- Très bien. Mais ne la ramène pas ", avait dit Molly en raccrochant de façon catégorique, d'un ton à la fois affectueux et impérieux, le ton d'avertissement qu'elle prenait quand l'un des enfants dépassait la mesure.
Je ne suis pas ton enfant, Molly, ma vieille, pensait Katie à présent. Je t'aime beaucoup, mais je ne suis pas ton enfant. Mais tout en buvant son café, elle se demanda si elle ne se reposait pas trop sur Molly et sur Bill, trouvant auprès d'eux un réconfort moral.
Allait-elle toujours rester pendue à leurs basques, à l'écart de la vie ?
Oh ! John. Elle jeta instinctivement un regard vers sa photo. Ce matin, il n'était pas plus que cela, une photo. Un bel homme à l'air sérieux, au regard doux et pénétrant. La première année après la mort de John, Katie avait un jour pris cette photo entre ses mains, l'avait regardée fixement et jetée à l'envers sur la coiffeuse en pleurant: " Comment as-tu pu me laisser ? "
Le lendemain matin, ayant retrouvé son calme et, honteuse d'elle-même, elle avait pris la résolution de ne plus jamais boire trois verres de vin consécutifs dans les moments de cafard. En redressant la photo, elle avait remarqué l'entaille laissée par le cadre en argent martelé sur le dessus de la jolie coiffeuse.
Elle avait tenté d'expliquer à la photo: " Ce n'est pas uniquement de l'attendrissement sur mon sort, monsieur le juge. Je suis furieuse pour toi. Je voulais que tu vives quarante années de plus. Tu savais apprécier la vie; faire qu'elle mérite d'être vécue. "
Qui a connu la pensée du Seigneur, ou qui a été son Conseiller ? Cette phrase de la Bible lui avait traversé l'esprit ce jour-là.
S'en souvenant aujourd'hui, Katie pensa qu'elle ferait mieux de méditer ces paroles de saint Paul.
Elle ôta sa chemise de nuit vert pâle, entra dans la salle de bain et tourna le robinet de la douche. La chemise de nuit s'étalait sur la banquette devant la coiffeuse. Au collège, elle préférait les pyjamas. Mais John lui avait acheté des chemises de nuit et des peignoirs ravissants en Italie. Il lui semblait normal de les porter dans cette maison, dans la salle de bain de John.
Richard avait peut-être raison. Elle se complaisait peut-être à veiller un disparu. John aurait été le premier à l'en blâmer.
La douche chaude lui remit les idées en place. Elle devait passer assister à un compromis à neuf heures et préparer deux nouvelles affaires qui allaient passer en jugement la semaine d'après. Plus un travail monstre sur le procès de vendredi. Déjà mercredi, pensa-t-elle avec consternation. Je ferais mieux de me remuer.
Elle s'habilla en vitesse, choisissant une jupe en laine marron clair et un chemisier neuf en soie turquoise à manches longues qui couvrait son bras bandé.
La voiture prêtée par la station-service arriva au moment où elle finissait son second café. Elle raccompagna le conducteur au garage, siffla à la vue de l'étendue des dégâts à l'avant de sa voiture, remercia le Ciel de n'avoir pas été plus sérieusement blessée, et se rendit au bureau.
La soirée avait été plutôt agitée dans le comté. On avait violé une fille de quatorze ans. Tout le monde parlait d'un accident de voiture provoqué par un ivrogne qui avait fait quatre morts. Le chef de la police locale avait téléphoné pour demander que le procureur organise une confrontation entre la victime d'une attaque à main armée et plusieurs suspects arrêtés.
Scott sortait de son bureau. " Charmante soirée ", fit remarquer Katie.
Il hocha la tête. " Quel salaud - l'abruti qui a percuté la voiture de ces gosses était tellement bourré qu'il ne tenait pas debout. Les quatre gosses ont été tués. Ils étaient en dernière année au collège Pascal-Hills et se rendaient à une réunion d'étudiants. A propos, j'avais l'intention d'envoyer Rita interroger les médecins de la clinique Westlake, mais elle s'occupe de l'affaire du viol. Je suis particulièrement intéressé par le psychiatre que consultait Vangie Lewis. J'aimerais avoir son avis sur l'état psychique de Vangie. Je peux envoyer Charley ou Phil, mais je pense qu'une femme se ferait moins remarquer là-bas, et pourrait circuler un peu partout en essayant de savoir si Vangie Lewis avait bavardé avec les infirmières, si elle s'était liée avec certaines patientes.
Mais cela attendra demain. Rita est restée debout toute la nuit, et aujourd'hui elle fait le tour du pays avec cette gosse qui a été violée pour voir si elle peut repérer son assaillant. On est à peu près sûr qu'il habite les environs. "
Katie hésita. Elle n'avait pas prévu de dire à Scott qu'elle était une patiente du docteur Highley, ni qu'on allait l'hospitaliser à Westlake vendredi soir.
Mais il était peu concevable que quelqu'un du bureau puisse lui en faire part. Elle choisit un compromis.
" Je peux peut-être m'en charger. Le docteur Highley est mon gynécologue. J'ai justement rendez-vous avec lui aujourd'hui. " Elle serra les lèvres, jugeant inutile de s'étendre sur les pénibles considérations de sa future opération.
Scott haussa les sourcils. Comme toujours quand il était étonné, sa voix se fit plus grave. " Que pensez-vous de lui ? Richard a fait une allusion hier à propos de l'état de santé de Vangie; il semblait croire que Highley prenait des risques avec elle. "
Katie secoua la tête. " Je ne suis pas d'accord avec Richard. Le docteur Highley est un spécialiste des grossesses difficiles. On le considère pratiquement comme un faiseur de miracles. C'est toute la question.
Il essaie de faire naître des bébés à terme dans des cas où échouent les autres médecins. " Elle pensa à l'appel téléphonique d'hier soir. " Je peux vous assurer que c'est un médecin très consciencieux. "
Le froncement de sourcils de Scott lui creusait des rides sur le front et autour des yeux. " C'est votre réaction instinctive à son propos ? Depuis quand le connaissez-vous ? "
S'efforçant d'être objective, Katie réfléchit: " Je ne le connais pas bien, et pas depuis longtemps. Le gynécologue que je consultais auparavant a pris sa retraite et quitté la région il y a deux ans, et je n'avais pas pris la peine d'en chercher un autre.
Quand j'ai commencé à avoir des problèmes-bon, il se trouve que ma soeur Molly avait entendu parler du docteur Highley par une de ses amies qui ne jure que par lui. Molly a bien un médecin à New York, mais je ne voulais pas me compliquer l'existence.
J'ai donc pris un rendez-vous le mois dernier. C'est un médecin très qualifié. " Elle se souvint de la façon dont il l'avait examinée; avec douceur, mais à fond.
" Vous avez eu parfaitement raison de venir me voir, avait-il dit. En fait, je dois dire que vous n'auriez pas dû négliger cette histoire pendant toute une année. Je compare souvent l'utérus à un berceau qui doit toujours rester en bon état. "
Elle s'était seulement étonnée qu'il n'ait pas d'infirmière à son service. Son ancien gynécologue demandait toujours à l'infirmière de venir avant de commencer un examen. Mais il était d'une autre génération.
Elle estima que le docteur Highley devait avoir dans les quarante-cinq ans.
" Quel est votre emploi du temps, aujourd'hui ?
demanda Scott.
- Une matinée très chargée, mais l'après-midi est assez libre.
- Très bien. Vous irez voir Highley et vous parle-rez également au psychiatre. Tâchez de savoir si oui ou non ils pensent qu'elle était susceptible de se suicider. Cherchez à savoir quand elle est venue à la clinique pour la dernière fois. Voyez si elle a parlé de son mari. Charley et Phil s'occupent de Chris Lewis en ce moment. J'ai passé la moitié de la nuit à me dire que Richard a raison. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans ce suicide. Parlez aussi aux infirmieres.
- Pas aux infirmières, dit Katie en souriant. A la réceptionniste, Edna. Elle connaît les histoires de tout le monde. Je n'étais pas dans la salle d'attente depuis dix minutes, le mois dernier, que je lui avais déjà raconté ma vie. En fait, peut-être devriez-vous la citer comme témoin à l'interrogatoire.
-Je devrais citer un tas de gens, observa sèchement Scott. Parler au Conseil d'administration. Bon nous nous verrons plus tard. "
Katie entra dans son bureau, attrapa ses dossiers et se hâta de se rendre à son rendez-vous avec un avocat au sujet d'un inculpé. Elle accepta de transformer une inculpation pour détention à usage de trafic d'héroïne en une inculpation pour simple détention. De là, elle fonça à la salle du tribunal du deuxième étage où elle écouta d'un air pensif la condamnation à sept ans de prison d'un jeune homme de vingt ans qu'elle avait inculpé. Il aurait mérité vingt ans pour vol à main armée et violence sexuelle.
Sur sept années, il aurait une réduction de peine de deux tiers, et on le retrouverait bientôt dans la rue. Elle connaissait la chanson par coeur. Aucune réhabilitation possible avec ce coco, pensa-t-elle.
Dans la liasse de messages qui l'attendait, il y avait deux appels du docteur Carroll. Le premier avait eu lieu à neuf heures quinze, l'autre à neuf heures quarante. Elle rappela, mais Richard était sorti. La sensation de légère tension provoquée par les deux appels fut remplacée par un sentiment de déception quand elle ne put le joindre.
Elle téléphona au secrétariat du docteur Highley, s'attendant à entendre la voix chaleureuse et nasale d'Edna. Mais la personne qui répondit était une femme à la voix inconnue, basse, cassante. " Secrétariat des consultations médicales. "
" Oh ! " Katie réfléchit rapidement et décida de demander Edna. " Mlle Burns est-elle là ? "
Il y eut un silence d'une fraction de minute avant que n'arrive la réponse. " Mlle Burns est absente aujourd'hui. Elle a prévenu qu'elle était souffrante.
Je suis madame Fitzgerald. "
Katie se rendit compte qu'elle espérait beaucoup parler à Edna. " Je suis désolée que Mlle Burns ne soit pas bien. " Elle expliqua brièvement que le docteur Highley lui avait demandé de téléphoner et qu'elle aurait également souhaité voir le docteur Fukhito. Mme Fitzgerald la pria d'attendre et revint en ligne au bout de quelques minutes.
" Il est entendu qu'ils vous recevront tous les deux.
Le docteur Fukhito est toujours libre quinze minutes avant chaque heure entre quatorze et dix-sept heures, et le docteur Highley préférerait quinze heures, si cela vous convient.
-Quinze heures avec le docteur Highley me semble parfait, dit Katie, et voulez-vous avoir l'obligeance de noter quinze heures quarante-cinq avec le docteur Fukhito. " Reposant le récepteur, elle reprit le travail qui l'attendait sur son bureau.
A l'heure du déjeuner, Maureen Crowley, l'une des secrétaires du bureau, passa la tête et proposa à Katie de lui apporter un sandwich. Plongée dans la préparation du procès de vendredi, Katie hocha la tête affirmativement.
" Pain de seigle et jambon avec de la moutarde et de la laitue, et un café noir ", dit Maureen.
Katie leva les yeux, surprise. " Mes goûts sont-ils si prévisibles ? "
La jeune fille avait environ dix-neuf ans, une crinière de cheveux roux flamboyants, des yeux vert émeraude et le ravissant teint pâle des vraies Irlandaises. " Katie, je dois dire qu'en matière de nourriture, vous êtes on ne peut plus routinière. "
La porte se referma derrière elle.
" Vous avez l'air à bout. " " Vous veillez un disparu. " " Vous êtes on ne peut plus routinière. "
La gorge serrée, Katie avala péniblement sa salive et s'étonna d'être au bord des larmes. Je dois être malade si je deviens aussi susceptible, pensa-t-elle.
Quand le sandwich et le café arrivèrent, elle mangea et but presque machinalement. L'affaire sur laquelle elle s'efforçait de se concentrer était un véritable imbroglio. Le visage de Vangie Lewis revenait constamment devant elle. Mais pourquoi l'avait-elle vu dans un cauchemar ?
Richard avait passé une nuit pénible. Le téléphone avait sonné à vingt-trois heures, quelques minutes après qu'il eut raccompagné Katie chez elle, pour le prévenir de l'arrivée de quatre gosses à la morgue.
Il raccrocha lentement l'appareil. Il habitait au dix-septième étage d'une tour au nord du pont George-Washington. Il contempla pendant quelques minutes la vue de New York à travers la grande baie vitrée, les voitures filant sur le périphérique Henry-Hudson, les lumières bleu-vert qui soulignaient au loin les lignes élégantes du pont George-Washington.
A l'instant même, le téléphone sonnait chez les parents de ces jeunes gens, les informant que leurs enfants ne rentreraient pas à la maison.
Richard parcourut son salon du regard. Il était agréablement meublé d'un vaste canapé, de larges fauteuils, d'un tapis d'Orient dans les tons bleus et bruns, d'une bibliothèque encastrée et de solides tables en chêne qui embellissaient autrefois la maison d'un de ses ancêtres de la Nouvelle-Angleterre. Des aquarelles représentant des scènes de marine étaient accrochées avec goût sur les murs. Richard soupira.
Sa confortable chaise longue en cuir était près de la bibliothèque. Il avait pensé se préparer un dernier verre et lire une heure avant d'aller se coucher. Au lieu de cela, il décida de se rendre à la morgue pour y accueillir les parents quand ils viendraient identifier leurs enfants. Dieu sait que l'on ne pouvait pas faire grand-chose pour ces gens, mais Richard savait qu'il se sentirait mieux s'il essayait.
Il ne regagna pas son appartement avant quatre heures du matin. En se déshabillant, il se demanda si son travail ne finissait pas par trop l'affecter. Ces gosses étaient dans un triste état; l'impact du choc avait été terrible. Une fille en particulier lui fendait le coeur. Elle avait des cheveux bruns, un nez fin et droit, et même morte, elle restait gracieuse.
Elle lui rappela Katie.
Il frémit à nouveau à l'idée qu'elle avait eu un accident de voiture lundi soir. Il lui sembla qu'ils avaient progressé d'une année-lumière pendant ces deux heures passées ensemble hier soir au restaurant.
De quoi avait-elle peur, la pauvre petite ? Pourquoi n'arrivait-elle pas à se détacher de John DeMaio ?
Pourquoi ne pouvait-elle pas dire " Merci pour le souvenir ", et se remettre en route ?
En se couchant, il se sentit amèrement réconforté à la pensée d'avoir pu apporter un peu de consolation aux parents. Il avait pu leur assurer que leurs enfants étaient morts sur le coup, qu'ils ne s'étaient sans doute rendu compte de rien.
Il dormit d'un sommeil agité pendant deux heures et fut à son bureau vers sept heures. Quelques minutes plus tard, on lui annonça qu'une vieille dame s'était pendue dans un quartier en démolition de Chester, une petite ville tout au nord du comté. Il se rendit sur les lieux. La morte avait quatre-vingt-un ans et l'aspect frêle d'un oiseau. Une note était épinglée à sa robe. Il ne me reste plus personne. Je suis trop malade et fatiguée. Je veux retrouver Sam.
Pardonnez-moi de vous causer des ennuis.
La note lui fit penser à un détail qui l'avait tracassé.
D'après tout ce qu'on lui avait dit sur Vangie Lewis, c'était le genre de femme à laisser une note pour expliquer son acte ou en rejeter la responsabilité sur son mari, si elle s'était supprimée.
La plupart des femmes laissent des notes.
Quand il rejoignit son bureau, Richard tenta deux fois de téléphoner à Katie, espérant l'attraper entre deux séances de tribunal. Il avait envie d'entendre le son de sa voix. Sans savoir pourquoi, il n'avait pas aimé la laisser seule dans cette grande maison hier soir. Mais il ne put la joindre.
Pourquoi avait-il l'impression que quelque chose la préoccupait ?
Il retourna au laboratoire et travailla sans arrêt jusqu'à seize heures trente. De retour dans son bureau, il prit ses messages et se sentit ridiculement heureux de constater que Katie l'avait rappelé. Pourquoi ne l'aurait-elle pas fait, se demanda-t-il avec cynisme. Un procureur-adjoint ne peut ignorer les appels du médecin légiste. Il lui téléphona immédiatement. La standardiste du bureau du procureur lui répondit que Katie était partie et qu'elle ne reviendrait pas de la journée. La standardiste ignorait où se rendait Katie.
Zut.
Cela signifiait qu'il ne pourrait pas lui parler aujourd'hui. Il devait dîner à New York avec Clovis Simmons, une actrice qui jouait dans un feuilleton télévisé. Clovis était pleine d'humour. Il s'amusait toujours en sa compagnie, mais tout indiquait qu'elle commençait à s'intéresser sérieusement à lui.
Richard prit une décision. C'était la dernière fois qu'il sortait avec Clovis. Ce n'était pas honnête vis-à-vis d'elle. Refusant d'analyser la raison de cette résolution, il s'appuya au dossier de sa chaise et fronça les sourcils. Une sonnette d'alarme intérieure émettait un signal répété. Cela lui rappela le temps où il voyageait dans l'Ouest, lorsque la radio annonçait brusquement qu'une alerte à la tornade était déclenchée. Un avis signifiait que la chose était certaine.
Une alerte suggérait la possibilité de difficultés.
Il n'avait pas exagéré en disant à Scott que Vangie n'aurait pas eu besoin de cyanure à moins d'accoucher avant terme. Combien admettait-on de femmes dans cet état dans les services du Concept de Maternité Westlake ? Molly faisait grand cas de cet obstétricien parce qu'une de ses amies avait eu une grossesse réussie. Mais qu'en était-il des échecs ? Combien y en avait-il eu ? Le pourcentage de décès parmi les patientes de Westlake pouvait-il sembler inhabituel ?
Richard actionna l'interphone et pria sa secrétaire de venir.
Marge avait environ quarante-cinq ans et des cheveux grisonnants impeccablement gonflés à la manière rendue célèbre par Jacqueline Kennedy dans les années 60. Sa jupe recouvrait à peine ses genoux charnus. Elle était l'image même de la femme au foyer d'une ville de province dans un jeu télévisé.
C'était en fait une secrétaire remarquable qui se complaisait dans le climat constamment dramatique du service du médecin légiste.
" Marge, dit-il, j'ai une intuition. Je voudrais faire une enquête à titre privé sur la clinique Westlake
- uniquement dans le département maternité. Le Concept de Maternité fonctionne depuis une huitaine d'années. Je voudrais savoir combien de femmes sont mortes en couches ou par suite de complications de grossesse, et quelle est la proportion de décès parmi les patientes qui sont admises là-bas. Je ne désire pas que l'on sache que je m'y intéresse. C'est pourquoi je préfère que Scott ne demande pas la communication des rapports médicaux. Connaissez-vous quelqu'un chez nous qui pourrait jeter en douce un coup d'oeil sur les registres de la clinique ? "
Marge fronça les sourcils. Son nez, assez comparable à un petit bec pointu de canari, se plissa.
" Laissez-moi réfléchir.
- Bon. Autre chose. Vérifiez si des poursuites pour faute professionnelle ont été engagées contre l'un ou l'autre des médecins à la maternité Westlake.
Je me fiche de savoir si ces poursuites ont été abandonnées ou non. Je veux en connaître les raisons, s'il y en a. "
Content d'avoir mis l'enquête en route, Richard fila chez lui pour prendre une douche et se changer.
Quelques secondes après qu'il eut quitté son bureau, un appel lui parvint de la part du docteur David Broard du laboratoire prénatal de l'hôpital du Mont-Sinaï. Le message que prit Marge demandait à Richard de se mettre en rapport avec le docteur Broard demain dans la matinée. C'était urgent.
