le fils la rejetait ?

Steve. Inconsciemment, elle toucha son visage, se rappelant la chaleur des grandes mains douces quand il l'avait quittée ce matin. Ils étaient si désespérément amoureux l'un de l'autre...

Mais comment accepterait-elle le côté inflexible, obs-tiné de son caractère ?

Elle finit par s'assoupir. Presque aussitôt, elle se mit à rêver. Elle écrivait un article. Elle était sur le point de le terminer. C'était important de le terminer. Mais elle avait beau frapper de toutes ses forces sur les touches de la machine, pas un mot ne s'imprimait sur le papier.

C'est alors que Steve entrait. Il tirait un jeune homme par le bras. Elle s'efforçait toujours de faire venir les mots sur le papier. Steve obligeait le garçon à s'asseoir.

" Je suis navré, lui répétait-il, mais c'est nécessaire.

Vous devez comprendre que c'est nécessaire. " Et tandis que Sharon tentait en vain de crier, Steve entravait de chaînes les poignets et les chevilles du jeune homme et tendait la main vers l'interrupteur.

Le son d'une voix rauque la réveilla, la sienne, qui hurlait: " Non... non... non... "

A six heures moins cinq, dans les rues de Carley, Connecticut, quelques rares personnes s'engouffraient dans les magasins, sans se soucier d'autre chose que d'échapper au froid neigeux de la nuit.

L'homme, immobile dans l'ombre à l'angle du parking du restaurant Cabin, passait parfaitement inaperçu. Le visage cinglé par la neige, il scrutait sans cesse les alentours. Il était là depuis bientôt vingt minutes et il avait les pieds glacés.

Agacé, il changea de position, et le bout de son soulier heurta le sac de toile à ses pieds. Il palpa les armes dans la poche de son pardessus. Elles étaient là, sous sa main. Il hocha la tête, satisfait.

Les Lufts allaient arriver d'un moment à l'autre. Il avait téléphoné au restaurant et s'était fait confirmer la réservation pour six heures. Ils avaient l'intention de dîner avant d'aller voir Autant en emporte le vent de Selznick. Le film se jouait au Carley Square Theater, juste de l'autre côté de la rue. La séance de quatre heures était déjà commencée. Ils iraient à celle de sept heures trente.

Il se raidit. Une voiture entrait dans le parking. Il recula derrière la bordure d'épicéas. C'était leur break.

Il les regarda se garer près de l'entrée du restaurant. Le conducteur sortit et contourna la voiture pour aider sa femme à marcher sur le bitume glissant. Courbés contre le vent, accrochés l'un à l'autre, le pas maladroit, les Lufts se hâtaient vers la porte du restaurant.

Il attendit qu'ils soient bien entrés pour ramasser son sac. En quelques foulées, il fit le tour du parking prenant soin de rester caché par le massif d'arbres. Il traversa la rue et courut derrière le cinéma.

Une cinquantaine de voitures étaient garées. Il se dirigea vers une Chevrolet marron foncé, vieille de huit ans, discrètement garée dans le coin le plus reculé.

Ouvrir la porte ne lui prit qu'une minute. Il se glissa sur le siège, mit la clef dans le contact et tourna. Le moteur ronfla à régime régulier. Il eut un sourire imperceptible et après un dernier regard aux alentours déserts, fit démarrer la voiture. La rue était vide et il passa devant le cinéma sans allumer les phares. Quatre minutes plus tard, la vieille berline marron s'engageait dans l'allée circulaire de la maison des Peterson sur Driftwood Lane et se garait derrière une petite Vega rouge.

Le trajet de Manhattan à Carley prenait habituellement moins d'une heure, mais les prévisions météorologiques alarmantes avaient poussé les habitants de la banlieue à quitter New York plus tôt. Avec la densité de la circulation et les plaques de verglas sur les autoroutes, Sharon mit presque une heure vingt pour arriver chez Steve. Mais elle se souciait peu de cette len-teur exaspérante. Elle pensait seulement à ce qu'elle allait dire à Steve. " Cela ne peut pas marcher pour nous... Nous n'avons pas les mêmes idées... Neil n'acceptera jamais... Ce serait plus simple de ne plus nous voir. "

La maison de Steve, une maison de style colonial en bois, blanche avec des volets noirs, oppressait Sharon.

