À l’intérieur, un autel occupait le centre d’une tribune en pierre, et dessus brûlait une flamme placée dans un vaste bassin d’huile. Cette flamme illuminait les traits des effigies de pierre grandeur nature qui se dressaient en demi-cercle vis-à-vis de l’autel. Tobin devina sans peine qu’il s’agissait là des souveraines de Skala. De celles-d’avant.
Un prêtre d’Astellus parut et leur fit descendre un escalier de pierre masqué par l’autel et qui menait à la nécropole souterraine. À la lumière de sa torche, Tobin discerna, dans l’ombre des niches qu’elles occupaient, des urnes poussiéreuses analogues à celle qu’il portait, ainsi que des monceaux de crânes et d’ossements , déposés sur des espèces d’étagères.
« Ce sont là les morts les plus anciens, lui expliqua le prêtre, ceux de vos ancêtres les plus reculés dont on ait conservé les restes. Aussitôt qu’il n’y a plus de place disponible dans une crypte, on en creuse une nouvelle au-dessous. Votre noble mère repose dans la plus récente, beaucoup plus bas. »
Au terme de cinq volées supplémentaires de marches étroites, ils aboutirent dans une chambre à l’atmosphère froide et confinée. Les parois en étaient creusées de niches depuis le sol jusqu’au ras de la voûte, et le sol lui-même était encombré de bières en bois. Ici gisaient des corps étroitement enveloppés dans des bandelettes d’épais tissu blanc.
« Ton père a préféré l’enveloppement, pour ta mère », dit Tharin tout bas, tout en menant Tobin vers l’une des niches pratiquées dans le mur opposé. Une peinture ovale retraçant ses traits recouvrait le visage de Mère, mais la longue chevelure noire, laissée libre par les bandelettes et coiffée en une lourde natte, déroulait ses anneaux sur son sein. Elle paraissait extrêmement maigre et toute petite.
À la lumière de la torche, ses cheveux conservaient à s’y méprendre l’aspect brillant et dru qu’ils avaient eu de son vivant. Tobin avança la main pour les toucher puis la retira vivement. Le portrait qui lui tenait lieu de visage était de bonne facture, mais il la faisait sourire d’un air heureux que son fils ne lui avait jamais vu de son vivant.
« Ses yeux étaient tout à fait pareils aux tiens », chuchota Ki, et Tobin se souvint alors, non sans un soupçon de stupeur, que son ami n’avait pas connu Mère. Il avait tellement l’impression qu’ils vivaient ensemble depuis toujours ... !
Aidé par Tharin, il dégagea l’urne de son filet puis la déposa entre la dépouille de Mère et le mur. Le prêtre, à ses côtés, marmonnait des prières, mais lui n’arriva pas à trouver dans sa tête une seule chose à dire.
La cérémonie terminée, Ki promena un regard circulaire sur la pièce bondée avant d’émettre un léger sifflement.
« Tout ça, c’est des parents à toi?
— Je suppose qu’ils doivent l’être, puisqu’ils sont ici.
— J’aimerais bien savoir pourquoi il y a là tellement plus de femmes que d’hommes. Avec la guerre en cours et tout le reste, on s’attendrait juste à l’inverse, non ? »
Bien qu’il n’eût rien remarqué jusqu’alors, force fut à Tobin de constater la justesse de l’observation. S’il se trouvait en effet là pas mal d’urnes analogues à celle qu’il avait lui-même tenue, bien plus nombreux étaient les corps enveloppés de bandelettes et à cheveux nattés; encore ces derniers n’étaient-ils pas tous ceux de femmes adultes ; il dénombra une bonne douzaine de jeunes filles et de fillettes nouveau-nées.
« Allons-y, soupira-t-il, trop épuisé par ses propres pertes pour s’embarrasser de morts inconnus.
— Une minute ..., intervint Tharin. La coutume est d’emporter en guise de souvenir une mèche de cheveux. Te serait-il agréable que j’en prélève une à ton intention? »
Tobin porta d’un air absent une main vers ses lèvres comme si cette offre le prenait de court, et ses doigts s’attardèrent sur la petite cicatrice pâlie qu’il avait au menton. « Une autre fois, peut-être. Pas maintenant. »
12
Quand ils eurent quitté la tombe, lord Orun leur fit rebrousser chemin puis tourner dans une avenue qui longeait des terrains d’équitation délimités par des masses d’arbres. Désormais haute au firmament, la lune baignait dans un demi-jour laiteux tout ce qui les environnait.
La partie du Palatin que l’on parcourait formait un fourmillement d’ombres peuplées de jardins et de toits en terrasses. Tobin y discerna le scintillement d’eaux lointaines; il devait s’agir du grand lac artificiel que l’une des reines avait fait creuser. Droit devant, par delà de nouveaux bosquets, s’apercevait une masse chaotique de toits inégaux qui dégringolait assez bas sur le versant est pour sembler donner contre les murailles de la citadelle.
« C’est le Palais Neuf, ça, expliqua Tharin, le doigt pointé sur la plus longue des silhouettes, à leur gauche, et ça, juste en face de nous, le Vieux.
Dans leurs parages, les autres demeures et palais, ça grouille comme une garenne, mais, pour l’instant, tu n’as pas à t’en préoccuper. Une fois que tu seras dûment installé, je t’emmènerai visiter la maison de ta mère. »
Tobin était trop éreinté pour engranger mieux qu’une impression floue de jardins et de colonnades.
« Dommage que je ne puisse pas y habiter.
— Tu le feras quand tu seras plus grand. »
Sous leurs yeux surgit des ténèbres, illuminée par des torches et flanquée d’énormes colonnes, l’imposante entrée du Palais Vieux; des gardes en tuniques noir et blanc faisaient la haie devant.
Tobin et Tharin échangèrent une poignée de mains en refoulant leurs larmes.
« Courage, mon prince, lui enjoignit tout bas le capitaine. Et toi, Ki, veille à me faire honneur. »
Il n’était plus possible de retarder davantage le moment de la séparation.
Sur un dernier salut, Tharin et ses hommes disparurent dans les ténèbres.
Des inconnus en livrée se précipitaient déjà pour se charger qui des bagages, qui des chevaux.
Lord Orun fondit sur sa proie dès qu’il ne risqua plus de trouver Tharin dans ses jambes.
« Arrivez donc… prince Tobin. On ne saurait faire attendre plus longtemps le prince Korin. Quant à toi, mon gars - ce s’adressant à Ki -, va donc t’occuper des paquets du prince ! »
Ki attendit de lui voir le dos tourné pour le gratifier d’une salutation obscène. Tobin l’en remercia d’un sourire. Et il fut imité par plusieurs des domestiques du palais.
Orun leur fit gravir en toute hâte des escaliers en haut desquels les accueillirent de nouveaux serviteurs, apostés en longue livrée blanc et or devant une colossale double porte en bronze tout ornée de dragons rampants. Celle-ci franchie, ils furent pris en charge par une espèce de majordome raide comme une pique et à barbe blanche qui leur fit parcourir une interminable galerie intérieure de belle largeur.
Tobin examina les lieux, l’œil rond. Les murs en étaient peints de merveilleux motifs à tonalités chaudes, et au beau milieu de la galerie chantonnaient les fontaines d’un bassin où nageaient des poissons de toutes les couleurs. Jamais il n’avait imaginé rien de si grandiose.
Ils traversèrent ensuite des enfilades d’immenses pièces aux plafonds si hauts que leurs caissons se perdaient dans l’ombre. Les murs étaient entièrement recouverts de fresques tout aussi magnifiques que les premières, en dépit de coloris moins éclatants, et chacun des meubles qui se voyaient là était une merveille de sculpture ou de marqueterie. De quelque côté qu’il posât les yeux, tout rutilait d’or et de pierreries. Tout ployé qu’il était sous un tas de sacs, Ki se montrait non moins époustouflé.
Au bout d’un certain nombre de nouveaux tours et détours, le vieux majordome finit par ouvrir une porte noire qui grinça sur ses gonds, puis il introduisit Tobin dans une chambre à coucher tellement spacieuse qu’elle aurait au moins occupé la moitié de la grande salle, au manoir. Un monument de lit à baldaquin tendu de noir et d’or se dressait sur une estrade au milieu de la pièce. Par-delà s’ouvrait un balcon surplombant la ville. Les murs étaient peints de scènes de chasse aux tons passés.
L’atmosphère était embaumée par la mer et par les hauts pins qui s’encadraient dans la fenêtre.
« Voici votre chambre, prince Tobin, crut devoir l’informer son guide. Le prince Korin occupe l’appartement mitoyen. »
Ki resta planté là à bader jusqu’à ce qu’on l’entraîne dans une seconde pièce, plus petite et sise à l’arrière de la première, qui renfermait des coffres et des armoires, ainsi qu’une alcôve contiguë creusée dans l’épaisseur même du mur à la manière d’une niche et comportant un second lit. Mais, tout luxueux qu’en était aussi le couchage, Tobin ne put s’empêcher de trouver que la disposition du lieu rappelait un peu trop celle de la crypte où Mère dormait de son dernier sommeil.
À nouveau bousculés par Orun, ils ressortirent et se laissèrent porter vers des flonflons et des éclats de rire exubérants qui les menèrent à la fin dans une pièce encore plus vaste où pullulaient des artistes de toutes sortes. Il y avait là des ménestrels, des acrobates à demi nus, des jongleurs lançant en l’air des balles, des poignards, des torches embrasées… et même des hérissons, ainsi qu’une donzelle en chemise de soie dansant avec un ours qu’elle tenait au bout d’une chaîne d’argent. Une brillante société de jeunes gens, garçons et filles, était installée sur une estrade dressée dans une tribune tout au fond de la salle. Le moindre d’entre eux était paré d’atours plus somptueux que Tobin n’en avait vu de sa vie. Il prit subitement conscience de l’épaisse couche de poussière qui tapissait ses propres vêtements.
Les dîneurs ne semblaient pas prêter grande attention à ceux qui se démenaient pour les amuser, car ils ne faisaient rien d’autre que jacasser et se décocher des quolibets si tonitruants que le naufrage complet des divertissements s’en trouvait couvert. Des serviteurs circulaient parmi eux, chargés de carafes et de plateaux.
L’approche de Tobin finit tout de même par attirer les regards. Un jouvenceau brun qui occupait le centre de la table sauta par-dessus le plateau pour se précipiter au-devant de lui. Râblé d’allure et âgé d’une quinzaine d’années, il avait de courts cheveux noirs bouclés et des prunelles sombres pleines de jovialité. Des broderies d’or rehaussaient sa tunique écarlate, des rubis étincelaient sur la poignée de la dague qu’il portait à la ceinture et sur le petit bijou qui lui pendait à une oreille.
Présumant qu’il s’agissait là du prince Korin, Tobin et Ki copièrent les profondes révérences que lui adressait tout le reste de l’assistance.
Leur aîné les considéra tour à tour un moment d’un air indécis. « Ainsi, cousin, vous voici finalement arrivé ? »
Tobin se redressa le premier, comprenant la méprise. « Salut à vous, prince Korin. C’est moi votre cousin, Tobin. »
Korin sourit et tendit la main. « On a beau m’assurer que je me trouvais à votre baptême, je n’en conserve aucun souvenir. Je suis ravi de faire enfin véritablement votre connaissance. » Il jeta un coup d’œil vers la nuque toujours inclinée de Ki. « Et lui, qui est-ce ? »
Tobin toucha le bras de Ki, et celui-ci se redressa. Mais il n’eut pas le temps de répondre que lord Orun jugea bon de se précipiter dans la conversation.
« C’est l’écuyer du prince Tobin, Votre Altesse, le fils de l’un des moindres chevaliers de lord Jorvaï. Il paraîtrait que le duc Rhius avait jeté son dévolu sur lui sans en informer votre père. J’ai pensé que mieux valait vous expliquer … »
Ki mit un genou en terre devant le prince, la main gauche posée sur la poignée de son épée.
« Je me nomme Kirothius, fils de sieur Larenth de La-Chesnaie-Mont, guerrier au service de Sa Majesté votre père à Mycena, mon prince.
— Et mon fidèle ami, s’empressa d’ajouter Tobin.
Tout le monde l’appelle Ki. »
Il aperçut l’ombre d’un sourire retrousser les lèvres du prince Korin dont le regard allait cependant d’Orun à Ki. « Bienvenue, Ki. À nous de te dénicher une place à la table des écuyers. Quant à vous, lord Orun, je suis convaincu que vous ne devez aspirer qu’à gagner votre couche, après une si longue chevauchée. Je vous souhaite la bonne nuit. »
Si Son Excellence le chancelier du Trésor n’eut pas l’air précisément charmée de se voir signifier un pareil congé, discuter n’était pas possible.
Aussi se retira t-il, non sans y aller d’une courbette ultime.
Korin le regarda sortir, puis il invita d’un geste Tobin et Ki à le suivre jusqu’à la table où l’on banquetait. Jetant un bras autour des épaules de son jeune cousin, il l’interrogea tout bas : « Que penses-tu du gardien que t’a choisi mon père ? »
Tobin haussa prudemment les épaules. « Il est discourtois. »
Korin empestait le vin, et Tobin se demanda s’il n’était pas un peu ivre. Il n’en avait pas moins l’œil clair et assez au fait quand il ajouta : « Pour ça, oui, mais puissant, en plus. Prends bien garde. »
Ki les talonnait, tête basse, et, n’y tenant plus, s’enquit d’un ton fiévreux: « Veuillez me pardonner si je commets un impair, mon prince, mais me trompé je en supposant que le roi avait fait choix de quelqu’un d’autre pour servir d’écuyer à Tob …, je veux dire, au prince Tobin ? »
Korin hocha la tête, et le cœur de Tobin chavira. « Eu égard au fait que tu as été élevé si loin de la cour, Père avait eu le sentiment que l’idéal pour toi serait d’avoir à tes côtés quelqu’un qui soit parfaitement initié aux usages en vigueur ici. Il a chargé lord Orun de choisir ce quelqu’un, et le choix d’Orun s’est porté sur sieur Moriel, le troisième fils de lady Yria. À la table basse, tu vois le freluquet qui se tape un pif en bec de pic-vert et des sourcils blancs ? C’est lui. »
Ils venaient d’atteindre la tribune, et Tobin voyait distinctement, sur la droite de la longue table du festin, celle réservée aux écuyers. La description faite par Korin était irréprochable. Moriel enjambait déjà sa table pour se présenter. Il avait à peu près l’âge et la taille de Ki, un visage du dernier quelconque et des cheveux filasse.
Tobin commençait à soulever des objections quand Korin l’interrompit avec un sourire. « Je vois bien ce qu’il en est. » Il lui adressa un clin d’œil et chuchota: « Ceci rien qu’entre nous, j’ai toujours considéré Moriel comme un petit salaud. On va faire un truc … »
Moriel se distingua d’emblée en faisant son plongeon à Ki.
« Prince Tobin, votre serviteur et votre écuyer…
— Nenni, lui, c’est l’écuyer du prince. » Korin redressa Moriel en lui tirant le bras puis lui désigna Tobin. « Le prince Tobin, le voici. Et puisque tu n’es même pas capable de faire la différence entre un prince et un écuyer, autant que tu laisses la charge à quelqu’un qui sache l’assumer. »
Le museau blafard de Moriel vira au rose. Les convives qui se trouvaient d’aventure assez près pour n’avoir pas perdu une seule miette de l’homélie éclatèrent de rire. Moriel réorienta vaille que vaille sa révérence en direction de Tobin. « Veuillez agréer mes excuses, prince Tobin, je … C’est-à-dire que je … je ne pouvais point deviner… »
Qu’il s’agît des nobles ou des domestiques, toute l’assistance avait dorénavant les yeux fixés sur eux. Tobin sourit au gamin confus. « Mais bien sûr, sieur Moriel, bien sûr … , c’est que nous sommes aussi poussiéreux l’un que l’autre, en effet, mon écuyer et moi. »
Si cette saillie déchaîna un nouvel accès d’hilarité parmi les spectateurs, sieur Moriel, lui, s’en colora seulement d’un rose plus prononcé.
« Mes Compagnons et amis, dit Korin, permettez-moi de vous présenter mon cousin bien-aimé, le prince Tobin d’Ero, qui vient enfin se joindre a nous. » Tous se levèrent en s’inclinant. « Et son écuyer, sieur Ki de …
— Eh bien, je vous croyais mieux avisé que ça, messire », tonna une voix profonde derrière eux. Un homme d’aspect massif à longue crinière grise s’avança sur la tribune en jetant au prince Korin un regard goguenard.
Malgré sa robe courte unie qui, pas plus que sa large ceinture, n’indiquait qu’il fut gentilhomme, tous les garçons présents lui consentirent une courbette, Korin excepté.
« Votre père avait chargé lord Orun de choisir un écuyer pour le prince Tobin, je crois, reprit-il.
— Seulement, il se trouve, ainsi que vous le voyez, maître Porion, que Tobin en a déjà un, et un lié à lui par son propre père », riposta Korin.
Ainsi donc, le nouveau venu n’était autre que le maître d’armes royal sur lequel Tharin n’avait pas tari d’éloges … Au demeurant, remarqua Tobin, Korin avait eu beau ne pas s’incliner devant lui, il lui parlait avec un respect qu’il s’était bien gardé de manifester à l’endroit d’Orun.
« C’est bien ce que j’ai ouï dire. Lord Orun vient tout juste de passer par mes appartements pour m’annoncer son existence. » Il toisa Ki d’un coup d’œil. « Élevé à la campagne, c’est bien ça ?
— Oui monsieur.
— Je n’imagine pas que la vie de cour te soit familière, et la ville non plus ?
— Je connais Ero. Un peu. »
Sa réponse ayant fait ricaner certains des Compagnons, Moriel commença à se regonfler.
Porion prit à partie les deux gamins. « Dites-moi, quel est le plus haut devoir d’un écuyer ? Moriel ? » Celui-ci hésita. « De servir son seigneur et maître de toutes les manières requises. »
Porion hocha la tête d’un air approbateur. « Ta réponse à toi, Ki ? »
Ki posa la main sur la poignée de son épée.
« De sacrifier sa vie pour son seigneur et maître.
D’être son guerrier, maître d’armes.
— Excellentes toutes les deux. » Porion extirpa du col de sa robe l’insigne en or de sa charge et le laissa bruyamment retomber, pouf ! sur sa poitrine, le ressaisit puis demeura pensif un bon moment.
« En ma qualité de maître d’armes des Compagnons royaux, le droit m’appartient de trancher cette affaire en l’absence du roi. Conformément aux anciennes lois et coutumes, le lien contracté entre les pères du prince Tobin et de … » Il se pencha vers Ki et lui chuchota d’une voix de stentor: « Tu me redis ton nom, mon gars ? », avant de reprendre : « … du prince Tobin, donc, et de son écuyer, Kirothius, fils de sieur Larenth de La-Chesnaie-Mont, ce lien, qui est un lien sacré devant Sakor, doit être reconnu. La validité de la présence de Ki au sein des Compagnons ne saurait être contestée aussi longtemps que Sa Majesté n’en aura pas décidé autrement. Ne va surtout pas le prendre en mauvaise part, Moriel. Lorsque le choix s’est porté sur toi, personne encore n’était au courant.
— Votre Altesse me permet-elle de prendre congé ? » s’enquit sur-le-champ le gamin.
Korin acquiesça d’un hochement, et ce dernier tourna les talons, mais Tobin surprit le coup d’œil venimeux qu’il jetait en direction de Ki tout en quittant la pièce d’un air digne.
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« Tu as un titre, petit ? demanda Porion à Ki. - Non, maître.
— Pas de titre ! s’exclama Korin. Eh bien, il ne sera pas dit qu’un prince de Skala ait jamais été servi de la sorte ! Mon épée, Tanil. »
L’un des jeunes gens installés à la table des écuyers s’empressa de lui apporter une superbe lame. « À genoux, et sois fait chevalier », commanda-t-il à Ki.