Katie partit pour la clinique à quatorze heures quarante-cinq. Le temps sombre et nuageux s'était décidément mis au froid. Mais, au moins, la chaleur dégagée par les voitures avait fait fondre une grande partie de la couche de verglas sur les routes. Katie se força à ralentir en prenant le virage qui était à l'origine de son accident.
Elle était en avance de quelques minutes sur l'heure de son rendez-vous, mais cela ne lui servit à rien. La réceptionniste, Mme Fitzgerald, se montra d'une froideur aimable, et quand Katie lui demanda si elle remplaçait souvent Edna, Mme Fitzgerald répliqua sèchement: " Mlle Burns n'est presque jamais absente, aussi n'y a-t-il pas souvent lieu de la remplacer. "
Il sembla à Katie qu'elle était exagérément sur la défensive. Intriguée, elle décida d'insister. " Je suis vraiment désolée d'apprendre que Mlle Burns est souffrante. Rien de grave, j'espère, ajouta-t-elle.
- Non. " La femme était manifestement tendue.
" Un virus ou quelque chose comme ça. Elle sera là demain, j'en suis sûre. "
Il y avait plusieurs futures mères assises dans la salle d'attente; mais elles étaient plongées dans des magazines. Katie ne voyait aucune manière plausible d'engager la conversation avec elles. Une femme enceinte, le visage bouffi, les gestes lents et mesurés, déboucha du couloir qui menait chez les médecins.
La sonnerie de l'interphone retentit sur le bureau.
La réceptionniste prit l'appareil.
" Madame DeMaio, le docteur Highley va vous recevoir maintenant ", dit-elle. Elle semblait soulagée.
Katie longea le couloir d'un pas rapide. Le bureau du docteur Highley était le premier, se souvint-elle.
Après s'être conformée à l'avis " Frappez et entrez "
elle ouvrit la porte et pénétra dans une pièce de taille moyenne. On aurait dit un confortable cabinet de travail. Sur un mur s'alignaient des étagères. Un autre était presque entièrement recouvert de photos de mères avec leurs bébés. Un fauteuil club était placé près du bureau en bois travaillé du docteur.
Katie se souvint qu'une salle d'examen, des toilettes et un coin qui servait à la fois à la cuisine et à la stérilisation des instruments complétaient le tout. Le docteur était assis derrière son bureau. Il se leva pour l'accueillir. " Madame DeMaio. " Son ton était courtois; avec un léger accent britannique, à peine perceptible. C'était un homme de taille moyenne de moins d'un mètre quatre-vingts. Son visage lissé et plein s'achevait par un menton ovale et charnu.
Son corps donnait une impression de grande force soigneusement maîtrisée. Il semblait avoir tendance à l'embonpoint. Ses cheveux clairsemés blond-roux, striés de gris, étaient soigneusement séparés par une raie sur le côté. Les sourcils et les cils de la même teinte roussâtre soulignaient des yeux gris acier globuleux. De par ses traits, ce n'était pas un homme séduisant, mais il dégageait une apparence imposante et autoritaire.
Katie rougit en s'apercevant qu'il était conscient de son examen et s'en irritait. Elle s'empressa de s'asseoir et, pour entamer la conversation, le remercia de son coup de téléphone.
Il écarta ses remerciements d'un geste. " J'aurais aimé que vous ayez une véritable raison de me remercier. Si vous aviez dit au médecin de la salle des urgences que vous étiez l'une de mes patientes, il vous aurait donné une chambre dans l'aile ouest.
Sûrement bien plus confortable; mais jouissant du même genre de vue ", ajouta-t-il.
Katie cherchait un bloc de papier dans son sac en bandoulière. Elle leva vivement les yeux. " Vue ?
Tout vaudrait mieux que celle que j'ai cru avoir l'autre nuit. Pourquoi... " Elle s'arrêta. Le carnet dans sa main lui rappela qu'elle se trouvait là en mission officielle. Que penserait-il si elle se mettait à raconter ses cauchemars ? Elle chercha inconsciemment à se redresser dans le fauteuil trop bas, trop mou.
" Docteur, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, parlons d'abord de Vangie Lewis. " Elle sourit. " Je crois que nos rôles vont être inversés du moins pour quelques minutes. C'est à moi de poser les questions. "
Il s'assombrit: " J'aurais simplement espéré une occasion plus réjouissante d'inverser nos rôles. Pauvre fille. Je n'ai pu penser à autre chose depuis que j'ai appris la nouvelle. "
Katie hocha la tête. " Je connaissais un peu Vangie Lewis, et je dois dire que j'ai eu la même réaction. A présent, il s'agit purement de routine, bien entendu, mais étant donné l'absence de lettre, nous aimerions avoir quelques renseignements sur l'état psychologi-que d'une suicidée. " Elle fit une pause avant de demander: " Quand avez-vous vu Vangie Lewis pour la dernière fois ? "
Il se carra dans son fauteuil. Ses doigts entrecroisés sous son menton montraient des ongles d'une propreté méticuleuse. Il parla lentement. " C'était mardi soir. Mme Lewis venait me voir au moins une fois par semaine depuis le milieu de sa grossesse. J'ai ici son dossier. "
Il désigna la chemise en papier kraft sur son bureau. Elle était marquée LEWIS, VANGIE. Un titre impersonnel, se dit Katie, un pense-bête qui rappelait qu'une semaine auparavant, Vangie Lewis s'était étendue dans la salle d'examen voisine pour faire contrôler sa tension artérielle, vérifier le battement du coeur du foetus.
" Comment était Mme Lewis demanda-t-elle, sur le plan physique et émotionnel?
- Laissez-moi d'abord vous parler de sa condition physique. Elle était alarmante, bien sûr. Mme Lewis courait un risque de toxémie que je surveillais de très près. Mais vous savez, chaque jour qui passait augmentait les chances de survie du bébé.
-Avait-elle une chance d'accoucher à terme ?
- Aucune. En fait, mardi dernier, j'ai prévenu Mme Lewis qu'il était probable que nous aurions à l'hospitaliser dans deux semaines et à provoquer le travail.
- Comment a-t-elle réagi ? "
Il fronça les sourcils. " Je m'attendais à ce qu'elle manifestât une inquiétude très justifiée pour la vie du bébé. Mais en fait, plus elle approchait de la date prévue de la naissance, plus il me semblait qu'elle redoutait le processus de l'accouchement. L'idée me vint même à l'esprit qu'elle n'était pas bien différente d'une petite fille qui veut jouer à la maman, et serait terrifiée si sa poupée se transformait en vrai bébé.
- Je vois. " Katie griffonna d'un air pensif sur son carnet. " Mais Vangie avait-elle montré des signes précis de dépression ? "
Le docteur Highley secoua la tête. " Je ne l'ai pas remarqué. Toutefois, je pense que le docteur Fukhito serait plus à même de vous répondre. Il l'a vue lundi soir, et il est plus habitué que moi à déceler ces symptômes s'ils sont cachés. Mon impression générale est qu'elle avait une peur de plus en plus morbide d'accoucher.
- Une dernière question, demanda Katie. Votre cabinet est contigu à celui du docteur Fukhito. Avez-vous aperçu Mme Lewis à un moment donné lundi soir ?
- Non.
- Je vous remercie, docteur. Vous avez été très obligeant. " Elle remit le carnet dans son sac. " A présent, c'est à votre tour de poser les questions.
-J'en ai peur. Vous y avez répondu hier soir.
Quand vous aurez fini de vous entretenir avec le docteur Fukhito, j'aimerais que vous vous rendiez à la chambre 101 dans l'autre aile de la clinique. On vous y fera une transfusion. Attendez ensuite une demi-heure avant de reprendre le volant.
- Je croyais que c'était indiqué pour les gens qui donnaient leur sang, dit Katie.
- Simple précaution, afin de s'assurer qu'il n'y a pas de réaction. D'autre part... " Il plongea sa main dans le profond tiroir latéral de son bureau. Katie entrevit des petites bouteilles minutieusement rangées au fond. Il en choisit une contenant neuf ou dix pilules. " Commencez à prendre la première pilule ce soir, dit-il. Puis, une toutes les quatre heures demain; la même chose vendredi. Cela fait quatre pilules par jour demain et vendredi. Vous en avez juste assez. J'insiste pour que vous vous conformiez à cette prescription. Comme vous le savez, si cette petite intervention ne résout pas votre problème, nous devrons envisager une opération plus radicale.
- Je prendrai les pilules, dit Katie.
- Bien. Nous vous attendons vers six heures vendredi soir. "
Katie acquiesça.
" Bon. Je vais faire mes dernières visites, et je passerai vous voir. Vous n'êtes pas inquiète, j'espère ? "
Elle lui avait avoué sa terreur des hôpitaux lors du premier rendez-vous. " Non, dit-elle, vraiment pas. "
Il lui ouvrit la porte. " A vendredi alors, madame DeMaio ", dit-il doucement.
L'équipe des enquêteurs de Phil Cunningham et de Charley Nugent revint au bureau du procureur à seize heures. Épuisés mais excités comme des chiens courants qui viennent de forcer un gibier, ils se ruèrent chez Scott Myerson pour lui exposer ce qu'ils avaient découvert.
" Le mari ment, dit Phil avec vivacité. Il ne devait pas être de retour avant hier matin, mais son avion a eu une panne de moteur. Les passagers ont été débarqués à Chicago, et on a ramené tout l'équipage à New York. Lewis est rentré lundi soir.
- Lundi soir ! explosa Scott.
- Ouais. Et il est descendu à l'hôtel, le Holiday Inn de la 57e Rue ouest.
- Comment l'avez-vous su ?
- On a obtenu la liste des membres de l'équipage sur le vol de lundi et on est allés leur parler. Le chef steward habite New York. Lewis l'a reconduit à Manhattan et a dîné avec lui. Il a raconté une histoire à dormir debout, comme quoi sa femme était absente et qu'il comptait passer la nuit en ville et aller au spectacle.
- Il a raconté ça au chef steward ?
- Ouais. Il a laissé sa voiture à l'Holiday Inn et retenu une chambre; ensuite ils sont allés dîner. Le chef steward l'a quitté à dix-neuf heures vingt. Après, Lewis a repris sa voiture, et les fiches du garage montrent qu'il est resté absent pendant deux heures.
De retour à vingt-deux heures. Et écoutez-moi ça. Il est à nouveau sorti à minuit et revenu à deux heures du matin. "
Scott siffla. " Il nous a menti au sujet de son vol.
Il a menti au chef steward au sujet de sa femme. Il était quelque part en voiture entre vingt et vingt-deux heures, et entre minuit et deux heures du matin.
A quelle heure Richard a-t-il dit que Vangie Lewis était morte ?
- Entre vingt et vingt-deux heures ", dit Ed.
Charley Nugent était resté silencieux. " Il y a plus, dit-il. Lewis a une petite amie, une hôtesse de la Pan Am. Son nom est Joan Moore. Elle habite à New York 201 87 Rue est. Le portier nous a dit que le commandant Lewis l'a raccompagnée chez elle de l'aéroport hier matin. Elle lui a laissé sa valise dans l'entrée et ils sont allés prendre un café au drugstore en face. "
Scott se mit à tambouriner sur son bureau avec son crayon, signe qu'il allait donner des ordres. Ses assistants attendirent, crayon en main.
" Il est quatre heures, dit Scott d'un ton sec. Les juges vont bientôt s'en aller. Attrapez-en un au téléphone et demandez-lui d'attendre une quinzaine de minutes. Dites-lui que nous nous occupons d'obtenir un mandat de perquisition. "
Phil bondit de sa chaise et saisit le téléphone.
" Vous - Scott désignait Charley - cherchez quelle est l'entreprise des pompes funèbres qui a transporté le corps de Vangie Lewis à Minneapolis.
Prenez contact avec eux. Le corps ne doit pas être inhumé, et tâchez de vous assurer que Chris Lewis n'a pas l'intention de le faire incinérer. Nous aurons peut-être encore à l'examiner. Lewis a-t-il dit quand il rentrait ? "
Charley hocha la tête. " Il nous a dit qu'il reviendrait demain, tout de suite après les obsèques et l'enterrement. "
Scott grogna. " Trouvez le vol qu'il doit prendre et allez l'attendre. Ramenez-le ici pour que nous l'interrogions.
-Vous ne croyez pas qu'il va chercher à filer ?
demanda Charley.
- Non. Je ne pense pas. Il essaiera de crâner. S'il est malin, il se rendra compte que nous n'avions rien de vraiment précis sur lui. Et je veux parler à son amie. Que savez-vous d'elle ?
- Elle partage un appartement avec deux autres hôtesses. Elle a l'intention de se faire muter sur les lignes de l'Amérique latine de la Pan Am, et d'être basée à Miami. Elle est à Fort Lauderdale aujourd'hui, pour signer un bail d'appartement. Elle sera de retour vendredi après-midi.
- Allez l'accueillir à l'avion également, dit Scott.
Conduisez-la ici; nous avons certaines questions à lui poser. Où était-elle lundi soir ?
- En vol de retour sur New York. Nous en sommes absolument certains.
- Très bien. " Scott se tut une seconde. " Autre chose. Je veux les enregistrements des appels téléphoniques de la maison des Lewis, particulièrement ceux de la semaine dernière, et tant que vous y êtes vérifiez s'il n'y a pas un répondeur automatique sur l'un des postes. Il est pilote de ligne. Ce serait normal qu'il en ait un. "
Phil Cunningham raccrochait le téléphone. " Le juge Haywood va nous attendre. "
Scott tendit la main vers l'appareil, composa rapidement le numéro du bureau de Richard, le demanda et murmura à voix basse: " Merde. Le seul jour où il s'en va tôt, et il faut que ce soit aujourd'hui !
-Aviez-vous besoin de lui maintenant ? " Charley avait un ton interrogateur.
" J'aimerais savoir ce qu'il voulait dire en déclarant qu'il y avait quelque chose d'autre qui ne collait pas.
Vous vous souvenez de cette remarque ? Ce serait peut-être intéressant de savoir quoi. Bon. Au travail.
Et quand vous fouillerez la maison, passez-la au peigne fin. Et cherchez le cyanure. Nous devons rapidement savoir où Vangie L ewis s'est procuré le poison qui l'a tuée. Ou bien comment le commandant Lewis se l'est procuré ", ajouta-t-il calmement.
Par contraste avec le cabinet du docteur Highley, celui du docteur Fukhito semblait plus spacieux et plus clair. La table de travail aux lignes harmonieuses occupait moins de place que le lourd bureau anglais du gynécologue. D'élégants fauteuils à dos canné et siège et bras capitonnés, avec une chaise longue du même style, remplaçaient les sièges en cuir du genre fauteuils club de l'autre cabinet. Au lieu des photos encadrées de mères et de bébés sur le mur, le docteur Fukhito avait accroché une collection de ravissantes reproductions d'estampes de Ukiyo-e.
Le docteur Fukhito était grand pour un Japonais.
A moins, pensa Katie, qu'en se tenant si droit, il ne paraisse plus grand qu'il ne l'est en réalité. Non, elle estima qu'il devait mesurer environ un mètre soixante-seize .
Comme son confrère, il était vêtu de façon coûteuse et conformiste. Une chemise bleu pâle et une cravate en soie dans des tons sourds de bleu égayaient un costume à fines rayures. Ses cheveux de jais et sa petite moustache nette faisaient ressortir un teint à peine ambré et des yeux bruns plus ovales que bridés. Que ce soit selon des critères orientaux ou occidentaux, c'était un homme d'une beauté saisis-sante.
Et probablement un très bon psychiatre, se dit Katie en cherchant son carnet, se donnant volontairement le temps d'enregistrer ses impressions.
Le mois dernier, sa visite au docteur Fukhito avait été brève et amicale. Souriant, il avait expliqué:
" L'utérus est une partie fascinante de l'anatomie.
Parfois des pertes irrégulières ou désordonnées peuvent être signe d'un trouble émotionnel.
- Cela m'étonnerait, lui avait dit Katie. Ma mère a eu le même problème pendant des années, et je crois savoir que c'est héréditaire, ou que cela peut l'être. "
Il lui avait posé des questions sur sa vie privée.
" Et supposons qu'une hystérectomie soit un jour nécessaire. Comment réagiriez-vous ?
- Ce serait terrible, avait répondu Katie. J'ai toujours voulu avoir une famille.
- Vous avez donc le projet de vous marier ? Avez-vous quelqu'un dans votre vie ?
- Non.
- Pourquoi ?
-Parce que mon travail m'intéresse davantage pour le moment. " Elle avait brusquement interrompu l'entretien. " Docteur, vous êtes très aimable, mais je ne souffre d'aucun gros complexe affectif, je peux vous l'affirmer. Je suis très impatiente d'être débarrassée de ce problème, mais je vous assure qu'il est uniquement physiologique. "
Il en avait convenu avec élégance, s'était levé en lui tendant la main. " Bien, si vous devez devenir une patiente du docteur Highley, n'oubliez pas que je suis juste à côté. Et s'il vous arrive un jour d'avoir envie de prolonger cette discussion avec quelqu'un, vous pouvez vous adresser à moi. "
Plusieurs fois, au cours du mois passé, l'idée avait effleuré Katie que ce ne serait pas si mauvais d'aller bavarder avec lui pour avoir un avis professionnel et objectif sur sa vie affective. A moins, se demanda-t-elle, que cette idée n'ait pris corps beaucoup plus récemment-par exemple depuis le dernier dîner avec Richard.
Balayant cette pensée, elle se redressa dans son fauteuil et leva son stylo. Sa manche glissa, dévoilant son bras bandé. A son grand soulagement, il ne lui posa pas de questions.
" Docteur, comme vous le savez, l'une de vos patientes, qui était aussi celle du docteur Highley, Vangie Lewis, est morte dans la soirée de lundi. "
Elle remarqua un léger haussement de sourcils.
Est-ce parce qu'il s'attendait à ce qu'elle déclarât catégoriquement que Vangie Lewis s'était suicidée ?
Elle poursuivit: " Docteur, vous avez vu Vangie Lewis vers huit heures ce soir-là, n'est-ce pas ? "
Il hocha la tête. " Je l'ai vue à huit heures précises.
-Combien de temps est-elle restée ?
-A peu près quarante minutes. Elle avait téléphoné lundi après-midi pour demander un rendez-vous. Je ne travaille généralement que jusqu'à huit heures le lundi, et je n'avais pas une minute de libre.
Je le lui ai expliqué en lui proposant de venir mardi matin.
- Comment a-t-elle réagi ?
- Elle s'est mise à pleurer au téléphone. Elle semblait être dans un grand désarroi, et bien sûr, je lui ai dit de venir, que je la verrais à huit heures.
- Et quelle était la raison de ce désarroi ? "
Il parla lentement, choisissant soigneusement ses mots. " Elle s'était disputée avec son mari. Elle était convaincue qu'il ne l'aimait pas et qu'il ne voulait pas du bébé. Physiquement, la fatigue de la grossesse commençait à se faire sentir. Mme Lewis manquait beaucoup de maturité, en fait-une enfant unique que l'on avait excessivement entourée et gâtée. Elle supportait mal les malaises physiques et la perspective de la naissance commençait soudain à l'effrayer. "
Inconsciemment, il glissa un regard vers la chaise longue à droite de son bureau. Vangie Lewis s'y était étendue lundi soir, tout entière enveloppée dans son long caftan. Autant elle prétendait vouloir un bébé, autant elle détestait les vêtements de grossesse, détestait perdre sa silhouette. Au cours du mois dernier, elle avait voulu cacher son corps déformé et ses jambes gonflées en ne portant que des robes longues. C'était un miracle qu'elle n'ait jamais trébuché, étant donné la façon dont ces robes se prenaient dans ses pieds.