La lumière de la véranda était trop crue. Les arbustes le long des murs étaient trop hauts. Sharon savait que Steve et Nina y avaient à peine vécu quelques semaines avant la mort de la jeune femme, et que lui n'avait fait aucune des transformations projetées en l'achetant.

Elle gara sa voiture après les marches du perron et se prépara inconsciemment au feu roulant de l'accueil de Mme Lufts et à la froideur de Neil. Mais ce serait la dernière fois. Cette pensée accrut sa mélancolie.

De toute évidence, Mme Lufts surveillait son arrivée.

La porte d'entrée s'ouvrit dès que Sharon descendit de voiture. " Mademoiselle Martin, mon Dieu, ça fait plaisir de vous voir. " La silhouette trapue de la femme emplissait le seuil de la porte. Son visage aux traits menus, ses yeux brillants et curieux, lui donnaient l'air d'un écureuil. Elle portait un lourd manteau de drap rouge et des bottillons de caoutchouc.

" Bonjour, madame Lufts. " Sharon la précéda dans la maison. Mme Lufts avait cette habitude de se tenir toujours si près de vous qu'on avait à chaque fois l'impression d'étouffer. Elle recula juste assez pour laisser passer Sharon.

" C'est vraiment gentil à vous de venir, dit-elle. Voilà, donnez-moi votre cape. J'adore les capes. Elles vous donnent un air charmant et féminin, vous ne trouvez pas ? "

Sharon posa son sac et son nécessaire de voyage dans l'entrée. Elle retira ses gants. " Sans doute, oui, je n'y ai jamais pensé. " Elle jeta un coup d'oeil dans le salon. " Oh !... "

Neil était assis, jambes croisées, sur le tapis, des magazines épars autour de lui, une paire de ciseaux à bouts ronds à la main. Ses cheveux, du même blond cendré que ceux de son père, lui retombaient sur le front, dégageant son cou mince et vulnérable. Ses maigres épaules pointaient sous la chemise de flanelle marron et blanche. Il était très pâle, excepté les traces rouges autour des immenses yeux bruns pleins de larmes.

" Neil, dis bonjour à Sharon ", ordonna Mme Lufts.

Il leva les yeux, indifférent. " Bonjour, Sharon. " Sa voix était basse et tremblante.

Il semblait si petit, si triste, si décharné. Sharon faillit le prendre dans ses bras, mais elle savait qu'il la repousserait.

Mme Lufts toussota. " Je veux bien être pendue si je comprends. Il s'est mis à pleurer il y a quelques minutes à peine. Et il refuse de dire pourquoi. On ne sait jamais ce qui se passe dans cette petite tête. Bon, vous ou son père vous en tirerez peut-être quelque chose. " Sa voix monta d'une octave. " Billll !... "

Sharon sursauta, les tympans transpercés. Sans plus attendre, elle alla rejoindre Neil dans le salon.

" Qu'es-tu en train de découper ? demanda-t-elle.

-Oh ! rien, des espèces de photos d'animaux ! "

Neil ne la regardait plus. Elle savait qu'il était gêné qu'on l'ait vu pleurer.

" Je prendrais volontiers un verre de sherry, et puis je pourrais t'aider si tu veux. Tu as envie d'un Coca ou de quelque chose ?

-Non. " Neil hésita, ajouta comme à regret:

" Merci.

-Servez-vous, dit Mme Lufts. Faites comme chez vous. Vous connaissez la maison. J'ai préparé tout ce qui était marqué sur la liste que M. Peterson avait laissée, le steak, la vinaigrette, les asperges et la glace.

Tout est dans le réfrigérateur. Je m'excuse d'être aussi pressée, mais nous dînons au restaurant avant le cinéma. Bill !...

-J'arrive, Dora. " Le ton de la voix était contrarié.

Bill Lufts montait du sous-sol. " Je vérifiais les fenêtres, dit-il. Je voulais voir si elles étaient bien fermées. Bonjour, mademoiselle Martin.

-Bonjour, monsieur Lufts. Comment allez-vous ? "

C'était un homme d'une soixantaine d'années, petit, assez gros, aux yeux d'un bleu délavé. La couperose faisait des taches révélatrices sur les joues et les ailes du nez. Sharon se souvint que Steve s'inquiétait du penchant de Bill Lufts pour la boisson.

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" Bill, tu vas te dépêcher, oui ? " Sa femme donnait des signes d'impatience. " Tu sais bien que je déteste avaler mon repas en quatrième vitesse et nous allons être en retard. La seule fois où tu me sors, c'est le jour de notre anniversaire; tu pourrais au moins t'activer.