Les autres écuyers poussèrent des acclamations tout en martelant la table avec le pied de leurs coupes.
Tobin était au comble du ravissement, mais Ki hésitait tout en dardant sur lui un regard bizarre, interrogatif.
Tobin confirma d’un hochement: « Tu seras chevalier. »
Ki ploya l’échine et s’agenouilla. Du plat de l’épée, Korin lui toucha successivement les épaules et les joues. « Levez-vous, sieur Ki … - c’était quoi, au fait ? ah ! oui, Kirothius -, chevalier d’Ero, Compagnon du prince royal. Là. Et voilà qui est fait ! » Il relança l’arme à son écuyer personnel, et le reste de la tablée fit un boucan d’enfer avec les coupes.
Une fois debout, Ki promena sur la salle un regard circulaire lourd d’incertitude.
« Je suis chevalier, désormais ?
— Bel et bien. » Porion lui administra une claque à l’épaule. « Veuillez accueillir votre petit frère, écuyers. Donnez-lui un godet plein à ras bord et une bonne place parmi vous. » L’invite déclencha une autre bordée de martèlements.
Non sans un dernier coup d’œil sceptique à Tobin par-dessus l’épaule, Ki s’en fut se joindre à ses nouveaux pairs.
Korin mena quant à lui son cousin vers la longue table et lui fit prendre place à sa droite dans un fauteuil admirablement sculpté. Cela faisait belle lurette que le festin était terminé. La nappe était jonchée de croûtons, d’os et de coquilles de noix, mais déjà s’y trouvaient disposés à la seule intention de Tobin des écuelles propres et des tranchoirs frais.
« Et maintenant, il va te falloir faire la connaissance de tes nouveaux frères, annonça Korin. Mais je ne vais pas t’assommer avec le lignage de tout un chacun dès ce soir. Celui-ci, c’est Caliel. » Il ébouriffa les cheveux du beau garçon au teint clair qui occupait sa gauche. « Ce grand ours rouge mal rasé de voisin qu’il a, c’est notre antique doyen, Zusthra. Après, nous avons Alben, Orneüs, Urmanis, Quirion, Nikidès, et enfin le petit Lutha, notre bébé jusqu’à ta survenue. »
Chacun d’eux se leva tour à tour pour échanger avec Tobin une poignée de mains, non sans lui manifester des degrés fort divers de chaleur et d’intérêt. La manière dont ils la lui serraient avait de toute façon quelque chose de bizarre, et il lui fallut un moment pour comprendre qu’elle résultait simplement du contact lisse de leurs paumes à tous.
C’est de Lutha qu’il reçut le sourire le plus avenant. « Bienvenue à vous, prince Tobin. Nous revoici grâce à vous en nombre pair pour l’exercice. » Il avait un museau pointu qui évoqua celui d’une souris dans l’esprit de Tobin, et des yeux bruns qui exprimaient une amicale sympathie.
La fête reprit. Korin présidait la table, et c’est à sa volonté que tout le monde s’en rapportait comme s’il était le seigneur et maître du château. À
l’exception de Zusthra, aucun des convives n’avait l’air plus âgé que Korin, mais, à les entendre parler chevaux, récoltes et batailles, vous auriez juré qu’ils se trouvaient déjà à la tête de grands domaines leur appartenant en toute propriété. Et c’est également comme des hommes faits qu’ils buvaient du vin. Le prince Korin ne lâchait pas une seconde son hanap, et un échanson se tenait en permanence à portée pour le lui remplir. Maître Porion était allé s’asseoir au bas bout de la table et semblait l’avoir à l’œil tout en évitant de le regarder trop souvent.
Le restant de la compagnie se composait de rejetons de l’aristocratie skalienne et de dignitaires étrangers. Les aînés comme les cadets portaient des tuniques luxueuses, des dagues enrichies de gemmes et des bagues. Les quelque dix ou douze adolescentes attablées avec eux arboraient des robes relevées de larges galons brodés, et les voiles de gaze qui leur couvraient la tête, laissaient transparaître leur chevelure entremêlée de faveurs ou de pierreries. Tobin se perdait complètement dans tous les noms, tous les titres de tout ce beau monde. Il se ressaisit toutefois en faveur d’un garçon à cheveux sombres, pour le seul fait qu’on le lui présenta comme originaire de Gèdre, en Aurënen. Il ne lui avait accordé aucune attention jusque-là, parce qu’il était habillé comme tous les autres et n’était pas coiffé d’un des fameux sen’gaïs. « Gèdre ? Vous êtes Aurënfaïe ?
— Oui. Je me nomme Arengil ì Maren Orthéïl Solun Gèdre, fils du Khirnari de Gèdre. Soyez le bienvenu parmi nous, prince Tobin ì Rhius. »
Une des adolescentes les plus âgées se tenait auprès de Tobin et, un bras appuyé sur le dossier de son fauteuil, profita de cet échange pour entrer dans la conversation. Elle avait de lourds cheveux auburn et un menton pointu tout parsemé de taches de rousseur et de petits boutons. Tobin s’évertua à retrouver son nom … Aliya quelque chose, et la fille d’un duc. Sa robe verte était brodée de perles et révélait les premiers indices d’une féminité sur le point de s’épanouir. « Les ‘faïes sont amoureux fous de leurs interminables noms tape-à-l’œil, fit-elle avec un sourire en coin. Je parie un sester que vous n’arriverez pas à deviner l’âge d’Ari. »
Tout le monde se mit à gronder, Korin y compris. « Fiche-lui la paix, Aliya ! »
Avec une moue boudeuse, elle riposta : « Oh, laissez-le deviner, quoi ! Il n’avait probablement jamais vu de ‘faïe jusqu’à présent… »
Le garçon d’Aurënen poussa un soupir et s’accouda, la main sous le menton. « Allons-y », se résigna-t-il.
Des ‘faïes, Tobin en avait bien entrevu quelques-uns, mais les quantités de choses qu’il savait sur eux, c’était surtout de Père et d’Arkoniel qu’il les tenait. Celui qu’il avait devant lui semblait avoir à peu près l’âge de Ki. « Vingt-neuf ans ? » gagea-t-il.
Les sourcils d’Ari se haussèrent. « Vingt-cinq, mais la plupart des gens ne mettent pas aussi près du but. » L’hilarité fut générale quand Aliya déposa sèchement une pièce devant le tranchoir de Tobin et s’éloigna d’un air furibond.
« Laisse tomber, gloussa Korin, complètement ivre désormais. C’est devenu une véritable pie-grièche depuis que son frère est parti pour Mycena. » Il lâcha un soupir puis désigna d’un geste vague tout son entourage. « Ça nous a tous aigris, d’ailleurs. Tous les aînés sont partis, sauf moi et ceux qui ont le malheur de se trouver être de mes Compagnons. Nous serions tous en train de nous battre à présent si le trône avait un second héritier pour prendre ici ma place. Les choses seraient bien différentes si mes frères et sœurs avaient vécu. » Il s’envoya une bonne lampée supplémentaire et, tout renfrogné, jeta un regard navré à Tobin par-dessus le bord du hanap. « C’est que si mes sœurs avaient vécu, tiens, Skala pourrait l’avoir à nouveau, sa reine, comme le voudraient tellement les prêtres de la lune, mais voilà, tout ce qu’on a, c’est moi. Et, du coup, j’en suis réduit à demeurer ici, bien au chaud dans la soie, à l’abri de tout risque et sous bonne garde, afin de régner un jour. » Il se raffala dans son fauteuil, les yeux fixés d’un air morose sur ce qui lui restait de vin. « Un héritier de rechange, voilà ce qui nous manque. Un héritier de rechange …
— On la connaît tous, ta rengaine, Korin, le morigéna Caliel, tout en lui administrant un léger coup de coude. Est-ce qu’on ne ferait pas mieux de parler à ton cousin, plutôt, des fantômes hantant le palais ?
— Des fantômes ? » Korin s’égaya instantanément. « Alors ça, par les Quatre, on en a des palanquées ! La moitié d’entre eux, c’est des anciens consorts à Grand-Mère Agnalain, empoisonnés par elle ou décapités. Pas vrai, les écuyers, là ? »
Les interpellés confirmèrent en faisant chorus, et Tobin vit Ki écarquiller légèrement les yeux.
« Plus cette vieille folle de reine elle-même, ajouta Zusthra, en grattouillant d’un air pénétré le cuivre de sa barbichette. Elle arpente les corridors, la nuit, revêtue de son armure. Même que tu peux l’entendre tirer sa mauvaise jambe pendant qu’elle monte et descend, constamment en quête de traîtres. Elle s’est taillée la solide réputation de t’empoigner des hommes faits pour les traîner aux chambres de torture, dans les souterrains du palais, et elle te les y enferme sous clef dans ses vieilles cages rouillées pour les faire crever de faim.
— Et ton fantôme à toi, cousin, si tu nous en … ? » commença Korin, mais Porion coupa court en se raclant la gorge.
« Que Votre Altesse me pardonne, mais le prince Tobin a été sûrement fatigué par son voyage d’aujourd’hui. Vous ne devriez pas le retenir si tard, dès la première nuit qu’il passe ici. »
Korin se pencha vers Tobin. Son haleine empestait le vin sûr, et il bafouillait pas mal. « Pauv’cousinet ! Bien ça, hein ? T’aurais bien envie de retrouver ton lit ? T’es dans la chambre à feu mon frère, t’sais ? Se pourrait bien qu’y ait des fantômes, là aussi, mais t’as pas de raisons de t’en faire. Ce cher Elarin aurait pas fait de mal à une mouche … »
Porion s’était entre-temps faufilé derrière le fauteuil du prince. Il lui glissa une main sous le bras. « Altesse », murmura-t-il.
Korin leva les yeux vers lui puis les reporta sur Tobin avec un sourire charmeur qui faisait presque oublier son état d’ébriété. « Dors bien, alors. »
Tobin se redressa et prit congé, trop content de se soustraire à cette cohue d’inconnus bourrés.
Le majordome raide comme une pique apparut, Ki sur ses talons, pour les reconduire à leur chambre. Porion les accompagna jusque devant leur porte.
« Gardez-vous de juger le prince d’après ce que vous en avez vu ce soir, prince Tobin, dit-il avec tristesse. C’est un bon garçon et un valeureux guerrier. Là est le problème, voyez-vous. Ça lui pèse affreusement, de se voir interdire d’aller guerroyer, maintenant qu’il a l’âge de le faire. Ainsi qu’il l’a dit, c’est dur d’être l’unique héritier du trône, alors que son père se refuse à en déclarer officiellement un second. Des fêtes comme celle-là … » Il jeta un coup d’œil écœuré dans la direction de la salle. « L’absence de son père en est cause. Enfin bref, lorsqu’il sera frais et dispos, demain, il vous fera meilleur accueil. Vous devez être présenté au lord Chancelier Hylus à la salle d’audience dans la matinée. Cela fait, venez nous rejoindre aux terrains d’exercice, que je puisse me rendre un peu compte de votre adresse et de votre équipement. Je comprends que vous ne possédez pas d’armure à votre taille.
— Non.
— Je vais m’en occuper. Reposez-vous bien, et bienvenue encore.
J’aimerais toutefois vous dire une chose encore, c’est que je me souviens de votre père comme d’un honnête homme et d’un guerrier d’exception. Je le pleure avec vous.
— Je vous remercie, maître d’armes, répondit Tobin. Et je vous sais également grand gré de m’avoir gardé Ki comme écuyer. »
Porion lui fit un clin d’œil. « Un vieil ami à vous m’en avait touché mot, juste après votre arrivée. » Tobin le regarda d’un air ébahi puis se mit à rire. « Tharin ? »
Porion mit un doigt sur ses lèvres mais hocha du chef.
« Je ne sais à quoi songeait Orun. Le choix d’un écuyer par un père ne saurait être balayé comme ça.
— Ma réponse n’y a donc été pour rien ? demanda Ki, vaguement déconfit.
— Vous aviez raison tous les deux, répliqua Porion.
Et n’hésite pas à lisser les plumes de Moriel, si l’occasion s’en présentait.
Il connaît le Palatin et la ville. Bonne nuit, les enfants, et, encore un coup, bienvenue à vous. »
Des serviteurs avaient allumé une douzaine de lampes sur le pourtour de la chambre et apporté une baignoire de cuivre pleine d’eau bouillante parfumée. Un petit page se tenait auprès du lit, et un jeune homme attendait, armé de brosses et de serviettes, prêt semblait-il à s’occuper de la toilette de Tobin.
Après les avoir congédiés tous les deux, celui-ci se dépouilla de ses vêtements et se glissa dans le bain avec un grognement de béatitude. Il avait rarement eu l’occasion d’en prendre au fort. Il était sur le point de céder au sommeil, le nez au ras de l’eau, quand il entendit Ki se gondoler dans le cagibi d’à côté.
« Pas étonnant que Moriel ait fait si grise mine ! » lança-t-il. Une fois tirés les rideaux de l’alcôve, il venait de s’apercevoir qu’il n’y restait plus trace de la superbe literie. « Il avait sans doute aménagé ce nid si douillet pour sa précieuse seigneurie en prévision de l’arrivée de ton altesse. Il ne m’a rien laissé de plus qu’une paillasse toute nue … Et, si je me fie à l’odeur, en plus il a pissé dessus en guise d’adieux, l’enfant de salaud ! »
Tobin se mit sur son séant et noua ses bras autour de ses genoux. L’idée ne l’avait pas seulement effleuré qu’ils dormiraient chacun de leur côté, surtout dans cette espèce de caverne démesurée.
« Sûr que c’est immense, ici », marmonna Ki en jetant les yeux tout autour.
Tobin ne put s’empêcher de sourire en devinant que des appréhensions analogues aux siennes travaillaient son copain.
« Le pieu aussi. Largement assez pour deux.
— Je dirais pareil. M’en vais toujours défaire les paquets de Votre Altesse », riposta Ki avec un gloussement.
Tobin était sur le point de se rallonger dans la baignoire quand lui revint brusquement en mémoire la poupée dissimulée dans le fond de la malle.
« Non ! »
Ki renifla.
« Ça fait partie de mes attributions, Tob. Laisse-moi le faire.
— Ça peut attendre. L’eau va se refroidir si tu ne t’y fourres pas tout de suite. Allez, c’est ton tour … » Dans un fracas d’éclaboussures, il s’extirpa de la baignoire et se drapa dans l’une des serviettes.
Ki lui décocha un coup d’œil soupçonneux. « Voilà que tu fais comme Nari, tout à coup, des tas d’histoires à propos de rien. Encore une fois, je
… » Il se renifla comiquement les aisselles. « Ce que je pue ! »
Aussitôt que Ki l’eut remplacé dans la baignoire, Tobin se précipita dans le cagibi et souleva le couvercle de la malle à la volée.
« T’ai dit que je le ferais ! brailla Ki.
— Besoin d’une chemise. » Après en avoir enfilé une propre, il farfouilla à la recherche du sac à farine et parcourut les lieux du regard afin d’y dénicher une cachette sûre. Une armoire peinte et plusieurs coffres étaient adossés à un mur. Contre celui d’en face se dressait un grand placard qui touchait presque au plafond. Il en ouvrit les portes et, quitte à les faire grincer, craquer, parvint à utiliser les étagères intérieures comme autant d’échelons pour grimper jusqu’en haut. Il y avait juste assez d’espace, dessus, pour planquer le sac. Ça irait toujours, en attendant mieux.
À peine redescendu, tout juste eut-il le loisir de refermer les portes et d’épousseter les toiles d’araignée plaquées sur sa chemise que Ki survenait, d’un pas désinvolte, enveloppé dans sa serviette.
« Qu’est-ce que tu fabriques là-dedans ? Tu démolis le toit ?
— J’explore un peu notre nouveau fief, rien de plus. »
Ki le dévisagea de nouveau puis lança un coup d’œil nerveux par-dessus l’épaule. « Tu crois qu’il y a vraiment des fantômes, ici, toi ? »
Tobin retourna dans la chambre. « S’il y en a, ce sont des parents à moi, dans ce cas, comme Frère. Il ne te fait plus peur, n’est-ce pas ? »
Ki haussa les épaules et puis, brandissant les deux bras vers le ciel, bâilla à se décrocher la mâchoire et laissa sa serviette glisser à terre.
« Ferions mieux de pioncer un brin. Une fois que maître Porion nous aura pris en main, demain, je te parie qu’il ne nous laissera pas peinards assez longtemps pour nous laisser seulement projeter notre ombre.
— Il me plaît bien. »
Ki tira d’un seul coup les courtines noir et or du lit et s’élança à roule-barricot sur la courtepointe de velours. « Je n’ai pas dit qu’il ne me plaisait pas. Je pense simplement qu’il va nous faire travailler aussi dur que l’a jamais fait Tharin. C’est ce que disent les autres écuyers, d’ailleurs. »
Un saut périlleux arrière de sa façon fit atterrir Tobin auprès de son ami.
« Ils t’ont l’air comment ?
— Les autres écuyers ? Encore difficile à dire. Ils étaient soûls pour la plupart, et ils ne m’ont pour ainsi dire pas adressé la parole, sauf celui de Korin, Tanil.
Il est le fils aîné d’un duc et me paraît assez bon diable. Barieüs aussi, l’écuyer de ce bout de chou qui t’a un museau de rat.
Lutha. - C’est ça.
— Mais pas les autres ? »
Ki haussa les épaules. « Trop tôt pour se prononcer, je suppose. Ils sont tous des deuxième ou troisième fils de grands seigneurs … »
Il faisait trop sombre à l’intérieur des rideaux pour discerner l’expression de sa physionomie, mais il y avait quelque chose d’alarmant dans le ton de sa voix.
« Hé, mais tu es chevalier, maintenant. Et je compte bien m’employer à te faire faire lord aussitôt que possible et à te donner un domaine, lui dit Tobin. Je n’ai pas arrêté d’y penser de toute la journée. Arkoniel a beau prétendre qu’il me faudra patienter jusqu’à ce que j’aie l’âge requis, moi, j’entends bien ne pas attendre aussi longtemps. Quand le roi reviendra, je compte bien lui demander comment m’y prendre pour le faire. »
Ki se dressa sur un coude et le considéra fixement. « Tu ferais ça, hein ?
Là, tout bonnement ?
— Mais bien sûr ! » Tobin lui adressa un grand sourire. « Essaie simplement de ne pas procréer ensuite tellement de gosses que tes petits-enfants finissent à leur tour par dormir tous entassés par terre … ! »
Ki se recoucha sur le dos et se croisa les mains sous la tête.
« Je ne sais pas. D’après ce que j’ai vu à la maison, procréer donne un sacré plaisir. Et puis j’ai repéré quelques jolies filles au banquet de ce soir ! Celle à la robe verte, tiens. Ça ne m’embêterait pas trop de lorgner sous ses jupes … , toi si ?
— Ki ! »
Ki haussa les épaules et caressa son soupçon de moustache en se souriant à lui-même. Là-dessus, il ne fut pas long à ronfler, mais Tobin demeura éveillé quelque temps encore, l’oreille tendue aux échos de la beuverie qui continuaient d’affluer par la fenêtre jusqu’à lui. N’ayant jamais vu quiconque, au manoir, pris de boisson, cela lui mettait les nerfs à vif.
Ce n’était pas du tout à ça qu’il avait aspiré, tant d’années durant, les yeux attachés sur la route de Bierfût. Il était un guerrier, pas un courtisan. Il se voyait très mal s’imbiber de vin jusqu’à point d’heure, chaque nuit, en atours tape-à-l’œil. Et avec des filles !
Les sourcils froncés, il loucha vers le profil paisible de Ki. Le léger duvet qui lui couvrait les joues captait le peu de lumière que laissaient filtrer les rideaux du lit. Tobin caressa ses propres joues si lisses en exhalant un gros soupir. Ils étaient, lui et Ki, de la même taille, mais ses épaules à lui restaient encore étroites, et sa peau n’avait encore aucun des boutons ni des poils follets qui commençaient à affecter celle de Ki. Il s’agita quelques instants de plus, puis se rendit compte qu’il avait complètement oublié Frère jusque-là.
