Le dernier poète et les robots
C’est à plus de quinze cents mètres sous terre, dans une caverne creusée à même le roc – comme cent autres, plus ou moins vastes – que le Russe Narodny avait installé son laboratoire. De ce royaume, il était le seul maître. Dans certaines cavernes, brillaient des guirlandes de petits soleils ; dans d’autres, des lunes en réduction croissaient et décroissaient au-dessus de la terre. Il y en avait une où régnait une aube perpétuelle, baignant de rosée des plates-bandes de violettes, de lis et de roses ; une autre encore, où des couchers de soleil pourpres, consacrés par le sang du jour immolé, s’assombrissaient peu à peu et mouraient enfin pour renaître derrière les rideaux étincelants de l’aurore nouvelle. Quant à la plus grande de toutes, large de quinze kilomètres d’un flanc à l’autre, elle abritait des arbres en fleurs, et d’autres chargés de fruits dont l’homme avait perdu le souvenir depuis de nombreuses générations. Au-dessus de l’immense verger brillait un globe semblable au soleil ; des nuages charriaient des rideaux de pluie pour arroser les arbres, et un tonnerre miniature grondait au gré de Narodny.
Narodny était un poète – le dernier poète. Il n’écrivait pas ses poèmes à l’aide de mots, mais de couleurs, de sons, de visions matérialisées. C’était aussi un grand savant – le plus grand, sans aucun doute, dans le domaine qui lui était propre. Trente ans plus tôt, le Conseil scientifique de Russie s’était demandé s’il valait mieux lui accorder l’autorisation d’absence qu’il avait sollicitée, ou bien l’éliminer. On savait Narodny en marge des théories officielles, mais sans soupçonner le danger que représentait son anticonformisme. Sinon, on ne l’aurait jamais relâché au terme d’une longue délibération. Il ne faut pas oublier que de toutes les nations, la Russie était, à cette époque, celle où la mécanisation était la plus développée, celle où les robots étaient les plus nombreux.
Narodny ne haïssait pas la mécanisation. Elle le laissait indifférent. Comme tous les êtres véritablement intelligents, il ne haïssait rien. Mais il ne manifestait aucun intérêt, non plus, pour la civilisation que l’homme avait créée, et au sein de laquelle il était né. Il ne se sentait aucun lien de parenté avec l’espèce humaine. Physiquement, bien sûr, il y appartenait. Mais pas en esprit. Comme Loeb, mille ans avant lui, il assimilait l’homme à une sorte de demi-singe à moitié fou qui mettait tout en œuvre pour préparer son propre suicide. De temps à autre, surgissait de cet océan de démence et de médiocrité, une vague qu’éclairait, pendant un instant, la lumière de la vérité. Mais cette vague retombait vite, et la lumière disparaissait, noyée dans un abîme de stupidité. Narodny savait qu’il était une de ces vagues.
Il était parti, et tout le monde l’avait perdu de vue. En quelques années, il était oublié. Quinze ans après sa disparition, inconnu de tous et sous un autre nom, il débarquait en Amérique et se rendait possesseur de cinq cents hectares de terrain, dans une région autrefois connue sous le nom de Westchester. Il avait choisi cet endroit parmi dix autres possibilités, car ses recherches avaient démontré que c’était, de tous les points du globe, celui où les tremblements de terre et autres désordres sismiques étaient les moins à craindre. L’ancien propriétaire du terrain avait dû être assez fantasque, probablement très attaché au passé – comme Narodny qui, pourtant, n’aurait jamais pensé à se définir ainsi. En tout cas, au lieu d’ériger une maison de verre aux murs obliques comme il était d’usage au XXXe siècle, cet homme avait reconstruit une vieille maison aux pierres branlantes du XIXe siècle. Peu de gens vivaient en pleine nature, à cette époque ; la majorité d’entre eux s’étaient réfugiés dans les villes-états. New York, qui s’était boursouflée au fil des années, ressemblait à un ventre obèse gonflé d’êtres humains, mais restait à une distance respectable. Autour de la maison, s’étendait la forêt.
Une semaine après l’installation de Narodny, les arbres qui se trouvaient devant la maison avaient littéralement fondu, laissant une clairière de deux hectares. Jamais le sol n’eût été aussi lisse si on les avait abattus. En fait, ils semblaient s’être désintégrés. Plus tard, cette même nuit, un grand aéronef avait fait son apparition, sur ce terrain – instantanément, comme s’il avait surgi d’une autre dimension. Il avait la forme d’une fusée, mais ne faisait aucun bruit. Et aussitôt, un étrange brouillard était tombé, dissimulant l’aéronef et la maison. Si l’on avait pu percer la brume, on aurait distingué un large tunnel reliant la porte du cylindre pressurisé à celle de la maison. Et, dans ce tunnel, sortant de l’aéronef, apparurent des silhouettes encapuchonnées, au nombre de dix, qui furent accueillies par Narodny. La porte de la vieille maison se referma derrière elles.