Katie l'observait avec curiosité. Cet homme était nerveux. Qu'avait-il suggéré à Vangie qui ait poussé la jeune femme à se précipiter chez elle pour se tuer ? Ou qui l'ait jetée dans les bras d'un meurtrier, si le pressentiment de Richard était exact ? La dispute. Chris Lewis n'avait pas avoué qu'ils s'étaient querellés, lui et Vangie.
Se penchant en avant, Katie insista. " Docteur, je sais que vous désirez garder le secret professionnel sur les entretiens que vous avez eus avec Mme Lewis, mais cette affaire est officielle. Nous avons besoin de savoir tout ce que vous pouvez nous dire sur la dispute de Vangie avec son mari. "
La voix de Katie lui semblait venir de très loin. Il revoyait les yeux terrifiés de Vangie fixés sur lui. Il fit un effort violent pour s'éclaircir les idées et regarda Katie en face. " Mme Lewis m'a dit qu'elle croyait que son mari était amoureux de quelqu'un d'autre; qu'elle l'en avait accusé; qu'elle l'avait prévenu que le jour où elle découvrirait qui était cette femme, elle n'aurait de cesse de lui rendre la vie infernale. Elle était en colère, tourmentée, pleine d'amertume, et elle avait peur.
- Que lui avez-vous dit ?
-Je lui ai promis qu'avant et pendant l'accouchement, nous lui donnerions tout ce dont elle avait besoin pour se sentir bien. Je lui ai dit que nous espérions qu'elle aurait le bébé qu'elle désirait depuis toujours et qu'il serait peut-être l'instrument qui consoliderait leur mariage.
- Quelle a été sa réaction ?
- Elle s'est peu à peu calmée. Mais j'ai alors jugé nécessaire de la prévenir qu'après la naissance du bébé, si ses relations avec son mari ne s'amélioraient pas, il faudrait qu'elle envisage la possibilité d'y mettre fin.
- Et alors ?
- Elle s'est mise en fureur. Elle a juré qu'elle ne laisserait jamais son mari la quitter, que j'étais comme tous les autres, de son côté à lui. Elle s'est levée et a attrapé son manteau.
- Qu'avez-vous fait, docteur ?
-Ce n'était pas le moment de faire quoi que ce soit. Je lui ai dit de rentrer chez elle, de passer une bonne nuit de sommeil et de m'appeler dans la matinée du lendemain. Je me suis rendu compte qu'il était beaucoup trop tôt pour qu'elle accepte le fait apparemment irrévocable que le commandant Lewis désirait le divorce.
- Et elle est partie ?
-Oui. Sa voiture était garée dans le parking de derrière. De temps à autre, elle me demandait la permission d'utiliser mon entrée privée afin de sortir par derrière. Lundi soir, elle est sortie par cette porte. Sans rien demander.
- Et vous n'avez plus entendu parler d'elle ?
- Non.
-Je vois. " Katie se leva et se dirigea vers le mur lambrissé où étaient accrochées les estampes. Elle voulait que le docteur Fukhito continue à parler. Il cachait quelque chose. Il était nerveux.
" J'étais moi-même ici en tant que patiente lundi soir, docteur, dit-elle. On m'a amenée à la suite d'un léger accident de voiture.
- Je suis heureux qu'il n'ait été que léger.
- Oui. " Katie s'arrêta devant une des reproductions, Une petite Route à Yabu Koji Atagoshita. " C'est ravissant, dit-elle. Cela fait partie de la série Les Cent Vues de Yedo, n'est-ce pas ?
- Oui. Vous êtes très experte en art japonais.
- Pas vraiment. C'est mon mari qui s'y connaissait et m'y a un peu initiée; j'ai d'autres reproductions de cette série, mais celle-ci est très belle. L'idée de reproduire cent vues d'un même endroit est intéressante, ne trouvez-vous pas ?
Il était soudain sur ses gardes. Katie lui tournait le dos et ne le vit pas serrer les lèvres.
Elle se retourna. " Docteur, on m'a amenée ici vers dix heures du soir. Pouvez-vous me dire s'il se pourrait que Vangie ne soit pas partie à huit heures; qu'elle se soit encore trouvée dans la clinique; qu'à dix heures, quand on m'a transportée à demi inconsciente, j'aie pu l'apercevoir ? "
Le docteur Fukhito regarda fixement Katie, sentant une peur moite l'envahir. Il s'efforça de sourire. " Je ne vois pas comment ", dit-il. Mais Katie remarqua les jointures de ses doigts blanches et contractées, comme s'il se forçait à rester assis dans son fauteuil, à ne pas s'enfuir, et la lueur-rage ou terreur-qui passait dans ses yeux.
A dix-sept heures, Gertrude Fitzgerald brancha le téléphone sur le répondeur automatique et ferma à clef les tiroirs du bureau de la réception. Elle composa nerveusement le numéro d'Edna. Une fois encore, elle n'obtint pas de réponse. Il n'y avait aucun doute. Edna buvait de plus en plus ces derniers temps. Mais elle était si gentille, si pleine d'entrain.
Elle s'intéressait à tout le monde. Gertrude et Edna déjeunaient souvent ensemble, généralement à la cafétéria de la clinique. Edna disait parfois: " Allons prendre quelque chose de convenable autre part. "
Ce qui signifiait qu'elle avait envie de se faire servir un Manhattan au bar du coin. Ces jours-là, Gertrude essayait toujours de l'empêcher d'en boire plus d'un.
Elle plaisantait. " Vous pourrez en avoir deux ce soir, chérie ", disait-elle.
Gertrude savait bien qu'Edna avait besoin de boire.
Elle ne buvait pas elle-même, mais elle comprenait cette intense sensation de vide que produit une existence qui se réduit au travail quotidien et à la solitude chez soi. Elles riaient parfois toutes les deux de ces articles de magazine qui vous conseillent de vous mettre au yoga ou au tennis, de faire partie d'un club d'ornithologues, ou de suivre des conférences. Et Edna disait: " Je ne pourrais jamais croiser mes grosses jambes en tailleur; il n'y a pas une chance que j'arrive jamais à toucher le sol sans plier les genoux; je suis allergique aux oiseaux et je me sens bien trop fatiguée à la fin de la journée pour m'intéresser à l'histoire de la Grèce antique. Je voudrais seulement un jour dans ma vie rencontrer un brave type qui voudrait bien venir chez moi le soir, et croyez-moi, je me ficherais pas mal qu'il ronfle. "
Gertrude était veuve depuis sept ans, mais au moins elle avait ses enfants et ses petits-enfants; des gens qui se souciaient d'elle, lui téléphonaient, venaient parfois lui emprunter cent dollars; des gens qui avaient besoin d'elle. Dieu sait qu'elle se sentait seule par moments, mais ce n'était pas pareil. Elle avait vécu. Elle avait soixante-deux ans, une bonne santé, et des souvenirs à évoquer.
Elle aurait juré que le docteur Highley s'était rendu compte qu'elle mentait en lui racontant qu'Edna avait prévenu qu'elle était souffrante. Mais Edna l'avait mise au courant de l'avertissement du docteur au sujet de l'alcool. Et elle avait besoin de travailler.
Ses vieux parents lui avaient coûté une fortune avant de mourir. Non pas qu'Edna se soit jamais plainte.
Même dans ces conditions navrantes, elle aurait voulu qu'ils soient encore là; ils lui manquaient.
Et si Edna ne s'était pas soûlée ? Si elle était malade ou autre chose ? Gertrude retint brusquement sa respiration à cette pensée. Il n'y avait qu'une chose à faire. Elle devait aller prendre des nouvelles d'Edna. Elle allait se rendre immédiatement chez elle. Si Edna était en train de boire, elle l'arrêterait et la dessoulerait. Si elle était malade, elle s'occuperait d'elle.
Sa décision prise, Gertrude se leva rapidement du bureau. Autre chose. Cette Mme DeMaio du bureau du procureur. Elle s'était montrée aimable, mais il était évident qu'elle désirait parler personnellement à Edna. Elle lui téléphonerait probablement demain.
Que lui voulait-elle ? Que diable Edna pouvait-elle bien lui raconter sur Mme Lewis ?
C'était un mystère qui tracassa Gertrude pendant les huit kilomètres qui séparaient la clinique de l'appartement d'Edna. Mais elle n'était pas plus avancée en pénétrant dans le parking réservé aux visiteurs derrière l'immeuble d'Edna, et s'avança jusqu'à la porte d'entrée.
La lumière était allumée. Bien que la portière lustrée et doublée fût tirée, Gertrude devinait de la lumière dans la pièce de séjour et le coin cuisine.
En s'approchant de la porte, elle entendit un bruit étouffé de voix. La télévision, bien sûr.
Un éclair d'agacement la traversa. De quoi aurait-elle l'air si Edna était bien tranquillement assise dans son fauteuil à bascule, si elle n'avait simplement pas voulu répondre au téléphone ? Elle, Gertrude, l'avait remplacée, s'était chargée de son travail, et elle venait de faire un détour de plusieurs kilomètres pour s'assurer qu'Edna n'avait besoin de rien.
Gertrude appuya sur la sonnette. Le timbre résonna avec un son métallique. Elle attendit. Même en écoutant de toutes ses oreilles, elle n'entendait aucun bruit de pas s'avançant vers la porte, aucune voix familière criant: " J'arrive tout de suite. " Peut-être Edna était-elle en train de se laver les dents. Elle avait toujours une peur bleue que l'un des docteurs ne passât lui déposer un travail urgent. C'était arrivé deux ou trois fois, alors qu'elle était dans le cirage.
C'est ainsi que le docteur Highley avait découvert le problème d'Edna.
Mais il n'y avait aucun bruit rassurant de voix ou de pas. Elle frissonna en appuyant plus fermement sur le bouton de la sonnette. Edna s'était peut-être endormie. Il faisait terriblement froid. Gertrude avait envie de rentrer chez elle.
Au quatrième coup de sonnette l'irritation avait fait face à l'anxiété. Ce n'était pas la peine de perdre son temps, il était arrivé quelque chose, et elle devait entrer dans l'appartement. Le concierge de l'immeuble, M. Krupshak, habitait juste de l'autre côté de la cour. Gertrude courut lui raconter ce qui se passait. Il était en train de dîner et parut contrarié, mais sa femme, Gana, décrocha le grand trousseau de clefs du clou au-dessus de l'évier, " Je vous accompagne ", dit-elle.
Les deux femmes traversèrent la cour en se hâtant.
" Edna est vraiment une amie, dit spontanément Gana Krupshak. Quelquefois je passe la voir le soir, et on boit un verre en bavardant. Mon mari est contre l'alcool, même le vin. Hier soir, justement j'ai fait un saut vers huit heures. On a bu un Manhattan ensemble, et elle m'a raconté qu'une de ses patientes préférées s'était suicidée. Bon, nous y voilà. "
Elles s'arrêtèrent sur le petit porche devant l'appartement d'Edna. La femme du concierge chercha parmi ses clefs. " C'est celle-là ", murmura-t-elle. Elle introduisit la clef dans la serrure. " Cette serrure a un drôle de petit truc-il faut la titiller. "
La clef tourna et Gana ouvrit la porte au moment où elle terminait sa phrase.
Les deux femmes aperçurent Edna exactement au même moment: étendue par terre, les jambes repliées sous elle, sa robe de chambre ouverte sur une chemise de nuit en flanelle, ses cheveux gris collés sur le visage, une couronne cramoisie de sang séché au sommet du crâne.
" Non. Non. " Gertrude entendit sa propre voix monter, haute, stridente, une force qu'elle ne pouvait contrôler. Elle pressa ses poings fermés sur sa bouche.
Gana Krupshak dit d'un ton hébété: " Hier soir j'étais encore assise là avec elle. Et-la voix de la femme se brisa-elle n'était pas tellement dans son assiette, vous voyez ce que je veux dire, dans quel état elle se trouvait parfois, et elle parlait d'une patiente qui s'était tuée. Et ensuite Edna a téléphoné au mari de cette patiente. " Gana se mit à sangloter bruyamment. " Et maintenant, la pauvre Edna est morte elle aussi. "
Chris Lewis, debout près des parents de Vangie à droite du cercueil, recevait d'un air abattu les condoléances des amis de la famille. Quand il leur avait annoncé la mort de leur fille par téléphone, le père et la mère de Vangie étaient convenus de veiller le corps en privé, les obsèques auraient lieu le lendemain et elles seraient suivies par un enterrement dans la plus stricte intimité.
Au lieu de cela, en arrivant cet après-midi à Minneapolis, il avait découvert qu'ils avaient organisé une veillée funèbre le soir et qu'après les obsèques religieuses demain matin, un cortège suivrait le corps de Vangie jusqu'au cimetière.
" Tant d'amis voudront dire adieu à notre petite fille. Penser qu'il y a deux jours elle était en vie, et qu'aujourd'hui elle n'est plus ", sanglota sa mère.
On n'était donc que mercredi ? Il semblait à Chris que des semaines s'étaient écoulées depuis qu'il était tombé sur cette scène de cauchemar dans la chambre hier matin. Hier matin.
" Notre petite n'est-elle pas ravissante ? " demandait la mère de Vangie à un visiteur qui s'approchait du cercueil.
Notre petite. Notre petite fille. Si seulement vous l'aviez laissée grandir, pensa Chris. Tout aurait peut-
être été différent. Leur hostilité à son égard était contenue, mais elle menaçait sous les apparences, prête à sourdre. " Une femme heureuse n'a aucune raison de se supprimer ", avait dit la mère de Vangie d'un ton accusateur.
Ils avaient l'air âgé, las et brisés de chagrin. Des gens simples et travailleurs qui s'étaient privés de tout pour entourer de luxe leur enfant étonnamment belle, qui l'avaient élevée en lui laissant croire que ses désirs faisaient la loi.
Cela serait-il plus facile pour eux si on leur révélait qu'en réalité quelqu'un avait assassiné Vangie ? Ou leur devait-il de ne rien dire, leur épargner cette dernière atrocité ? Sa mère s'efforçait déjà de trouver une consolation, de fabriquer une version avec laquelle elle pourrait vivre. " Chris était en voyage et nous étions si loin, et ma petite fille se sentait tellement mal qu'elle a pris quelque chose pour s'endormir. "
Oh ! Dieu, pensa Chris, comme les gens peuvent tordre la vérité, tordre la vie. Il avait envie de parler à Joan. Elle s'était montrée si bouleversée en apprenant la mort de Vangie qu'elle avait à peine pu parler. " Était-elle au courant à notre sujet ? " Il avait finalement dû lui avouer que Vangie soupçonnait qu'il s'intéressait à une autre femme.
Joan serait de retour de Floride vendredi soir. Il retournait demain après-midi dans le New Jersey, immédiatement après l'enterrement. Il ne dirait rien à la police avant d'avoir pu parler à Joan, la prévenir qu'elle allait sans doute se trouver mêlée à toute cette histoire. La police chercherait quel motif Chris pouvait avoir de tuer Vangie. A leurs yeux, Joan serait le mobile.
Ne pourrait-il laisser faire les choses ? Avait-il le droit d'entraîner Joan là-dedans, de dévoiler quelque chose qui blesserait encore plus les parents de Vangie ?
Y avait-il quelqu'un d'autre dans la vie de Vangie ?
Chris jeta un regard vers le cercueil, vers le visage maintenant paisible de sa femme, les mains tranquillement jointes. Ils avaient à peine vécu comme un couple durant ces dernières années. Ils avaient reposé côte à côte comme deux inconnus; lui affectivement vidé par les querelles incessantes, elle avide d'être cajolée, dorlotée. Il avait même émis l'idée de faire chambre à part, mais elle avait piqué une crise de nerfs.
Elle était devenue enceinte deux mois après leur arrivée dans le New Jersey. Quand il avait accepté de tenter encore de sauver leur mariage, il avait fait un effort sincère pour que ça marche. Mais l'été fut détestable. A la fin du mois d'août, lui et Vangie ne se parlaient presque plus. Ils avaient couché ensemble une seule fois, vers le milieu du mois. Quelle ironie de penser qu'après dix années, elle ait attendu un bébé juste au moment où il venait de rencontrer quelqu'un d'autre. Chris se rendit compte qu'un soupçon s'était peu à peu infiltré dans son subconscient et qu'il prenait soudain corps clairement. Se pourrait-il que Vangie ait eu une liaison avec un autre homme, un homme qui n'avait pas voulu les prendre en charge, elle et le bébé ? Avait-elle bravé cet homme ? Vangie avait menacé Chris si jamais elle la croisait d'ôter le goût de vivre à la femme qu'il rencontrait. Supposons qu'elle ait eu une aventure avec un homme marié. Supposons qu'elle ait proféré des paroles de menaces.
Chris se rendit compte qu'il serrait des mains, murmurait des remerciements, regardait des visages familiers sans réellement les voir des voisins de l'immeuble où ils habitaient lui ét Vangie avant d'aller s'installer dans le New Jersey; des membres de la compagnie; des amis des parents de Vangie.
Ses propres parents avaient pris leur retraite en Caroline du Nord. Ni l'un ni l'autre ne se portait bien. Il leur avait dit de ne pas faire le voyage jusqu'à Minneapolis par ce temps glacial.
" Je suis navré. " L'homme qui lui serrait la main avait dans les soixante-cinq ans. Il était mince, mais d'une vigueur séduisante avec des cheveux gris argenté et des sourcils bruns surmontant des yeux vifs et pénétrants. " Je suis le docteur Salem, dit-il, Emmet Salem. J'ai mis Vangie au monde, et j'étais son premier gynécologue. C'était l'un des plus jolis bébés que j'aie jamais vus naître, et elle n'avait pas changé. Je regrette seulement de ne pas avoir été là quand elle a téléphoné à mon cabinet lundi. "
Chris le dévisagea. " Vangie vous a téléphoné lundi ?
- Oui. Mon infirmière a dit qu'elle semblait très anxieuse. Elle voulait me voir immédiatement. J'ani-mais un séminaire à Detroit, mais l'infirmière lui a donné un rendez-vous avec moi pour aujourd'hui.
Vangie avait prévu de prendre un vol hier, d'après ce que j'ai compris. Peut-être aurais-je pu l'aider. "
Pourquoi Vangie avait-elle téléphoné à cet homme ?
Pourquoi ? Chris avait l'impression de ne plus pouvoir penser. Pour quelle raison voulait-elle revoir un médecin qu'elle n'avait pas vu depuis des années ?
Elle n'allait pas bien, mais si elle désirait une consultation, pourquoi choisir un médecin à deux mille kilomètres de là ?
" Vangie était-elle malade ? " Le docteur Salem le regardait d'un air interrogateur, attendant une réponse.
" Non, pas malade, dit Chris. Comme vous le savez sans doute, elle attendait un enfant. Ce fut une grossesse difficile dès le début.
-Qu'est-ce que vous dites ? " La voix du médecin monta. Il fixa Chris avec stupéfaction.
" Je sais. Elle était prête à abandonner tout espoir.
Mais dans le New Jersey, elle a suivi les méthodes du Concept de Maternité Westlake. Vous devez en avoir entendu parler, ou du docteur Highley-le docteur Edgar Highley.
- Commandant Lewis, puis-je vous parler ? " Le directeur de l'entreprise des pompes funèbres le prenait par le bras, l'entraînait hors de la pièce où se tenait la veillée funèbre, vers le bureau privé de l'autre côté de l'entrée.
" Excusez-moi ", dit Chris au docteur. Déconcerté par le trouble apparent du directeur, il le suivit dans le bureau.
Le directeur ferma la porte et regarda Chris. " Je viens de recevoir un coup de téléphone du bureau du procureur du comté de Valley, dans le New Jersey, dit-il. Une confirmation par écrit est en route.