Sans presque remuer les lèvres, il chuchota les mots fatidiques. Frère apparut, à croupetons sur le pied du lit, les traits aussi indéchiffrables que jamais. « Garde-toi bien d’aller vagabonder, lui dit-il. Ne t’éloigne surtout pas, et fais comme je t’en prie. C’est dangereux, ici. »
À sa grande stupéfaction, Frère hocha la tête. Après quoi, s’approchant lentement, il lui toucha la poitrine, se toucha la sienne, et retourna s’installer au pied du lit.
Tobin se carra sur le dos et bâilla. C’était réconfortant, d’avoir ici quelqu’un d’autre de sa maisonnée, même si ce quelqu’un d’autre n’était qu’un fantôme.
Au Palais Neuf, dans une aile attenante aux appartements personnels du roi, inhabités pour l’heure, le magicien Nyrin dormait d’un sommeil agité.
Ce qui le perturbait, c’était une image à demi formée qui refusait obstinément de se révéler tout entière à lui.
13
Tobin se réveilla au lever du soleil et, sans bouger, prêta l’oreille aux nouveaux bruits du matin qui lui parvenaient du dehors. Il entendit des tas de gens qui riaient, jacassaient, chuchotaient bruyamment juste devant sa porte. Par l’ouverture du balcon pénétraient des concerts de pépiements d’oiseaux, de cavalcades et d’éclaboussures, ainsi que la lointaine cacophonie de la capitale au sortir du sommeil. Même ici, le parfum des fleurs et la senteur des pins ne parvenaient pas à masquer la puanteur qui montait de la ville et que charriait jusqu’â l’intérieur le vent de mer tiède. Ne s’était-il vraiment écoulé qu’un seul jour depuis son dernier réveil à la maison, chez lui, dans son propre lit ? Il soupira puis repoussa la vague de nostalgie qui menaçait de le submerger.
Ki formait une petite boule ronflotante à l’extrême bord opposé du lit.
Tobin lui balança un oreiller, puis se laissa rouler au sol entre les courtines et alla jeter un regard à l’extérieur.
Une nouvelle journée d’été limpide débutait. De son poste, il se trouvait à même de voir par-dessus l’enceinte du Palatin les quartiers du sud et la mer.
C’était un spectacle incroyable. Entre la brume qui montait des flots et le soleil encore bas qui peu à peu décollait en biais, vous n’auriez trop su dire où s’achevait le ciel, où débutait la mer. Dans les remous de l’aurore, Ero paraissait faite en feu, les arbres et tout et tout.
Sa fenêtre donnait sur des parterres multicolores qui s’étendaient jusqu’à la ceinture d’ormes que le cortège avait dépassée la veille au soir. Une troupe de jardiniers s’y trouvaient déjà au travail, équipés de cisailles et de corbeilles, et leur activité rappelait celle des abeilles, à la maison, dans la prairie.
De part et d’autre de son propre balcon s’apercevaient des balcons identiques, ainsi que des rangées de pilastres et puis la saillie de toits de tuiles à corniches pleines de fantaisie sur l’entablement desquelles se devinaient des fragments de sculptures en léger retrait.
« Te parie qu’on pourrait aller du Palais Vieux au Palais Neuf rien que par les toits, fit Ki, survenant dans son dos.
— Gagné », confirma une voix de fille qui semblait carrément leur tomber du ciel.
Les deux garçons eurent beau pivoter instantanément sur leurs talons pour regarder en l’air, trop tard, ils n’aperçurent rien de plus qu’un tourbillon flou dont les cheveux sombres disparaissaient en deçà de l’avant-toit qui les surplombait. Et la retraite de leur visiteuse ne fut trahie que par le bruit très menu, vite éteint, de pieds détalant sur les tuiles.
« Qui ça pouvait bien être ? » pouffa Ki, tout en cherchant déjà comment s’y prendre afin d’entamer la poursuite.
Ils n’avaient pas encore découvert un moyen de grimper sans peine sur le toit que pénétra dans leur chambre un jeune serviteur qui en précédait toute une escouade d’autres chargés de vêtements et de paquets. Il se dirigea vers le lit puis, voyant les présumés dormeurs déjà sur le balcon, les gratifia d’une profonde révérence.
« Le bonjour, mon prince. C’est moi qui dois vous tenir lieu de valet de chambre au palais. Je m’appelle Molay. Quant à ceux-ci … - il désigna la kyrielle de porteurs qui le talonnaient -, ils sont tous priés de vous transmettre des cadeaux de votre auguste parentèle et de vos nobles admirateurs. »
Les porteurs susdits s’avancèrent tour à tour, qui présentant de belles robes ou des tuniques, qui des robes de dessous, qui de fines chemises et des culottes, qui des couvre-chefs en velours moelleux, des joyaux posés dans de ravissants écrins, des poignards et des épées de parade, des ceintures aux mille couleurs, un couple assorti de limiers qui se rebiffèrent en grondant sitôt que Tobin fit mine de les caresser, et, de la part du prince Korin, un joli faucon dont le chaperon de plumes, la longe et la vervelle étaient ornés de grelots d’or. À cela s’ajoutaient des boîtes de confiseries, des coffrets d’encens et même des corbeilles de fleurs et de pain. Parmi les bijoux que découvrit Tobin se trouvaient non seulement un pendant d’oreille identique à celui que son cousin portait la veille et offert également par lui mais une bague de lord Orun. Mais ce qui l’enchanta par-dessus tout, ce furent les deux cottes de mailles on ne peut plus souples et brillantes expédiées tout exprès de l’armurerie royale par maître Porion.
« Une, enfin, qui va ! » s’écria Ki, tout en enfilant l’une d’elles par-dessus sa chemise de nuit.
Tobin, lui, n’en revenait pas. Que signifiait cette invraisemblable prodigalité ? Son air sidéré finit par frapper Molay.
« Telle est la coutume, lui expliqua-t-il, lorsqu’un nouveau Compagnon arrive à Ero. Votre Altesse me permettra peut-être de L’éclairer en telles matières ? - Oh, bien volontiers !
— Dans ce cas, vous devez d’abord évidemment revêtir le costume envoyé par le lord Chancelier Hylus en vue de l’audience de ce matin. Il l’a fait tailler en noir, comme vous voyez, par égards pour la perte que vous avez faite, mais … mais je m’aperçois que vous ne portez pas de bague de deuil !
— Non. Je n’ai pas su comment m’en procurer une.
— Je vous ferai venir un orfèvre, mon prince. Pour l’instant, vous pourriez mettre ce bijou du prince royal et, naturellement, la bague de votre gardien. Et, par la suite, chacun des cadeaux à son tour, selon le rang du donateur.
— Il me semblait bien avoir entendu des voix ! » Accompagné de Caliel, Korin sortit en trombe du cagibi. Tous deux étaient sanglés dans des cuirs de combat somptueux, tout en rehauts divers et munis de fermoirs en métal d’une esbroufe si vertigineuse que Tobin en demeura pantois. Comment pouvaient-ils seulement se mouvoir de manière efficace en pareil équipage ? Comment même osaient-ils courir le risque de l’abîmer ?
« Il existe une porte de communication entre nos deux chambres », expliqua Korin en l’entraînant vers le fond du cagibi où se voyait effectivement un petit panneau repoussé contre la paroi d’un court passage poussiéreux. Par-delà s’entr’apercevaient des tentures rouge et or et une bande de limiers guettant d’un air impatient le retour de leur maître. « Elle ne s’ouvre que de mon côté, mais si tu frappes, je peux toujours te laisser passer. »
Ils retournèrent dans la chambre de Tobin pour y inventorier le monceau de présents.
« Pas mal, le butin, cousinet. Je suis heureux de constater qu’on t’a manifesté le respect qui t’est dû sans même te connaître encore. Mon faucon te plaît ? - Je l’adore ! s’enflamma Tobin, qui en avait un peu peur, pour être tout à fait franc. Tu voudras bien m’apprendre à chasser avec lui ?
— S’il voudra bien ? Mais il n’a envie que de ça, c’est tout ce qu’il aime, en plus de l’escrime ! s’exclama Caliel, tout en caressant les douces ailes de l’oiseau.
— De grand cœur, mais notre plus fin fauconnier, c’est justement Caliel, objecta modestement Korin. Il a du sang Aurënfaïe, tu sais ça ?
— Il s’appelle Erizhal, reprit Caliel à l’intention de Tobin. Ce qui veut dire, en ‘faïe, "flèche du soleil". Le fauconnier royal saura te le maintenir en pleine forme. Il faudra aussi qu’Ari soit des nôtres. Il possède un véritable tact de magicien avec les faucons. »
Avec l’aide de ses deux aînés, Tobin passa en revue les cadeaux un par un. La coutume voulant que l’écuyer soit le bénéficiaire de ceux qui provenaient de simples gentillâtres, Ki tira lui aussi un assez intéressant profit de l’affaire. Korin dressa une liste des cadeaux séants à offrir en retour, et Tobin se servit du sceau de son père pour en autoriser la livraison.
« Là, pour le coup, ça y est, te voilà devenu un gentilhomme authentique d’Ero ! s’esclaffa Korin. Pour l’être, il te faut en effet dépenser des quantités de fric exorbitantes et absorber des quantités exorbitantes de pinard. Pour le pinard, on s’en occupera plus tard. »
Le soleil était déjà bien haut quand ils en eurent terminé. Korin et Caliel repartirent par où ils étaient venus, non sans promettre à Tobin de le retrouver au terrain d’exercice ultérieurement.
Aidés de Molay, les deux garçons s’habillèrent et, cela fait, se reconnurent à peine l’un l’autre. La robe de dessus offerte par le lord Chancelier Hylus que portait Tobin était d’un beau lainage noir, ajustée à la taille et fendue par-devant, brodé en soie rouge et or, le dragon de Skala en ornait le corsage et les ourlets, des crevés en entaillaient les manches bouffantes de manière à mettre en valeur le rouge des manches de la robe de dessous. Quand il eut chaussé ses souliers de souple cuir rouge et se fut paré des premiers bijoux de sa vie, c’est tout juste s’il eut l’impression d’être encore lui-même. Quant à Ki, les roux et les verts de sa tenue lui donnaient l’air d’un renard galant. Ils ne se furent pas plus tôt plantés tous deux face au miroir de bronze poli qu’ils éclatèrent de rire simultanément.
Molay eut toutefois beau insister pour leur faire ceindre à chacun une épée neuve, là, ce fut en pure perte, car ils tinrent à conserver les lames toutes simples et pratiques que leur avait personnellement données le père de Tobin.
Déjà sous le charme de leur fière allure, Molay mit à leur tailler les cheveux et couper les ongles autant de soins et de minutie que l’avait jamais fait cette mère poule de Nari. Et ce n’est qu’une fois satisfait de son œuvre qu’il expédia le petit page : « Et que ça saute ! », quérir leur escorte.
Laquelle, au grand désappointement de Tobin, se révéla être non point Tharin mais lord Orun. Qui était au demeurant plus resplendissant qu’oncques, avec ses longues robes en brocart à diaprures de colibri et le chaperon noir et or de sa charge rabattu sur les épaules. Ce sans compter le mignon triangle de lourd velours noir tout embijouté qui rehaussait les mérites insignes de son crâne chauve.
Il s’immobilisa dans l’embrasure de la porte et haussa un sourcil d’approbation.
« Hé, mais c’est que Votre Altesse m’a tout à fait l’air d’un petit prince, maintenant ! Ah, et puis je vois que vous avez reçu mon présent… J’espère qu’il vous plaît ?
— Merci, messire. C’était trop généreux à vous », fit Tobin en étendant la main pour mettre la bague bien en évidence. Après l’incident survenu la veille au soir avec Moriel et les avertissements de Korin, il n’était pas fâché de pouvoir aujourd’hui complaire un tantinet à son gardien.
La salle d’audience se trouvait au Palais Neuf, à une assez grande distance de l’aile qu’ils occupaient dans le leur pour justifier la présence de chevaux harnachés tout exprès à leur intention devant la porte principale.
Ki s’amusa à faire tout un numéro de contrôler les sangles avant que Tobin ne se juche en selle et puis d’aller le flanquer sur sa gauche, ainsi que le lui avait enseigné Tharin.
Le Palais Neuf donnait au Palais Vieux l’air d’être un nain, tant sous le rapport de la taille que sous celui de la majesté. Nombre de ses cours à colonnades étaient à ciel ouvert et s’ornaient de bassins dont les fontaines jaillissantes offraient des concerts permanents aux galeries y aboutissant.
Les motifs des vastes baies à verrières multicolores se reflétaient sur les dallages en marbre, et les bouffées d’encens qu’exhalaient des chapelles aussi hautes que la tour du fort embaumaient le palais tout entier.
La salle d’audience était à l’avenant du reste pour les dimensions. Son altière voûte de pierre blanche ne tenait en l’air que grâce à de miraculeux alignements de piliers sculptés à la sinueuse effigie de dragons.
Tout gigantesques qu’ils étaient, les lieux se trouvaient bondés par une invraisemblable cohue vêtue tout aussi bien de haillons que d’atours somptueux. Reconnaissables à leurs joyaux, leurs tuniques blanches et leurs sen’gaïs de toutes les couleurs, des Aurënfaïes côtoyaient là d’autres étrangers que Tobin fut totalement incapable d’identifier, certains portant des tuniques bleues qui se gonflaient comme des tentes autour de leur corps, et certains qui, drapés dans des robes à rayures éclatantes, avaient un teint de thé sombre et des cheveux noirs et bouclés comme ceux de Lhel.
D’aucuns se tenaient délibérément par petits groupes et causaient d’un ton vif et feutré. D’autres paressaient nonchalamment sur des sofas ou sur la margelle des grands bassins tout en s’amusant qui avec son faucon, qui avec les limiers ou les chats mouchetés qu’il gardait en chaîne.
À l’autre extrémité de la salle était installé, sur une large estrade, un magnifique trône doré, mais personne ne l’occupait. Une cape frappée aux armoiries du roi en drapait le dossier, et l’on avait placé une couronne sur le siège.
Sur des fauteuils plus bas, devant, étaient assis deux hommes. Le plus âgé écoutait tour à tour chacun des requérants, tout à fait comme Tobin l’avait vu faire à père dans la grand-salle du manoir. Il arborait une courte barbe blanche et, le col ceint d’un nombre impressionnant de grosses chaînes d’or alourdies de sceaux, portait de longues robes noires et une toque en velours rouge aplatie sur son crâne comme une crêpe.
« Voilà le lord Chancelier Hylus, régent du royaume en l’absence de Sa Majesté, crut devoir spécifier Orun tandis qu’on s’en approchait. C’est un lointain parent à vous.
— Et l’autre ? » s’enquit Tobin, bien qu’il eût déjà deviné.
Cet autre-là, beaucoup plus jeune, avait des yeux couleur de jaspe et une barbe fourchue que la lumière du soleil affectait de rougeoiements cuivrés.
Mais Tobin n’avait dès l’abord repéré en tout et pour tout que ses robes.
Celles-ci avaient la blancheur éblouissante de la neige en plein midi, et les larges motifs brodés en fil d’argent qui en décoraient les épaules et les jupes y ajoutaient mille scintillements. Il s’agissait forcément là de l’un des fameux Busards contre lesquels Arkoniel l’avait mis en garde. Tout certain qu’il était d’avoir dûment congédié Frère au cours de la nuit, il ne put s’empêcher de jeter vivement un coup d’œil alentour pour se le confirmer.
« Lui, c’est le magicien personnel du roi, lord Nyrin », dit Orun, et le cœur de Tobin s’arrêta de battre un instant. Il se trouvait là non pas simplement en présence d’un quelconque de ces Busards mais du Busard.
Alors qu’il redoutait de voir toute leur matinée gâchée à attendre son tour indéfiniment, c’est directement au premier rang que les conduisit lord Orun avant de s’incliner devant Hylus.
Tobin s’était forgé dès son arrivée une image terrifiante du lord Chancelier, tant il l’avait vu traiter d’un air sévère un boulanger accusé de tricher sur le poids des pains qu’il vendait, mais Orun ne l’eut pas plus tôt présenté que le visage rechigné du vieillard se radoucit en s’éclairant d’un chaleureux sourire. Il tendit les bras, et Tobin gravit les marches pour le rejoindre.
« J’ai l’impression que c’est votre chère mère qui me regarde par vos yeux ! s’écria-t-il en lui saisissant la main entre des mains qui ne semblaient faites que d’os et d’un rien de cuir. Et sa propre grand-mère aussi … , pour comble d’extraordinaire ! Il vous faut venir sans tarder dîner avec moi, cher garçon, je vous conterai cent histoires sur elles. Vous aurez déjà fait la connaissance de mon petit-fils, Nikidès, au sein des Compagnons, n’est-ce pas ?
— Assurément, messire. » Le nom lui disait effectivement quelque chose, mais sans qu’il parvienne, en dépit de tous ses efforts, à mettre une tête dessus. Il avait vu tellement de monde, la nuit dernière … !
Le lord Chancelier s’en montra charmé. « Je suis sûr que vous ferez une bonne paire d’amis, tous les deux. Est-ce qu’on vous a donné un écuyer ? »
Tobin lui présenta Ki, toujours campé au bas des marches avec Orun.
Hylus loucha sur lui un petit moment. « Sieur Larenth ? fit-il finalement. Je ne connais pas ce nom-là. Il n’en est pas moins beau garçon, le gaillard ! Soyez les très bienvenus l’un et l’autre. » Il considéra Tobin derechef avec un redoublement d’attention puis finit par lui désigner l’homme installé à ses côtés. « Au fait, permettez-moi de vous présenter le magicien de votre oncle ? Lord Nyrin. »
Tobin sentit son cœur lui marteler de nouveau les côtes pendant qu’il rendait à Nyrin salut pour salut. Mais ce qui déchaînait ces chamades, c’étaient les avertissements d’Arkoniel plutôt que quoi que ce soit dans l’aspect de l’individu, car celui-ci n’avait rien que de très ordinaire. Après l’avoir poliment questionné sur son voyage et le manoir qu’il avait dû quitter puis lui avoir parlé de ses parents en termes des plus aimables, il demanda:
« Vous aimez les démonstrations de magie, mon prince ?
— Non », répondit-il du tac au tac. Arkoniel avait eu beau faire de son mieux pour éveiller son intérêt dans ce domaine - Ki adorait tous les trucs de ce genre -, il persistait à trouver trop déconcertants la plupart des tours de passe-passe et d’illusionnisme. Et il n’avait aucune envie de fournir à cet étranger la moindre apparence d’encouragement.
Le magicien ne fit pas mine d’en être offusqué. « Je me rappelle la nuit de votre naissance, prince Tobin. À l’époque, vous n’aviez pas cette marque au menton. Mais vous en portiez une autre, m’est avis, non ?
— Celle-ci n’est qu’une cicatrice. Sans doute est-ce à ma marque de sagesse que vous faites allusion.
— Ah, voilà, oui oui. Curieuses choses que de telles marques. Me serait-il possible de voir ce que la vôtre est devenue ? Je me suis fait toute une étude de ce sujet-là. »
Tobin retroussa sa manche et exhiba la marque rouge sous le nez de Nyrin et d’Hylus. Si Nari la qualifiait de « bouton de rose », il trouvait, lui, qu’elle ressemblait plutôt à un cœur de grouse.
Nyrin la recouvrit du bout de deux doigts sans que se modifie l’expression de sa physionomie, mais Tobin se sentit parcouru par un picotement désagréable et vit un instant se durcir et devenir lointains les yeux de jaspe, exactement comme le faisaient ceux d’Arkoniel quand il se livrait à des opérations magiques. À ce détail près que jamais Arkoniel n’avait opéré sur lui sans en avoir demandé la permission d’abord.