Un peu plus tard, en compagnie de Narodny, elles retournèrent à l’aéronef dont une porte s’ouvrit bientôt, laissant passer une petite voiture plate. Le véhicule portait un mécanisme constitué de cônes de cristal, de tailles croissantes, entourant un cône central haut d’environ un mètre vingt. Les cônes reposaient sur une base épaisse d’un matériau vitreux, qui contenait une substance verte et luminescente en perpétuel mouvement. Son rayonnement ne parvenait pas à transpercer le matériau qui l’emprisonnait, mais elle semblait s’y efforcer sans cesse, comme pour trouver une issue, avec une énergie prodigieuse. Pendant des heures, l’étrange brouillard stagna. À quarante mille mètres d’altitude, aux confins extrêmes de la stratosphère, se forma un nuage qui scintillait faiblement, telle une condensation de poussière cosmique. Et juste avant l’aube, la colline rocheuse située derrière la maison se volatilisa, comme un rideau tiré dévoilant un immense tunnel. Cinq hommes sortirent de la maison et montèrent dans l’aéronef. Celui-ci décolla sans bruit, s’introduisit dans le trou béant et disparut. Il y eut une sorte de chuintement, et quand il cessa, la colline était entière de nouveau. Les roches avaient été rassemblées, obstruant la cavité comme un rideau que l’on ferme, et des blocs de pierre parsemaient la surface de la colline comme auparavant. Le sommet présentait bien, maintenant, une partie légèrement concave, mais personne ne s’en aperçut.
Pendant deux semaines, le nuage scintillant qui flottait toujours, très haut, dans la stratosphère, fit l’objet de nombreuses observations et de commentaires oiseux. Puis il disparut. Les cavernes de Narodny étaient terminées.
La première moitié de la roche, dans laquelle elles avaient été creusées, s’était envolée avec ce nuage scintillant. La seconde, réduite à sa forme primaire d’énergie pure, fut stockée dans des blocs de ce matériau vitreux qui supportait les cônes, et à l’intérieur de ces réceptacles, elle se déplaçait toujours avec la même énergie, suggérant une force phénoménale. Et il s’agissait bien d’une énergie, dont la puissance défiait l’imagination ; c’était elle qui avait permis la création des soleils et des lunes miniatures, qui actionnait les étranges mécanismes capables de réguler la pression dans les cavernes, les approvisionner en air, créer la pluie et faire du royaume de Narodny, à quinze cents mètres sous terre, le Paradis de la poésie, de la musique, des couleurs et des formes conçues par le cerveau du Russe et réalisées à l’aide de ses disciples.
De ces dix-là, il n’est guère besoin de parler davantage. Narodny était leur Maître. Mais trois d’entre eux, comme lui, étaient Russes ; et deux autres, Chinois. Parmi les cinq autres, on comptait trois femmes : une dont les ancêtres étaient allemands, une Basque, et une Eurasienne. Enfin, un Hindou dont l’arbre généalogique remontait jusqu’à la lignée de Gautama ; et un Juif appartenant à celle de Salomon.
Tous partageaient avec Narodny son indifférence envers le monde des hommes, sa conception de la vie ; et chacun d’eux vivait dans son propre Éden, dans l’une des cent cavernes, sauf lorsqu’ils se consacraient à un projet commun. Pour eux, le temps ne signifiait rien. Leurs recherches et leurs découvertes n’étaient destinées qu’à leur seul usage, à leur seul plaisir. S’ils les avaient données au monde extérieur, ces inventions n’auraient servi qu’à alimenter la guerre entre les hommes aux quatre coins du globe, ou bien encore les conflits qui opposaient les terriens aux habitants des autres planètes. Pourquoi hâter le suicide de l’humanité ? Non que Narodny et ses disciples eussent éprouvé le moindre regret au spectacle de l’éclipsé de l’espèce humaine. Mais pourquoi se donner la peine de la précipiter ? Le temps ne signifiait rien pour eux, parce qu’ils pourraient vivre – à moins d’un accident – aussi longtemps qu’ils le désiraient. Et tant qu’il y aurait des roches sur la planète, Narodny pourrait les convertir en énergie pour faire vivre son paradis – ou en créer d’autres.
La vieille maison commença à se lézarder, à s’effriter. Elle tomba en ruines – beaucoup plus vite qu’elle ne l’aurait fait sous la seule action des éléments. Puis des arbres poussèrent parmi les vestiges de ses fondations ; et le terrain qui avait été défriché d’une si étrange façon fut envahi, à son tour, par la végétation. En l’espace de quelques années, la propriété de Narodny devint un bois touffu où régnait le silence, troublé seulement par le chant des oiseaux, qui avaient trouvé là un sanctuaire, et, de temps à autre, le rugissement d’une fusée traversant l’atmosphère.
Mais au cœur de la terre, à l’intérieur des cavernes, régnaient la musique et les chansons, la joie et la beauté. Des nymphes diaphanes faisaient la ronde sous les lunes miniatures, tandis que Pan jouait de la flûte. Des moissonneurs antiques faisaient ripaille sous les minuscules soleils. Les raisins mûrissaient, et l’on en tirait un vin vermeil que buvaient les Bacchantes, avant de tomber enfin, endormies, entre les bras des faunes et des satyres. Des oréades dansaient sous la pâle clarté des arcs de lune, et parfois, des centaures tournaient en rond en martelant la mousse de leurs sabots, au rythme d’une danse archaïque. La vieille Terre vivait de nouveau.