Nous avons l'interdiction d'inhumer le corps de votre femme. Le corps doit être renvoyé demain par avion au médecin légiste du comté de Valley immédiatement après le service religieux. "
Ils savent que ce n'était pas un suicide, pensa Chris. Ils le savaient déjà. Il ne pouvait plus rien faire pour le cacher. Dès qu'il aurait parlé à Joan vendredi soir, il irait raconter au procureur ce qu'il savait, ou ce qu'il soupçonnait.
Sans dire un mot, il fit demi-tour et quitta la pièce.
Il voulait parler au docteur Salem, savoir ce que Vangie avait dit au téléphone à son infirmière.
Mais quand il revint dans l'autre pièce, le docteur Salem était déjà parti. Il était parti sans parler aux parents de Vangie. La mère de Vangie frotta ses yeux gonflés de son mouchoir froissé et trempé. " Qu'avez-vous dit au docteur Salem qui ait pu le faire partir ainsi ? demanda-t-elle. Pourquoi l'avez-vous tellement contrarié ? "
Il rentra chez lui le soir du mercredi à dix-huit heures. Hilda était sur le point de partir. Son visage fermé et ingrat avait une expression contrainte. Il se montrait toujours distant avec elle. Il savait qu'elle aimait ce travail et qu'elle y tenait. Pourquoi pas ?
Une maison toujours propre; pas de maîtresse de maison pour donner des ordres; pas d'enfants pour semer du désordre.
Pas d'enfants. Il entra dans la bibliothèque, se servit un scotch et regarda d'un air maussade par la fenêtre la large silhouette d'Hilda qui disparaissait dans la rue en direction de l'arrêt de l'autobus deux rues plus loin.
Il avait choisi la médecine parce que sa propre mère était morte en couches. Sa naissance. Les récits accumulés au long des années, qu'il écoutait depuis le jour où il avait pu les comprendre, racontés par cet homme timide et effacé qu'était son père. " Ta mère te désirait tant. Elle savait qu'elle risquait sa vie, mais peu lui importait. "
Assis dans la pharmacie de Brighton, il observait son père en train de préparer les prescriptions, posait des questions " Qu'est-ce que c'est ? " " A quoi sert ce médicament ? " " Pourquoi mets-tu des étiquettes
" dangereux " sur ces flacons ? " Il était fasciné, ne perdant pas une miette des informations que lui donnait son père-qui ne savait parler que de ce seul sujet; le seul monde qu'il connût.
Il avait fait ses études de médecine et était sorti dans les dix premiers de sa promotion; il aurait pu choisir un poste d'interne dans les plus grands hôpitaux de Londres et de Glasgow. Il leur préféra l'hôpital du Christ dans le Devon, avec son laboratoire superbement équipé et les possibilités que celui-ci offrait tant pour la recherche que pour la pratique. Il était devenu professeur; sa réputation d'obstétricien avait rapidement grandi.
Et son projet avait été remis à plus tard, condamné parce qu'il ne pouvait pas l'expérimenter.
A vingt-sept ans, il avait épousé Claire, une cousine éloignée du comte de Sussex-d'une classe sociale infiniment supérieure à la sienne, mais la renommée dont il jouissait, la promesse d'un brillant avenir nivelaient les inégalités.
Et inconcevable dérision ! Lui qui s'occupait de naissance et de fécondité avait épousé une femme stérile. Lui dont les murs étaient couverts de photos de bébés qui n'auraient jamais dû naître à terme n'avait aucun espoir de devenir père.
Quand s'était-il mis à haïr Claire ? Cela avait pris longtemps-sept ans.
A partir du jour où il avait fini par se rendre compte qu'elle n'y attachait pas d'importance; qu'elle n'y avait jamais attaché d'importance; que sa déception était feinte; qu'elle savait avant de l'épouser qu'elle ne pouvait pas devenir enceinte.
Il se détourna impatiemment de la fenêtre. La nuit s'annonçait encore très froide, avec du vent. Pourquoi février, le mois le plus court de l'année, semblait-il toujours être le plus long ? Il prendrait des vacances quand tout ceci serait terminé. Il devenait nerveux, il perdait le contrôle de lui-même.
Il avait failli se trahir ce matin en entendant Gertrude lui dire qu'Edna venait de prévenir par téléphone qu'elle était souffrante. Il s'était agrippé à son bureau, voyant ses articulations devenir blanches. Puis il s'était souvenu: le pouls qui avait cessé de battre, les yeux fixes, les muscles complètement relâchés. Gertrude protégeait son amie. Gertrude mentait.
Il l'avait regardée d'un air mécontent et avait pris un ton glacial pour lui parler. " Qu'Edna soit absente aujourd'hui est extrêmement ennuyeux. Je compte sur elle demain. "
La ruse avait marché. Il le savait à la façon dont Gertrude s'était humecté nerveusement les lèvres en détournant les yeux. Elle croyait que l'absence d'Edna le contrariait. Elle savait probablement qu'il avait sévèrement averti son amie au sujet de son penchant pour la boisson. Gertrude pouvait devenir une alliée.
" LA POLICE: Et qu'a répondu le docteur quand vous l'avez prévenu qu'Edna était absente ?
GERTRUDE: Il était extrêmement fâché. Il est très pointilleux. Il a horreur de tout ce qui dérange les habitudes. "
La chaussure qui manquait. Ce matin, il était arrivé dès l'aube à la clinique pour fouiller une fois encore le parking et son cabinet. Vangie la portait-elle en entrant dans son cabinet lundi soir ? Il constata qu'il n'en était pas certain. Elle était vêtue d'un long caftan et de son manteau d'hiver mal boutonné pardessus. Le caftan était trop grand. Le manteau fermait mal sur son ventre. Elle avait relevé le bas du caftan pour lui montrer sa jambe gonflée. Il avait bien vu le mocassin à ce pied-là, mais n'avait pas fait attention à l'autre. Le portait-elle à ce moment-là ? Il l'ignorait.
Si le mocassin était tombé dans le parking pendant qu'il transportait le corps de Vangie à la voiture, quelqu'un l'avait ramassé. Un employé chargé de l'entretien avait pu le voir; le jeter. Les patientes quittaient souvent la clinique chargées de sacs en plastique bourrés et débordant de lettres, de plantes et d'effets personnels qui ne rentraient pas dans leur valise, et elles en perdaient la moitié entre leur chambre et le parking. Il s'était renseigné au bureau des objets perdus, mais ils n'avaient aucune chaussure. Quelqu'un l'avait peut-être tout simplement jetée aux ordures.
Il se revit en train de soulever Vangie Lewis hors du coffre de la voiture, de passer devant les étagères du garage en la portant. Elles étaient pleines d'outils de jardinage. Se pourrait-il que le soulier le plus lâche se soit accroché à quelque chose qui dépassait ?
Si on le découvrait sur une étagère dans le garage, on se poserait des questions.
Et si Vangie n'avait pas porté ce soulier au pied en quittant Fukhito, son collant aurait dû être sale.
Mais l'arcade entre les deux cabinets était abritée.
Si son pied gauche avait été plein de boue, il l'aurait remarqué en l'allongeant sur le lit.
L'effroi éprouvé en s'apercevant que sa poche contenait le soulier droit, le soulier qu'il avait eu tant de mal à ôter du pied de Vangie, l'avait laissé sans force. On ne pouvait pas être plus stupide. Après tous les risques qu'il avait courus.
Le soulier droit se trouvait à présent dans sa trousse, à l'intérieur de la malle de la voiture. Il hésitait à s'en débarrasser-pas avant d'être sûr que l'autre avait disparu pour de bon.
Même si la police faisait une enquête serrée sur le suicide, il n'existerait rien qui puisse constituer une preuve contre lui. Le dossier de Vangie dans son cabinet faisait état d'un examen médical approfondi.
Son vrai dossier, tous les vrais dossiers des cas spéciaux étaient dans le coffre-fort mural. Il défiait qui que ce soit de trouver ce coffre. Il n'apparaissait même pas sur les plans originaux de la maison. Le docteur Westlake l'avait personnellement installé.
Seule Winifred en connaissait l'existence.
Personne ne pouvait raisonnablement le soupçonner-personne, sauf Katie DeMaio. Elle avait failli dire quelque chose en l'entendant mentionner la vue de la chambre de la clinique, mais s'était brusquement reprise.
Fukhito était venu le voir ce soir, juste au moment où il fermait la porte. Il était nerveux. Il avait dit,
" Mme DeMaio vient de me poser un tas de questions.
Se pourrait-il qu'ils ne croient pas que Mme Lewis se soit suicidée ?
- Je ne pense pas. " La nervosité du Japonais l'amusait; il en comprenait la raison.
" Cette interview que vous avez donnée au magazine Newsmaker paraît demain, n'est-ce pas ? "
Il avait regardé Fukhito avec dédain. " Oui, mais croyez-moi, j'ai laissé clairement entendre que j'uti-lise un grand nombre de psychiatres consultants.
Votre nom n'apparaîtra pas. "
Fukhito restait inquiet. " Toutefois, la clinique sera mise en vedette, et nous aussi, se plaignit-il.
- Vous aussi. C'est bien ce que vous voulez dire, n'est-ce pas, docteur ? "
Il avait presque éclaté de rire en voyant l'air consterné, coupable, sur le visage de Fukhito.
A présent, en finissant son scotch, il se rendait compte qu'il avait négligé une autre porte de sortie.
Si la police en arrivait à la conclusion qu'on avait assassiné Vangie Lewis; s'ils ouvraient réellement une enquête sur Westlake, il serait facile de leur suggérer d'interroger le docteur Fukhito, compte tenu de son passé.
Après tout, le docteur Fukhito était la dernière personne censée avoir vu Vangie Lewis en vie.
Après avoir quitté le docteur Fukhito, Katie se rendit dans l'aile ouest de la clinique pour la transfusion. On l'installa dans un coin séparé de la salle des urgences par un rideau. Allongée sur un lit la manche de son chemisier relevée l'aiguille enfoncée dans son bras, elle cherchait à reconstituer son arrivée à la clinique lundi soir.
Elle croyait se souvenir d'être venue dans cette pièce, mais n'en était pas certaine. Le docteur qui avait recousu son bras entra: " Hello, je pensais bien vous avoir aperçue à la réception. Je vois que le docteur Highley a prescrit une autre transfusion.
J'espère que vous ne négligez pas cette faible numération globulaire.
- Sûrement pas. Je suis entre les mains du docteur Highley.
- Bon. Laissez-moi jeter un coup d'oeil à ce bras. "
Il profita de ce qu'elle était la pour refaire le bandage.
" Bon travail. Je dois en convenir moi-même. Vous n'aurez même pas de cicatrice à montrer à vos petits-enfants.
- Si j'en ai jamais un jour dit Katie. Dites-moi docteur, est-ce que j'étais sur ce lit lundi soir ?
-Oui, nous vous avions installée là après la radio.
Vous ne vous en souvenez pas ?
- Tout est tellement brouillé.
-Vous aviez perdu beaucoup de sang. Vous étiez sérieusement commotionnée.
-Je comprends. "
La transfusion terminée, elle se rappela que le docteur Highley lui avait recommandé d'attendre vingt minutes avant de reprendre le volant. Elle en profita pour aller remplir les formulaires nécessaires à l'hospitalisation au bureau d'admission. Elle n'aurait pas à le faire vendredi soir.
Il était près de dix-huit heures quand elle quitta la clinique. Elle se surprit à prendre sans y penser la direction de Chapin River. C'est absurde, se dit-elle, tu dînes demain soir chez Molly et Bill. Inutile d'y passer ce soir.
Là-dessus, elle fit demi-tour et se dirigea vers l'autoroute des Palissades. Elle avait faim et la perspective de rentrer chez elle ne l'enchantait guère.
Quel est le poète qui, écrivant sur les joies de la solitude, termine son poème par ces lignes " Mais ne rentre pas chez toi seul après cinq heures du soir.
Laisse quelqu'un t'y attendre " ?
Eh bien, elle avait appris à se débrouiller avec la solitude, elle s'était entraînée à savoir profiter simplement d'une tranquille soirée de lecture en écoutant de la musique.
Le sentiment de vide qui s'emparait d'elle depuis ces derniers jours était quelque chose de nouveau.
Elle passa devant le restaurant où elle avait dîné la veille avec Richard et, prise d'une impulsion, s'engagea dans le parking. Elle allait essayer l'autre spécialité aujourd'hui, l'entrecôte. Le calme et la chaude intimité du restaurant l'aideraient peut-être à réfléchir.
Le propriétaire la reconnut et son visage s'éclaira de plaisir. " Bonsoir, madame. Le docteur Carroll n'a pas réservé, mais j'ai une table près de la cheminée.
Il gare la voiture ? "
Elle secoua la tête. " C'est moi toute seule, je crains, ce soir. "
L'homme montra un instant d'embarras, mais se ressaisit rapidement. " Je suppose donc que nous nous sommes fait une nouvelle habituée. " Il la conduisit à une table près de celle qu'elle avait partagée avec Richard.
Acceptant d'un signe de tête le verre de Bourgogne qu'il lui proposait, Katie éprouva la même sensation de détente qu'elle avait ressentie la veille. Voyons à présent si elle pouvait rassembler ses idées, dégager les impressions recueillies en parlant de Vangie Lewis avec les docteurs Highley et Fukhito.
Sortant son carnet, elle parcourut les notes qu'elle avait griffonnées pendant les deux entretiens. Le docteur Highley. Elle s'attendait à ce qu'il expliquât et justifiât le fait que Vangie souffrait manifestement d'une grossesse à problèmes. C'est exactement ce qu'il avait fait, et ses explications étaient parfaitement raisonnables. Il gagnait jour après jour du temps pour le bébé. Sa remarque à propos du comportement de Vangie devant l'imminence de l'accouchement paraissait exacte. Molly avait raconté à Katie l'histoire de la réaction hystérique de Vangie à une cloque sur le doigt.
Alors quoi ? Qu'attendait-elle de plus du docteur Highley ? Elle se souvint du docteur Wainwright, le spécialiste du cancer qui traitait John. Après la mort de John, il était venu lui parler, le visage et la voix empreints de tristesse, " Je veux que vous le sachiez, madame DeMaio, nous avons fait tout ce qui était possible pour le sauver. Rien n'a été épargné. Mais parfois la volonté de Dieu est la plus forte. "
Le docteur Highley manifestait du regret devant la mort de Vangie, mais certainement pas de la tristesse. Bien sûr, il se devait de rester objectif. Elle avait souvent entendu Bill et Richard parler de la nécessité de rester objectif quand on pratique la médecine. Sinon vous êtes constamment déchiré, et vous finissez par ne plus être bon à rien.
Richard. Katie laissa son regard errer sur la table qu'ils occupaient hier soir. Il avait dit: " Nous savons tous les deux que nous pourrions être très bien ensemble. " Il avait raison. Elle le savait. C'est peut-
être pourquoi elle se sentait généralement troublée en sa présence, comme si le contrôle des choses pouvait lui échapper. Est-il vrai que cela puisse vous arriver deux fois dans une vie ? Dès le début, vous savez que c'est ce qu'il vous faut, que c'est l'être qu'il vous faut.
Au moment où ils la quittaient après ce rapide déjeuner hier matin, Molly les avait tous deux invités à dîner jeudi soir - demain. Molly avait ajouté:
" Liz et Jim Berkerley viendront aussi. C'est elle qui ne jure que par le docteur Highley. Vous trouverez peut-être intéressant de leur parler. "
Katie se rendit compte qu'elle attendait ce dîner avec impatience.
Elle regarda à nouveau ses notes. Le docteur Fukhito. Là, quelque chose la gênait. Il lui semblait qu'il avait pesé délibérément chacun de ses mots en lui racontant la visite de Vangie lundi soir. Elle avait l'impression de voir quelqu'un s'avancer pas à pas dans un champ de mines. Que craignait-il ? Même compte tenu du souci légitime de protéger la relation médecin-patient, il redoutait visiblement de dire une chose qu'elle puisse relever au passage.
Et il s'était montré carrément hostile lorsque Katie lui avait demandé si Vangie aurait pu se trouver par hasard dans la clinique à vingt-deux heures au moment de l'arrivée de Katie.
Supposons qu'elle ait vraiment aperçu Vangie.
Supposons que Vangie vînt de quitter le bureau du docteur Fukhito; qu'elle marchât dans le parking ?
Cela expliquerait que Katie ait vu son visage dans son cauchemar insensé.
Le docteur Fukhito avait dit que Vangie était partie par son entrée privée.
Personne ne l'avait vue sortir.
Et si elle n'était pas partie ? Supposons qu'elle soit restée avec le docteur. Supposons qu'il soit parti avec elle ou qu'il l'ait suivie chez elle. Supposons qu'il se soit rendu compte qu'elle était prête à se suicider, qu'il en était responsable en quelque sorte...
C'était assez pour le rendre nerveux.
Le garçon venait prendre la commande. Avant de ranger son carnet, Katie inscrivit une dernière note: Enquêter sur le passé du docteur Fukhito.
Avant même de traverser le pont George-Washington et de s'engager sur les périphériques d'Harlem River et de Franklin Delano Roosevelt mercredi soir, Richard savait qu'il aurait dû décommander son rendez-vous avec Clovis. La mort de Vangie Lewis le préoccupait; son subconscient lui disait que quelque chose lui avait échappé à l'autopsie. Il y avait quelque chose qu'il s'était proposé d'examiner de plus près.
Mais quoi ?
Et l'état de Katie l'inquiétait. Elle lui avait semblé si maigre l'autre soir. Elle était très pâle. Ce n'est qu'après deux verres de vin qu'un peu de couleur lui était revenue aux joues.
Katie n'allait pas bien. C'était certain. Il était médecin, et il aurait dû s'en apercevoir plus tôt. Cet accident. L'avait-on assez sérieusement examinée ?
Se pourrait-il qu'elle ait été plus sévèrement touchée qu'on ne le croyait ? Cette pensée harcelait Richard tandis qu'il sortait du FDR dans la 53e Rue et se dirigeait vers l'appartement de Clovis, un bloc plus loin.
Clovis avait déjà préparé des martinis très secs et sorti du four un plat de feuilletés aux crabes. Avec sa peau sans défaut, sa silhouette élancée et son teint de Viking, elle ressemblait à Ingrid Bergman jeune, pensa Richard. Il caressait encore récemment l'idée qu'ils finiraient peut-être par vivre ensemble. Clovis était intelligente, cultivée et équilibrée.
Mais alors même qu'il lui rendait son baiser avec une réelle tendresse, il fut profondément conscient de ne s'être jamais inquiété pour Clovis comme il le faisait en ce moment pour Katie DeMaio.
Il se rendit compte que Clovis lui parlait "... je suis rentrée depuis à peine dix minutes. La répétition s'est prolongée. Il a fallu modifier le script. J'ai préparé les cocktails et des trucs à grignoter, je pensais que tu pourrais te détendre pendant que je m'habille. Tu m'écoutes ? "
Richard accepta le verre et sourit en s'excusant.
" Je suis désolé. J'ai une affaire qui me préoccupe.
Tu ne m'en voudras pas si je passe deux coups de fil pendant que tu te prépares ?
- Bien sûr que non, dit Clovis. Vas-y et appelle qui tu veux. " Elle prit son verre et se dirigea vers le couloir qui menait à la chambre et à la salle de bain.
Richard sortit sa carte de crédit de son portefeuille et appela le standard. Il n'était pas question de faire payer à une femme une communication destinée à une autre femme. Il donna rapidement son numéro de compte à la standardiste. Quand il obtint la ligne, il laissa le téléphone sonner une bonne douzaine de fois avant d'abandonner. Katie n'était pas chez elle.