Révolté par le procédé, Tobin se dégagea brusquement. « Cessez de me brutaliser, monsieur ! » Nyrin salua bien bas.
« Mes excuses, prince. J’étais simplement en train de lire la marque.
C’est un fait qu’elle dénote infiniment de sagesse. Vous êtes des plus fortuné.
— Il l’avait bien dit, pourtant, qu’il ne goûtait pas les escamotages … , murmura le lord Chancelier sans dissimuler la réprobation que lui inspirait la conduite du magicien. Sa mère était tout à fait pareille, au même âge.
— Mes excuses, répéta Nyrin. J’espère que vous me permettrez de me racheter, un autre jour, prince Tobin.
— Si tel est votre désir, messire. » Pour une fois, Tobin sut gré à ce mâtin d’Orun de lui surgir comme un balourd sur les arrières afin de le remmener au bercail. Une fois certain qu’on ne pouvait plus le voir de l’estrade, il remonta sa manche pour examiner sa marque de naissance et s’assurer si Nyrin ne l’aurait pas traficotée de quelque façon. Mais elle était en apparence demeurée telle qu’il l’avait toujours connue.
« Cela s’est assez bien passé, ma foi, ronchonna Orun tout en les reconduisant à leur chambre. Vous auriez néanmoins tout intérêt à faire preuve de plus de civilité vis-à-vis de Nyrin. C’est un homme puissant. »
Cette dernière réflexion exaspéra Tobin. Se trouvait il parmi les puissants d’Ero un seul homme aimable ? se demanda-t-il. Juste avant de prendre congé, son gardien lui promit qu’ils souperaient ensemble dans quelques jours et se retira.
Après avoir décoché dans le dos du vieux sa plus laide grimace, Ki tourna vers Tobin un regard anxieux. « Le magicien t’a fait mal, tout à l’heure ?
— Non. Je déteste qu’on me pelote, c’est tout. » Molay avait étalé à leur intention deux beaux justaucorps de cuir analogues à ceux que portaient Korin et Caliel, mais Tobin les trouva beaucoup trop rigides et coquets pour son goût.
Aussi dépêcha-t-il Ki chercher les cuirs usagés qu’ils avaient emportés du manoir. Ignorant superbement le désarroi du valet de chambre qui répugnait manifestement à lui voir enfiler une tenue d’une telle rusticité, c’est avec joie qu’il retrouva le confort de ses vieux effets. Aussitôt équipés de la sorte, Ki et lui raflèrent leurs épées, leurs heaumes et leurs arcs et, s’élançant derrière le petit page qui n’attendait qu’eux, se dirigèrent vers l’entrée principale.
Tout à son bonheur de pratiquer finalement quelque chose qui ressemblait à une activité guerrière, Tobin ne s’avisa même pas des drôles de regards que suscitait leur passage jusqu’au moment où Ki le tirailla par la manche et lui signala d’un coup de menton deux gentilshommes en grand arroi qui les dévisageaient d’un air manifestement indigné.
« Ce serait à moi de trimbaler ton attirail, marmonna Ki. Ils doivent nous prendre pour une paire de soldats péquenots venus de la rue jouer les badauds là-dedans ! »
Le page l’entendit. Il bomba le torse et proclama d’une voix claironnante
: « Place à Son Altesse le prince Tobin d’Ero ! »
Ces mots produisirent un effet littéralement magique. Tout ce qu’il y avait là de noblesse pimpante à grommeler s’écarta devant eux et se répandit en courbettes au fur et à mesure que Tobin et Ki s’avançaient, avec leurs godillots crottés et leurs cuirs éraillés. Tobin eut beau s’efforcer de copier les hochements de tête altiers de lord Orun, l’effet s’en trouvait probablement gâché par les pouffements étouffés de Ki sur ses talons.
À l’entrée du palais, le page esquissa un pas de côté pour s’effacer puis plongea dans une révérence profonde mais pas assez preste pour dissimuler ses propres fous rires.
« Comment t’appelles-tu ? demanda Tobin.
Baldus, mon prince.
— Bien joué, Baldus. »
Les Compagnons s’entraînaient en plein air sur un vaste terrain situé près du centre du Palatin. Celui-ci comportait des manèges pour l’équitation, des arènes pour l’escrime, des lices pour le tir à l’arc et des écuries que dominait la haute stature d’un temple des Quatre où les garçons couraient chaque matin faire un sacrifice à Sakor.
Les Compagnons et leurs écuyers s’exerçaient sur les lices de tir à l’arc lorsque se présentèrent Tobin et Ki. Du plus loin qu’il les aperçut, Tobin se rendit compte qu’ils portaient tous des tenues aussi élégantes que celle de Korin. Il se trouvait également des quantités de spectateurs tout autour du terrain. Il reconnut là certains des convives de la nuit précédente, mais sans réussir à se rappeler la plupart de leurs noms. Pas mal de filles figuraient aussi dans l’assistance, parées de robes éclatantes et de légères capes de soie que la brise matinale faisait palpiter comme des ailes de papillons.
D’aucunes allaient et venaient en touche, montées sur des palefrois pimpants. D’autres s’amusaient à tirer à la cible ou à faire voler leurs faucons. À la façon dont Ki les suivait des yeux, Tobin le soupçonna de chercher à repérer la chevelure auburn d’Aliya.
Maître Porion ne sembla nullement choqué de la manière dont ils étaient accoutrés.
« Si j’en crois l’état de vos cuirs, vous avez dû vous entraîner contre des ours et des couguars, observa-t-il simplement. Vos camarades étant en train de s’exercer à l’arc, autant débuter vous-mêmes par là. »
Korin pouvait bien jouer les seigneur et maître à la table de sa compagnie, c’était Porion qui commandait ici. En le voyant approcher, les dix-huit garçons pivotèrent comme un seul homme pour le saluer avec déférence, le poing sur le cœur. Quelques-uns camouflèrent un sourire en coin derrière leur main lorsqu’ils découvrirent les piteux costumes des arrivants. Un gros rire isolé fusa même du sein de la foule des spectateurs, et Tobin eut une seconde l’impression de discerner parmi eux la bouille blafarde de sieur Moriel.
Les justaucorps d’entraînement portés par les Compagnons se révélèrent aussi somptueux que leurs atours du banquet. Ils étaient surpiqués d’applications multicolores évoquant des scènes de chasse ou de bataille.
Des motifs d’or et d’argent sophistiqués agrémentaient fourreaux et carquois. Tobin se fit l’effet d’être aussi terne qu’un coucou dans cette volière exotique. Les écuyers eux-mêmes avaient meilleure tournure que lui.
Rappelle-toi de qui tu es le fils, songea-t-il, et il carra ses épaules.
« C’est aujourd’hui que vous devenez pour de bon l’un des Compagnons royaux, l’avertit Porion. Je sais que je n’ai rien à vous apprendre sur le chapitre de l’honneur, je ne suis pas près d’oublier qui vous aviez pour père.
En l’occurrence, le seul ordre que j’aie à vous donner est d’y adjoindre la règle d’or du Compagnon : "Tous ensemble". Nous ne faisons qu’un pour servir le prince royal, et nous ne faisons qu’un avec lui pour servir-le roi et Skala. Point d’affrontement entre nous. Si vous avez un motif quelconque de vous plaindre de l’un de vos camarades, présentez vos doléances au cercle. » Il indiqua d’un geste l’enceinte de pierre du terrain d’escrime. « Les paroles s’y confrontent aux paroles, et c’est moi qui les juge. On n’échange de coups que là. Frapper l’un de ses Compagnons est une infraction grave et passible du fouet sur les degrés du temple. Tout Compagnon qui transgresse la règle est puni par Korin, tout écuyer par son propre maître. N’est-il pas vrai, Arius ? »
L’un des écuyers qu’avait fait sourire le justaucorps de Tobin répondit au maître d’armes par un hochement penaud.
« Mais je présume que ce genre de problème ne se posera pas avec vous deux. Venez, maintenant, me montrer un peu comment vous tirez. »
Il suffit à Tobin d’entrer en lice pour commencer à se tranquilliser. Après tout, les cibles ressemblaient tout à fait à celles sur lesquelles il s’était entraîné chez lui: « œil-de-bœuf », « latte » et sac empli de paille pour les coups directs, disques de tissu lancés en l’air pour les coups paraboliques.
Après avoir contrôlé la tension de sa corde et repéré la direction du vent comme on le lui avait enseigné, puis bien écarté les pieds, il encocha l’une des belles flèches neuves empennées tout exprès pour lui par Koni avec des plumes zébrées de chouette qu’il avait un jour trouvées dans la forêt.
Une brusque rafale qui balaya le terrain déporta au diable son premier trait, mais les quatre suivants atteignirent « l’œil-de-bœuf », et tous à deux doigts du mille. Il en décocha cinq autres droit au sac puis réussit à frapper trois des cinq « lattes » plantées dans le sol. Il s’était montré plus adroit d’autres fois, mais ce score lui valut de la part de ses pairs force acclamations et plein de tapes amicales sur les épaules.
Ki lui succéda, et de manière tout aussi honorable. De là, on gagna directement le terrain d’escrime, et Tobin se vit opposer ce rondouillard rouquin de Nikidès que le lord Chancelier Hylus avait avoué pour son petit-fils. Quoique plus âgé que Lutha, il était d’une taille mieux assortie à celle de Tobin. Il portait un heaume d’acier poli qui brillait comme de l’argent, et dont des ciselures en bronze rehaussaient galamment les bords et le nasal, mais il y avait dans sa posture quelque chose de mal assuré. Après avoir bouclé son propre heaume on ne peut plus simplet, Tobin pénétra dans l’arène pour l’affrontement. Comme ils se saluaient l’un l’autre avec leur épée de bois, son premier combat contre Ki lui revint en mémoire. Cette fois, tout nouveau qu’il était pour lui, l’adversaire ne le prendrait pas au dépourvu.
Loin de leur imposer de lents préliminaires ou quelques cérémonies que ce soit, Porion se contenta de brandir sa propre épée puis de l’abaisser en criant : « Au boulot, les gars ! »
Tobin poussa une botte et franchit la garde de Nikidès avec une facilité déconcertante. Alors qu’il s’attendait à une riposte rapide, Nikidès se révéla aussi gauche que lent. Il suffit de quelques minutes à Tobin pour le refouler jusqu’à la lisière du cercle, lui faire sauter l’épée des mains puis pour lui porter un coup mortel en pleine bedaine.
« Bel assaut, prince Tobin », marmonna le vaincu en lui serrant la main.
Tobin fut à nouveau frappé par l’extrême douceur de sa paume, et ce d’autant plus qu’était plus rugueuse celle des guerriers parmi lesquels il avait vécu jusqu’alors.
« Voyons voir ce que ça donne avec quelqu’un d’un peu plus coriace », dit Porion, qui manda Quirion dans l’arène. Ce dernier avait quatorze ans, il était de quelque trois pouces plus grand que Nikidès et nettement plus svelte. En plus, il était gaucher, mais Tharin avait tenu à ce que Tobin s’entraîne avec Maniès et Aladar, au fort, de sorte que ce détail n’était pas fait pour déconcerter le gamin. Il déplaça son poids pour s’adapter à la différence et contra solidement la première attaque de l’adversaire. Ce garçon-là se battait mieux que le précédent, et il réussit à lui porter à la cuisse un coup violent. Tobin se ressaisit sans tarder, faufila sa latte sous celle de Quirion, la lui releva de force et en profita pour l’étriper. Ce qui fit pousser à Ki un hourra triomphal en touche.
Pour le coup, Porion s’abstint de tout commentaire et fit simplement signe à Lutha d’entrer en lice. L’ancien benjamin était plus petit que Tobin, mais il avait un regard aigu, de la prestesse, et l’avantage d’avoir regardé se battre le nouveau venu. Tobin ne tarda pas à se retrouver singulièrement pressé, ce qui le contraignit à tourner en rond pour éviter de se voir repoussé au-delà du périmètre défini par les pierres.
Lutha combattait avec un grand sourire aux lèvres, et Tobin entendit presque la voix de Tharin grommeler:
Un vrai guerrier, ce trois-pommes-là !
Il se reprit alors et entreprit de le refouler en lui faisant pleuvoir sur la tête une volée de coups qui réduisaient Lutha à la stricte défensive. Tout en ayant vaguement conscience des acclamations qui les entouraient, la seule chose qu’il fût capable de voir, c’était la silhouette courbée devant lui et qui le narguait hardiment. Il était certain que Lutha se trouvait sur le point de battre en retraite quand sa propre épée vola en éclats. L’autre ne fit qu’un bond sur lui, ce qui le contraignit à l’esquive pour s’épargner un revers fatal.
Recourant alors à l’une des filouteries dont la sœur de Ki leur avait fait la démonstration, il freina son propre élan et mit à profit la posture déséquilibrée de Lutha pour lui décocher un croc-en-jambe. À sa grande surprise, cela marcha, et Lutha s’écroula à plat ventre. Sans lui laisser le temps de se rétablir, Tobin lui sauta sur le râble, lui passa un bras autour du cou et fit semblant de lui trancher la gorge avec ce qui lui restait d’épée.
« Tu ne peux pas faire un truc pareil ! protesta Caliel.
— Tu peux si tu sais comment », décréta Porion. Tobin cessa d’écraser Lutha et lui tendit la main pour l’aider à se relever.
« Qui t’a enseigné ce coup-là ? demanda le garçon tout en s’époussetant.
— La sœur de Ki. »
Cette déclaration fut accueillie par un silence assourdissant. Tobin distingua un mélange de goguenardise et d’incrédulité sur les traits de nombre des spectateurs massés tout autour du cercle.
« Une fille ? fit Alben d’un ton méprisant.
— Elle est un guerrier », rectifia Ki, mais sans que personne ait l’air de l’entendre.
Lutha échangea une poignée de mains avec Tobin. « Eh bien, c’est un sacré coup. Il faudra que tu me l’apprennes.
— Qui est le candidat suivant contre notre couguar des montagnes ? demanda Porion. Allez … , il vient de cravacher trois d’entre vous ! Non, pas toi, Zusthra. Tu es trop grand pour lui, tu le sais. Pareil pour toi, Caliel. Au fait, Alben, je ne t’ai pas encore entendu te manifester beaucoup, aujourd’hui. »
Âgé de quatorze ans, élancé, noiraud, Alben avait une bouche boudeuse et une luisante chevelure d’un noir bleuté qu’il portait en queue de cheval jusqu’à mi-dos. Il fit des tas de façons pour la relever puis se la nouer derrière la nuque avant d’aller d’un pas tranquille prendre place dans l’arène face à Tobin. Un tas de filles fendirent la presse pour se retrouver aux premières loges, notamment Aliya et sa bande d’amies.
« Plus de vos vilaines tricheries, maintenant, prince Couguar », murmura-t-il en faisant tournoyer sa latte de bois d’une main dans l’autre comme un bâton de jongleur.
Mis en méfiance par ce genre de cabotinage, Tobin recula d’un pas et se mit en position de salut. Avec un signe de tête plein d’insinuations sournoises, Alben fit de même.
Dès le début de l’affrontement, toute espèce de frime disparut. Alben se battait comme Lutha, de manière agressive et adroite, le bénéfice de la taille et de la force en sus. Déjà fatigué par ses précédents assauts, Tobin devait s’échiner plutôt à ne jamais baisser sa garde qu’à pousser la moindre pointe.
Il avait mal aux bras, et sa cuisse se ressentait douloureusement du coup qu’il avait reçu de Quirion. S’il s’était trouvé à l’exercice avec Tharin, il aurait peut-être envisagé de déclarer forfait ou du moins réclamé une trêve.
Alors que, là, il ne songeait qu’à la manière dédaigneuse dont son adversaire avait osé parler de la sœur de Ki et se jeter dans le combat.
Alben mettait toute sa violence à le heurter avec la tête ou les épaules chaque fois qu’il en voyait la possibilité. Mais Tobin n’était pas sans avoir, grâce à Ki, quelque expérience de cette sorte de brutalité grossière, et il lui rendait la monnaie de sa pièce. Il commençait à penser que cela pouvait être pour rire, en définitive, qu’ils avaient trouvé là conjointement un moyen de lier amitié, mais la hargne qui se lisait sur les traits d’Alben suffit à le persuader du contraire. Le bougre n’aimait pas se voir concurrencer par un garçon plus jeune, ou du moins pas par lui. Du coup, Tobin redonna libre cours à sa colère. Et lorsqu’un coup de coude lui défonça le nez, la douleur suffit à lui rendre toute sa vigueur, et il éclata de rire tout haut quand il sentit le choc de sa latte contre celle d’Alben.
La chance de Sakor était encore en sa faveur, à moins que les dieux n’aient décidé de haïr un railleur ce jour-là, car il réussit à le déséquilibrer en recourant exactement à la même filouterie qu’avec Lutha. Alben tomba à la renverse, le souffle littéralement coupé. Tobin lui bondit dessus et lui épingla l’emplacement du cœur avec la pointe de son épée.
« Tu te rends ? »
L’autre le foudroya du regard mais comprit qu’il n’avait pas le choix. « Je me rends. »
Tobin le libéra et sortit du cercle pour gagner l’endroit où Korin et Ki se tenaient en compagnie de Porion.
« Notre nouveau Compagnon vient de subir l’épreuve du sang », fit observer le maître d’armes.
Tobin le regarda d’un air ahuri, puis il s’avisa que Ki lui tendait une serviette.
« Ton nez, Tobin. Un coup marqué contre toi, par parenthèse … »
Tobin s’empara de la serviette et torcha son nez et son menton tout ensanglantés. La vue du linge maculé lui remémora un fragment fugitif de rêve.
Tu voir sang, tu venir voir me. Ici.
Il secoua la tête, pendant que Korin et certains des autres lui administraient autant de tapes dans le dos que de compliments : « Quelle fine lame tu fais ! » Il ne voyait rien que d’honorable dans cet épanchement de sang. Et il lui faudrait rentrer dare-dare à la maison pour si peu de chose ? Un rêve idiot, voilà ce que ç’avait été, juste un rêve idiot…
« Mais regarde-toi ! À peine à la moitié de ta croissance, et tu as déjà démoli la moitié des Compagnons royaux », dit Korin. Il avait l’œil clair, aujourd’hui, et Tobin se retrouva tout fier des éloges de son aîné.
« Qui t’a appris à te battre aussi bien, cousinet ? Quand même pas la sœur de Ki, si ?
— J’ai eu pour professeurs mon père et sieur Tharin, répondit-il. Et Ki.
Nous nous entraînons ensemble.
— Quand tu te seras un peu reposé, vous consentiriez, toi et lui, à nous offrir un petit duel ?
— Mais certainement, maître d’armes. »
Après que Ki fut allé lui remplir un cruchon de cidre au tonneau voisin, ils regardèrent Korin et Caliel rivaliser d’assauts tandis que Tobin se délassait. Nikidès et Lutha les rejoignirent avec leurs écuyers, Ruan et Barieüs. Les autres Compagnons gardèrent leurs distances pour observer le prince. Après les éloges reçus de ce dernier et de Porion, cela faisait un drôle d’effet, cette affectation de bande à part.
« Est-ce que j’ai commis un impair ? » demanda Tobin à Lutha.
Celui-ci se mit à regarder ses pieds et haussa les épaules.
« Alben n’aime pas qu’on le batte.
— Aucun de vous deux n’a aimé ça non plus. » Nouveau haussement d’épaules de Lutha.
« Lutha te battra la prochaine fois, maintenant qu’il sait comment tu combats, dit Nikidès. Ou peut-être pas, mais il a ses chances, et puis il est toujours beau joueur. Et pour ce qu’il en est de moi, la cause est d’avance entendue.
— Cela reste à voir, riposta Tobin, quoique prêt à gager qu’il avait raison.
— Non, pas contre toi, maintint Nikidès, d’un ton semblait-il indifférent.