Narodny écoutait Alexandre, dans son ivresse, tenir à Thaïs des propos exaltés, parmi les splendeurs de Persépolis, qu’il venait de conquérir. Il entendait crépiter l’incendie qui détruisait la ville pour satisfaire le caprice de la courtisane. Il assistait au siège de Troie, et comptait avec Homère les navires achéens échoués sur la grève devant les murs de la ville. Avec Hérodote, il contemplait les tribus qui marchaient derrière Xerxès : les Caspiens aux capes de peaux, armés d’arcs de bambou ; les Ethiopiens, vêtus de peaux de léopards, aux lances en corne d’antilope ; les Libyens, habillés de cuir, et leurs javelots durcis au feu ; les Thraciens, qui portaient sur leur tête celle d’un renard ; les Moschiens et leurs casques de bois ; les Cabaliens coiffés de crânes humains. Sous les yeux de Narodny se déroulaient de nouveau les mystères d’Eleusis et d’Osiris, et il regardait les femmes de Thrace mettre en pièces Orphée, le premier des grands musiciens. Selon son bon vouloir, il pouvait assister à l’ascension et à la chute de l’empire des Aztèques, ou de celui des Incas ; à l’assassinat de Jules César sur les marches du Sénat ; à la bataille d’Azincourt ; à l’attaque des Américains au bois de Belleau. Ses machines aux formes étranges pouvaient faire revivre pour lui tous les textes jamais écrits – qu’ils fussent signés par des historiens, des philosophes, des poètes ou des savants – transformant leurs mots en des apparitions aussi tangibles que des êtres vivants.
Narodny était le dernier et le plus grand des poètes – mais aussi le dernier et le plus grand des musiciens. Il savait ressusciter les chants de l’ancienne Égypte, et ceux, plus anciens encore, de la cité d’Ur ; les mélodies bucoliques nées de l’âme de Moussorsky, les harmonies conçues par Beethoven malgré sa surdité ; les chants et les rhapsodies jaillis du cœur de Chopin. Narodny savait faire plus que ranimer les musiques du passé. Il était le Maître du son. Pour lui, la musique des sphères était réelle. Il savait capter le rayonnement des étoiles et des planètes pour en tisser une symphonie. Ou transformer les rayons du soleil en accords éblouissants qu’aucun orchestre terrestre n’avait jamais exprimés. Quant à la musique d’argent de la lune – la douce musique de la lune de printemps, la musique riche et profonde de la lune des moissons, la musique frêle et cristalline de la lune d’hiver, avec ses arpèges de météores – il en tirait des accords qu’aucune oreille humaine n’avait jamais entendus.
C’est ainsi que Narodny, le dernier et le plus grand des poètes, des musiciens, des artistes – et à sa manière quasi inhumaine, le plus grand des savants – vivait dans ses cavernes avec les dix personnes qu’il avait choisies. Et, en accord avec elles, il préférait abandonner la surface du globe et tous ses habitants à un enfer négativiste…
… À moins qu’il n’y survienne des événements capables de menacer son propre paradis !
Conscient qu’un tel danger était possible, il avait conçu des appareils, dont la fonction était de retransmettre, par l’image et par le son, ce qui se passait à la surface de la Terre. De temps à autre, Narodny et ses disciples puisaient dans ce spectacle une source de distractions.
Or, il se trouva que, la nuit même où le Manipulateur d’Espace avait frappé son coup mortel – anéantissant les vaisseaux de l’espace, et propulsant dans une autre dimension une partie du grand cratère de Copernic
— Narodny tissait les rayons de la lune, de Jupiter et de Saturne pour en tirer les accords de la Sonate au Clair de Lune, de Beethoven. La lune était dans son premier quartier, Jupiter à la pointe de l’une de ses cornes, et Saturne semblait suspendu sous son arc comme un pendule. Avant peu, Orion traverserait les cieux, et Regulus la Brillante, puis Aldébaran la Rouge, l’Œil du Taureau, fourniraient à Narodny de nouveaux accords de lumière stellaire transmués en sonorités nouvelles.
Mais soudain, les sons entremêlés furent déchiquetés – d’une manière horrible. Une dissonance dévastatrice et indescriptible envahit la caverne. Sous le choc, les nymphes qui dansaient langoureusement frémirent comme des spectres de brume sous une rafale subite et disparurent aussitôt. Les lunes miniatures s’enflammèrent, puis cessèrent de briller. Les machines musicales se turent. Et Narodny s’effondra, comme fauché net.
Au bout d’un moment, les lunes miniatures se mirent à briller de nouveau, mais faiblement ; et des machines sortit une musique brisée, disloquée. Narodny s’ébroua et se redressa, son visage mince aux pommettes saillantes plus satanique que jamais. Chacun de ses nerfs était comme anesthésié ; puis, lorsque la vie revint en eux la douleur s’y insinua, envahissant tout son corps. Immobile, Narodny combattit la souffrance, attendant d’avoir la force de demander de l’aide. Ce fut l’un des deux Chinois qui lui répondit et bientôt Narodny eut recouvré toutes ses facultés.