Il essaya ensuite d'appeler Molly. Katie s'y était sans doute arrêtée. Mais Molly ne lui avait pas parlé de toute la journée.
" Je ne l'attendais pas vraiment, dit Molly. Vous venez tous les deux demain soir. Ne l'oubliez pas.
Elle m'appellera sans doute plus tard. Mais j'espère qu'elle est rentrée chez elle à l'heure qu'il est. Elle ferait bien de se reposer. "
C'était l'occasion sur laquelle il comptait. " Molly, que se passe-t-il avec Katie ? demanda-t-il. Elle ne va pas bien physiquement, n'est-ce pas ? Je veux dire, en plus de l'accident. "
Molly hésita. " Je crois que vous devriez plutôt en parler à Katie elle-même. "
La certitude. Une sueur glacée l'envahit.
" Molly, je veux savoir. Qu'a-t-elle ?
- Oh ! rien de grave, dit Molly avec précipitation.
Je vous le jure. Mais c'est un sujet qu'elle ne veut pas aborder. Et maintenant, j'en ai sans doute dit plus que je n'aurais dû. A demain. "
La communication fut coupée. Richard fronça les sourcils en fixant l'appareil muet. Il fit un geste pour le replacer sur son support, puis cédant à une impulsion, téléphona à son bureau. Il parla à l'auxiliaire de nuit. " Rien de spécial ? demanda-t-il.
- On vient juste de nous demander le fourgon.
Un corps a été trouvé dans un appartement à Edgeriver. Sans doute un accident, mais la police locale préférerait y jeter un coup d'oeil. Les hommes de Scott se rendent sur place.
-Passez-moi le bureau de Scott ", demanda Richard.
Scott ne perdit pas de temps en préliminaires. " Où êtes-vous ? demanda-t-il.
-A New York. Vous avez besoin de moi ?
- Oui. Cette femme qu'on a retrouvée morte à Edgeriver. C'est la réceptionniste que Katie voulait interroger aujourd'hui à Westlake. Son nom est Edna Burns. Elle avait soi-disant téléphoné pour dire qu'elle était malade aujourd'hui, mais il est certain qu'elle est morte depuis au moins vingt-quatre heures. C'est une de ses collègues de la clinique qui a découvert le corps. Je cherche à prévenir Katie.
J'aimerais qu'elle aille sur les lieux.
-Donnez-moi l'adresse ", dit Richard.
Il la nota rapidement et raccrocha. Katie voulait questionner Edna Burns sur Vangie Lewis, et maintenant Edna était morte. Il frappa à la porte de la chambre de Clovis. Elle ouvrit, drapée dans un peignoir en éponge. " Eh bien, qu'y a-t-il de si urgent ?
demanda-t-elle en souriant. Je sors juste de ma douche.
- Clo, je suis navré. " Il expliqua en deux mots.
Il était pressé de partir à présent.
Elle était visiblement déçue. " Oh, je comprends bien sûr, mais je comptais rester un moment avec toi. Cela fait deux semaines, tu le sais bien. Bon.
Vas-y, mais viens dîner demain soir. Promis ? "
Richard tergiversa. " Oui, oui, bientôt. " Il se prépara à partir, mais elle l'attrapa par le cou pour l'embrasser.
" A demain soir ", lui dit-elle fermement.
En rentrant du restaurant, Katie se remémora sa conversation avec Edna Burns lors de sa première visite au docteur Highley. Edna savait écouter. Katie ne racontait pas facilement sa vie, en général, mais Edna avait poussé un petit cri de compassion en remplissant sa fiche. Sans en croire ses propres oreilles, Katie s'était retrouvée en train de tout lui raconter sur John.
Vangie en avait-elle beaucoup dit à Edna ? Elle venait à Westlake depuis l'été dernier. Que savait Edna sur le docteur Fukhito ? Il y avait quelque chose d'étrangement troublant dans la nervosité du médecin. Pour quelle raison était-il nerveux ?
Katie s'arrêta devant chez elle et décida de ne pas aller garer tout de suite sa voiture. On était mercredi, le jour de Mme Hodges. Une légère odeur d'encausti-que au citron flottait dans la maison. La glace brillait au-dessus de la table de marbre dans le vestibule.
Katie savait que les draps de son lit avaient été changés; que le carrelage de la cuisine étincelait; les meubles et les tapis avaient été passés à l'aspirateur; elle retrouverait son linge propre dans les tiroirs ou dans la penderie.
Mme Hodges travaillait à plein temps du vivant de John. Une fois à la retraite, elle avait supplié de pouvoir venir un jour par semaine s'occuper de " sa maison ".
Cela ne durerait pas beaucoup plus longtemps.
C'était impossible. Mme Hodges avait plus de soixante-dix ans maintenant.
Qui engagerait-elle quand Mme Hodges ne pourrait plus venir ? Qui saurait prendre le même soin des bibelots de valeur, des objets d'art anciens, des meubles anglais, des ravissants tapis d'Orient ?
Il est temps de vendre, pensa Katie. Je le sais bien.
Elle ôta son manteau et le laissa sur une chaise. Il n'était que dix-neuf heures quarante-cinq. La soirée allait lui paraître longue. Edna lui avait dit qu'elle habitait à Edgeriver. C'était à moins de vingt minutes en voiture. Si elle lui téléphonait ? Si elle lui proposait de passer la voir ? Mme Fitzgerald disait qu'Edna reviendrait sûrement travailler demain, donc elle ne devait pas être bien malade. Si Katie était bon juge, Edna sauterait sur l'occasion de parler de Vangie Lewis.
Mme Hodges lui laissait toujours dans la boîte à pain, un biscuit, une tarte ou des brioches qu'elle venait de faire. Katie pourrait apporter à Edna ce qu'il y avait aujourd'hui et prendre une tasse de thé avec elle. On bavarde facilement autour d'une théière.
Le numéro d'Edna était dans l'annuaire du téléphone. Katie le composa rapidement. La sonnerie résonna une fois et on décrocha. Elle n'eut pas le temps d'articuler " Allô ? Mlle Burns. "
Une voix masculine dit: " Oui. " Le mot bref était prononcé avec une intonation cassante qui ne lui était pas inconnue.
" Mlle Burns est-elle là ? demanda Katie. Ici Mme DeMaio, du bureau du procureur.
- Katie ! "
Elle reconnaissait la voix à présent. C'était Charley Nugent, et il disait: " Scott est heureusement arrivé à vous joindre. Pouvez-vous venir tout de suite ?
- Venir ? " Effrayée d'avance, Katie questionna:
" Que faites-vous chez Edna Burns ?
- Vous ne le savez pas ? Elle est morte, Katie.
Tombée-ou poussée-sur le radiateur. Elle s'est ouvert le crâne. " La voix baissa. " Écoutez, Katie.
On l'a vue en vie pour la dernière fois vers huit heures hier soir. Une voisine était avec elle. " Il chuchotait maintenant. " La voisine l'a entendue téléphoner au mari de Vangie Lewis. Edna a dit à Chris Lewis qu'elle avait des choses à dire à la police sur la mort de Vangie. "
Après avoir fini son second scotch, il alla dans la cuisine et ouvrit le réfrigérateur. Il avait dit à Hilda de ne rien lui préparer pour ce soir, mais lui avait laissé une longue liste d'achats à faire. Il hocha la tête avec satisfaction devant les provisions qu'elle avait mises dans le compartiment à viande: les blancs de poulet, le filet mignon, les côtes d'agneau.
Des asperges fraîches, des tomates et du cresson dans le bac à légumes. Du brie et du Jarlsberg dans la boîte à fromages. Ce soir, il ferait les côtes d'agneau, les asperges, et une salade de cresson.
L'épuisement nerveux lui donnait toujours faim.
La nuit de la mort de Claire, il avait quitté l'hôpital, avec toutes les apparences d'un mari terrassé par le chagrin, et s'était rendu dans un restaurant tranquille une douzaine de rues plus loin pour faire un repas plantureux. Puis il était revenu chez lui d'un pas lourd, masquant une intense sensation de bien-être derrière l'attitude lasse d'un homme frappé de douleur. Les amis qui s'étaient réunis pour l'accueillir et lui témoigner leur compassion, s'étaient laissé berner.
" Où étais-tu Edgar ? Nous étions inquiets.
-Je ne sais pas. Je ne me souviens pas. J'ai marché. "
Il en avait été de même après la mort de Winifred.
Il avait laissé parents et amis devant la tombe, refusé de se joindre à eux pour dîner. " Non. Non. J'ai besoin d'être seul. " Il était rentré chez lui, restant le temps nécessaire pour répondre à quelques coups de téléphone, puis avait appelé le service des abonnés absents. " Si on me téléphone, veuillez dire que je me repose et que je rappellerai plus tard. "
Ensuite, il avait pris sa voiture et s'était rendu au Carlyle à New York. Là, il avait demandé une table à l'écart et commandé à dîner. Levant les yeux au milieu du repas, il aperçut le cousin de Winifred, Glenn Nickerson, à l'autre bout de la salle-Glenn, entraîneur d'une équipe de sport, qui était l'héritier de Winifred avant l'arrivée d'Edgar. Il était vêtu du costume bleu sombre avec une cravate noire qu'il portait aux obsèques, un costume bon marché, mal coupé, visiblement acheté pour l'occasion. La tenue habituelle de Glenn se composait d'une veste et d'un pantalon de sport et de mocassins.
Nickerson l'observait manifestement. Il avait levé son verre en son honneur, un sourire moqueur sur le visage. Il aurait aussi bien pu dire tout haut ce qu'il pensait: " Au veuf inconsolable. "
Il avait fait ce qu'il fallait: se diriger vers lui sans afficher le moindre signe de désespoir, et lui parler sur un ton aimable. " Glenn, pourquoi n'êtes-vous pas venu me rejoindre quand vous avez vu que j'étais là ? Je ne savais pas que vous alliez au Carlyle.
C'était l'un de nos endroits favoris pour dîner. Nous nous sommes fiancés ici - Winifred ne vous l'a jamais dit ? Je ne suis pas juif, mais je trouve que l'une des plus belles coutumes dans ce monde de fous est celle de la religion juive, où après un deuil la famille mange des oeufs pour symboliser la continuité de la vie. Je suis tranquillement venu célébrer ici la continuité de l'amour. "
Glenn l'avait dévisagé, l'air impassible. Puis il s'était levé en demandant son addition. " J'admire votre capacité à philosopher, Edgar, dit-il. Non, je n'ai pas pour habitude de prendre mes repas au Carlyle. Je vous ai simplement suivi jusqu'ici parce que j'avais l'intention de vous rendre visite et qu'au moment où je m'arrêtais devant chez vous, j'ai vu votre voiture démarrer. J'ai eu l'intuition qu'il serait peut-être intéressant de voir où vous alliez. Je n'avais pas tort. "
Tournant le dos à Glenn, il était retourné dignement à sa propre table et ne s'était plus intéressé à lui.
Quelques minutes plus tard, il avait vu Glenn passer la porte de la salle du restaurant et s'en aller.
La semaine suivante, Alan Levine, le médecin de Winifred, lui racontait d'un ton indigné que Glenn avait demandé à voir le dossier médical de Winifred.
" Je l'ai jeté à la porte de mon cabinet, dit Alan avec emportement. Je lui ai dit que Winifred souffrait des symptômes classiques d'une angine de poitrine et qu'il ferait bien d'étudier les statistiques courantes sur les femmes aux alentours de la cinquantaine sujettes aux crises cardiaques. Il a malgré tout eu le culot de parler à la police. J'ai reçu un coup de téléphone du bureau du procureur, me demandant à mots couverts si on pouvait provoquer un malaise cardiaque. Je leur ai répliqué qu'être en vie de nos jours suffisait largement pour provoquer des troubles cardiaques. Ils ont immédiatement fait machine arrière, expliquant qu'il s'agissait sans doute d'un parent déshérité qui cherchait à faire des histoires. "
Mais vous pouvez provoquer des troubles cardiaques, docteur Levine. Vous pouvez préparer des petits dîners fins pour votre femme bien-aimée. Vous pouvez vous servir de sa prédisposition aux gastro-entérites pour susciter des crises si aiguës qu'elles apparaissent comme des attaques cardiaques sur son électrocardiogramme. Après un nombre suffisant de ces attaques, la dame a apparemment une crise fatale. Elle meurt en présence de son médecin, qui trouve en arrivant le mari en train de lui faire du bouche-à-bouche. Personne ne demande d'autopsie.
Et même si quelqu'un le faisait, il n'y aurait que très peu de risques.
Les côtes d'agneau étaient presque cuites. Il assai-sonna le cresson d'une main experte, sortit les asperges de l'autocuiseur et prit une demi-bouteille de Beaujolais dans les casiers à vin du garde-manger.
Il commençait à peine à manger quand le téléphone sonna. Il hésita à répondre, puis se dit qu'il valait mieux ne pas manquer les appels qui pouvaient arriver en ce moment. Jetant sa serviette sur la table, il se hâta vers le téléphone de la cuisine. " Docteur Highley ", dit-il d'un ton coupant.
Un sanglot résonna dans le récepteur. " Docteur...
oh ! docteur Highley. C'est Gertrude. Gertrude Fitzgerald. Docteur, j'ai voulu passer voir Edna en rentrant chez moi. "
Ses doigts se crispèrent sur l'appareil.
" Docteur, Edna est morte. Les policiers sont là.
Elle est tombée. Docteur, pouvez-vous venir tout de suite ? Ils parlent d'ordonner une autopsie. Elle détestait les autopsies. Elle disait toujours que c'était affreux de disséquer les gens morts. Docteur, vous savez dans quel état se trouvait Edna quand elle buvait. Je leur ai dit que vous étiez déjà venu chez elle; que vous l'aviez surprise en train de boire.
Docteur, venez leur dire comment vous la trouviez quelquefois. Oh ! je vous en prie, venez les convaincre qu'elle est tombée et qu'il ne faut pas la disséquer. "
Avant de partir, Katie se prépara un gobelet de thé qu'elle emporta avec elle. Conduisant d'une main, elle portait de l'autre le liquide bouillant à ses lèvres.
Elle avait l'intention d'apporter un gâteau à Edna et de prendre le thé avec elle. Et maintenant, Edna était morte.
Comment une personne qu'elle avait rencontrée une seule fois pouvait-elle lui avoir fait une telle impression ? Est-ce simplement parce que Edna se montrait si gentille, si sincèrement intéressée par les patientes ? Tant de gens étaient indifférents, insensibles. Au cours de son unique conversation avec Edna le mois dernier, Katie avait trouvé si facile de parler de John.
Et Edna avait compris. Elle disait: " Je sais ce que c'est que de voir quelqu'un mourir. D'un côté vous voudriez que leurs souffrances soient abrégées. De l'autre vous ne voulez pas les laisser partir. " Elle savait comprendre ce que l'on ressentait après l'épreuve. " Quand Papa et Maman sont morts, tous mes amis ont dit: " Tu es libre maintenant, Edna. "
Et j'ai répliqué: " Libre de quoi ? " Et je suis sûre que vous ressentez la même chose. "
Edna l'avait rassurée sur le docteur Highley. " Vous ne pourriez trouver un meilleur médecin pour un problème de gynéco. C'est la raison pour laquelle je suis tellement hors de moi quand j'entends qu'on le critique. Et tous ces gens qui intentent des procès pour faute professionnelle ! Je crois que je pourrais les tuer de mes propres mains ! C'est l'ennui quand les gens vous prennent pour le bon Dieu, ils pensent que vous pouvez réussir l'impossible. Je peux vous le dire, lorsqu'un médecin perd un de ses malades de nos jours, il a de bonnes raisons d'être inquiet.
Et je ne parle pas seulement des obstétriciens. Je parle aussi des gérontologues. Je suppose que plus personne n'est censé mourir aujourd'hui. "
Que voulait dire Charley en lui disant qu'Edna avait téléphoné à Chris Lewis hier soir ? Pratiquement dans la foulée il avait suggéré la possibilité d'une machination.
" Je n'y crois pas ", dit Katie tout haut tandis qu'elle quittait la Départementale 4 pour s'engager dans Edgeriver. C'était tout à fait le genre d'Edna d'appeler Chris Lewis pour lui exprimer sa sympathie. Charley insinuait-il qu'Edna pouvait avoir d'une façon ou d'une autre menacé Chris Lewis ?
Elle avait une vague idée de l'endroit où se trouvait la résidence où habitait Edna, et n'eut pas de mal à la repérer. Elle se dit que comparé à la plupart des immeubles sur jardin en général, celui-ci commençait plutôt à être délabré. Quand elle vendrait la maison, elle s'installerait dans une tour pendant un moment.
Il y avait des immeubles au-dessus de l'Hudson où l'on trouvait des appartements ravissants avec terrasse. Et être près de New York aurait des avantages. Elle aurait plus facilement l'occasion d'aller au théâtre ou dans les musées. Quand je vendrai la maison, pensa-t-elle. A quel moment le si était-il devenu quand ?
Charley avait dit que l'appartement d'Edna était le dernier dans le bloc 41 à 60. Il lui avait précisé de passer derrière cette partie de l'immeuble et de se garer. Elle ralentit en remarquant qu'une voiture s'était engagée dans une autre entrée et la précédait dans la même direction. C'était une voiture moyenne de couleur noire. Le conducteur hésita un instant avant de se garer dans la première place disponible sur sa droite. Katie le dépassa. Si l'appartement d'Edna était le dernier sur la gauche, elle allait s'en rapprocher. Elle trouva une place immédiatement derrière le bâtiment et se gara. En sortant de la voiture, elle constata qu'elle devait être en face de la fenêtre de l'appartement d'Edna qui donnait sur l'arrière. Le châssis était soulevé d'un centimètre; le store descendu jusqu'au sommet d'une plante. Une faible lumière venait de l'intérieur.
Katie pensa à la vue des fenêtres de sa chambre.
Elles donnaient sur le petit étang dans les bois derrière la maison. Edna avait vue sur un parking et une chaîne rouillée. Néanmoins, elle avait raconté à Katie à quel point elle aimait son appartement, combien il était douillet.
Katie entendit des pas derrière elle et se retourna vivement. Dans le parking désert, le moindre bruit semblait menaçant. Une forme se dessina près d'elle, une silhouette soulignée par le faible éclairage de l'unique réverbère. Elle eut l'impression de la reconnaître.
" Excusez-moi. J'espère que je ne vous ai pas fait peur. " La voix distinguée avait un léger accent britannique.
" Docteur Highley !
- Madame DeMaio. Nous ne nous attendions ni l'un ni l'autre à nous revoir si tôt et en de si tragiques circonstances.
-On vous a donc prévenu. Est-ce mon bureau qui vous a téléphoné, docteur ?
- Il fait glacial ici. Prenons le chemin qui contourne l'immeuble. " Effleurant à peine le coude de Katie de sa main, il la suivit. " Mme Fitzgerald m'a appelé. Elle remplaçait Mlle Burns aujourd'hui, et il semble que ce soit elle qui l'ait découverte. Elle avait l'air absolument bouleversée et m'a demandé de venir. Je n'ai aucun autre détail sur ce qui s'est passé.
-Moi non plus ", répondit Katie. Ils débouchaient devant l'immeuble quand elle entendit un bruit de pas rapides derrière eux.
" Katie. "
Elle sentit la pression des doigts du médecin se resserrer sur son coude, puis se relâcher quand elle regarda derrière elle. Richard était là. Elle se retourna, ridiculement heureuse de le voir. Il la prit par les épaules, l'attira à lui dans un geste aussi vite fini qu'il avait commencé. " Scott vous a prévenue ?
- Non. J'ai appelé moi-même Edna par hasard.
Oh ! Richard, voici le docteur Highley. " Elle présenta rapidement les deux hommes qui se serrèrent la main.