Mais ça n’a pas d’importance. Nous ne nous trouvons pas tous ici parce que nous sommes de valeureux guerriers, prince Tobin. »
Avant que Tobin ait pu lui demander ce qu’il voulait dire par là, la rencontre de leurs deux aînés s’était achevée, et Porion l’appelait à regagner l’arène avec Ki.
« Pas trop tôt, hein ? chuchota joyeusement ce dernier. Not’grand jeu qu’on va t’leur faire, et sans chiqué, nous ! »
Mettant de côté leurs lattes de bois, ils dégainèrent l’acier pour se livrer à un duel où tous les coups étaient permis, jouant des coudes, des genoux et entrechoquant leurs heaumes. Vociférant leurs cris de guerre, ils luttèrent avec tant d’ardeur qu’ils soulevaient des tourbillons de poussière plus hauts qu’eux et que la sueur eut tôt fait de tremper et leur maille et leur justaucorps. L’acier sonnait contre l’acier tandis qu’ils tâchaient chacun d’enfoncer la garde de l’autre, et Ki manqua de peu fracasser la main d’épée de Tobin, qui lui assena en retour un formidable plat de lame sur le heaume, mais sans qu’aucun des deux fléchisse pour si peu. Aussi longtemps que se poursuivit leur combat, rien d’autre ne compta que lui, et tous deux s’y adonnaient à corps perdu, plongés en pleine familiarité. Ils avaient fait cela si souvent et se révélaient si parfaitement assortis que leur affrontement ne débouchant finalement que sur un perpétuel ex aequo Porion déclara match nul.
À peine eurent-ils mis fin à leur empoignade, hors d’haleine et pantelants, qu’ils se retrouvèrent au cœur d’une cohue de spectateurs. Les admiratrices d’Alben étaient nombreuses à n’avoir plus d’yeux que pour eux, maintenant. Ki s’en aperçut et faillit s’empêtrer dans ses propres pieds.
Aliya se détourna pour dire quelque chose à sa voisine, une jeune fille blonde et gracile, et elles se mirent à rire toutes les deux. Debout derrière elles, une brunette plus jeune et à peu près de l’âge de Tobin fixait sur lui des prunelles sombres à l’expression sérieuse. Il ne se souvenait pas de l’avoir déjà vue. S’apercevant qu’il la regardait, elle s’évanouit aussitôt dans la foule environnante.
« Par la Flamme ! s’exclama Korin, vous ne plaisantiez pas quand vous m’avez dit que vous ne faisiez rien d’autre que vous battre, dans vos montagnes ! » Le glorieux Alben lui-même ne put faire la fine bouche, dès lors que Korin manifestait tant d’enthousiasme.
Là-dessus, les gamins reçurent la permission de prendre encore un peu de repos, mais ils se virent tous deux très sollicités durant le reste de l’après-midi par les plus jeunes des Compagnons et des écuyers.
Mais pas pour affronter le prince Korin, remarqua Tobin. Korin ne se battait qu’avec Caliel et Porion, qu’il défaisait d’ailleurs l’un et l’autre la plupart du temps. Tobin était loin de se plaindre qu’on ne le lui donne pas pour partenaire. Il avait eu bien assez de mal à vaincre Alben. De toute la bande, au demeurant, c’est Lutha qu’il considérait déjà comme son rival le plus sérieux. Et si celui-ci était aussi susceptible qu’Alben de lui donner du fil à retordre, il le trouvait en revanche nettement plus à son goût.
14
Ki fut bien content d’apprendre qu’il n’y avait pas de grand festin prévu pour leur deuxième soirée à Ero. Ce programme allait lui permettre de commencer à assumer la partie du service à table qui devait désormais lui incomber au mess des Compagnons. La conduite du repas, servi dans une pièce plus intime, ressemblait à celle de n’importe quelle noble maisonnée.
Quelques musiciens jouaient pour le plaisir des convives, et des estafettes du roi lisaient à haute voix les dépêches et le compte rendu détaillé des dernières batailles qui s’étaient livrées.
Chaque écuyer jouait un rôle spécifique. À Tanil revenait la tâche de trancher les viandes de chacun des plats, et l’écuyer de Caliel, Mylirin, armé des quatre couteaux que réclamaient les différents pains, tenait lieu de panetier. La plus haute distinction était attachée à ces deux offices.
En sa qualité de sommelier, Garol faisait œuvre d’alchimiste, puisqu’il lui appartenait de doser le mélange des vins, des épices et de l’eau. Sa charge n’allait pas sans danger, car elle l’obligeait aussi à « l’épreuve de bouche » destinée à juger de la qualité des boissons, si bien que ses pareils étaient habituellement les premières victimes des poisons visant à supprimer le maître de maison. Toutefois, s’il fallait en croire cet espiègle de sieur Ruan, c’étaient bien plutôt les convives que les mixtures trop alcoolisées de Garol qui risquaient de les faire tous passer de vie à trépas.
L’écuyer d’Orneüs, un garçon gracieux et discret que l’on avait surnommé Lynx, était tenu, comme échanson, de verser les vins appropriés à chacun des mets sans jamais laisser vides les coupes à pied. Ruan exerçait les fonctions dites d’« aumônier », en ce sens qu’il lui appartenait de rassembler les reliefs de la nourriture et de les faire parvenir aux portes du Palatin pour qu’on les y distribue aux mendiants. Pompeusement qualifiés d’« introducteurs », Ki et les autres ne faisaient rien de plus noble que de courir aux cuisines et d’en rapporter les plats, leur chef de corps étant l’écuyer de Zusthra, Chylnir. Besogne qui, par malheur, mettait Ki à l’entière merci de ses compagnons d’armes les moins sympathiques.
En dépit de tous les secours qu’en bon copain lui prodiguait sieur Barieüs, il se trouva ce premier soir constamment un pas en arrière ou bien coupable de quelque oubli. Il ne devait rien espérer d’Arius et de Mago, beaucoup trop occupés à le toiser du haut de leur long nez pour lui consentir la moindre assistance. Ce sans compter que Chylnir, enfin, se montrait chiche de patience avec n’importe lequel d’entre eux.
Offrir à Tobin un spectacle aussi pitoyable, au vu et au su des autres, voilà cependant ce qui blessa le plus Ki dans son orgueil. Car il perpétra l’exploit, dès ce premier soir, de renverser deux jattes de sauce, et il faillit en plus coiffer Korin de col de cygne en daube fumant quand Mago s’arrangea pour lui cogner le coude. Après quoi, non content d’avoir achevé son service tout éclaboussé de jus graisseux et de coulis de prune, il lui fallut encore avaler sa ration de petites mines et de ricanements jusqu’à la fin de la soirée, consacrée à se divertir au coin du feu. Korin avait eu pourtant la bonne grâce de prendre les choses à la blague, et si Tobin ne s’était par bonheur même pas douté de ces avanies, il ne se sentait manifestement pas non plus si peu que ce soit déshonoré par les maladresses de son écuyer. Celui-ci n’en alla pas moins s’asseoir tout seul en dehors du cercle de lumière, trop conscient, hélas, de n’être pas à sa place en pareille compagnie pour ne pas succomber au cafard.
En fait, Tobin s’avisa bien que quelque chose le tracassait, mais sans deviner de quoi il pouvait bien s’agir. Il avait été d’autant plus fier de lui durant le repas que le prince Korin était allé jusqu’à lui faire des éloges.
Or, l’humeur de Ki ne sembla nullement s’éclaircir lorsque, au coin du feu, ce soir-là, Porion et les plus âgés des garçons se mirent à raconter des histoires sur les fantômes du palais, non sans s’étendre avec force détails sur les différentes apparitions comme sur les lieux où l’on courait le plus de risques de se retrouver nez à nez avec elles. En fait, il y avait des vierges en larmes et des amants sans tête dans tous les coins, s’il fallait en croire ces contes, mais le spectre le plus terrifiant n’était autre que celui d’Agnalain la Folle en personne.
« Notre grand-mère hante constamment les salles mêmes que nous occupons, dit Korin en venant s’installer tout près de son cousin pour lui confier la chose.
Elle est coiffée d’une couronne d’or d’où le sang ruisselle sur sa figure et sur sa robe, le sang de tous les innocents qu’elle a expédiés aux chambres de torture, condamnés à la potence et enfermés dans les cages à corbeaux. Elle porte au poing une épée sanglante, et à sa ceinture dorée sont suspendues les bites de tous les consorts et de tous les Jules qu’elle s’est farcie.
— Et c’en fait combien ? demanda quelqu’un, mais d’un ton qui prouvait assez que la question ne datait pas d’hier.
— Des centaines ! » s’extasia l’auditoire d’une seule voix.
Il suffit à Tobin de voir les sourires qu’échangeaient les garçons les plus jeunes pour deviner qu’il ne s’agissait en l’occurrence que d’une épreuve destinée à voir si les deux nouveaux Compagnons manifesteraient quelque effroi. Pour sa part, il avait jusque-là suffisamment fréquenté de lieux hantés pour percevoir d’emblée ceux qui l’étaient véritablement; or, il était sûr pour l’instant de ne pas avoir ressenti la moindre impression de ce genre au palais, pas plus d’ailleurs que parmi les morts de la nécropole royale.
À la dérobée, il jeta un nouveau coup d’œil du côté de Ki, recroquevillé dans la jonchée sur le bord extérieur du cercle éclairé par les flammes. En dépit de l’expression de profond ennui que son ami s’appliquait à conserver, Tobin crut discerner un certain malaise au fond de ses yeux. Mais, après tout, peut-être bien que sa longue pratique de Frère lui rôdant autour ne l’avait toujours pas guéri de ses frousses …
Au fur et à mesure que se déballaient les contes à propos de têtes en suspens, de mains spectrales et de lèvres invisibles soufflant les lampes en pleine nuit, Tobin en vint à se rendre compte qu’il finissait par n’être plus tout à fait sûr de sa propre bravoure. Et après qu’il eut regagné son immense chambre à coucher peuplée d’ombres, la compagnie de Ki lui procura un contentement plus vif encore qu’à l’accoutumée, tout comme la présence du petit Baldus couché sur sa paillasse près de la porte.
« Tu as déjà vu un fantôme, ici ? » demanda-t-il à ce dernier quand les autres serviteurs se furent retirés pour la nuit. Molay dormait lui-même sur une paillasse jetée en travers du seuil, dehors, pour monter la garde.
« Oh, ça oui ! Et pas qu’un, tout plein … », répondit l’enfant, d’un ton des plus enjoué.
Tobin referma bien soigneusement les rideaux du lit puis échangea avec Ki un regard assez peu rassuré. La couche avait beau être assez large pour accueillir une famille entière, ils ne s’en pelotonnèrent pas moins de manière à ce que leurs épaules restent étroitement en contact.
Ils furent réveillés au bout d’un certain temps par des bruits menaçants de bagarre et des cliquetis qui leur parvenaient de tous les côtés à la fois.
« Baldus ? Que se passe-t-il ? » appela Tobin. Quelqu’un avait éteint toutes les lampes. On n’y voyait strictement rien.
Le tapage devint infernal et cerna le lit. Les deux gamins se retrouvèrent d’un bond à genoux, dos à dos.
Des luminescences surnaturelles les enveloppèrent lorsque des mains blêmes de mort écartèrent brusquement les courtines du baldaquin.
Tobin refoula un cri de terreur. La chambre pullulait de créatures hirsutes et bossues qui gémissaient et brandissaient de longs ossements blanchâtres qu’elles faisaient s’entrechoquer tout en déambulant autour du lit. À l’envie de hurler succéda bien vite un rire étouffé.
En dépit du peu de lumière, il venait de reconnaître les traits de Korin et de Caliel sous la peinture noire et blanche qui les recouvrait. Ils portaient de longs manteaux noirs et ce qui se révéla n’être que des perruques faites de cordes effilochées. L’éclairage provenait d’une quantité de pierres phosphorescentes disposées sur des perches que trimbalaient certaines des « apparitions ». Il y avait là trop de monde pour qu’il ne s’agît que des Compagnons; un examen plus attentif lui permit d’identifier dans le nombre tel ou tel des jouvenceaux et jouvencelles nobles qui baguenaudaient dans les parages des terrains d’entraînement. Des relents de vin, s’aperçut-il aussi, flottaient autour d’eux. Accroupi sur sa paillasse à côté de la porte, Baldus avait les deux mains plaquées sur sa bouche, mais ce qui le secouait si fort devait être non pas la frousse mais des fous rires.
« Êtes-vous des fantômes ? s’enquit Tobin en tâchant de toutes ses forces de conserver son propre sérieux.
— Nous sommes les fantômes du Palais Vieux ! hulula Caliel. Il te faut prouver ta valeur, nouveau Compagnon. Toi et ton écuyer, vous devez pénétrer dans la chambre interdite et prendre place sur le trône de la reine folle.
— Eh bien, soit. Viens, Ki. » Tobin se glissa hors du lit et renfila ses culottes de la journée.
L’escorte fantomatique leur banda les yeux puis les souleva de terre pour les emporter, avant de les déposer, au terme de ce qui leur parut être un assez long trajet, dans un lieu glacial où régnait un profond silence et qui sentait la mer et le moisi.
Une fois rétabli sur ses pieds et débarrassé de son bandeau, Tobin se découvrit campé à côté de Ki dans un corridor similaire à la plupart de ceux qu’ils avaient déjà pu voir dans le Palais Vieux, à ce détail près qu’il se trouvait, lui, prodigieusement délabré. Le bassin à poissons du centre était à sec et engorgé de feuilles mortes, et les étoiles glissaient un œil par les trous du toit. Ce qui subsistait de peintures sur les murs battus par les pluies s’écaillait, tout décoloré. Devant eux se dressèrent enfin les battants d’une porte qui ne différaient de ceux de la porte d’entrée du palais que par leur revêtement d’or et par le fait qu’ils étaient condamnés par de grands sceaux de plomb apposés sur tout leur pourtour et frappés d’empreintes d’aspect officiel.
Leurs ravisseurs n’avaient plus l’air aussi follement grotesques, avec leurs robes et leurs perruques, ici.
« Vous voici devant l’ancienne salle du trône, la chambre interdite, déclama Korin. C’est dans ces lieux qu’Agnalain la Folle fit en un seul jour exécuter une centaine de traîtres avant de boire leur sang. C’est dans ces lieux qu’elle s’offrit une douzaine de consorts puis les expédia à la mort.
C’est du haut de ce même trône qu’elle ordonna d’installer cinq cents cages à corbeaux le long de la grand-route qui mène d’Ero à Ylani et de remplir chacune d’entre elles de condamnés. Elle n’a cessé depuis lors d’arpenter ces salles et d’occuper ce trône. » Il brandit une main blafarde et pointa l’index vers Tobin. « C’est dans ces mêmes lieux que, sous les yeux des témoins que voici, toi et ton écuyer devez aller la retrouver. Vous devez pénétrer dans la chambre interdite et vous asseoir sur les genoux de la reine folle, faute de quoi vous ne faites pas un avec nous, et vous n’êtes pas des guerriers ! »
Leur cortège les entraîna par une porte latérale et les introduisit dans une longue pièce où s’ouvrait une étroite fenêtre. Après avoir emprunté celle-ci pour sortir, il leur fallut suivre une large corniche qui surplombait les jardins de fort haut puis escalader un nouvel entablement et se faufiler par un volet brisé pour pénétrer dans la salle d’audience.
Jusque-là, les choses avaient été relativement simples mais, une fois dedans, ils eurent l’impression qu’ils venaient de tomber dans un abîme de ténèbres. Il leur fut tout d’abord impossible de rien distinguer, et l’écho de chaque murmure, de chaque pas fait à tâtons semblait s’engloutir aussitôt dans l’espace apparemment infini qui les entourait.
Tobin entendait nettement les autres, là, dehors, sur la corniche, et il comprit que toute la bande était à l’écoute de leurs réactions. Quelqu’un jeta à l’intérieur l’une des pierres phosphorescentes, une minuscule et qui n’éclairait guère que deux ou trois pieds alentour. Du moins était-ce toujours mieux que rien.
« Tobin, fils de Rhius ! » chuchota une voix de femme du fond des ténèbres.
Tobin sursauta lorsqu’il sentit sur son poignet se refermer la main de Ki.
« Tu as entendu ça ? souffla Ki.
Oui.
— Tu crois que c’est elle ? La reine Agnalain ?
— Je ne sais pas. » Il s’efforça de percevoir la sensation qu’il éprouvait toujours quand Frère se trouvait dans les parages, mais les lieux lui firent l’effet d’être déserts et simplement peuplés de vents coulis.
« Laisse tomber, c’est encore une de leurs blagues pour nous impressionner. S’il y avait vraiment un fantôme qui risque de nous tuer, ils ne nous lanceraient pas dans cette aventure, si ?
— Toi, tu crois que non ? » ronchonna Ki, mais il suivit tout de même lorsque Tobin lui confia la pierre lumineuse avant de s’enfoncer dans le noir.
Au début, cela lui donna l’impression vertigineuse de fouler le vide au bord d’une falaise, mais, grâce à la pierre phosphorescente qui le talonnait et à la lueur des étoiles que laissaient filtrer les volets sur sa droite, il eut tôt fait de discerner les rangées de piliers qui s’évanouissaient dans les ténèbres de part et d’autre de la longue chambre.
Ç’avait été la salle d’audience de la reine Ghërilain, sa salle du trône. Il marqua une pause pour se rappeler à quoi ressemblait celle du Palais Neuf.
Le trône s’y dressait tout au fond, à l’opposé des portes. Et comme, ici, les portes devaient se trouver sur sa droite, c’était à l’extrême gauche qu’il découvrirait forcément le trône de la Fondatrice.
« Prince Tobin ! » appela la voix fantomatique. Elle provenait de sa droite, au contraire.
Il s’immobilisa de nouveau, mais afin cette fois de se rappeler le palais miniature que Père avait réalisé pour lui. Sous les dehors d’une boîte banale, il avait un toit qui se soulevait, révélant dedans la salle du trône de la reine.
Cette salle du trône-ci. Et le trône s’y dressait non pas à l’extrémité, mais au centre, avec la tablette d’or de l’Oracle juste à côté. Plissant les yeux, il réussit, mais de justesse, à repérer sur sa droite, effectivement, une masse sombre qui pouvait bien être une estrade. Et il eut subitement une très grande envie de le voir de ses propres yeux, ce fameux trône, et de la toucher de ses propres mains, cette fameuse tablette d’or. Dût-il y avoir un fantôme de femme, un vrai, ce fantôme-là faisait d’ailleurs partie de sa parenté.
Il se retourna si vivement qu’il emboutit Ki, lequel sursauta, effaré, puis, de nouveau cramponné à lui, haleta : « Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as vu quelque chose ? »
Tobin le prit par l’épaule et dut se rendre à l’évidence qu’il grelottait.
Approchant sa bouche de son oreille, il lui souffla: « Il n’y a pas de fantômes ici. Aucun. Korin et les autres ont tout fait pour nous flanquer la frousse avec leurs salades, ce soir, et nous faire aborder cette épreuve avec les nerfs en pelote. Quand tu penses au costume dont ils s’étaient affublés …
, non mais ! Qui sait mieux que moi - à quoi ça ressemble, un fantôme authentique, hein ? »
Ki s’épanouit en un large sourire, et Tobin fut vaguement tenté durant une seconde de libérer Frère ici même afin de montrer aux autres, justement, de quoi était capable un authentique esprit. Au lieu de quoi il éleva la voix de manière à ce que ceux qui tendaient l’oreille, là-bas derrière, n’en perdent pas une miette, et déclara : « Viens, Ki, le trône est tout près, de ce côté-là. Allons rendre une petite visite à mon excellente grand-mère. »
Faisant sonner bravement leurs pas dont la voûte invisible répercutait l’écho, ils dérangèrent des créatures qui froissèrent mollement la nuit de leurs ailes en prenant le large. Peut-être étaient-ce les esprits des morts mais, dans ce cas, ils gardaient leurs distances.
Exactement comme il l’avait pressenti, le trône se dressait sur une large estrade au beau milieu de la salle. Deux marches permettaient d’y accéder, et il était enveloppé dans une espèce de housse sombre.