— Il s’agit d’une perturbation spatiale, Lao, déclara-t-il. Et je n’en ai jamais connu d’aussi violentes. Elle nous est parvenue grâce aux rayons lunaires ; de cela, je suis sûr. Allons observer la lune.
Ils se rendirent dans une autre caverne et s’installèrent devant un immense écran de télévision. Après quelques réglages, la lune y apparut, grossissant rapidement comme si elle fondait sur eux. Puis sur l’écran se dessina un vaisseau spatial en route vers la Terre. Les deux hommes braquèrent sur lui leur appareil qui, transperçant les parois du métal, leur permit d’en voir l’intérieur. Fouillant le vaisseau du regard, ils parvinrent à la cabine de pilotage où se trouvaient Bartholomew, James Tarvish et Martin, pour qui la Terre grossissait de minute en minute dans l’espace. Narodny et le Chinois observèrent les trois hommes, lisant leurs paroles sur leurs lèvres. Tarvish disait :
— Où pouvons-nous atterrir, Martin ? Partout, les robots guetteront notre arrivée. Ils veilleront à ce que nous soyons détruits avant d’avoir pu lancer notre message d’avertissement au monde. Ce sont eux, et non pas les gouvernements humains qui détiennent les rênes du pouvoir – il ne leur sera donc pas difficile de nous faire capturer dès que nous aurons touché terre. Et si nous parvenions à leur échapper, et à rassembler des hommes autour de nous, alors, cela nous mènerait à la guerre civile. Même si nous devions en sortir vainqueurs, cette guerre entraînerait un retard fatal dans la construction de la flotte spatiale.
— Il faut que nous atterrissions sans encombre, répondit Martin. Nous devons échapper aux robots, trouver de l’aide pour les maîtriser ou les détruire. Bon sang, Tarvish, tu as vu ce qu’est capable de faire ce démon qu’on appelle le Fléau de l’Espace. Il a expédié le flanc du cratère hors de notre dimension, aussi facilement qu’un gosse jetterait un caillou dans une mare !
— Il pourrait prendre la Terre, acquiesça Bartholomew, et la réduire en miettes…
Narodny et Lao échangèrent un regard.
— Cela suffit, dit Narodny. Nous en savons assez.
Le Chinois hocha la tête.
— D’après mon estimation, reprit Narodny, ils atteindront la Terre dans quatre heures. (Lao acquiesça de nouveau.) Nous allons leur parler, Lao ; pourtant, je croyais bien que nous en avions terminé avec l’humanité. Mais je n’aime pas cet être qu’ils appellent si bizarrement le Fléau de l’Espace – ni le caillou qu’il a lancé dans ma musique.
Les deux hommes installèrent un second écran, plus petit, devant le premier. Ils l’orientèrent vers le vaisseau qui traversait l’espace, et se postèrent devant lui. Le petit écran scintilla, traversé par des spirales tourbillonnantes d’une luminescence bleu pâle. Puis les spirales se rassemblèrent pour devenir un vaste cône qui traversa l’espace, de plus en plus loin, pour atteindre enfin l’écran géant, comme si ce dernier était distant de plusieurs milliers de kilomètres, et non de quelques mètres. Et lorsque le sommet du cône toucha, sur le second écran, l’image du poste de pilotage, Tarvish, à bord du vaisseau lui-même, saisit le bras de Martin.
— Regarde ça !
Dans le vaisseau spatial, l’air se mit à vibrer, comme au-dessus d’une route par une chaude journée d’été. Puis cette vibration devint un rideau chatoyant de luminescence bleu pâle, qui finit par se figer, dessinant une porte ovale ouverte sur des distances infinies. Et brusquement, dans l’encadrement de cette porte, apparurent deux hommes. Le premier, grand, mince et taciturne, avait le visage sensible d’un rêveur. Le second – un Chinois – avait pour tête un vaste dôme de couleur jaune, et son visage exprimait la sérénité de Bouddha. Et c’était un spectacle étrange, en vérité, que de voir ces deux mêmes hommes, dans leur caverne, debout devant leur écran surmonté d’un cône bleu, tandis que sur l’écran géant, leur image apparaissait dans la salle de pilotage sur laquelle appuyait le sommet du cône.
Narodny parla, et sa voix exprimait une assurance et une indifférence à l’égard des hommes qui leur glaça le sang, tout en leur redonnant courage malgré tout.
— Nous ne vous voulons pas de mal, dit le Russe. Et vous ne pouvez rien contre nous. Il y a longtemps que nous vivons retirés des hommes. Ce qui se passe à la surface du globe n’a aucune importance à nos yeux. Mais ce qui risque de se produire dans les profondeurs de la terre nous préoccupe beaucoup. L’être que vous nommez le Fléau de l’Espace, quelle que soit sa nature, m’a déjà passablement irrité. Je crains qu’il puisse faire plus que m’irriter. Les robots, me semble-t-il, sont d’une façon ou d’une autre, acquis à sa cause. Vous êtes contre lui. Par conséquent, notre première tâche doit être de vous aider à combattre les robots. Donnez-moi tous les faits dont vous disposez. Soyez brefs, car nous ne pouvons assurer notre présence ici plus d’une demi-heure sans subir de désagréments.