Katie pensa: c'est parfaitement absurde. Je suis en train de faire des présentations, et à quelques pas derrière cette porte une femme est étendue, morte.
Charley les fit entrer. Il parut soulagé de les voir.
" Vos gens seront là dans deux minutes, dit-il à Richard. Nous avons pris des photos, mais j'aimerais que vous jetiez un coup d'oeil vous aussi. "
Katie était habituée à la mort. Elle était constamment exposée dans son métier à la vision impression-nante et sanglante de victimes d'assassinat, et généralement capable de s'abstraire de l'aspect émotionnel et de se concentrer sur les conséquences légales d'une mort injustifiée.
Mais c'était autre chose de voir Edna ramassée contre le radiateur dans ce genre de chemise de nuit en flanelle que sa mère trouvait si pratique; de voir la robe de chambre en tissu éponge bleu si semblable à celles que sa mère achetait en solde chez Macy's; de voir les signes évidents de sa solitude-le jambon en boîte, le verre vide.
Edna était quelqu'un de si enjoué, qui s'arrangeait pour trouver un semblant de bonheur dans cet appartement aux meubles miteux, et même l'appartement l'avait trahie. Il était devenu le décor de sa mort violente.
Assise sur le vieux divan en velours à l'autre bout de la pièce en L, hors de la vue du cadavre, Gertrude Fitzgerald sanglotait doucement. Richard s'avança directement vers le coin cuisine pour examiner la femme morte. Katie rejoignit Mme Fitzgerald et s'assit près d'elle sur le divan. Le docteur Highley la suivit et prit une chaise à dossier droit.
Gertrude s'efforça de leur parler. " Oh ! docteur Highley, madame DeMaio, n'est-ce pas affreux, simplement affreux ? " Les mots amenèrent de nouveaux sanglots. Katie posa doucement une main sur les épaules secouées de tremblements. " Je suis vraiment navrée, madame Fitzgerald. Je sais que vous aimiez beaucoup Mlle Burns.
- Elle était toujours si gentille, si drôle. Elle me faisait toujours rire. Peut-être avait-elle cette petite faiblesse. Qui n'a pas une petite faiblesse, et elle ne faisait de mal à personne avec ça. Oh ! docteur Highley, elle va vous manquer à vous aussi. "
Katie observa le docteur. Il se penchait vers Gertrude, le visage grave. " Sûrement, madame Fitzgerald. Edna était l'efficacité même. Elle mettait énormément d'amour-propre dans son travail. Le docteur Fukhito et moi-même nous nous amusions à dire qu'elle savait si bien détendre nos patientes en attendant que nous les recevions qu'elle aurait pu mettre le docteur Fukhito au chômage.
-Docteur, laissa soudain échapper Gertrude. Je leur ai dit que vous étiez déjà venu ici. Je le leur ai dit. Vous connaissiez le petit problème d'Edna. C'est complètement idiot de penser qu'elle n'est pas tombée. Pourquoi quelqu'un aurait-il voulu lui faire du mal ? "
Le docteur Highley regarda Katie. " Edna souffrait de sciatique, et je suis quelquefois passé lui apporter du travail chez elle quand elle était retenue au lit.
Certainement pas plus de trois ou quatre fois. Un jour où elle était soi-disant souffrante, je suis venu à l'improviste, et c'est alors que je me suis rendu compte qu'elle avait un problème d'alcoolisme. "
Katie regarda derrière lui et vit que Richard avait fini d'examiner le corps. Elle se leva, se dirigea vers lui et contempla Edna. Elle pria en silence: Donne-lui, ô Seigneur, le repos éternel. Ordonne à tes Anges de la recevoir. Qu'elle soit conduite dans un lieu de rafraîchissement, de lumière et de paix.
Avalant la boule qui lui montait à la gorge, elle demanda posément à Richard ce qu'il en pensait.
Il haussa les épaules. " Jusqu'à ce que je puisse constater la gravité de la fracture, je dirais que cela peut être arrivé n'importe comment. Ce fut sûrement un sacré coup, mais si elle était ivre-et elle l'était de toute évidence - elle peut avoir trébuché en essayant de se lever. C'était une femme assez lourde.
Mais d'autre part, il existe une grande différence entre le fait d'être écrasé par une voiture ou par un train. Et c'est le genre de différence qu'il nous faut examiner.
- Aucun signe d'effraction ? demanda Katie à Charley.
-Aucun. Mais les serrures sont du type que l'on crochète avec une carte de crédit. Et si elle était aussi soûle que nous le pensons, n'importe qui aurait pu venir l'attaquer.
- Pourquoi quelqu'un serait-il venu l'attaquer ?
Que me disiez-vous à propos du commandant Lewis ?
- La femme du concierge - du nom de Gana Krupshak-était une copine d'Edna Burns. En fait, elle se trouvait avec Mme Fitzgerald quand elles ont découvert le corps. Nous l'avons laissée rentrer chez elle juste avant que vous n'arriviez. Elle est drôlement secouée. N'importe, hier soir, elle est venue ici vers huit heures. Elle a dit qu'Edna tenait déjà une bonne cuite. Elle est restée jusqu'à huit heures et demie, et a pris sur elle de sortir le jambon, espérant qu'Edna mangerait quelque chose pour se dessouler. Edna lui a parlé du suicide de Vangie.
-Que lui a-t-elle raconté exactement ? demanda Katie.
- Pas grand-chose. Elle a juste mentionné le nom de Vangie et dit qu'elle était très jolie. Puis Mme Krupshak est allée dans la cuisine et a entendu Edna composer un numéro de téléphone. Elle a pu écouter la plus grande partie de la conversation. Elle assure qu'Edna appelait la personne à qui elle parlait Commandant Lewis et qu'elle lui a dit qu'elle allait prévenir la police le lendemain. Et écoutez ça. Krupshak jure qu'elle a entendu Edna lui expliquer comment se rendre ici et qu'ensuite elle a ajouté quelque chose au sujet du Prince Charmant.
- Du Prince Charmant ? "
Charley haussa les épaules. " Je ne comprends pas mieux que vous. Mais le témoin est formel. "
Richard dit: " Bien entendu, nous considérons cette affaire comme un meurtre virtuel. Je commence à croire que Scott a raison à propos de Lewis. " Il jeta un coup d'oeil dans la pièce de séjour. " Mme Fitzgerald semble très frappée. Avez-vous terminé avec elle, Katie ?
- Oui. Elle n'est pas en état d'être interrogée maintenant.
-Je vais envoyer un de mes hommes la raccompagner chez elle, proposa Charley. Un autre lui ramè-nera sa voiture. "
Katie pensait: Je ne crois pas Chris Lewis capable de faire cela à Edna, je ne crois pas qu'il ait tué sa femme. Elle regarda autour d'elle. " Etes-vous sûr qu'il ne manque aucun objet de valeur ? "
Charley eut un geste d'indifférence. " Tout ce qu'il y a dans cet appartement ne vaut pas quarante dollars chez un brocanteur. Son portefeuille est dans son sac à main; dix-huit dollars. Des cartes de crédit.
Les plus courantes. Aucun signe que l'on ait dérangé quoi que ce soit, encore moins fouillé.
-Très bien. " Katie revint vers le docteur Highley et Gertrude. " Nous allons vous reconduire chez vous, madame Fitzgerald, dit-elle avec douceur.
- Que vont-ils faire à Edna ?
- Il faut examiner l'importance de ses blessures à la tête. Je ne pense pas qu'ils iront plus loin. Mais s'il existe la plus petite éventualité que quelqu'un ait commis un tel acte, nous devons le savoir. La prendre en considération comme une façon de montrer que la vie d'Edna comptait pour nous. "
Gertrude renifla. " Je suppose que vous avez raison. " Elle regarda le docteur. " Docteur Highley, j'ai agi avec sans-gêne en vous demandant de venir. Je m'en excuse.
- Pas du tout. " Il fouillait dans sa poche. " J'ai pris des calmants avec moi au cas où vous en auriez besoin. Puisque l'on vous reconduit chez vous, prenez-en un dès maintenant.
-Je vais chercher un verre d'eau ", dit Katie. Elle se dirigea vers le lavabo dans la salle de bain. La chambre et la salle de bain se trouvaient à l'autre bout du couloir. Pendant qu'elle faisait couler l'eau froide, Katie pensa qu'elle détestait l'idée que Chris Lewis était en train de prendre l'apparence du suspect principal de deux meurtres.
Ramenant le verre d'eau à Gertrude, elle se rassit à côté d'elle. " Madame Fitzgerald, à simple titre de confirmation, nous aimerions nous assurer qu'il n'y a aucune possibilité qu'Edna ait été cambriolée.
Savez-vous si elle avait des objets de valeur-des bijoux, peut-être ?
-Oui, elle avait une bague et une broche dont elle était très fière. Elle ne les portait qu'en des occasions exceptionnelles. Je ne saurais dire où elle les rangeait. C'est la première fois que je viens ici, vous savez. Oh ! attendez, docteur. Je me souviens qu'Edna disait qu'elle vous avait montré sa bague et sa broche. En fait, elle m'a dit vous avoir montré sa cachette quand vous êtes venu ici. Peut-être pourriez-vous aider Mme DeMaio ?
Katie scruta les yeux gris et froids. Il déteste ça, pensa-t-elle. Il est furieux d'être ici. Il n'a pas envie d'être mêlé à cette histoire.
Edna avait-elle le béguin pour le docteur ? se demanda-t-elle soudain. Aurait-elle exagéré le nombre de fois où il était venu déposer du travail, peut-être même laissé entendre à Gertrude qu'il s'intéressait un peu à elle ? Peut-être,. sans même vouloir se cacher la vérité, avait-elle inventé une petite histoire, imaginé une aventure sentimentale avec lui. Dans ces conditions, il n'était pas étonnant que Mme Fitzgerald se soit précipitée pour le prévenir, pas étonnant qu'il ait l'air profondément ennuyé et mal à l'aise en ce moment.
" Je n'ai pas entendu parler de cachette, dit-il d'un ton guindé, teinté de sarcasme. Edna m'a en effet montré un jour une bague et une broche qui étaient dans une boîte dans le tiroir de sa table de nuit. Je ne considère pas cela comme une cachette.
- Pourriez-vous me les montrer, docteur ? "
demanda Katie.
Ils se dirigèrent ensemble vers le petit couloir qui conduisait à la chambre. Katie alluma la lampe, une bouteille de Coca-Cola surmontée d'un abatjour en papier plissé.
" C'était là-dedans ", lui dit le docteur Highley, désignant le tiroir de la table de nuit à la droite du lit.
Katie ouvrit le tiroir de l'extrême bout des doigts.
Elle savait que l'on ouvrirait probablement une enquête complète et que les spécialistes viendraient prendre les empreintes.
Le tiroir était plus profond qu'on ne le pensait.
Katie en sortit une boîte à bijoux en plastique bleu.
Quand elle souleva le couvercle, un carillon grêle de boîte à musique remplit le silence morne. Il y avait une modeste broche et une petite bague ancienne avec un brillant posées sur le velours.
" Voilà les trésors, j'imagine, dit Katie. Et cela élimine presque sûrement l'hypothèse du vol. Nous les garderons au bureau en attendant de savoir quel est son plus proche parent. " Elle s'apprêta à refermer le tiroir, mais s'arrêta et jeta un coup d'oeil à l'intérieur.
" Oh ! docteur, regardez. " Elle posa précipitamment la boîte à bijoux sur le lit et plongea la main dans le tiroir.
" Ma mère conservait un vieux chapeau noir tout déformé pour des raisons sentimentales, dit-elle.
Edna devait faire la même chose. "
Elle ramenait un objet, le sortait, le lui mettait sous les yeux.
C'était un mocassin marron, tout éraflé, usé jusqu'à la corde, avachi et sans forme. C'était le pied gauche.
Le docteur Highley regardait fixement la chaussure tandis que Katie disait: " Il appartenait sans doute à sa mère, et Edna lui attachait une telle valeur qu'elle le gardait avec ses pauvres bijoux. Oh !
docteur, si les souvenirs pouvaient parler, nous apprendrions un tas d'histoires, ne croyez-vous pas ? "
A huit heures précises le jeudi matin, l'équipe des enquêteurs de la brigade criminelle du comté de Valley arriva devant la maison des Lewis. Les six hommes étaient dirigés par Phil Cunningham et Charley Nugent. Les spécialistes chargés de relever les empreintes furent invités à concentrer leurs recherches sur la chambre, la salle de bain principale et la cuisine.
De l'avis général, il y avait peu de chances que l'on trouvât des empreintes significatives n'appartenant ni à Chris ni à Vangie Lewis. Mais les résultats du labo avaient soulevé une autre question. C'étaient bien les empreintes de Vangie qui étaient sur le gobelet renversé près d'elle, mais leur emplacement posait un problème. Vangie était droitière. En versant le cyanure, il eût été naturel qu'elle tînt le verre de la main gauche et qu'elle le remplît de la main droite.
Or, on ne trouvait que les empreintes de la main gauche sur le gobelet. C'était un fait troublant, peu concluant, qui mettait une fois de plus en doute l'hypothèse du suicide.
Les armoires à pharmacie des deux salles de bain et du cabinet de toilette des invités avaient déjà été fouillées le jour où l'on avait découvert le corps.
Chaque détail fut à nouveau examiné; chaque flacon ouvert, reniflé. Mais ils ne trouvèrent pas l'odeur d'amande amère qu'ils cherchaient.
" Elle devait garder le cyanure dans quelque chose, dit Charley.
-A moins qu'elle n'ait pris la quantité nécessaire et jeté ensuite les sachets ou la capsule qui conte-naient le cyanure dans les toilettes ", suggéra Phil.
Ils passèrent soigneusement la chambre à l'aspirateur, dans l'espoir de trouver des cheveux n'appartenant ni à Vangie ni à Chris. Comme le disait Phil:
" On trouve dans toutes les maisons des cheveux de livreurs, de voisins, de n'importe qui. Nous passons notre temps à perdre nos cheveux. Mais les gens ne laissent généralement entrer personne dans leur chambre, même pas leurs meilleurs amis. Par consé-quent, si vous trouvez des cheveux qui ne sont pas ceux des personnes qui couchent dans la chambre, vous tenez peut-être une piste. "
Les étagères du garage firent l'objet d'une attention toute particulière. Elles étaient encombrées des habituelles boîtes de peinture à moitié vides, de bidons d'essence de térébenthine, d'outils de jardinage, de tuyaux, d'insecticides, de poudre pour les rosiers et de désherbant. Phil poussa un grognement exaspéré en accrochant sa veste à la dent d'une fourche. L'outil dépassait d'une étagère, le manche coincé entre le mur et un gros pot de peinture. En se penchant pour détacher sa manche, il remarqua un petit bout de tissu imprimé accroché à la dent.
Il avait vu récemment cet imprimé. C'était cette espèce de cotonnade indienne, du madras. La robe que portait Vangie Lewis le jour où elle est morte.
Il fit venir le photographe de la police dans le garage. " Prends-moi une photo de ça, dit-il en désignant la fourche. Je veux un agrandissement du tissu. " La photo prise, il ôta délicatement le bout d'étoffe de la dent et le mit de côté dans une enveloppe.
A l'intérieur de la maison, Charley fouillait le bureau du salon. C'est curieux, pensait-il. Vous pouvez vraiment vous faire une idée exacte des gens d'après la façon dont ils rangent leurs dossiers. Chris semblait s'occuper de toute la comptabilité de la maison. Les talons de chèques étaient remplis avec précision, les soldes exacts au centime près. Les factures étaient visiblement réglées en totalité dès leur arrivée. Le grand tiroir du bas contenait les dossiers verticaux. Ils étaient classés par ordre alpha-bétique: ABONNÉS ABSENTS; AMERICAN EXPRESS; BANQUE
AMERICARD; ASSURANCES; COURRIER PERSONNEL.
Charley prit le dossier du courrier personnel. Il le parcourut rapidement. Chris Lewis entretenait une correspondance régulière avec sa mère. Merci mille fois pour le chèque, Chris. Tu n'aurais pas dû te montrer si généreux. La lettre datait à peine de deux semaines. Une autre datée de janvier commençait par: J'ai acheté à Papa la T.V. pour la chambre et il est ravi. Une de juillet dernier. Le nouvel appareil à air conditionné est une bénédiction.
Si Charley fut déçu de ne pas trouver plus d'informations personnelles significatives, il dut admettre à regret que Christopher Lewis était un fils atten-tionné et généreux. Il relut les lettres de la mère, espérant y trouver des indices sur les relations de Chris et de Vangie. Les lettres récentes se terminaient toutes de la même façon: Je suis désolée que Vangie ne se sente pas bien ou Les femmes ont parfois des grossesses difficiles ou Dis à Vangie que nous sommes de tout coeur avec elle.
A midi, Charley et Phil décidèrent de laisser les autres inspecteurs finir les recherches et de retourner au bureau. Ils devaient aller chercher Chris à dix-huit heures à l'aéroport. Ils avaient éliminé l'entrée par effraction. Il n'y avait aucune trace de cyanure ni dans la maison, ni dans le garage. L'examen de l'estomac de Vangie révélait qu'elle avait mangé légèrement le lundi, et sans doute pris du thé avec des toasts environ cinq heures avant de mourir. Il manquait deux tranches au pain de mie dans la boîte à pain. La vaisselle sale dans le lave-vaisselle racontait sa petite histoire: une seule assiette, une tasse et sa soucoupe, et un saladier, le tout probablement de dimanche soir; un verre à jus de fruit et une tasse: le petit déjeuner du lundi; une tasse, une soucoupe et une assiette avec des miettes de pain grillé: le dîner de lundi soir.
Vangie avait manifestement dîné seule dimanche soir; personne ne lui avait tenu compagnie le lundi soir. Le bol de café dans l'évier ne s'y trouvait pas le mardi matin. Chris Lewis s'était sans doute fait un café instantané après que le corps eut été découvert.
Passés au peigne fin, l'allée et le jardin ne révélè-rent pour leur part rien d'inhabituel.
" Ils y resteront toute la journée, mais nous avons déjà vu tout ce qu'il y avait à voir ", dit Charley catégoriquement. Et à part le fait qu'elle a déchiré sa robe à cette dent dans le garage, on a fait chou blanc. Attends une minute. Nous n'avons pas encore vérifié les messages des abonnés absents.
Il trouva le numéro dans le dossier rangé en bas du bureau, le composa et se nomma. " Donnez-moi tous les messages laissés pour le commandant Lewis et pour Mme Lewis à partir de lundi ", ordonna-t-il.
Sortant son stylo, il commença à écrire. Phil regarda par-dessus son épaule. Lundi 15 février, seize heures, un appel du bureau des réservations de la Northwest Orient. Mme Lewis est enregistrée mardi 16 février, sur le vol 235 à seize heures dix au départ de l'aéroport de la Guardia à destination des villes jumelées de Minneapolis / Saint Paul.
Phil siffla en silence. Charley demanda: " Mme Lewis a-t-elle eu connaissance de ce message ? "
Il écarta légèrement le récepteur de son oreille afin que Phil puisse entendre. " Certainement, dit la standardiste. Je me trouvais moi-même là lundi soir, et je lui ai passé le message vers dix-neuf heures. "
Son ton était formel. " Elle a eu l'air très soulagée.
En fait, elle s'est exclamée: " Oh ! Dieu soit loué. "
-Très bien, dit Charley. Avez-vous autre chose ?
- Lundi, quinze février, à vingt-et-une heures trente, le docteur Fukhito a laissé un message pour Mme Lewis demandant qu'elle le rappelle chez lui dès qu'elle serait rentrée. Il a dit qu'elle avait son numero personnel. "
Charley haussa un sourcil. " C'est tout ?