« Nous sommes obligés de nous y asseoir, lui rappela Ki. Après vous.
Altesse. »
Tobin accueillit la parodie de révérence dont le gratina son ami par une manière de salut qui n’aurait pas obtenu l’approbation de Nari puis gravit les marches conduisant au trône. Comme il se penchait pour débarrasser celui-ci de la draperie qui le recouvrait, le machin sombre se ramassa sur lui-même pour se métamorphoser en un personnage aux traits livides qui lui sauta dessus, brandissant une épée et criant d’une voix stridente: « Traître ! Traître ! qu’on le mette à mort ! »
Plus stupéfié que terrifié, Tobin serait tombé à la renverse de son perchoir si Ki ne s’était trouvé là pour l’empoigner et rétablir son équilibre d’une poussée. Ils avaient tous deux reconnu la voix, toute contrefaite qu’elle était.
Celle d’Aliya.
« Bon … bonsoir, Grand-Mère ! » lança-t-il, tandis que le reste des fantômes présumés accouraient à la rescousse avec leurs loupiotes. Il essaya d’attraper la main d’Aliya pour la baiser, mais elle la retira précipitamment.
« Oh, il n’est pas drôle du tout ! » piailla-t-elle en trépignant de dépit.
« Je vous avais bien prévenus qu’il ne flancherait pas ! » Korin étreignit Tobin en le soulevant de terre. « Tu me dois dix sesters, Alben. Par la Flamme, il n’y a pas de pleutres dans mon sang ! Et tu ne l’es pas non plus, Ki, bien que je t’aie vu pris d’une sacrée tremblote au moment d’entrer. Mais ne t’en fais pas, tu aurais vu Garo ! … ! » Il tendit la main et arracha la perruque de l’autre écuyer. « Lui a dégringolé du haut des marches et bien failli se fracasser le crâne.
— J’avais trébuché, grommela Garol.
— J’ai bien manqué le faire, moi aussi, reconnut Tobin. Mais uniquement parce qu’Aliya m’a pris au dépourvu. Elle est plus adroite à se camoufler qu’à jouer les spectres.
— Je suppose que tu es expert ? riposta-t-elle.
— En effet. À propos, Korin, tu voudrais me montrer la plaque d’or ? »
Le prince inclina la tête de côté, l’air complètement ahuri. « La quoi ?
— La plaque d’or. Celle sur laquelle est inscrite la prophétie d’Afra. Elle doit se trouver ici, quelque part à côté du trône …
— Il n’y a rien de tel ici. » Il s’empara du bras de Tobin et lui fit faire le tour de l’estrade. Conformément à ses dires, il ne restait nulle part trace de la plaque.
Tout content qu’il était d’avoir surmonté l’épreuve, Tobin fut terriblement désappointé de ne pas découvrir la plaque. Comment se faisait-il d’ailleurs que Korin n’en ait pas entendu parler, lui qui avait toujours vécu ici ? Était-il possible que Père ait commis une erreur ?
Comme on repartait vers la fenêtre pour sortir, il fit volte-face pour jeter un dernier regard alentour et, dégageant son bras que le prince tenait toujours, finit par s’écrier: « Oh, regarde ! Korin, regarde ! »
Il y avait bel et bien un fantôme ici, tout compte fait.
Le trône sculpté se montrait maintenant à découvert, et une femme en occupait le siège. Comme il la contemplait, Tobin eut l’impression que les bousculades et le boucan des autres Compagnons se faisaient presque imperceptibles tout autour de lui. Il n’avait pas besoin de la reconnaître pour savoir qui elle était: l’une de celles-d’avant … , mais qui avait cessé de n’être qu’une figurine dans une boîte, de n’être qu’un nom dans une histoire, et qui n’était pas non plus l’une des bécasses associées à la conspiration de Korin. Elle était un fantôme, elle, un fantôme aussi réel et pertinent que son jumeau à lui.
Elle portait une couronne d’or, ainsi qu’une armure d’un modèle ancien.
Fixant sur lui des prunelles aussi noires et imperturbables que celles de Frère, elle se leva et dégaina l’épée qu’elle avait au côté puis la lui tendit comme une offrande, à plat sur ses paumes ouvertes.
Et voilà qu’au pied de l’estrade se dressa la plaque d’or, aussi grande que Tobin lui-même. Elle captait la lumière à la manière d’un miroir, et l’inscription qu’elle portait flamboyait en ondoyant comme si elle était gravée en lettres de feu. Il ne parvenait pas à la lire, mais il en connaissait tous les termes par cœur.
Tout désireux qu’il était de rebrousser chemin pour aller parler à la reine, pour apprendre comment elle se nommait, pour toucher l’épée qu’elle présentait, il se révéla incapable de bouger. Il jeta un regard circulaire et s’aperçut que tous les yeux étaient attachés sur lui, avec une expression méfiante dont le barbouillage des faces accentuait la bizarrerie. Il reporta alors ses regards vers le trône et ne vit plus rien d’autre que des ténèbres. De trône, point, de reine, point, et point de plaque. Il se trouvait beaucoup trop loin pour distinguer quoi que ce soit.
Alors, Ki fit un grand sourire et lâcha : « Vous les avez bien eus, mon prince, là ! Jusqu’à moi que vous avez contraint à me crever les yeux ! »
Korin éclata de rire.
« Les Quatre m’en soient témoins, cousin, tu ne chômes pas ! L’auras-tu vivement retournée contre nous, notre plaisanterie !
— Petit escroc, va ! »
Aliya s’accrocha à lui et l’embrassa sur les lèvres. « Quel horrible mioche tu fais ! Sais-tu que tu m’as terrifiée moi-même ? »
Au moment de se retirer, Tobin ne put s’empêcher de décocher un dernier coup d’œil furtif en direction du trône. Il ne fut pas le seul, du reste
… La célébration de sa victoire se fit dans les jardins en contrebas, avec des gâteaux et du vin que les Compagnons avaient dérobés aux cuisines.
L’ancienne salle d’audience avait beau être véritablement frappée d’interdit, et les sceaux apposés sur sa porte avaient beau être indiscutablement authentiques aussi, personne en revanche ne semblait savoir au juste pourquoi il en était ainsi. Cela faisait des années que Korin et Caliel avaient inventé leur petite farce, et ils récidivaient d’autant plus volontiers qu’elle défiait davantage les ordres du roi et l’autorité de maître Porion.
« Vous n’avez pas eu quand même un peu la trouille, allez ? fit ce railleur d’Alben.
— Pourquoi ça ? Tu l’as eue, toi, quand il t’a fallu y passer ? riposta Tobin.
— Et comment qu’il l’a eue ! s’esbaudit Aliya. Ne va pas lui laisser prétendre le contraire ! »
Tout le monde se mit à rire, à l’exception d’Alben, qui renifla dédaigneusement et rejeta d’une chiquenaude ses longs cheveux noirs derrière l’épaule d’un air outragé.
« C’est parce que les fantômes, ça vous est déjà familier, n’est-il pas vrai ? demanda Lynx, enhardi par le vin. Cela soit dit sans intention de vous offenser, prince Tobin, mais nous sommes tous au courant de l’histoire. On raconte que votre jumelle mort-née avait les yeux ouverts, ou bien qu’elle était coiffée, qu’elle s’est changée en démon et que c’est à cause de ça que votre famille a dû quitter la ville. On raconte que le fantôme vous a suivi tout du long jusque dans vos montagnes. C’est vrai ou pas, tout ça ? Vous avez réellement un démon jumeau ? »
Tobin haussa les épaules. « Ce n’est qu’une bagatelle, en fait. Rien de plus qu’un spectre d’esprit. »
Ki se mit à crachoter, mais il suffit à Tobin de lui faire du pied, et il s’en tint là.
« Mon père affirme que c’est ce qui arrive quand on fréquente des magiciens, intervint Zusthra. Mettez-vous à tripoter un peu trop la magie, et vous finissez par vous retrouver avec toutes sortes de créatures que vous n’avez aucune envie de voir vous rôder autour.
— Voilà une opinion que tu n’aimerais pas beaucoup voir parvenir aux oreilles de Lord Nyrin, je suis sûr », dit quelqu’un, et Tobin s’aperçut alors que son écuyer avorté de Moriel n’avait cessé d’être des leurs depuis le début. Simplement, il ne l’avait pas repéré sous sa perruque et son peinturlurage avant de l’entendre parler. « Lord Nyrin est persuadé que les magiciens peuvent être d’un puissant renfort pour le trône de Skala. Que te dit, Korin ? Tu en vois assez du compère pour avoir un avis là-dessus, toi. »
Korin s’envoya une longue lampée du vin de la gourde et cala sa tête dans le giron d’Aliya. « Les yeux du magicien de mon père sont comme deux galets bruns polis par la houle marine. Je ne suis jamais capable de dire ce qui se passe derrière ces globes durs et froids. Tant qu’il ne nous abreuve que de pierres lumineuses et de petits tours marrants, je n’ai rien contre lui, mais, quand je serai roi, je n’aurai besoin d’aucun magicien quel qu’il soit pour me gagner mes guerres ou pour me garder mon trône. Donnez-vous seulement à moi, vous tous ! » Secouant la gourde comme un prunier, il aspergea généreusement de son contenu ceux des Compagnons qui se trouvaient allongés le plus près de lui. « De l’acier skalien, et un brave Skalien pour le manier ! »
Ce toast amena des chansons, et les chansons de nouvelles beuveries.
Même Tobin s’oublia jusqu’à se griser avant que Ki ne le remonte, écœuré, pour le fourrer au lit.
15
Tobin et Ki sortaient du terrain d’entraînement, quelques jours plus tard, quand ils trouvèrent Tharin qui les attendait, accompagné d’une demi-douzaine de ses hommes. Tobin eut d’abord quelque peine à les reconnaître.
Koni et les autres portaient un nouvel uniforme identique à celui de la Garde royale, hormis que leurs insignes étaient non pas d’or mais d’argent.
Tharin était vêtu d’un habit de grand seigneur brun sombre soutaché de noir, et il arborait une chaîne d’argent.
« Mon prince, dit-il, l’intendant me fait demander s’il plairait à Votre Altesse d’inspecter Sa demeure aujourd’hui. On a tout apprêté pour L’y accueillir. »
Tobin s’avança pour l’embrasser, il était si content de voir une figure familière … ! mais Tharin le repoussa doucement et secoua la tête d’un signe presque imperceptible. Ki se maintint lui-même légèrement en retrait, comme afin de copier son attitude sur celle du capitaine.
Après avoir pris congé du maître d’armes, ils emboîtèrent le pas de leur vieil ami dans le labyrinthe des demeures aristocratiques dont s’enchevêtraient les parcs dans l’intervalle que délimitaient les deux immenses palais royaux.
Celle qui avait jadis appartenu à la mère de Tobin formait en réalité une espèce de petite aile accolée à l’enceinte extérieure du Palais Vieux et cernée par ses propres murs et ses propres cours. Les jardins sis dans la cour principale avaient été bien entretenus, mais, une fois à l’intérieur de la maison proprement dite, le petit prince eut l’impression qu’un vide déroutant se reployait sur sa personne, en dépit des fresques éclatantes et de la magnificence des meubles sculptés qui décoraient la pièce. Une maigre poignée de domestiques en livrée saluèrent bien bas son entrée. L’intendant était un homme entre deux âges que Tharin lui présenta sous le nom d’Uliès comme le fils du vieux Mynir.
« Je le pleure avec vous », dit Tobin.
Uliès lui fit une nouvelle révérence. « Et je pleure avec vous votre propre père, mon prince. C’est un honneur pour moi que le mien vous ait servis, vous et votre famille, et j’espère qu’il me sera permis d’imiter son exemple. »
Tobin pivota lentement pour embrasser des yeux la grande salle, ses buffets patinés par les siècles, ses tapisseries, les sculptures élégantes des poutres et des frises murales. Un large escalier s’évasait sur la gauche.
« C’est dans les bras de ton père que tu as descendu cet escalier, le jour où tu as officiellement reçu ton nom, lui indiqua Tharin. Tu aurais vu ça … , c’était quelque chose, cette même salle, bondée par tout ce qui compte de nobles, à Skala ! Le roi lui-même se tenait à cet endroit-là, tiens, juste au bas des marches, et le prince Korin était juché sur ses épaules. Quant à nous autres, holà, les Quatre m’en sont témoins, ce que nous pouvions nous rengorger, tous ! »
Tobin leva les yeux vers lui. « Et ma mère, où se trouvait-elle ? Elle allait… elle allait bien, à l’époque ? »
Tharin poussa un profond soupir.
« Non, Tobin, elle n’allait pas bien. Depuis la nuit de ta naissance, elle n’allait même pas bien du tout, mais ce n’est pas ta faute à toi. Elle ne quittait pas sa chambre, là-haut.
— Je peux monter la voir ?
— Bien entendu. Cette maison est ta maison, maintenant, et tu es le seul maître d’aller où cela te chante. Simplement, les chambres de l’étage n’ont été occupées par personne depuis le départ de ta mère. Ton père et moi, nous utilisions des chambres ici même, au rez-de-chaussée, durant nos séjours à Ero, et les hommes ont leurs propres baraquements dans la cour de derrière. Viens. »
Tobin chercha Ki des yeux. « Eh bien, tu viens, oui ? »
Ils parvenaient à mi-hauteur de l’escalier quand il vit Frère apparaître au-dessus d’eux, l’attendant sur le palier.
Frère qui n’aurait pas dû se trouver là. Tobin ne l’avait pas appelé de toute la journée.
Au fait, il ne l’avait pas appelé une seule fois depuis sa première nuit à Ero, s’avisa-t-il, non sans remords. Mais c’est qu’il avait eu tant de choses à voir et à faire qu’il avait complètement oublié de s’en occuper.
Cela n’empêchait pas Frère d’être là quand même, à le dévisager d’un œil noir et accusateur. Alors, Tobin soupira intérieurement et le laissa rester.
« Et mon jumeau, Tharin, est-ce que tu l’as vu, toi ? demanda-t-il. Celui qui est mort ?
— Non. J’étais absent, je me trouvais à Atyion cette nuit-là. Quand j’ai fini par revenir, c’était une affaire réglée.
— Pourquoi Père ne m’a-t-il jamais parlé de ça ? Pourquoi ne m’a-t-il jamais dit ce qu’était en réalité le démon ?
— Je l’ignore. » Il s’arrêta au sommet des marches, sans se douter que sa main frôlait l’épaule de Frère pendant qu’il reprenait: « Peut-être bien par respect pour ta mère ? Elle ne pouvait pas supporter d’en entendre parler, surtout dans les premiers temps. Ça la rendait complètement…, ça la mettait hors d’elle. Et puis il y avait tous ces commérages qui couraient la ville à propos de fantômes et de spectres. Au bout de quelque temps, plus aucun d’entre nous n’en a soufflé mot. » Il secoua la tête. « Je supposais d’ailleurs qu’il t’en avait dit quelque chose lui-même. En tout cas, ce n’est pas à moi qu’il appartenait de le faire. »
Il souleva le loquet d’une porte qui ouvrait exactement dans l’axe de l’escalier. « La voici, Tobin, la chambre où tu es né. »
Le sol du corridor était jonché de frais, et il y flottait une odeur d’huile de lampe et de verdure éparse. À l’intérieur de la chambre, en revanche, Tobin fut frappé par les relents de renfermé typiques de l’abandon. Les volets avaient beau être ouverts, la pièce était lugubre et froide. La chair de poule lui cloqua les bras lorsqu’il y pénétra.
Ç’avait été de toute évidence la chambre à coucher d’une grande dame.
Les quelques tapisseries aux tons délavés qui demeuraient suspendues aux murs représentaient des créatures aquatiques et des scènes de chasse en forêt. Le manteau de la cheminée était très joliment ciselé d’espèces de poissons plus ou moins fantaisistes, mais il n’y avait dans l’âtre que de la suie, et l’entablement de pierre, au-dessus, brillait par sa nudité, sans aucun bibelot ni la moindre poupée.
Frère se tenait à l’autre bout de la pièce, au pied d’un lit surélevé à hautes colonnes dont rien ne recouvrait le matelas. Il était désormais tout nu, et Tobin distinguait à nouveau sur sa poitrine le tracé des points encroûtés de sang. Pendant qu’il le regardait, le fantôme escalada le lit et s’y allongea sur le dos. Une seconde après, il avait disparu.
« Est-ce que tu sais de quoi mon frère est mort ? » questionna Tobin tout bas, les yeux toujours attachés sur le lit.
Tharin le regarda. « Il était mort-né, d’après ce que dit Nari. Il n’a jamais pris son souffle. Mais ce n’était pas un petit garçon, Tobin, c’était une petite fille. »
Ki lança un coup d’œil interrogateur à Tobin; il allait sûrement dire la vérité à Tharin ? Mais Frère était de nouveau là, debout entre eux, un doigt sur les lèvres. Tobin secoua la tête, et Ki resta soigneusement coi.
Plutôt que de mettre les choses au point, Tobin préféra se détourner pour tenter de découvrir une vague trace de sa mère dans la chambre vide. Si elle avait changé de manière si terrible la nuit même où il était né, alors peut-
être subsistait-il ici quelque indice de ce qu’elle avait été auparavant…, quelque chose qui l’aide à comprendre, lui, le motif de ce changement si brutal.
Mais il ne trouva rien de tel et, tout à coup, il n’eut plus aucune envie de rester là.
Les autres chambres donnant sur le corridor présentaient le même aspect: abandonnées depuis longtemps et vidées de tout sauf des meubles les plus encombrants. Plus il voyait l’état des choses, plus il sentait s’aggraver sa solitude, tel un étranger errant dans des lieux qui ne lui sont rien.
Tharin dut percevoir son désarroi. Il lui passa un bras autour des épaules et dit: « Retournons en bas. Il y a là un endroit qui te plaira davantage, je pense. »
Ils redescendirent, enfilèrent la grande salle et ensuite un petit corridor qui les mena dans une chambre à coucher douillette à lambris sombres que Tobin reconnut instantanément pour celle de son père. Rhius n’y avait pas logé depuis des mois, et il n’y remettrait jamais les pieds, mais la pièce donnait encore une impression de vie. Les lourdes tentures rouge sombre qui fermaient le lit étaient exactement semblables à celles du manoir. Une paire de chaussures familières reposait sur un coffre. Le parchemin d’une lettre inachevée, gribouillée d’une main hardie, se reployait à demi sur l’abattant du secrétaire, auprès d’un portrait sur ivoire de Tobin. Celui-ci se gorgea des senteurs bien connues de la cire à cacheter, des cuirs huilés, de la rouille et des herbes aromatiques auxquelles se mêlait la propre odeur de Père, une odeur virile et chaleureuse. Sur une étagère voisine du secrétaire était alignée toute une collection de ses propres figurines en cire et en bois sculpté - autant de présents qu’il avait faits à Père au fil des années, et que Père avait conservés, tout comme lui-même avait conservé chacun des gages d’affection que Père lui avait envoyés.
D’un seul coup, la douleur et le deuil qu’il avait jusque-là réussi de vive force à tenir en respect le submergèrent avec une violence redoublée. Et il eut beau serrer les dents pour leur résister de son mieux, les larmes survinrent néanmoins, brûlantes, l’aveugler, tandis qu’il s’affaissait comme une chiffe. Des mains puissantes le retinrent; mais ce n’était pas Père, c’était Tharin qui l’étreignait à l’étouffer, lui tapotant le dos comme du temps où il était tout petit. Et il y avait une autre main sur son épaule, aussi, et, cette fois, il n’avait pas honte d’étaler toute sa faiblesse sous les yeux de Ki. Les assertions de Ki, maintenant, il les croyait parfaitement fondées: les guerriers eux-mêmes devaient pleurer.