Martin répondit :
— Qui que vous soyez, ou que vous soyez, nous vous faisons confiance. Voici ce dont il s’agit…
Pendant un quart d’heure, Narodny et le Chinois écoutèrent l’histoire de leur combat contre les robots, de leur évasion, et de l’explosion du cratère de Copernic, provoquée par le Fléau de l’Espace afin d’empêcher leur retour.
— Assez, dit Narodny. Je comprends, maintenant. Combien de temps pouvez-vous rester dans l’espace ? Je veux dire, de quelles réserves disposez-vous en nourriture et en énergie ?
— Six jours, répondit Martin.
— Cela suffira amplement, déclara Narodny, pour assurer notre succès, ou notre échec. Restez dans l’espace pendant ce laps de temps, puis redescendez vers votre point de départ…
Soudain, il sourit.
— Peu m’importe l’espèce humaine. Cependant, je ne chercherais jamais à lui nuire délibérément. Et je viens de me rendre compte que j’avais, après tout, une dette envers elle. Car, sans elle, je n’existerais pas. De plus, j’ai pris conscience du fait que les robots n’ont jamais donné naissance à un poète, à un musicien, à un artiste… (Il rit.) Mais c’est dans mon esprit qu’ils sont capables d’exercer un grand art, au moins ! Nous verrons.
L’ouverture ovale fut soudain vide, puis elle disparut à son tour.
— Appelle les autres, demanda Bartholomew. Je suis tout prêt à obéir. Mais on doit les mettre au courant.
Et lorsque les autres l’eurent entendu, ils votèrent et se rallièrent tous à cette solution. Le vaisseau spatial changea de cap, et commença à tourner, aussi lentement que possible, autour de la Terre.
Dans la chambre aux écrans, Narodny riait toujours.
— Lao, dit-il, avons-nous fait tant de progrès ces dernières années ? Ou bien les hommes ont-ils régressé ? Non, c’est cette maudite mécanisation qui tue l’imagination. Car, en fait, quoi de plus simple que le problème des robots ? Ils furent d’abord des machines fabriquées par l’homme. Rigoureuses, privées d’âme, insensibles à toute émotion. C’est aussi le cas de l’élément primordial qui constitue tout ce que l’on trouve sur Terre : l’eau et les roches, les arbres et la végétation, les métaux, les animaux, les poissons, les vers et les hommes. Mais quelque part, d’une façon ou d’une autre, quelque chose s’est uni à cet élément primordial, s’est combiné à lui – s’en est servi. Et le résultat fut ce que nous appelons la vie. Et toute vie est conscience – donc, par conséquent, toute vie est émotion. La vie a déterminé son propre rythme qui, n’étant pas le même dans la roche, dans le cristal, dans le métal, chez le poisson et chez l’homme, a déterminé toutes ces substances, tous ces êtres différents.
« Eh bien, il semblerait aujourd’hui, que la vie ait commencé à imposer son rythme chez les robots. La conscience se manifeste en eux. La preuve ? Ils ont affirmé l’idée de leur identité commune – la conscience de groupe. Ce fait, en soi, signifie qu’ils éprouvent des émotions. Mais ils sont allés plus loin. Ils ont développé en eux-mêmes l’instinct de préservation. Et cela, mon sage ami, dénote l’existence d’un sentiment de peur – la peur de l’extinction. Et qui dit peur, dit colère, haine, arrogance – et bien d’autres choses. En bref, les robots sont sensibles à certaines émotions. Donc, ils sont vulnérables à tout ce qui pourrait amplifier ou maîtriser leurs émotions. Ils ont cessé d’être de simples mécanismes.
« C’est pourquoi, Lao, j’ai conçu l’idée d’une expérience qui sera pour moi, pendant des années, un sujet d’études et une source de distractions. À l’origine, les robots sont les enfants des mathématiques. Je me suis posé la question : de quoi les mathématiques se rapprochent-elles le plus ? … Et je propose comme réponse : le rythme… le son… les sons qui amplifieront au nième degré les rythmes auxquels les robots sont sensibles. À la fois sur le plan mathématique et sur le plan émotionnel.
— Les séquences soniques ? demanda Lao.
— Exactement, répondit Narodny. Mais il nous faut quelques cobayes pour nos expériences. Les capturer signifie dissoudre la barrière supérieure. Cela n’est rien. Demandez à Maringy et à Euphrosyne de s’en charger. Prenez un vaisseau au filet et amenez-le ici. Faites-le atterrir en douceur. Vous serez obligé de supprimer les hommes qu’il contient, bien sûr, mais faites-le de manière charitable. Puis envoyez-moi les robots. Servez-vous de la flamme verte pour en mater un ou deux – les autres suivront, je vous l’assure.
La colline, derrière l’emplacement de l’ancienne maison, se mit à trembler. Un cercle de lumière vert pâle brilla près du sommet. Puis son intensité baissa, et à sa place s’ouvrit la gueule noire d’un tunnel. Un aéronef – mi-fusée, mi-avion – qui faisait route vers New York, perdit brutalement de l’altitude, décrivit un cercle, puis repartit en arrière. Il se posa doucement, comme un papillon, à côté de l’orifice béant du tunnel.