-Bon ! bon ! " Bill soupira et fit un signe de tête vers Sharon. " A tout à l'heure, mademoiselle Martin.

-Amusez-vous bien. " Sharon le suivit dans l'entrée. " Et, ah ! oui, bon anniversaire !

-Prends ton chapeau, Bill. Tu vas attraper la crève... Quoi ? Oh ! merci, merci, mademoiselle Martin ! Dès que je serai assise bien tranquille devant mon assiette, alors je commencerai à trouver que c'est un anniversaire. Mais pour le moment, avec toute cette bousculade...

-Dora, c'est toi qui as voulu voir ce film.

-Bon. Je suis prête. Amusez-vous bien tous les deux. Neil, montre ton carnet de notes à Sharon. Il travaille très bien; tu seras bien sage, n'est-ce pas, Neil ? Je lui ai donné un goûter pour tenir jusqu'au dîner, mais il n'y a presque pas touché. Il a un appétit d'oiseau. Ça va, Bill, ça va, j'arrive. "

Ils s'en allèrent enfin. Sharon frissonna au courant d'air glacial qui s'engouffra dans l'entrée avant qu'elle ne referme la porte derrière eux. Elle retourna dans la cuisine, ouvrit le réfrigérateur et prit la bouteille de sherry. Elle hésita, sortit un carton de lait. Neil avait bien dit qu'il ne voulait Aen, mais elle allait lui préparer un chocolat chaud.

Pendant que le lait chauffait, elle but son sherry à petites gorgées et jeta un coup d'oeil autour d'elle.

Mme Lufts faisait de son mieux, mais elle ne savait pas tenir une maison et la cuisine n'était pas très nette. Il y avait des miettes de pain autour du grille-pain et sur le buffet. ke dessus de la cuisinière avait besoin d'un sérieux nettoyage. En fait, toute la maison avait besoin d'être retapée.

Le dos de la propriété donnait sur la mer, sur Long Island Sound. " Il faudrait couper ces arbres qui 35

bouchent la vue, pensa Sharon, fermer la véranda par des baies vitrées pour agrandir le salon, abattre une grande partie des cloisons et faire un coin pour le petit déjeuner... " Elle se reprit. Ce n'était pas ses affaires.

C'était seulement que la maison et Neil et même Steve avaient un air tellement abandonné.

Mais ce n'était pas à elle de les changer. La pensée de ne plus voir Steve, de ne plus attendre ses coups de téléphone, de ne plus sentir ses bras forts et doux autour d'elle, de ne plus voir cet air soudain insouciant envahir son visage quand elle plaisantait, l'emplit d'un sentiment désolé de solitude. C'est sans doute ce que l'on ressent lorsqu'il faut quitter quelqu'un, pensa-t-elle. Que ressentait Mme Thompson, sachant que son unique enfant allait mourir après-demain ?

Elle connaissait le numéro de téléphone de Mme Thompson. Elle l'avait interviewée quand elle s'était décidée à s'occuper du cas de Ron. Durant son dernier voyage, elle avait maintes fois essayé de la joindre pour lui annoncer que beaucoup de gens très importants avaient promis d'intervenir auprès du gouverneur. Mais elle ne l'avait jamais trouvée chez elle.

Sans doute parce que Mme Thompson était elle-même en train de faire une pétition auprès des habitants de Fairfield County.

Pauvre femme. Elle avait tant espéré de la visite de Sharon, mais elle avait eu l'air bouleversée en apprenant que la journaliste ne croyait pas en l'innocence de Ron.

Mais quelle mère pourrait croire son fils capable d'un meurtre ? Mme Thompson était peut-être chez elle aujourd'hui. Peut-être serait-elle heureuse de parler à quelqu'un qui avait tenté de sauver Ron ?

Sharon baissa la flamme sous la casserole, alla vers le téléphone accroché au mur de la cuisine et composa le numéro. On décrocha à la première sonnerie. La voix de Mme Thompson était étonnamment calme.

" Allô !

-Madame Thompson, ici Sharon Martin.- Je voulais vous dire à quel point je suis navrée, et vous demander s'il y a quelque chose que je puisse faire...

-Vous en avez fait assez, mademoiselle Martin. "

L'amertume dans la voix de la femme surprit Sharon.