Et il sanglota, sanglota tant et si fort que la poitrine lui faisait mal, que son nez ruisselait, mais qu’il finit par se sentir comme allégé, comme affranchi du poids du chagrin qu’il n’avait que trop porté tout au fond de lui.
Il se dégagea de ses deux amis pour se torcher le nez sur sa manche.
« Je ferai honneur à mon père, dit-il ensuite, en promenant un regard de gratitude tout autour de la pièce. Je porterai son nom jusqu’au sein des batailles, et je me montrerai un aussi valeureux guerrier que lui.
— Il le savait bien, affirma Tharin. C’est toujours avec la plus grande fierté qu’il parlait de toi.
— Cette chambre, il me sera permis d’en faire la mienne, quand je séjournerai ici ?
— Tu n’as pas à en demander la permission, Tobin.
Cette demeure t’appartient.
— C’est à cause de ça que Koni et les autres portent maintenant un uniforme différent ?
— Oui. En tant qu’unique héritier de tes parents, le rang de ta mère et tous les domaines que possédait ton père te reviennent de plein droit.
— Mes domaines … , prononça Tobin d’un ton rêveur. Il te serait possible de me les montrer ? »
Tharin ouvrit un coffre et en retira une carte. Tobin y reconnut les contours de la péninsule skalienne, ainsi que les territoires qui dépendaient d’elle, au nord. Une minuscule couronne indiquait sur la côte orientale l’emplacement d’Ero. Il avait déjà vu des cartes similaires, mais sur celle-ci figuraient d’autres lieux inscrits à l’encre rouge. Atyion se situait au nord de la capitale, et un point désignait Cirna sur la fine bande de terre qui reliait Skala au continent. Il y avait également plein d’autres points rouges dans les Territoires et, par-delà les montagnes, le long des côtes du nord-ouest qui ne portaient pour ainsi dire pas de villes. Lesquels d’entre eux, se demanda-t-il, au comble de la perplexité, pourraient faire le plus de plaisir à Ki ?
« Mais ils relèvent tous de la Couronne jusqu’à ta majorité, bien évidemment, fit Tharin, tout en scrutant la carte d’un air étrangement renfrogné.
— On dirait que ça te tracasse …
— Ce n’est pas un sujet sur lequel nous ayons à nous casser la tête pour l’instant. » Tharin se força à sourire tout en repoussant la carte. « Viens plutôt voir ma chambre à moi. »
Ils longèrent le couloir jusqu’à la porte suivante, et Tharin les fit entrer chez lui.
Comparée à la précédente, la pièce, avec ses tentures sobres et son minimum de confort, était austère jusqu’à l’ascétisme. Seules y contrevenaient, accrochée à un mur, une superbe panoplie d’armes récoltées sur maints champs de bataille, et, sur une table près de la fenêtre, une nouvelle série des petites créations de Tobin. Celui-ci s’en approcha et y préleva un bonhomme de cire un rien contrefait qui brandissait dans son poing rond une écharde de bois en guise d’épée. Il plissa le nez. « Je me souviens très bien de celui-ci. Je l’avais flanqué dehors. »
Tharin gloussa tendrement.
« Et moi, je l’ai sauvé; c’est le seul portrait de moi qu’on ait jamais fait.
Les autres, là, c’est toi qui me les as donnés. Te rappelles ? » Il extirpa du col de sa tunique un petit cheval de Sakor en bois, plutôt fruste, noué sur un bout de corde. « Celui-là, c’est le premier que tu aies réalisé tout exprès pour moi. Chacun de nos hommes a aussi le sien. Ils nous servent à tous de porte-bonheur.
— Vous devriez vous en faire faire un neuf, dit Ki en riant. Il a fait de sacrés progrès depuis cette époque-là. »
Le capitaine secoua la tête.
« C’est un cadeau qui venait du cœur. Je ne troquerais pas ce petit copain contre tous les chevaux d’Atyion.
— À propos d’Atyion, quand est-ce que je pourrai y aller ? demanda Tobin. J’en entends raconter des tas d’histoires depuis que je suis né. C’est quand même un peu fort, non ? Même Ki l’a vu, et moi toujours pas ! Et Cirna ? Et tous les autres domaines et propriétés, j’irai les visiter quand ? »
Une ombre passa sur les traits de Tharin qui faillit à nouveau se renfrogner comme devant la carte.
« ça, répondit-il, c’est à lord Orun qu’il te faudra poser la question. De quelque balade hors des murs d’Ero que tu puisses avoir envie, la charge de l’organiser lui incombe et n’incombe qu’à lui.
— Oh ! » Là, Tobin ne fit aucun effort pour dissimuler son aversion. « Quand crois-tu que le roi reviendra ? Avant qu’il ne reparte encore une fois, je compte le prier de me donner un autre gardien. Ça m’est éperdument égal, qu’Orun soit tellement riche et puissant, sa seule vue m’est insupportable !
— Eh bien, nous y voilà, j’espérais justement te parler de ça. C’est même l’une des raisons qui m’ont déterminé à t’amener ici aujourd’hui. » Tharin referma la porte et, s’y adossant, massa à pleine main son menton barbu.
« Tu es encore tout jeune, Tobin, et tu n’as aucune expérience de la vie de cour. Je ne saurais sûrement pas dire que ça me chagrine de te voir devenu grâce à ça comme tu es, mais, à présent que tu te trouves ici, il risque de t’en cuire d’ignorer comment va le monde. Illior sait que nous n’avons pas eu beaucoup de temps pour parler de tous les changements que… Bref, ça nous a tous pris au dépourvu quand il a fait son apparition. Mais maintenant que nous voilà tous séparés de cette façon, il y a deux ou trois choses que tu dois apprendre. J’ai juré à ton père que je veillerais sur toi, et je ne vois personne d’autre qui puisse t’apprendre ce que je m’apprête à t’expliquer. Toi aussi, Ki, écoute bien, et ne souffle jamais mot de ce que tu vas entendre à qui que ce soit. »
Il fit asseoir les deux garçons sur le bord de son lit puis attira un fauteuil juste devant eux.
« Lord Orun, je n’en ai pas grand-chose à fiche, moi non plus, mais vous gardez bien ça pour vous. Seulement, comme il est l’ami du roi et l’un de ses principaux ministres, tu soigneras bien mal tes intérêts si tu débutes avec ton oncle par des doléances lorsque vous vous rencontrerez. Pigé ? »
Tobin acquiesça d’un signe de tête.
« Le prince Korin m’a conseillé de me défier d’Orun, sous prétexte que c’est quelqu’un de puissant.
— Rien de plus exact. À la cour, tu dois toujours en dire moins que tu ne penses et ne dire de la vérité que ce qui te rapportera. Voilà une chose que nous aurions dû t’enseigner plus tôt, je crains, mais tu t’es toujours montré très doué pour garder le silence sur des tas de trucs. En ce qui te concerne, Ki… »
Celui-ci s’empourpra.
« Je sais. Faut que j’apprenne à fermer ma gueule. - Il y va du salut de Tobin. Maintenant, ça m’étouffe pas mal de vous dire ça, mais j’exige que vous demeuriez tous les deux en bons termes avec lord Orun aussi longtemps que la situation vous y obligera.
— À vous entendre, on jurerait qu’il vous effraie ! gaffa Ki.
— Ça pourrait effectivement se formuler de cette façon … Du temps où Rhius et moi faisions partie des Compagnons, Orun était déjà un puissant personnage à la cour. Il avait beau n’être que le troisième fils d’un duc, son père était riche, et il avait l’oreille de la reine folle. Ceci soit dit sans vouloir manquer de respect à ta famille, Tobin, ta grand-mère Agnalain était aussi folle à la fin qu’une chatte dans la tornade, et ça n’a pourtant pas empêché Orun de s’en sortir non seulement vivant mais muni de pouvoirs certains. Et ce qui a toujours passé l’entendement de ton père autant que le mien, c’est qu’Erius l’aime bien, lui aussi. En un mot, contrarie Orun, et tu n’arriveras à rien de mieux qu’à cochonner ta propre litière. Maintiens la paix entre vous, crois-moi. Et si … » Il s’interrompit, comme incertain de ce qu’il allait dire au juste. « Oui, voilà … , si l’un ou l’autre d’entre vous a le moindre problème avec lui, vous venez me trouver. Promettez-le-moi.
— Mais tu sais bien que nous le ferons », répliqua Tobin, bien qu’il eût l’impression que les regards de Tharin et son injonction visaient plutôt Ki.
Au même instant, on frappa à la porte, et Tharin dut aller s’entretenir avec une estafette qui venait d’arriver. Après être resté un bon moment sans bouger de sa place, à ruminer tout l’entretien, Tobin finit par se lever pour regagner la grande salle. Or, comme il sortait pour s’engager dans le corridor, Ki lui donna une tape sur l’épaule et chuchota : « J’ai comme dans l’idée que notre ami se trouve ici. Je n’ai pas cessé de sentir sa présence depuis que nous étions en haut. »
Tobin se retourna, suffoqué. C’était bel et bien de Frère que voulait parler Ki. « Tu es capable de la sentir ? » lui chuchota-t-il en retour. Il avait perdu la piste de l’esprit pendant qu’on visitait le premier étage et ne l’avait pas revu depuis.
« Des fois. Je me trompe, là ? »
Tobin jeta un regard circulaire et, comme par hasard, Frère se tenait derrière eux, qui lui faisait signe de le suivre, mais vers l’extrémité opposée du couloir. « Non. Il est là. Je ne l’avais pas appelé, pourtant.
— Pourquoi faudrait-il qu’il se produise ici le moindre changement dans son comportement ? » maugréa Ki.
Emboîtant le pas à Frère, les garçons empruntèrent une série de couloirs plus étroits et finirent par déboucher dans une petite cour abandonnée que cernait un grand mur. Une cuisine d’été s’y voyait encore, mais l’auvent moussu qui protégeait le four en plein air s’était effondré depuis des années sans qu’on se soucie jamais de le réparer. À peu près au milieu de la cour se dressait un châtaignier mort, colossal. Ses branches crochues tendaient leurs mains brisées par-dessus la cour et lui faisaient comme une toiture d’entrelacs gris et rugueux au travers desquels s’entrevoyait l’azur du ciel.
Ses racines noueuses bossuaient le sol de terre battue, l’éventraient en tous sens et s’y chevauchaient en se contorsionnant comme des couleuvres.
« Tu le vois toujours ? » chuchota Ki.
Tobin fit signe que oui. Frère s’était assis au pied de l’arbre entre deux grosses racines. Il avait les jambes reployées contre sa poitrine et le front posé sur les genoux. Ses cheveux noirs en broussaille pendaient, ne laissant rien voir de ses traits. Et tout cela lui donnait un air si malheureux que Tobin s’en approcha peu à peu, non sans perplexité: que pouvait-il bien y avoir ? Il ne se trouvait plus qu’à quelques pieds de l’esprit quand celui-ci leva vers lui un visage blême et sillonné de larmes puis murmura d’une voix lasse, atone, qu’il n’avait jamais eue jusqu’alors: « C’est ici, l’endroit », avant de s’évanouir une fois de plus.
Abasourdi, Tobin leva les yeux vers la membrure de l’arbre en se demandant ce que l’endroit pouvait bien avoir de remarquable. Pour ce qui était du lit, il avait compris; Frère y était venu au monde mort-né, et il s’en souvenait, apparemment. Mais cette cour, ou bien cet arbre, quel motif pouvait-il bien avoir de s’en souvenir ? Il reporta ses regards sur l’emplacement que Frère avait choisi pour s’asseoir et, finissant par y repérer, sous l’une des deux racines, une vague ouverture, il s’accroupit pour l’examiner de plus près. Elle se révéla plus grande qu’elle ne paraissait de prime abord; large de huit à dix pouces et haute de quatre ou cinq, extérieurement. Tout à fait le genre d’anfractuosité, se rappela-t-il tout à coup, qu’il avait autrefois si longuement cherché dans la forêt dans l’espoir d’y cacher la poupée.
Sauf qu’ici le sol était sablonneux et ferme, grâce à l’abri que lui procurait le châtaignier. Tobin faufila une main curieuse pour voir si l’intérieur du trou était aussi sec que le laissaient présumer ses dehors.
« Il pourrait y avoir des serpents », prévint Ki tout en se plaçant à croupetons près de lui.
Dedans, c’était plus vaste qu’il ne s’y était attendu.
Bien assez vaste pour la poupée s’il était possible de lui faire franchir l’entrée. En tâtonnant, ses doigts ne rencontrèrent pas de serpents, rien d’autre en fait que des feuilles mortes et quelques bogues de châtaignes hérissées de piquants. Et il était sur le point de retirer sa main quand elle effleura quelque chose qui ressemblait à un bord arrondi. Il tripota l’objet plus attentivement puis réussit à s’assurer une prise suffisante dessus pour le dégager du sol. Une fois extirpé du trou, celui-ci se révéla être une bague en or sertie d’une pierre gravée ressemblant plus ou moins à celle dont lord Orun lui avait fait présent. Il la frotta sur sa manche pour la nettoyer. Du même violet sombre que le cœur de certains iris d’eau, la grosse gemme plate présentait, gravés en intaille, les profils accotés d’un homme et d’une femme, la préséance jouant en faveur de la femme.
« Par la Flamme, Tobin, n’est-ce pas ton père, lui ? demanda Ki, qui lorgnait par-dessus son épaule.
— Et ma mère, elle. » Il fit tourner la bague entre ses doigts et découvrit effectivement, gravés à l’arrière de la bande d’or où était enchâssée la pierre, un A et un R.
« Que je sois damné, si Frère n’a pas voulu te la faire trouver ! Regarde s’il n’y aurait pas quelque chose d’autre … »
Tobin se remit à tâtonner, mais le trou ne recelait rien de plus, en définitive.
« Ah, vous voilà donc enfin ! s’écria Tharin en pénétrant à son tour dans la cour. Qu’est -ce que vous me fichez là, encore, à farfouiller dans la terre ?
— Regardez voir ce que Tobin s’est déniché sous cet arbre mort », dit Ki.
Tobin exhiba la bague, et Tharin ouvrit des yeux comme des soucoupes.
« Ça faisait des années que … Mais comment diable a-t-elle bien pu aboutir ici ?
— C’était celle de ma mère ? »
Le grand gaillard s’assit et, lui prenant la bague des mains, se mit à considérer les deux profils ciselés dans la pierre. « Oh, ça oui. De tous les cadeaux de fiançailles que ton père lui avait faits, c’était cette bague-ci qu’elle aimait le plus. De l’ouvrage Aurënfaïe … Nous n’avons fait voile jusqu’à Virésse que pour qu’il puisse la lui faire exécuter par les meilleurs graveurs. Je me rappelle l’air qu’elle a eu devant… Après, ta mère est tombée malade, et nous n’avons jamais pu savoir ce que sa bague était devenue. Pas plus d’ailleurs que certaines de ses autres affaires. » Il baissa les yeux vers la cache. « Comment a-t-elle bien pu aboutir dans ce trou, d’après toi ? N’importe, au fond. Elle est retrouvée, et c’est à toi de la garder.
Tu devrais la porter en souvenir d’eux. »
Comme elle était trop large pour ses doigts, Tobin l’enfila sur la chaîne d’or qui supportait déjà le sceau de Père puis en examina de nouveau la gravure. Tels qu’il les voyait là couplés, jeunes et beaux d’allure, ses parents ne ressemblaient absolument pas aux êtres tourmentés qu’il avait connus.
Tharin tendit la main et emprisonna l’une contre l’autre au creux de sa paume la bague et le sceau bien serrés. « Maintenant, ça y est, tu vas pouvoir porter contre ton cœur quelque chose de tous les deux. »
16
Les semaines d’après s’écoulèrent d’une manière aussi floue que brillante. L’existence que l’on menait au manoir n’avait préparé aucun des deux gosses à vivre en pareille société, même s’ils s’épargnèrent d’abord mutuellement leurs inquiétudes respectives à cet égard-là.
Tous les matins, les Compagnons couraient faire leurs offrandes au temple, puis ils restaient sur les terrains d’exercice à s’entraîner dur jusque vers le milieu de l’après-midi sous la férule exigeante de maître Porion.
Là, du moins, Tobin et Ki excellaient tous les deux.
Porion avait beau se montrer d’une rigueur inexorable pour le travail, il était en revanche aussi prompt aux louanges qu’aux châtiments. Ses élèves se voyaient non seulement enseigner les finesses du maniement du bouclier, l’art de se battre et de tirer à cheval, mais aussi l’utilisation de la hache et du javelot, tout comme la pratique de la lutte au poignard et du corps-à-corps à mains nues.
« Il se peut fort bien que vous commenciez la journée fièrement en selle, mes beaux gentilshommes, se plaisait-il à leur dire, mais Sakor est seul à savoir combien de temps vous y demeurerez. » Et puis de leur faire improviser sur-le-champ quantité de figures aussi diverses que variées mais exclusivement conçues pour les initier à vider les arçons.
Leur entraînement terminé, ils disposaient de tout ce qui restait de jour pour s’amuser comme il leur plaisait jusqu’à l’heure du mess. Certaines fois, ils partaient à cheval flâner en ville et regarder un spectacle de bateleurs ou bien rendre visite à leurs tailleurs ou leurs artisans favoris. D’autres fois, ils allaient chasser à courre ou au faucon dans les collines, quand ils ne descendaient pas au bord de la mer prendre des bains et jouir des derniers beaux jours chauds d’été.
Ces parties de plaisir leur valaient habituellement la compagnie d’une multitude de jeunes gens nobles et de certains messieurs plus si verts que ça. Lord Orun en était souvent, conjointement avec d’autres du même acabit…, toutes gens inondés de senteurs et qui, l’oreille alourdie de pendentifs, n’avaient eu garde d’aller tâter du champ de bataille. Il y avait également là des femmes faites et des jouvencelles.
Ki se rendit rapidement compte que les tendrons comme la jolie Aliya et ses amies étaient hors de sa portée, et que tendre minois ne signifiait pas forcément cœur tendre. Aliya était la cousine d’Alben, et elle finit par se révéler aussi fielleuse que son parent. Le prince Korin n’en avait pas moins un faible pour elle, et les commérages des écuyers apprirent à Ki qu’elle faisait partie des nombreuses maîtresses qui visitaient régulièrement la couche du prince dans l’espoir de lui procurer un héritier et de lui permettre ainsi de partir guerroyer. Comment le roi prendrait la chose, le cas échéant, nul ne se mettait en peine de l’envisager.
Au demeurant, il y avait des tas d’autres filles qui trouvaient Ki suffisamment bon pour flirter avec lui. L’une d’elles en particulier, Mekhari, lui avait prodigué des regards on ne saurait moins dissuasifs tout en se donnant un mal fou pour lui apprendre à danser. Ils pouvaient bien être, Tobin et lui, de vrais petits as dans le domaine des arts guerriers, ils ne connaissaient ni l’un ni l’autre ne serait-ce que l’ombre d’un pas de danse, et ils ne jouaient d’aucun instrument; quant à leurs voix, le pauvre Arkoniel avait eu beau faire de son mieux, leurs aptitudes au chant n’excédaient pas, mises en commun, celles d’un couple de corbeaux. Ce défaut de grâces était un inépuisable sujet de délectation pour la malveillance et l’envie.
Lesquelles ne se faisaient jamais faute d’embringuer ces jeunes rivaux trop brillants dans toutes les situations susceptibles de mettre le mieux en valeur leurs points faibles.
C’est tout à fait par hasard que Tobin réussit à prendre sa revanche, un soir où, n’en pouvant plus d’ennui pendant le dîner, il se mit à sculpter machinalement un morceau de fromage. Dès lors, les filles se mirent à le harceler pour qu’il leur cisèle des babioles et des amulettes en échange de faveurs et de promesses de baisers. Et, s’il refusait avec la dernière des modesties de recevoir toute espèce de rémunération, parce qu’il ignorait manifestement quelle attitude adopter face à ce genre d’agaceries, il ne s’en employait pas moins furieusement, rouge comme une cerise et toussotant des hum ! d’embarras, à satisfaire chaque commande.