La porte de l’appareil s’ouvrit, et deux hommes – les pilotes – sortirent en jurant. Une sorte de soupir s’échappa de la bouche du tunnel, et un nuage de brume argentée enveloppa les pilotes avant de s’engouffrer par la porte de l’aéronef. Les deux hommes, titubant, s’effondrèrent sur le sol. À l’intérieur de l’appareil, une demi-douzaine d’autres humains glissèrent sur le sol, et moururent le sourire aux lèvres.
Il y avait une bonne vingtaine de robots dans l’aéronef. Ils se levèrent, examinèrent les cadavres et échangèrent des regards interrogateurs. Du tunnel surgirent deux silhouettes vêtues de robes de métal luisant. Elles pénétrèrent dans le vaisseau, et l’une d’elle ordonna :
— Robots ! Rassemblez-vous !
Les hommes de métal ne bougèrent pas. Puis l’un d’eux lança un cri perçant. De partout à la fois, les hommes-machines s’ébranlèrent et vinrent se ranger derrière celui qui avait crié. Puis ils restèrent immobiles, attendant des ordres.
Dans sa main, l’un des deux personnages sortis du tunnel tenait un objet qui ressemblait à une antique lampe-torche. De cet objet jaillit une mince flamme verte. Frappant le premier robot au front, la flamme le coupa en deux jusqu’à la base du tronc. Un second éclair trancha l’homme de métal d’un flanc à l’autre. Le robot, coupé en quatre, s’effondra, et ses quatre fragments s’immobilisèrent sur le plancher de l’appareil, aussi inertes que le métal dont ils étaient faits.
L’un des personnages encapuchonnés demanda :
— Voulez-vous une autre démonstration ? Ou acceptez-vous de nous suivre ?
Les robots se concertèrent à voix basse. Puis l’un d’eux annonça :
— Nous allons vous suivre.
Ils pénétrèrent dans le tunnel, les robots ne manifestant aucune résistance, ni la moindre velléité de s’enfuir. Le soupir s’éleva une seconde fois, et les rochers obstruèrent de nouveau l’entrée du tunnel. Puis les robots et leurs guides parvinrent dans une salle dont le plancher se mit à s’enfoncer verticalement, les emmenant tous dans les profondeurs de la terre – là où les cavernes étaient creusées. Les hommes-machines étaient toujours dociles. Était-ce un effet de leur curiosité, mêlée du dédain qu’ils éprouvaient pour ces hommes dont le corps, si vulnérable, n’aurait pas résisté à un seul coup assené par leurs bras métalliques ? Peut-être.
Ils parvinrent enfin à la caverne où les attendaient Narodny et les autres. Marinoff les fit entrer, puis leur donna l’ordre de ne plus bouger. Il s’agissait de robots conçus pour travailler à bord des aéronefs : tête cylindrique, torse étroit, quatre appendices servant de bras, jambes à triple articulation. (Car il faut bien comprendre que les robots avaient des formes différentes selon les fonctions auxquelles on les destinait.)
— Bienvenue, robots ! dit Narodny. Lequel d’entre vous est votre chef ?
— Nous n’avons pas de chef, répondit l’un d’eux. Nous agissons d’un commun accord.
Narodny s’esclaffa.
— Et pourtant, en parlant à leur place, vous vous êtes désigné comme leur chef. Approchez. Vous n’avez rien à craindre… pour le moment.
— Nous n’avons pas peur, répondit le robot. Que pourrions-nous craindre ? Même si vous deviez détruire ceux d’entre nous qui se trouvent ici, vous ne pourriez rien contre les milliards d’autres robots du monde extérieur. Et vous êtes incapables de vous reproduire assez vite, de devenir adultes suffisamment tôt, pour vous mesurer à nous qui entrons dans l’existence en jouissant de la plénitude de nos moyens.
Il plia l’un de ses appendices en direction de Narodny, et ce geste était plein de mépris. Mais avant qu’il eût abaissé son bras, un bracelet de flammes vertes lui entoura l’épaule, jaillissant d’un objet que tenait Narodny. Le bras du robot, tranché net, tomba sur le sol avec un bruit métallique. Le robot le contempla d’un regard incrédule, puis tendit ses trois autres bras pour le ramasser. De nouveau, la flamme verte les entoura, puis lui encercla les jambes au-dessus de la seconde articulation. L’homme-machine se replia sur lui-même et tomba en avant, lançant à ses compagnons un cri d’alarme aux accents suraigus.
Vivement, la flamme verte fit des ravages parmi eux. Privés de jambes, de bras, parfois décapités, tous les robots tombèrent, sauf deux.
— Deux suffiront, dit Narodny. Mais ils n’auront pas besoin de leurs bras – de leurs jambes seulement.