- Un dernier message, répondit la standardiste.
Une certaine Mlle Edna Burns a appelé à vingt-deux heures lundi. Elle désirait que Mme Lewis la rappelle sans faute, même très tard. "
Charley griffonna distraitement des triangles sur le carnet pendant que la téléphoniste lui disait qu'il n'y avait pas eu d'autres messages ni le mardi ni le mercredi, mais qu'elle savait qu'on avait téléphoné le mardi soir et que le commandant Lewis avait lui-même répondu. " J'allais le faire quand il a pris la communication, expliqua-t-elle. J'ai raccroché immédiatement. " En réponse à la question de Charley, elle affirma que Mme Lewis n'avait pas pris connaissance des appels du docteur Fukhito et de Mlle Burns. Mme Lewis n'avait pas contacté le service après dix-neuf heures trente.
" Merci, dit Charley. Vous avez été très aimable. Il nous faudra sans doute une liste complète des messages pris pour les Lewis depuis un certain temps, mais nous verrons cela plus tard. "
Il raccrocha et regarda Phil. " Allons-y. Il faut mettre Scott au courant.
- Qu'est-ce que tu en dis ? " demanda Phil.
Charley renifla. " Que veux-tu que j'en dise. A dix-neuf heures trente lundi soir Vangie Lewis avait l'intention de se rendre à Minneapolis. Deux heures plus tard, elle était morte. A vingt-deux heures lundi soir Edna laissait un message important pour Vangie.
Le lendemain Edna était morte à son tour, et la dernière personne qui l'ait vue en vie l'a entendue téléphoner à Chris Lewis pour lui dire qu'elle détenait une information pour la police.
- Et ce psychiatre japonais qui a appelé Vangie lundi soir ? " demanda Phil.
Charley haussa les épaules. " Katie lui a parlé hier.
Elle aura peut-être des explications à nous donner. "
La nuit du mercredi parut interminable à Katie.
Elle s'était couchée tout de suite en rentrant de chez Edna, sans oublier de prendre l'une des pilules que lui avait données le docteur Highley.
Elle avait dormi par intermittence, tourmentée dans son subconscient par l'image du visage de Vangie flottant dans un rêve. Avant qu'elle ne sortît du sommeil, ce premier rêve se confondit avec un autre: le visage d'Edna tel qu'il apparaissait dans la mort; le docteur Highley et Richard penchés sur elle.
Elle s'était réveillée avec des questions imprécises, troublantes, qui lui échappaient sans qu'elle arrivât à les cerner. Le vieux chapeau noir déformé de sa grand-mère. Pourquoi pensait-elle à ce chapeau ?
Bien sûr. A cause du vieux soulier usé auquel Edna semblait attacher beaucoup d'importance; celui qu'elle gardait avec ses bijoux. C'était ça. Mais pourquoi un seul soulier ?
Elle se leva en grimaçant et constata que les courbatures avaient augmenté pendant la nuit. Ses genoux contusionnés par le choc sur le tableau de bord étaient plus ankylosés ce matin qu'après l'accident. Heureusement que le marathon de Boston ne se court pas aujourd'hui, pensa-t-elle ironiquement. Je n'aurais pas la moindre chance de gagner.
Espérant qu'un bain chaud la délasserait, elle entra dans la salle de bain, se pencha pour ouvrir le robinet de la baignoire. Un étourdissement la fit vaciller, et elle agrippa le rebord de la baignoire pour ne pas tomber. La sensation disparut au bout d'un moment; Katie tourna lentement les robinets, redoutant de s'évanouir. La glace de la salle de bain lui renvoya la pâleur mortelle de son teint, les gouttes de sueur qui perlaient sur son front. Ce sont ces fichus saignements, pensa-t-elle. Si je ne devais pas entrer à la clinique demain soir, je finirais sûrement par y être transportée sur une civière.
Le bain soulagea un peu ses courbatures. Un fond de teint beige dissimula sa pâleur. Une nouvelle tenue-une jupe à fronces, une veste assortie en tweed couleur de bruyère et un chandail ras du cou
-acheva la tentative de camouflage. Au moins je n'ai plus l'air d'être prête à m'écrouler, estima-t-elle, même si c'est le cas.
Elle avala une autre pilule du docteur Highley avec son jus d'orange, et songea à la réalité encore inconcevable de la mort d'Edna. Richard avait emmené Katie prendre un café dans un bistrot en sortant de l'appartement d'Edna. Il avait commandé un hamburger, n'ayant pas eu le temps de dîner à New York. Il sortait avec une autre femme. Elle en était certaine. Et pourquoi pas ? Richard était un homme séduisant. Il ne passait sûrement pas toutes ses soirées tout seul chez lui ou dans l'atmosphère familiale des Kennedy. Il s'était montré surpris et ravi en l'entendant raconter qu'elle était retournée au restaurant des Palissades. Puis il devint soucieux, presque distrait. Il faillit plusieurs fois lui poser une question, mais se ravisa. Malgré les protestations de Katie, il avait insisté pour la suivre jusque chez elle, l'accompagner dans la maison, vérifier que les fenêtres et les portes étaient bien fermées.
" Je ne sais pourquoi, mais je n'aime pas vous savoir seule ici ", lui avait-il dit.
Elle avait haussé les épaules. " Edna habitait au rez-de-chaussée dans un appartement aux cloisons minces. Personne ne s'est rendu compte qu'elle était blessée et qu'elle avait besoin d'aide.
- Elle n'avait pas besoin d'aide, dit brièvement Richard. Elle est morte presque sur le coup. Katie, ce docteur Highley, vous le connaissez ?
-Je l'ai interrogé sur Vangie cet après-midi ", avait-elle répondu en détournant la question.
Le visage rembruni de Richard s'était éclairé.
" Bien sûr. Bon. A demain. Je pense que Scott va organiser une réunion pour Edna Burns.
- Sûrement. "
Richard l'avait regardée, l'air ennuyé. " Verrouillez la porte ", avait-il dit. Sans lui donner de baiser d'adieu sur la joue.
Katie mit son verre de jus d'orange dans le lave-vaisselle. Elle attrapa son manteau, son sac à main et alla chercher sa voiture.
Charley et Phil commençaient à fouiller la maison des Lewis ce matin. Scott tendait délibérément un filet autour de Chris Lewis-un filet indirect, mais solide. Si seulement elle pouvait prouver qu'il existait une autre voie à explorer avant que Chris ne soit accusé. L'ennui d'une arrestation avec inculpation d'homicide volontaire, c'est que, malgré votre innocence, vous ne pouvez plus jamais vous débarrasser d'une réputation de meurtrier. Dans l'avenir les gens diraient: " Oh ! c'est le commandant Lewis. Il était impliqué dans la mort de sa femme. Un avocat habile l'a sorti de là, mais il était coupable comme pas un. "
Elle arriva au bureau juste avant sept heures et demie et ne fut pas étonnée d'y trouver déjà Maureen Crowley. Maureen était la secrétaire la plus consciencieuse du service. En plus, elle avait l'esprit naturellement vif et pouvait prendre une décision sans toujours demander des instructions. Katie s'arrêta devant son bureau. " Maureen, j'ai un travail pour vous. Puis-je vous demander de venir dès que vous aurez une minute ? "
La jeune fille se leva vivement. Elle avait la taille fine, un corps jeune et svelte. Son chandail vert faisait ressortir le vert profond de ses yeux. " Maintenant, si vous voulez, Katie. Vous désirez un café ?
- Excellente idée ", répondit Katie, et elle ajouta:
" Mais pas de pain de seigle au jambon-du moins pour le moment. "
Maureen eut l'air embarrassé. " Je regrette ce que j'ai dit hier. Vous êtes bien la personne la moins routinière que je connaisse.
- Je n'en suis pas si sûre. " Katie entra dans son bureau, suspendit son manteau et se concentra sur les notes qu'elle avait prises à la clinique Westlake.
Maureen apporta le café, prit une chaise et attendit sans rien dire, son bloc-notes sur les genoux.
" Voilà le problème, dit lentement Katie. Nous ne sommes pas convaincus que la mort de Vangie Lewis soit un suicide. Hier j'ai parlé à ses médecins, le docteur Highley et le docteur Fukhito à la clinique Westlake. "
Elle entendit Maureen sursauter et leva vivement les yeux. Le visage de la jeune fille était devenu livide. Sous le regard de Katie, deux taches colorèrent ses pommettes.
" Ça ne va pas, Maureen ?
- Si. Si. Je m'excuse.
-ai-je dit quelque chose qui vous ennuie ?
- Non, vraiment.
- Bon. " Sceptique, Katie revint à ses notes.
" Autant que nous le sachions, le docteur Fukhito, le psychiatre de Westlake, est la dernière personne à avoir vu Vangie Lewis en vie. Je veux en savoir le maximum sur lui le plus vite possible. Consultez l'Association médicale du comté de Valley et l'Ordre des médecins. J'ai entendu dire qu'il exerce bénévolement à l'hôpital de Valley Pines. Peut-être pourrez-vous y apprendre quelque chose. Insistez sur le côté confidentiel, mais cherchez à savoir d'où il vient, où il a fait ses études, quels sont les autres hôpitaux où il a exercé, renseignez-vous sur sa vie privée: tout ce que vous pouvez trouver.
-Vous ne voulez pas que j'aille interroger quelqu'un à la clinique Westlake ?
- Surtout pas, mon Dieu. Je ne veux pas que l'on puisse savoir là-bas que nous enquêtons sur le docteur Fukhito. "
Pour une raison ou pour une autre, la jeune fille parut soulagée. " Je m'y mets tout de suite, Katie.
- Ce n'est pas très gentil de vous faire venir plus tôt au bureau pour un travail et de vous en donner un autre. Le vénérable comté de Valley ne se préoccupe pas des heures supplémentaires. Nous le savons toutes les deux. "
Maureen haussa les épaules. " Cela ne fait rien.
Plus je travaille dans ce service, plus j'aime ce que j'y fais. Qui sait ? Je tenterai peut-être un jour de passer un diplôme de droit, mais cela représente quatre années d'université et trois ans d'école de droit.
- Vous seriez une bonne avocate, dit sincèrement Katie. Je suis étonnée que vous ne soyez pas allée à l'université.
- J'ai été assez folle pour me fiancer à la fin de mes études secondaires. Mes parents m'ont poussée à suivre des cours de secrétariat avant de me marier afin d'avoir au moins une corde à mon arc. Ils avaient bien raison. Les fiançailles n'ont pas tenu le coup.
- Pourquoi n'êtes-vous pas entrée à l'université en septembre dernier au lieu de venir travailler ici ? " demanda Katie.
Le visage de la jeune fille se rembrunit. Katie fut frappée par son air malheureux et supposa que Maureen avait dû être très touchée par la rupture.
Sans regarder tout à fait Katie, Maureen répondit:
" J'étais impatiente et je ne voulais pas rester éternellement étudiante. Ce fut une bonne décision. "
Elle sortit de la pièce. Le téléphone sonna. C'était Richard. Il parlait d'un ton contenu. " Katie, je viens juste de parler à Dave Broad, le directeur de la recherche prénatale au Mont-Sinaï. Je lui avais envoyé le foetus de Vangie Lewis sur un pressentiment. Katie, c'est bien ce que je pensais. Vangie n'était pas enceinte de Chris Lewis. Le bébé que j'ai sorti de son ventre a des caractéristiques typiquement orientales ! "
Edgar Highley dévisagea Katie DeMaio en train de brandir le soulier devant lui. Se moquait-elle de lui ?
Non. Elle croyait ce qu'elle disait, que cette chaussure faisait figure de souvenir sentimental pour Edna.
Il fallait qu'il ait ce soulier. Si seulement elle pouvait ne pas en parler au médecin légiste ou aux inspecteurs. Supposons qu'elle décidât de le leur montrer ? Gertrude Fitzgerald pourrait le reconnaître. Elle s'était plusieurs fois trouvée à la réception lors des visites de Vangie à la clinique. Il avait entendu Edna rire avec elle des pantoufles de vair de Vangie.
Katie remit la chaussure à sa place, referma le tiroir et sortit de la chambre, la boîte à bijoux serrée sous son bras. Il la suivit, anxieux de savoir ce qu'elle allait dire. Mais elle se contenta de tendre la boîte à l'inspecteur. " La bague et la broche sont dedans, Charley, dit-elle. Je suppose que cela élimine toute possibilité de cambriolage. Je n'ai pas fouillé dans la commode ni dans le placard.
- C'est sans importance. Si Richard émet des doutes sur les circonstances de la mort, nous fouille-rons les lieux de fond en comble demain matin. "
On frappa plusieurs petits coups secs à la porte; Katie ouvrit et fit entrer deux hommes portant une civiere.
Edgar Highley retourna auprès de Gertrude. Elle avait bu le verre d'eau que lui avait apporté Katie.
" Je vais vous apporter un autre verre, madame Fitzgerald ", dit-il doucement. Il jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule. Les autres avaient tous le dos tourné; ils regardaient les brancardiers se préparer à soulever le corps. C'était le moment. Il devait tenter de récupérer la chaussure. Étant donné que Katie n'y avait pas tout de suite fait allusion, il était peu vraisemblable qu'elle la mentionnât maintenant.
Il se dirigea rapidement vers la salle de bain, tourna le robinet et se glissa sur la pointe des pieds dans le couloir jusqu'à la chambre. Prenant son mouchoir pour éviter de laisser des empreintes, il ouvrit le tiroir de la table de nuit. Au moment où sa main atteignait la chaussure, il entendit des pas dans le couloir. Il referma promptement le tiroir, fourra le mouchoir dans sa poche, quitta la chambre. Lorsque les pas s'arrêtèrent, il se tenait devant la porte.
Faisant un effort pour paraître calme, il se retourna. Richard Carroll, le médecin légiste, était debout dans le couloir entre la chambre et la salle de bain. Le regard intérrogateur, il dit: " Docteur, j'aurais aimé vous poser quelques questions au sujet d'Edna Burns. " Sa voix était froide.
" Certainement. " Puis d'un ton qu'il voulut désin-volte, il ajouta: " J'étais justement là, en train de penser à Mlle Burns. Quel dommage qu'elle ait tellement gâché son existence.
-Gâché ? questionna sèchement Richard.
-Oui. Elle possédait véritablement un esprit mathématique remarquable. Dans ce monde informatisé, Edna aurait pu se servir de ses dispositions pour devenir quelqu'un. Au lieu de cela, elle est devenue une grosse alcoolique cancanière. Je peux vous sembler sévère, mais je le déplore sincèrement.
J'aimais beaucoup Edna, ét très franchement, je la regretterai. Excusez-moi, j'ai laissé le robinet ouvert.
Je voulais donner un verre d'eau froide à Mme Fitzgerald. Pauvre femme, elle est profondément affligée. "
Il rinça le verre, le remplit et le porta à Gertrude.
Les brancardiers étaient partis avec le corps et Katie DeMaio avait quitté la pièce.
" Mme DeMaio est-elle partie ? demanda-t-il à l'inspecteur.
- Non. Elle parle à la femme du gardien. Elle va revenir tout de suite. "
Il ne voulait pas s'en aller lui-même avant de s'assurer que Katie ne parlerait pas de la chaussure en présence de Gertrude. Mais quand elle revint quelques minutes plus tard, elle n'y fit aucune allusion.
Ils quittèrent ensemble l'appartement d'Edna. La police le mettrait sous surveillance jusqu'à ce que l'enquête officielle fût terminée.
Il accompagna intentionnellement Katie jusqu'à sa voiture, mais le médecin légiste les rejoignit. " Allons prendre un café, Katie, dit-il. Vous savez où se trouve le bistrot de Golden Valley, n'est-ce pas ? "
Le médecin légiste attendit qu'elle fût montée dans sa voiture et qu'elle ait démarré avant de lui dire
" Bonsoir docteur Highley " et de partir brusquement.
En rentrant chez lui, Edgar Highley pensa qu'il existait sûrement des liens personnels entre Katie DeMaio et Richard Carroll. Le jour où Katie mourrait d'une hémorragie, Richard Carroll serait concerné à la fois professionnellement et sentimentalement par la cause de sa mort. Il faudrait se montrer extrêmement prudent.
L'hostilité perçait dans l'attitude de Carroll vis-à-vis de lui. Mais le médecin légiste n'avait aucune raison de lui être hostile. Aurait-il dû s'approcher du corps d'Edna ? A quoi bon ? Il n'aurait pas dû la pousser si fort. Aurait-il dû simuler un cambriolage ?
C'était sa première intention. S'il l'avait fait, il aurait trouvé le mocassin hier soir.
Mais Edna avait parlé. Edna avait dit à Gertrude qu'il était venu chez elle. Elle avait peut-être laissé entendre qu'il venait plus souvent, que c'était plus important. Gertrude avait dit à Katie qu'il savait où se trouvaient ces misérables bijoux. S'ils décidaient qu'Edna avait été assassinée, établirait-on un lien entre le meurtre d'Edna et son travail à la clinique ?
De quoi Edna avait-elle encore parlé autour d'elle ?
Cette pensée ne le quitta pas jusqu'à ce qu'il arrivât chez lui.
Katie était la clef. Katie DeMaio. Elle éliminée, il ne restait rien qui puisse le mêler à la mort de Vangie-ou d'Edna. Les dossiers médicaux de la clinique étaient parfaitement en règle. Ceux des patientes actuelles pouvaient supporter l'examen le plus minutieux.
Il s'engagea dans l'allée de la propriété, rangea la voiture au garage, entra dans la maison. Les côtes d'agneau dans l'assiette étaient froides et bordées de graisse, les asperges desséchées, la salade tiède et ramollie. Il allait réchauffer la viande et les asperges dans le four à micro-ondes, préparer une nouvelle salade. En quelques minutes, le dîner reprendrait l'apparence qu'il avait avant le coup de téléphone.
Il se sentait plus calme à mesure qu'il préparait de nouveau son repas. Il serait bientôt hors de danger. Et bientôt il pourrait faire éclater son génie à la face du monde entier. Ses recherches avaient déjà abouti. Il pouvait en apporter la preuve. Un jour il serait à même de les révéler. Pas encore, mais un jour. Et il ne ressemblerait pas à ce vantard qui affirmait avoir réussi un clonage tout en refusant de le prouver. Il possédait des rapports précis, des documents scientifiques, des photos, des radios, le compte rendu point par point, jour après jour, de tous les problèmes qui s'étaient présentés, et de la façon dont il les avait résolus. Tout se trouvait dans les dossiers dans le coffre-fort.
En temps voulu, il brûlerait les dossiers concernant les échecs et revendiquerait le droit d'être reconnu comme il le méritait.
Rien ne devait se mettre en travers de son chemin.
Vangie avait failli tout faire échouer. Supposons qu'il ne l'ait pas rencontrée quand elle sortait du bureau de Fukhito ? Supposons qu'elle ne lui ait pas parlé de sa décision de consulter Emmet Salem ?
Hasard. Chance. Appelez cela comme vous voudrez.
Mais c'était aussi le hasard qui avait poussé Katie DeMaio à regarder par la fenêtre au moment où il sortait avec le corps de Vangie. Et quelle ironie que Katie en personne soit venue vers lui.
Il se mit à nouveau à table. Avec un contentement intense, il constata que le dîner semblait aussi appétissant, aussi savoureux que la première fois.
Le cresson était croquant et frais; les côtes brûlantes, les asperges toutes chaudes avec une succulente sauce hollandaise. Il versa le vin dans le délicat verre à pied, appréciant le toucher soyeux du cristal en le soulevant. Le vin avait le bouquet chaleureux auquel il s'était attendu.
Il mangea lentement. La nourriture lui redonnait toujours la même sensation de bien-être. Il allait faire ce qu'il fallait, et il serait hors de danger.