Ce comportement ne manquait pas de déconcerter Ki. Il lui semblait qu’en plus de ses presque douze ans, Tobin l’avait suffisamment entendu raconter d’histoires de filles pour savoir à quoi s’en tenir sur elles. Qu’il ne fût pas encore assez grand pour avoir envie d’en sauter une, bon, mais leur marquer autant d’éloignement, ça, c’était tout de même bizarre. Deux d’entre elles semblaient particulièrement l’empoisonner. En ce qui la concernait, la pâle Lilyan, sœur d’Urmanis, qui s’était mise à le poursuivre outrageusement de ses assiduités, ne le faisait que par malice et Ki, en était convaincu, pour le mettre mal à l’aise.
Il en allait tout autrement de la seconde, une brunette mince appelée Una. Fort douée pour la chasse et l’équitation, elle avait un côté attentif et taciturne que Ki trouvait tout à la fois séduisant et troublant; son regard vous donnait l’impression qu’elle pouvait lire dans vos pensées et les apprécier. Mais personne ne faisait bafouiller Tobin autant qu’elle. Il s’était presque tranché un doigt en sculptant un chat à son intention.
« Mais, au nom de Bilairy, dis-moi ce qu’il y a, Tob ! l’avait carrément grondé Ki, tout en lui baignant sa plaie dans une cuvette, le soir, avant le coucher. Je parie qu’Una te laisserait l’embrasser, si tu essayais, mais tu la traites comme une pestiférée !
— Je n’ai pas envie de l’embrasser ! » jappa Tobin en retirant sa main avant que Ki n’ait pu lui faire une poupée au doigt. Escaladant le lit, il se fourra sous les couvertures aussi loin de son ami que c’était possible et n’en bougea plus, refusant même de lui adresser la parole de toute la nuit.
Comme c’était la première fois qu’il lui manifestait une véritable rancune, Ki demeura des heures allongé sans dormir, malade de chagrin et se jurant bien de ne plus jamais se permettre de le taquiner à propos des filles.
Des sujets de tourment, il en avait bien assez comme ça.
Depuis leur arrivée, le prince Korin avait redonné un certain nombre de ces ripailles somptueuses dont il avait le secret et qu’il organisait au gré de sa fantaisie, son caprice ou lorsqu’il croyait être en mesure d’affronter la réprobation de Porion. Or, si ces festivités-là signifiaient pour les écuyers la suspension du service à table, Ki s’en serait pour sa part dispensé fort volontiers. Tout le monde en profitait en effet pour picoler davantage, notamment Korin, et Ki avait infiniment plus de sympathie pour lui quand il le voyait sobre.
Si son incurable bon cœur avait attaché Tobin à son cousin, Ki doutait de sa jugeote, en l’occurrence. Ce qui le frappait, lui, dans le prince royal, quand il était ivre, c’était l’inconsistance d’un caractère plus enclin à refléter les opinions de son entourage qu’à briller de son propre éclat; il s’abandonnait dès lors sans plus de retenue à ses penchants railleurs et s’aveuglait d’autant mieux sur la goujaterie d’autrui.
Goujaterie qui surabondait, fût-elle fréquemment voilée sous des airs de fine plaisanterie. L’adresse dont les deux nouveaux faisaient preuve sur le terrain d’entraînement n’avait pas manqué d’allumer la jalousie des Compagnons plus âgés, et le comportement singulier de Tobin dans l’ancienne salle d’audience, la nuit des fantômes, avait mis en branle quelques bonnes langues. Encore que ces bonnes langues-là devaient avoir commencé à jaser dès avant qu’ils ne surviennent de leurs montagnes …
Il est vrai qu’à l’y voir lui-même, Ki s’était aussitôt rappelé son propre étonnement lors de leur première rencontre : Tobin lui avait semblé bizarre à toutes sortes d’égards, par sa façon de se comporter avec des fantômes, des sorcières et des magiciens, comme s’il n’y avait rien de plus naturel au monde que de deviser avec eux; par sa capacité à déchiffrer les visages avec autant de perspicacité que d’autres à suivre une piste ou à prévoir le temps, mais sans seulement se douter qu’il était en train de le faire. Sans doute avait-il quelque peu changé depuis que Ki le connaissait, mais il persistait à avoir des yeux d’homme et à fort peu modifier ses manières selon qu’il avait affaire à un noble ou à un roturier, à un grand seigneur ou à un domestique
- à les traiter tous également bien, en un mot. À cela aussi Ki s’était habitué, tout au long des années lentes et faciles passées au manoir. Seulement, ici, dans cette société de godelureaux si bien nés, on n’avait pas tardé à lui faire voir jusqu’à quel point cette attitude était inhabituelle, et ce en recourant à des biais dont Tobin avait précisément l’air de ne pas percevoir la perfidie.
Mais Ki la percevait, lui, et les Compagnons la percevaient tout autant -
même les plus gentils d’entre eux. Tobin n’avait rien remarqué de la honte éprouvée par Ki lorsqu’un soûlard de prince l’avait grossièrement claqué du plat de son épée puis - bel adoubement…! - qualifié de « sieur » tout en l’affublant d’un titre creux de chevalier de pacotille … , assorti de l’aubaine, il est vrai, d’un cheval de bataille et d’une bourse annuelle toute dodue d’or.
En dépit de toutes les leçons qu’Arkoniel lui avait inculquées avec un parler correct, tout le monde au palais savait de qui il était le fils et avait vu de quelle manière burlesque s’était acquise sa « chevalerie ».
Non, Tobin ne sentait rien de toutes ces misères, il était incapable de les concevoir, et Ki, conformément aux promesses qu’il avait faites à Tharin, se gardait bien de lui en toucher mot. L’orgueil l’empêchait même d’en faire confidence au capitaine, auquel ils allaient pourtant rendre visite l’un et l’autre le plus souvent que faire se pouvait.
La vie qu’il menait n’avait pas que des côtés noirs, d’ailleurs, se ressassait-il de son mieux. Il trouvait en Tobin comme une source d’eau douce et limpide au sein d’un marécage saumâtre, et un certain nombre de leurs acolytes n’étaient pas non plus sans savoir l’apprécier. Korin, par exemple, à condition d’être à jeun, ainsi que la fine fleur des Compagnons, tels Caliel, Orneüs, Nikidès et le petit Lutha. Du coup, leurs écuyers respectifs entretenaient avec lui des relations pour le moins courtoises, quand ils n’allaient pas jusqu’à l’admettre à leur amitié.
Sur l’autre bord campaient sieur Mago et sa faction; il aurait fallu être aveugle pour ne pas s’apercevoir instantanément de leur hostilité. Ils montraient une assiduité sans faille à lui rappeler qu’il n’était qu’un chevalier tocard et le rejeton d’un pauvre hère. Pour peu que se présentât l’occasion de l’acculer sans que le prince se trouve à portée d’oreille - aux écuries, aux bains, voire même au cours des parties d’escrime dans l’arène -, ils lui sifflaient, venimeux comme autant de vipères dans la caillasse
: « Chevalier, ça ? Chevalier de mes deux ! »
Outre cela, pour tout améliorer, le petit Moriel, dont Ki était censé avoir usurpé la place, était tout à la fois l’un des amis intimes de Mago et le cousin d’Arius, écuyer de Quirion. Allant au surplus sans dire que sa propre nomination au service de Tobin aurait présenté l’avantage de l’agréger automatiquement au cercle très fermé des fameux Compagnons.
Il y avait d’ailleurs là-dedans quelque chose qui clochait, d’après Ki.
Korin ne paraissait pas chérir outre mesure tel ou tel de ses commensaux, alors que se vantait d’une seule voix l’indéfectible union d’une élite au sein de laquelle Skala puiserait les généraux et conseillers futurs de son futur roi.
Et Ki allait même pour sa part jusqu’à trouver que Korin ferait bien de se débarrasser d’un bon nombre d’entre eux lorsqu’il aurait atteint l’âge de faire ses propres choix.
Rien de tout ça ne me concerne, avait-il néanmoins la sagesse de se rappeler. Il était l’écuyer de Tobin, et ça, il ne s’en plaignait pas, loin de là.
Et les autres auraient beau lui dire n’importe quoi, sur ce chapitre, alors, il était bien tranquille … !
C’était du moins ce qu’il se figurait.
Vers la fin de Rhythin, il commençait à prendre ses marques, à table. Il était désormais capable de présenter n’importe quel genre de mets au cours d’un banquet de douze plats sans en renverser une seule goutte, les récipients de service n’avaient plus de secrets pour lui, et il était plutôt fier de ces résultats.
Au dîner du mess ne se trouvaient attablés ce soir-là que les Compagnons et le maître d’armes. Tobin était assis entre celui-ci et Zusthra. Ce dernier se montrait encore assez indéchiffrable, et il avait l’air maussade mais, comme Porion lui témoignait beaucoup d’estime, Ki voyait là un signe en sa faveur.
Tobin semblait assez content, quoique silencieux. Korin n’arrêtait pas de boire et de rabâcher le dernier bulletin reçu de Mycena. Le roi avait apparemment écrasé une attaque plenimarienne sur les bords d’une vague rivière, et c’était à qui picolerait le plus pour célébrer la victoire et à qui deviendrait le plus morose au fur et à mesure que s’aggravait son ébriété, parce que l’on en était convaincu, maintenant, les combats allaient s’achever sans qu’on ait encore eu l’autorisation de partir y participer.
Ki s’en fut chercher de nouveaux plateaux, et, lorsqu’il revint, Caliel et Korin en étaient à débattre la question de savoir pourquoi les limiers n’aimaient pas Tobin mais les faucons, si. Il leur en souhaita de belles, à part lui, là-dessus, car Arkoniel en personne avait renoncé à résoudre l’énigme posée par les premiers. Alors qu’il avait fallu renoncer à l’idée de lui offrir le moindre chien, Tobin s’était révélé un fin manieur de faucons.
Caliel passait un temps fou en sa compagnie, désormais, lui apprenant à se servir des chaperons, des longes à vervelle et des sifflets. En retour, Tobin avait exprès pour lui modelé dans la cire et fait réaliser par un orfèvre une bague magnifique en forme de faucon aux ailes déployées. Caliella portait fièrement, jalousé par l’ensemble des Compagnons. Grâce à quoi Tobin était passé de la sculpture sur bois à la conception de bijoux, si bien que leur chambre était à présent jonchée de chutes de cire et d’esquisses. Tobin connaissait déjà la moitié des orfèvres installés aux abords du Palatin, et comme il commençait à faire des virées chez les graveurs de gemmes, sa toute dernière fantaisie, son royal cousin en était venu à le qualifier de « prince des Arts ».
Ki se trouvait abîmé dans ces pensées heureuses quand il regagna les cuisines avec deux saucières à demi pleines en équilibre sur les bras. Il avait presque atteint le buffet quand Arius et Mago le coincèrent. Il jeta un rapide coup d’œil circulaire mais n’aperçut Barieüs nulle part. Quant aux cuistots et gâte-sauces, ils vaquaient à leurs propres tâches.
« Non, il n’y a rien que nous trois », fit Arius, devinant à quoi il songeait et le bousculant d’un côté pendant que Mago le bousculait de l’autre jusqu’à ce qu’il se retrouve acculé dans un angle. Ki réussit quand même l’exploit de déposer les deux saucières sur la première table venue, juste à temps pour éviter que ne s’en éparpille le contenu.
« Pas mal, chevalier de merde ! » ricana Arius. Avec un soupir, Ki s’imposa patience. Ils finiraient bien par lui ficher la paix et filer, maintenant qu’ils s’étaient fait plaisir. Mais tel ne fut pas le cas.
« Pas mal pour un fils de voleur de chevaux », déclara à son tour Mago d’un ton méprisant, sans seulement prendre la peine de baisser la voix.
Ki sentit la chaleur lui monter au front. « Mon père n’est pas un voleur.
— Ah bon ? » Mago mima la surprise en faisant l’œil rond. « Ben, dans ce cas, c’est que tu es bien le bâtard de cocu que j’ai toujours pensé depuis le début ! Le vieux Larenth, ça fait des années qu’il vole les chevaux de mon oncle et que tout le monde le sait. Quant à ton Alon de frangin, tiens, mon oncle l’aurait fait pendre s’il ne s’était pas ensauvé à la guerre juste à temps pour que le bailli ne lui ait pas mis la main au collet. »
Tout en maintenant ses poings crispés plaqués contre ses cuisses, Ki refusa de se laisser intimider.
« Il n’est pas un voleur ! Et mon père non plus.
— Alors, c’est qu’il n’est vraiment pas ton père, assura Arius, affectant de le raisonner. Allez, sieur Kirothius, dis-nous-le, maintenant, c’est de la main gauche que tu es, ou de la main droite ? Mais il se pourrait bien que tu ne saches même pas ça ? »
Ça ne compte pas. Il serrait si violemment les poings qu’il se sentait les paumes entamées par ses ongles. Il n’y a que l’honneur qui compte. Ne va pas déshonorer Tobin en perdant ton sang-froid.
« Qu’est-ce que ça peut bien foutre, un prince, avec un chevalier de merde comme toi pour lui tenir lieu d’écuyer ? voilà ce que je me demande, moi … », dit Mago.
Arius se pencha vers lui d’un air confidentiel. « Hé ! mais tu sais bien ce qu’on raconte sur lui … »
Ki faillit douter du témoignage de ses oreilles. Ils avaient le culot, maintenant, d’insulter Tobin ? Il n’eut pas le loisir de rassembler ses esprits pour répondre que les deux autres avaient tourné les talons et déjà déguerpi.
« Ne reste donc pas là à rêvasser, Ki ! jappa Chylnir qui venait d’entrer.
La tarte aux prunes, tu l’apportes, ou quoi ? »
L’honneur. Ki fit mentalement appel à la voix de Tharin tout en soulevant le lourd plat de pâtisserie. Tout ce que fait un écuyer rejaillit sur celui qu’il a pour seigneur et maître et se doit de servir. Conserve avant tout cette pensée-là dans ton cœur et, quoi qu’il advienne, tu te conduiras toujours comme il sied.
Penser à Tharin le calma. Lorsqu’il parvint à la salle à manger, il était assez maître de lui déjà pour souhaiter mille morts aux deux petits salauds mais sans seulement s’abaisser à ne serait-ce que froncer un sourcil dans leur direction.
Du moins apporta-t-il à titre de compensation, le lendemain matin puis chaque jour après, toute sa rage et toute sa rancœur sur les terrains d’entraînement. Chaque fois qu’il le pouvait, il s’offrait ses ennemis pour partenaires d’escrime ou de pugilat, et il laissait son corps prendre la parole pour lui. Les autres étaient d’ailleurs de rudes adversaires, et il n’avait pas toujours le dessus, mais ils préférèrent bientôt l’éviter autant que possible.
On saluait en Tobin et lui les égaux de toute la bande, aînés mis à part, et encore Ki n’était-il pas sûr qu’ils n’auraient pas pu battre certains de ceux-ci, mais Porion ne voulait pas entendre parler de rencontres avec eux. Il y avait toujours un monde fou pour regarder se battre le petit prince.
Quelques écuyers, mais d’autres également, dont Lutha, en vinrent à adopter des tenues d’exercice plus simples - mais jamais rien d’aussi râpé que le vieux justaucorps de Tobin. Sur cette dernière question, Ki s’était même mis du parti de lord Orun et de Molay pour le conjurer de s’habiller d’une manière plus séante, eu égard à sa position, mais sans réussir à l’ébranler si peu que ce soit. Tobin protestait qu’il consentirait à porter tous les atours que l’on voudrait pour les festins ou les virées en ville mais que, pour ce qui était du reste, il ne céderait pas. Et il refusa d’en démordre, même après avoir surpris des railleurs en train de se plaindre que, « dans la mêlée, on le confondait tout le temps avec son écuyer ». En réalité, vous auriez juré que ça lui faisait plaisir.
Or, Ki ne le comprit que bien, bien plus tard, Tobin percevait aussi cruellement que lui les mesquineries et les vilenies dont ils étaient tous deux la cible, il les prenait aussi mal que lui, mais il préférait s’en défendre avec ses propres armes.
17
L’automne s’annonça par une série de tempêtes terribles qui déferlèrent brusquement du large. La foudre frappa des édifices et même parfois des gens. Dévalant des toits, des pluies torrentielles inondèrent les rues, les déblayant jusqu’à la mer des monceaux d’immondices accumulés tout au long de l’année.
Ce temps infect contraignit les Compagnons à rester enfermés des jours et des jours durant. Ils s’exercèrent à l’escrime dans la salle des banquets, se livrèrent à des courses-poursuites sauvages dans les corridors, au grand désespoir des gentilshommes assez infortunés pour les rencontrer sur leur route: il en échut plusieurs aux bassins à poissons.
Korin tenait sa cour dans la vaste salle, entouré de jongleurs et de ménestrels. Il y faisait venir des troupes de comédiens et, toutes les deux ou trois heures, harassait les hérauts en leur réclamant des nouvelles. Et buvait comme un trou.
Tobin et Ki étaient en train de se donner une suée supplémentaire à prendre encore des leçons de danse lorsqu’un page dont s’entrevoyait la livrée jaune de lord Orun par-dessous son manteau ruisselant se présenta puis s’approcha du prince royal pour lui dire un mot.
« Cousin ! finit par crier celui-ci. Ton gardien requiert notre compagnie pour cet après-midi. Il nous faut y aller, je suppose. Toi aussi, Caliel. Je suis persuadé qu’Orun s’arrangera pour te faire une petite place.
— Le diable l’emporte ! grogna Ki.
— Tu t’amuseras mieux ici que moi là-bas, râla Tobin. Qu’est-ce qu’il me veut encore, maintenant ? Ça ne fait pas trois jours que j’ai passé la soirée chez lui ! »
D’autres émissaires vinrent au cours de ce morne après-midi réclamer d’autres garçons. Ainsi le lord Chancelier Hylus manda-t-il son propre petit-fils, Nikidès, qui se fit accompagner de Ruan. Lutha, malade, avait de la fièvre, et Barieüs le soignait. Plutôt que de se retrouver confronté à Mago presque sans alliés, Ki décida de s’éclipser jusqu’au retour de Tobin.
Il regagna leur chambre et chercha quelque chose à y faire, mais, grâce à Molay, il régnait là un ordre parfait. L’établi de sculpteur de Tobin lui-même étant rangé de manière impeccable, pour changer, Ki finit par se résoudre à tâter d’une balade à cheval, en dépit des intempéries, et, après avoir enfilé de vieilles chaussures et un gros manteau, il se mit en route pour les écuries.
« Désirez-vous que j’aille faire prendre votre monture, sieur Ki ? suggéra Baldus.
— Non », répondit-il, trop content de tenir un prétexte pour faire un brin de marche en plein air après s’être trouvé bouclé dedans si longtemps.
Il pleuvait désormais moins fort, mais un vent violent lui fustigea les jambes avec les pans de son manteau lorsqu’il quitta les jardins abrités du palais. Ses souliers furent bientôt trempés, mais ça lui était complètement égal. Le déchaînement des rafales et l’odeur froide et corsée de la mer lui faisaient galoper le sang et lui donnaient l’impression d’avoir le cœur moins lourd. Tournant son museau vers les nues, il se laissa souffleter par la bise.
Comme il restait encore tout plein de jour, il envisagea d’aller prendre Tharin au passage afin de partir chevaucher le long de la grève en sa compagnie.
Il n’y avait personne d’autre aux écuries qu’une poignée de lads et de palefreniers. Ceux-ci le connaissaient et le saluèrent quand il s’enfonça dans les ténèbres acidulées des alignements de stalles. De part et d’autre s’échelonnaient devant lui une centaine de croupes luisantes; Dragon et Gosi occupaient des boxes sur la gauche, à peu près au milieu de l’allée.
Il n’était pas encore allé bien loin quand il se rendit compte qu’il ne se trouvait pas du tout seul, en définitive.