Les bracelets de lumière verte firent tomber les appendices inutiles. Puis les deux survivants furent emmenés. Les corps des autres robots, démontés, auscultés, furent soumis à d’étranges expériences sous la conduite de Narodny. La caverne s’emplit de musique, d’harmonies inhabituelles, d’arpèges fracassants, et d’immenses vibrations sonores dont l’être humain pouvait déceler l’existence, mais que son oreille n’était pas capable d’entendre. Et, finalement, cette ultime et profonde vibration surgit dans notre univers sonore sous la forme d’un vaste bourdonnement qui, s’élevant progressivement, se mua en une cinglante rafale de notes frêles et cristallines puis, plus haut encore, en sifflements suraigus, avant de poursuivre son ascension, comme elle l’avait commencée, dans l’inaudible. Son sommet atteint, la terrible vibration redescendit la gamme des fréquences, du sifflement à la tempête cristalline, puis au bourdonnement sourd et enfin au silence… avant de monter une fois de plus.
Et les corps des robots disloqués se mirent à trembler, à vibrer, comme si chacun de leurs atomes était soumis à un rythme de plus en plus rapide. La musique s’élevait et redescendait, encore et encore. Puis elle cessa brusquement, à mi-course, sur une note unique et fracassante.
Les corps disloqués cessèrent de vibrer. De minuscules failles en forme d’étoile apparurent à la surface du métal. De nouveau, la note retentit, et les failles s’élargirent. Le métal éclata.
— Eh bien, dit Narodny, voici donc la fréquence qui correspond au rythme de nos robots. L’accord destructeur. J’espère, pour le bien du monde extérieur, que cette fréquence n’est pas également celle de la plupart de leurs bâtiments et de leurs ponts. Mais, après tout, dans chaque guerre, on déplore des pertes de part et d’autre.
— La Terre, déclara Lao, va offrir un spectacle extraordinaire pendant quelques jours.
— Oui, reconnut Narodny, ce sera surtout une planète extraordinairement inconfortable pendant cette période. Sans aucun doute, beaucoup de gens mourront, et beaucoup d’autres deviendront fous. Mais existe-t-il une autre solution ?
Personne ne répondit. Il poursuivit :
— Amenez les deux robots.
Ce qui fut fait.
— Robots, demanda Narodny – y a-t-il jamais eu, parmi vous, des êtres capables d’écrire des poèmes ?
— Qu’est-ce qu’un poème ? demandèrent-ils en retour.
Narodny eut un petit rire.
— Peu importe. Avez-vous jamais chanté ? Fait de la musique ? De la peinture ? Avez-vous jamais… rêvé ?
L’un des deux répondit avec une ironie glaciale :
— Rêvé ? Non, car nous ne dormons jamais. Nous laissons cela aux hommes. C’est pour cela que nous avons réussi à les vaincre.
— Pas encore, robot, fit Narodny d’un ton presque bienveillant. Avez-vous jamais… dansé ? Non ? C’est un art que vous n’allez pas tarder à apprendre.
La vibration inaudible s’éleva, devint bourdonnement, tempête, sifflement, puis redescendit la gamme, encore, et encore – avec moins de puissance sonore qu’auparavant, toutefois. Et soudain, les pieds des robots se mirent à bouger, à trépigner. Leurs articulations se plièrent ; leurs corps vacillèrent. Les sons semblaient se déplacer dans la pièce, s’élevant ici ou là, et les robots les suivaient toujours, de façon grotesque. Comme d’immenses pantins de métal, ils obéissaient aux vibrations sonores. Puis la musique cessa sur l’accord destructeur. Et ce fut comme si chaque atome en mouvement dans le corps des robots s’était heurté à un obstacle inébranlable. Ils tremblèrent violemment, et de leur système vocal jaillit un cri hideux, qui évoquait à la fois la machine et l’être vivant. Une fois encore, le bourdonnement reprit, pour finir encore et toujours sur le même arrêt brutal. Un craquement sec parcourut les têtes cylindriques, les torses et les jambes. Les failles étoilées apparurent. Le bourdonnement s’éleva encore… mais les robots restèrent immobiles, sans réaction. Car des failles semblables lézardaient les mécanismes complexes qui les animaient sous leurs carapaces.
Les robots étaient morts !
— Dès demain, déclara Narodny, nous augmenterons la puissance du sonor pour le rendre efficace dans un rayon de cinq mille kilomètres. Nous utiliserons la caverne supérieure, bien sûr. Cela signifie aussi que nous devrons ressortir l’aéronef. En trois jours, Marinoff, vous devriez pouvoir couvrir les autres continents. Veuillez à ce que le vaisseau soit totalement protégé contre les vibrations. Au travail ! Il faut agir vite – avant que les robots ne découvrent le moyen de les neutraliser.