Demain, jeudi, sortait l'article du Newsmaker. Sa position sociale s'en trouverait rehaussée, ainsi que son prestige de médecin.
Le fait qu'il soit veuf le parait d'une séduction particulière. Il savait ce que disaient ses patientes.
" Le docteur Highley est tellement brillant. Il est remarquable. Il a une maison magnifique à Parkwood. "
Il avait rompu ses relations avec les amis de Winifred après sa mort. Il sentait trop d'hostilité chez eux. Son damné cousin continuait à faire des allusions. Il le savait. C'est la raison pour laquelle il ne s'était intéressé à aucune femme pendant ces trois années. Non pas que la solitude lui fût pénible. Son travail l'absorbait et le satisfaisait pleinement. Le temps qu'il lui avait consacré était largement récompensé. Ses pires détracteurs admettaient qu'il était un bon praticien, que la clinique était superbement équipée, et que les autres médecins copiaient de plus en plus le Concept de Maternité Westlake.
" Mes patientes sont tenues de ne pas fumer et de ne pas boire d'alcool pendant leur grossesse, avait-il dit à la journaliste du Newsmaker. Je leur demande de suivre un régime spécial. Bien des femmes dites stériles auraient les enfants qu'elles désirent si elles montraient la même détermination que des athlètes à l'entraînement. Bien des problèmes de santé à long terme n'existeraient pas si les mères avaient fait attention à leur alimentation, aux médicaments qu'elles ont pris. Nous avons l'exemple manifeste des ravages de la Thalidomide sur un nombre considérable de malheureuses victimes. Il est prouvé qu'une mère droguée peut accoucher d'un enfant intoxiqué; qu'une mère alcoolique met souvent au monde un enfant attardé, trop petit ou émotionnellement per-turbé. Mais que dire de toutes les affections que nous considérons simplement comme le lot de l'humanité...
bronchite, dyslexie, hypernervosité, asthme, détérioration de la vue et de l'ouïe. Je crois que ce n'est pas dans les laboratoires que ces problèmes s'éliminent, mais dans l'utérus. Je n'accepterais pas chez moi une patiente qui refuserait de suivre mes méthodes.
Je peux vous citer l'exemple de douzaines de femmes que j'ai traitées après plusieurs fausses couches et qui sont aujourd'hui mères. Beaucoup pourraient éprouver cette même joie si elles avaient la volonté de changer leurs habitudes, particulièrement en ce qui concerne l'alimentation et l'alcool. Beaucoup d'autres pourraient concevoir et mettre au monde un enfant si leur déséquilibre nerveux ne faisait office de contraceptif mental bien plus efficace que n'importe quel produit en vente dans les pharmacies.
C'est toute la raison d'être, le principe du Concept de Maternité Westlake. "
La journaliste du Newsmaker s'était montrée impressionnée. Mais elle lui avait ensuite posé une question insidieuse. " Docteur, est-il exact que l'on vous ait reproché vos honoraires exorbitants ?
- Exorbitants, c'est vous qui le dites. Mes honoraires, mis à part les frais d'une existence plutôt austère, servent à équiper la clinique et à poursuivre la recherche prénatale.
- Docteur, est-il vrai qu'un large pourcentage de votre clientèle soit composé de femmes qui ont fait plusieurs fausses couches sous votre contrôle, même après avoir strictement suivi vos méthodes-et payé dix mille dollars, plus tous les frais de laboratoire et d'hospitalisation ?
- Il serait insensé de ma part d'affirmer que je peux amener à terme toute grossesse difficile. Oui.
J'ai eu des cas où la grossesse désirée s'est spontanément interrompue. Lorsque ces circonstances se renouvellent plusieurs fois, je suggère à ma patiente d'adopter un enfant, et je l'aide dans le choix d'une adoption.
- Moyennant des honoraires.
-Jeune dame, je suppose que vous êtes payée pour m'interviewer. Pourquoi donc ne travaillez-vous pas à titre gracieux ? "
C'était stupide d'avoir attaqué ainsi cette journaliste. Stupide de risquer son animosité, de lui donner une raison de le dénigrer, de fouiller trop loin dans son passé. Il lui avait dit qu'il était chef du service d'obstétrique à Liverpool avant d'épouser Winifred.
Mais il avait bien sûr évité de parler de l'hôpital du Christ dans le Devon.
La question suivante était destinée à le prendre au piège.
" Docteur, vous pratiquez des avortements, n'est-ce pas ?
- En effet.
- N'est-ce pas un peu incongru pour un obstétricien ? Tenter de sauver un foetus pour en éliminer un autre ?
-Je compare toujours l'utérus à un berceau. Je désapprouve l'avortement. Et je déplore le chagrin dont je suis le témoin quand les femmes viennent à moi après avoir perdu tout espoir d'être mères parce qu'elles ont subi des avortements et que des médecins stupides, inattentifs et imprudents ont déchiré leur utérus. Je pense que les gens - y compris mes confrères-seraient stupéfaits de connaître le nombre de femmes à jamais privées de maternité pour avoir voulu avorter. Mon désir le plus cher est que toute femme mette son enfant au monde à terme.
Pour celles qui ne le désirent pas, je puis au moins m'assurer qu'elles seront encore en état d'attendre un enfant le jour où elles le désireront. "
Ces propos avaient été bien accueillis. L'attitude de la journaliste avait changé.
Il avait fini de dîner. Il emplit son verre de vin. Il se sentait bien, confiant. Les lois changeaient. Dans quelques années, il pourrait faire reconnaître son génie sans crainte d'être condamné. Vangie Lewis, Edna Burns, Winifred, Claire... elles ne seraient plus que des données statistiques. La piste aurait disparu.
Il contempla le vin tout en buvant, remplit à nouveau son verre puis le vida. Il était fatigué. Il devait pratiquer une césarienne le lendemain matin
-encore un cas délicat qui s'ajouterait à sa notoriété.
La mère avait eu une grossesse difficile, mais le foetus avait de bons battements cardiaques; l'accouchement se ferait sans problème. La mère appartenait à une famille en vue, les Payne. Le père, Delano Aldrich, était l'un des fondateurs de la Fondation Rockefeller. Exactement le genre de famille dont l'appui serait primordial si jamais le scandale de Devon revenait à la surface.
Il ne restait plus qu'un obstacle. Il avait emporté avec lui le dossier médical de Katie DeMaio. Il allait dès maintenant préparer le dossier de remplacement qu'il montrerait à la police après sa mort.
Au lieu de mentionner les saignements prolongés dont elle disait souffrir depuis un an au moment de ses règles, il écrirait: " La patiente se plaint d'hémorragies fréquentes et spontanées, sans rapport avec le cycle menstruel. " Au lieu d'une hyperplasie de la paroi utérine, probablement héréditaire, état auquel on peut indéfiniment remédier par un simple curetage, il mentionnerait des traces de ruptures vasculaires. Au lieu de signaler un taux d'hémoglobine légèrement bas, il soulignerait que la patiente souffrait d'une anémie chronique à la limite du danger.
Il entra dans la bibliothèque. Le dossier médical intitulé KATHLEEN DEMAIo, qu'il avait rapporté de la clinique était posé sur son bureau. Il sortit du tiroir un dossier vierge et y inscrivit le nom de Katie. Il travailla sans interruption pendant une demi-heure, consultant le dossier original pour vérifier les antécédents médicaux de Katie. Ce travail terminé, il allait rapporter le document corrigé à la clinique. Il ajouta plusieurs paragraphes au dossier qu'il avait rapporté chez lui, celui qu'il mettrait une fois complété dans le coffre-fort mural.
Patiente hospitalisée après accident de voiture mineur lundi soir 15 février. A deux heures du matin ladite patiente a aperçu de la fenêtre de sa chambre le médecin transporter la dépouille de Vangie Lewis.
La patiente ignore encore que la scène qu'elle a observée relève de la réalité et non pas d'un songe.
La patiente est légèrement commotionnée par l'accident et une hémorragie persistante. Elle finira inévitablement par retrouver un souvenir précis de ce qu'elle a vu, raison pour laquelle le médecin menacé doit la supprimer.
La patiente a reçu une transfusion sanguine le lundi soir dans la salle des urgences. Le médecin a prescrit une seconde transfusion sous prétexte de la préparer à l'intervention chirurgicale du samedi. Le médecin a aussi prescrit des anticoagulants, la décomarine devant être prise à espaces réguliers jusqu'au vendredi soir.
Pinçant les lèvres, il reposa son stylo. Il était facile d'imaginer comment il conclurait ce rapport.
Patiente entrée à la clinique vendredi 19 février à dix-huit heures, souffrant d'étourdissements et de faiblesse générale. A vingt-et-une heures, le médecin accompagné par l'infirmière Renge a trouvé la patiente en état d'hémorragie. Tension artérielle tombant rapidement. Sous transfusion totale, une intervention d'urgence est pratiquée à vingt-et-une heures quarante-cinq.
La patiente, Kathleen Noel DeMaio, est décédée à vingt-deux heures.
Il sourit à l'idée d'en terminer bientôt avec ce cas gênant. Chaque détail était parfaitement planifié même la décision de nommer vendredi l'infirmière Renge à la garde de nuit de l'étage. Elle était jeune, sans expérience, et il la terrifiait.
Après avoir temporairement caché le dossier dans le tiroir secret du bureau, il monta se coucher et s'endormit profondément jusqu'à six heures du matin.
Trois heures plus tard, il accouchait par césarienne Mme Delano Aldrich d'un beau petit garçon et accep-tait comme un dû la gratitude émue de la patiente et de son mari.
Les obsèques de Vangie eurent lieu le jeudi matin à dix heures dans une chapelle à Minneapolis. Chris se tenait aux côtés des parents de Vangie, le coeur rempli de pitié pour eux; leurs sanglots l'assaillaient comme des coups de marteau. Aurait-il pu agir différemment ? S'il n'avait pas dès le début essayé de composer avec Vangie, serait-elle étendue là maintenant ? S'il avait réussi à la persuader d'aller consulter un conseiller matrimonial il y a des années, leur mariage aurait-il mieux marché ? Il le lui avait proposé, mais elle avait refusé. " Je n'ai besoin d'aucun conseil, lui avait-elle dit. Et n'insinue pas chaque fois que je suis contrariée par quelque chose que c'est moi qui ai des problèmes. C'est juste le contraire. Tu ne t'inquiètes de rien; tu ne te soucies de rien, ni de personne. C'est toi le problème, pas moi. "
Oh ! Vangie. Vangie. La vérité était-elle quelque part au milieu ? Il n'avait plus éprouvé d'affection pour elle très vite après leur mariage.
Les parents de Vangie étaient outrés en apprenant que l'on ne pouvait pas inhumer leur fille, que son corps devait être renvoyé sur la Côte est. " Pourquoi ?
-Je n'en sais vraiment rien. " Ce n'était pas la peine d'en dire plus-pas maintenant.
" Grâce céleste, béni soit ton nom. " La voix de soprano du soliste emplissait la chapelle. " J'étais perdu, et tu m'as retrouvé. "
C'était il y a des mois, l'été dernier; la vie lui semblait morne et sans espoir. Il s'était rendu à cette soirée à Hawaii. Joan était là. Il se souvenait du moment précis où il l'avait vue. Elle se trouvait sur la terrasse au milieu d'un groupe de gens. Ce qu'elle disait les faisait tous rire, et elle riait aussi, les yeux fermés, la bouche ouverte, rejetant la tête en arrière.
Il avait pris un verre et s'était joint à eux. Et il n'avait plus quitté Joan de la soirée.
" ... j'étais aveugle, et à présent je vois. " Le médecin légiste n'aurait pas rendu le corps de Vangie mardi soir s'il avait soupçonné quelque chose de louche.
Qu'était-il arrivé qui l'ait fait changer d'avis ?
Il pensa au coup de téléphone d'Edna. Avait-elle parlé à d'autres gens ? Pouvait-elle apporter un éclaircissement sur la mort de Vangie ? Il appellerait le docteur Salem avant de quitter Minneapolis. Il devait découvrir ce que savait sur Vangie le médecin pour avoir si violemment réagi hier soir. Pourquoi avait-elle pris rendez-vous avec lui ?
Il y avait eu quelqu'un d'autre dans la vie de Vangie. Il en était certain maintenant. Supposons que Vangie se soit tuée devant quelqu'un et que cette personne l'ait ramenée à la maison. Dieu sait qu'elle avait toutes les occasions possibles d'avoir une liaison avec un autre homme. Il était absent au moins la moitié du mois. Peut-être avait-elle rencontré quelqu'un depuis qu'ils s'étaient installés dans le New Jersey.
Mais Vangie aurait-elle été jusqu'à s'en prendre à elle-même ?
Jamais !
Le pasteur récitait la prière finale: "... quand chaque larme sera tarie... " Chris raccompagna les parents de Vangie dans l'antichambre et reçut les condoléances des amis qui avaient assisté aux obsèques. Les parents de Vangie allaient rester avec les membres de la famille. Ils avaient accepté que le corps fût incinéré dans le New Jersey et l'urne renvoyée pour être placée dans le caveau familial.
Chris put enfin partir. Il était onze heures à peine passées quand il arriva à l'Athletic Club au centre de Minneapolis, et prit l'ascenseur jusqu'au quatorzième étage. Dans le solarium, il commanda un Bloody Mary qu'il emporta avec lui pour aller téléphoner.
Il obtint le cabinet du docteur Salem. " Ici le mari de Vangie Lewis. Je voudrais parler d'urgence au docteur, dit-il.
- Je suis désolée, lui répondit l'infirmière, le docteur Salem vient de partir pour le congrès de l'Association médicale américaine à New York. Il ne sera pas de retour avant la semaine prochaine.
- NewYork. " Chris enregistra l'information.
" Puis-je savoir où il est descendu, s'il vous plaît ?
J'aurai peut-être besoin de le contacter là-bas. "
L'infirmière hésita. " Je suppose que je peux vous le dire. Je suis sûre que le docteur Salem a l'intention de vous appeler. Il m'a demandé de chercher votre numéro de téléphone dans le New Jersey, et je sais qu'il a emporté avec lui le dossier médical de votre femme. Mais au cas où il n'arriverait pas à vous joindre, vous pouvez le trouver à l'Essex House, sur Central Park Sud à New York. Son numéro de chambre est le 3219. "
Chris avait sorti le petit calepin qu'il conservait toujours dans une poche de son portefeuille. Répétant l'adresse, il la nota rapidement.
Le sommet de la page était déjà annoté. On y lisait l'adresse d'Edna Burns et les instructions pour trouver son appartement à Edgeriver.
Scott réunit à midi dans son bureau les quatre personnes qui avaient participé à la réunion tenue un jour et demi auparavant pour la mort de Vangie Lewis.
C'était différent cette fois-ci. Katie perçut l'atmosphère survoltée dès qu'elle entra dans le bureau.
Scott avait demandé à Maureen de venir avec un stylo et du papier.
" Nous prendrons des sandwiches ici, dit-il. Je dois être au tribunal à une heure et demie, et il n'y a pas une minute à perdre avec le commandant Lewis. "
C'est bien ce que je craignais, se dit Katie. Scott fonce droit sur Chris. Elle regarda Maureen. La jeune fille semblait extrêmement nerveuse. C'est depuis que je lui ai confié cette mission ce matin, pensa Katie.
Maureen surprit son regard et sourit à demi. Katie hocha la tête. " Heu-eu, comme d'habitude. " Puis elle ajouta: " Avez-vous obtenu quelque chose de vos coups de téléphone ? "
Maureen regarda Scott, mais il parcourait un dossier et les ignorait. " Pas grand-chose. Le docteur Fukhito n'est pas membre de l'Association médicale du comté de Valley. Il donne bénévolement une partie de son temps aux enfants inadaptés à la clinique psychiatrique de Valley Pines. Je viens de demander l'université du Massachusetts au téléphone. Il y a fait ses études de médecine.
- Comment le savez-vous ? " interrogea Katie.
Maureen hésita. " Je me souviens de l'avoir entendu dire quelque part. "
Katie nota un ton évasif dans la réponse, mais avant qu'elle ne pût en demander davantage, Richard, Charley et Phil entraient tous les trois dans le bureau.
Ils indiquèrent rapidement à Maureen ce qu'ils désiraient pour déjeuner, et Richard approcha une chaise de celle de Katie. Il passa son bras derrière le dossier et lui effleura les cheveux. Elle sentit ses doigts chauds et forts lui masser un instant la nuque.
" Dieu, que vous êtes tendue ", dit-il.
Scott leva les yeux, grogna et commença à parler.
" Bon, à l'heure qu'il est, nous savons tous que le bébé que portait Vangie Lewis avait des caractéristiques orientales. Cela ouvre deux possibilités. La première: à l'approche de la naissance, il est possible que Vangie, prise de panique, se soit suicidée. Elle se serait affolée à l'idée de ne jamais pouvoir faire passer son enfant pour celui de son mari. La seconde possibilité est que Chris Lewis découvrant que sa femme avait une liaison, l'ait tuée. Voyons un peu cette dernière. Supposons qu'il soit rentré chez lui à l'improviste hier soir. Ils se sont disputés. Pourquoi cette hâte de retourner à Minneapolis ? Est-ce parce qu'elle avait peur de lui ? Souvenez-vous, il n'a jamais admis qu'elle allait chez ses parents, et qu'elle serait partie avant qu'il ne revienne de voyage. D'après ce que nous a dit Katie, le psychiatre affirme qu'elle est sortie de son cabinet à moitié hors d'elle.
" Le psychiatre japonais, dit Katie. Je viens de demander à Maureen de faire des recherches sur lui. "
Scott la regarda. " Etes-vous en train d'insinuer qu'il pourrait y avoir quelque chose entre lui et Vangie ?
-Je n'insinue rien du tout pour l'instant, répondit Katie. Le fait qu'il soit de race orientale, ne signifie, bien entendu, nullement que Vangie n'ait pas connu un autre Oriental. Mais je peux vous dire une chose.
Il était très nerveux quand je lui ai parlé hier, et il a été très prudent dans le choix de ses mots. Je n'ai sûrement pas obtenu toute la vérité de sa part.
- Ce qui nous amène à Edna Burns, dit Scott.
Qu'avez-vous trouvé, Richard ? Est-elle tombée ou l'a-t-on poussée ? "
Richard haussa les épaules. " Il n'est pas impossible qu'elle soit tombée. Son taux d'alcoolémie était de 0,25. Elle était ivre. Elle était lourde.
- Et cette histoire d'ivrognes et de bébés qui tombent sans se blesser ? " demanda Katie.
Richard secoua la tête. " Ce peut être vrai pour les fractures d'un membre, mais pas quand vous vous brisez le crâne sur un objet métallique aigu. Je dirais qu'à moins que quelqu'un n'avoue avoir tué Edna, nous ne serons jamais en mesure de le prouver.
- Mais il est possible qu'elle ait été assassinée ?
insista Scott.
-Absolument, assura froidement Richard.
- Et on a entendu Edna parler à Chris Lewis du Prince Charmant. " Katie parlait lentement. Elle pensait au beau psychiatre. Une femme comme Edna l'aurait-elle comparé au Prince Charmant ? Aurait-elle téléphoné à Chris après la mort de Vangie pour lui dire qu'elle soupçonnait une liaison entre le docteur et sa femme ? " Je n'y crois pas ", dit-elle tout haut.
Les hommes lui lancèrent un regard surpris.
" A quoi ne croyez-vous pas ? demanda Scott.
- Je ne crois pas qu'Edna était méchante. Je sais qu'elle ne l'était pas. Je la crois incapable d'avoir téléphoné à Chris Lewis après la mort de Vangie pour lui raconter par méchanceté une aventure qu'aurait eue sa femme.