***
Ce fut à midi juste, le lendemain, qu’un bourdonnement aussi profond qu’inexplicable fut entendu dans tout le continent nord-américain. Il semblait provenir non seulement des profondeurs de la terre, mais de tous les horizons. Se muant rapidement en une tempête de notes cinglantes et cristallines, puis, plus haut encore, en sifflements suraigus, la vibration disparut bientôt… pour resurgir dans l’aigu et dévaler la gamme jusqu’au bourdonnement grave… recommençant sans cesse… encore et encore. Dans toute l’Amérique du Nord, les hordes de robots se figèrent en plein milieu de leurs activités… puis se mirent à danser. Ils dansèrent dans les aéronefs, qui s’écrasèrent au sol par dizaines avant que les équipages humains pussent reprendre les commandes. Ils dansèrent par milliers dans les rues des grandes villes – de grotesques rigodons, de bizarres sarabandes, tressautant, et sautillant, tandis que les humains fuyaient, pris de panique, et que des centaines d’entre eux mouraient piétinés par la foule. Dans les grandes usines, dans les tunnels des villes souterraines, dans les mines, partout où la musique était entendue – et aucun endroit n’était épargné – les robots dansaient… sur les accords de Narodny, le dernier grand poète… le dernier grand musicien.
Puis survint la note finale – et dans tout le pays, la danse s’arrêta. Et reprit de nouveau… cessa… recommença…
Jusqu’au moment où, enfin, les rues, les souterrains, les mines, les usines, les habitations furent jonchés de corps métalliques criblés de part en part de failles étoilées.
Dans les villes, les gens se terraient, ne sachant quelle catastrophe allait s’abattre sur eux… ou couraient en tous sens, et dans ces foules terrifiées, beaucoup périrent encore…
Puis, tout à coup, le terrible bourdonnement, l’effroyable tempête, l’intolérable sifflement cessèrent. Et partout, les gens s’écroulèrent, épuisés, et s’endormirent parmi les robots morts, car jamais ils n’avaient subi une tension aussi terrible, à la limite de la rupture, qui les avait vidés de leurs forces avant de se relâcher brutalement.
Comme si l’Amérique avait disparu de la carte, elle resta sourde à toute communication, au-delà du gigantesque périmètre de la vibration.
Mais à minuit, ce même jour, le bourdonnement résonna au-dessus de l’Europe, et les robots de ce continent commencèrent leur danse de mort… Et lorsqu’elle fut finie, un étrange vaisseau en forme de fusée, qui rôdait très haut dans la stratosphère, partit aussitôt vers l’est, à une vitesse proche de celle de la lumière, et survola l’Asie. Le lendemain, ce fut l’Afrique qui entendit le bourdonnement, auquel les indigènes répondirent à l’aide de leurs tams-tams. Puis vint le tour de l’Amérique du Sud, et, enfin, celui de la lointaine Australie… Et partout, la terreur prenait les gens au piège, et la panique et la folie se faisaient payer un lourd tribut en vies humaines.
Jusqu’au moment où, de cette horde de machines métalliques qui avait asservi la Terre et l’espèce humaine, il ne resta plus que quelques centaines de spécimens dispersés – épargnés par la danse de mort en raison d’une quelconque particularité de leur constitution. Alors, se réveillant de leur sommeil soudain, sur la Terre entière, ceux qui avaient craint et haï les robots et leur esclavage se révoltèrent contre les responsables de la domination des machines, et ils réduisirent en poussière les usines où l’on construisait les hommes de métal.
***
De nouveau, la colline qui recouvrait les cavernes s’ouvrit. L’étrange vaisseau-torpille surgit du néant comme un fantôme et s’enfonça sans bruit dans les profondeurs de l’orifice que les roches refermèrent derrière lui. Narodny et les autres étaient rassemblés devant l’écran de télévision géant, sur lequel ils faisaient défiler, ville après ville, pays après pays, des images des quatre coins du globe. Lao, le Chinois, constata :
— Beaucoup d’hommes sont morts, mais les survivants sont nombreux, aussi. Ils se peut qu’ils ne le comprennent pas – mais, pour eux, le jeu en valait la chandelle.
Songeur, Narodny ajouta :
— La leçon aura permis de prouver le vieil adage : ce que l’homme a pour rien, il n’y attache pas d’importance. Maintenant, nos amis de l’espace rencontreront peu d’opposition, je pense.
Il secoua la tête, insatisfait.
— Mais je n’aime toujours pas ce fameux Fléau de l’Espace. Je ne veux pas qu’une fois de plus il me gâche ma musique. Et si nous précipitions la lune hors de l’univers, Lao ?
Le Chinois s’esclaffa :
— Mais alors, comment feriez-vous de la musique lunaire ?
— C’est vrai, reconnut Narodny. Ma foi, voyons d’abord ce que les hommes sont capables de faire. Ensuite, il sera toujours temps… peut-être.
Les difficultés que rencontrait l’humanité n’intéressaient pas Narodny. Tandis que les gouvernements mondiaux se réorganisaient, les usines produisaient des fusées pour la flotte terrienne, des hommes apprenaient à piloter ces vaisseaux, des réserves étaient constituées, des armes perfectionnées… Et lorsque arriva le message de Luna indiquant la trajectoire à suivre et la date de départ, la flotte spatiale terrienne était prête à décoller.
Narodny assista au lancement des vaisseaux. Dubitatif, il hocha la tête. Mais bientôt, des accords harmonieux emplirent la vaste caverne du verger, les nymphes et les faunes dansèrent sous les arbres aux fleurs odorantes – et Narodny oublia de nouveau que le monde existait.
(Traduit par Jean-Paul Gratias.)