Comme une étoile solitaire et fugitive
(Neutron, 1981)
Le désert s’étend sous un ciel orange, rugueux comme une galette de seigle qu’une cuisson irrégulière a parsemée de crevasses et de bouffissures. Ce ciel roule, bouillonne : la cuisson n’est pas terminée, et la forme des bouffissures, la taille et la profondeur des crevasses varient d’heure en heure, avec des différences d’intensité dans les valeurs de soufre et de brique qui colorent sa croûte.
Sous cette incandescence terne, le désert paraît être un reflet inversé des cieux roulant. Orange, beige, gris, brun, ocre, safran, c’est un camaïeu coulé dans une pâte épaisse où thalwegs et crêtes rognées, lits asséchés de rivières aux ramifications crochues et dunes scalpées au dur couteau des vents, falaises scintillantes de roches vitrifiées et fissures sombres qu’un gel bouillant a creusées dans le derme minéral, forment un paysage sans vie où les strates horizontales de pierres broyées dessinent une géologie qui n’a pas réclamé des ères pour se stabiliser, mais quelques minutes seulement, quelques secondes seulement peut-être. Car l’horloge qui a comptabilisé ce bouleversement n’est pas la tranquille horloge cosmique, c’est une horloge de feu solaire dont la grande aiguille s’est subitement détachée pour venir se planter en plein cœur du monde.
Mais entre les rocs concassés, sous la voûte disloquée des cathédrales de granite, dans les blessures ouvertes de la terre, subsistent encore, comme un pus caillé et réduit en une pulpe sèche, les traces du passage des êtres qui avaient jadis transformé le paysage à leur mesure, avant de voir leurs efforts réduits à néant, et de les y suivre : ici l’angle d’une citerne enterrée que la rouille pèle par couches millimétriques, plus loin une porte bâillant sur l’obscurité moisie d’un bunker aux arêtes rongées, là une structure métallique émergeant d’un terril de caillasse et dont le mufle écorné ressemble à celui d’un gigantesque insecte fouisseur qui sort de sa galerie : mais ce n’est qu’un véhicule militaire kaki dont la calandre défoncée figure la bouche ouverte, prête à mordre le ciel.
Ici, oui, il y a eu des hommes. Mais il n’en reste plus que les scories, les déchets, ces épaves automobiles prises dans les vagues figées de la plaine lunaire, ces silos colmatés par la lave froide et durcie, ces étages de caissons bétonnés qui ont été retournés comme des crêpes et aplatis comme des limandes. Ici, il y a eu une base de l’armée de l’air, bourrée de matériel de précision, de missiles à longue portée, d’antennes de communication, et surmontée par les corolles ajourées des radars tournés vers le soleil comme des fleurs scintillantes. Mais la base, comme tant d’autres, n’a servi à rien : un coup décentré, une flèche nucléaire tirée à la périphérie de la cible a suffi pour qu’elle soit éparpillée en un puzzle impossible à réassembler.
Il faut croire pourtant que sur cette assiette nettoyée à la chaux vive il reste encore des miettes à glaner, car une fourmi solitaire rampe à travers les brisures. Son parcours est erratique et tâtonnant, elle s’arrête, elle repart, elle s’arrête à nouveau, elle revient sur ses pas, elle contourne avec patience les obstacles dressés sur sa route sinueuse, elle fait des boucles et des angles à la surface rôtie du désert. Mais sa démarche est plus sûre qu’il n’y paraît. Son but : chaque artefact qui surnage, et qu’elle explore méthodiquement, comme pour en tester les richesses épargnées.
Parfois (magie ?) une tige de métal, un nœud de câbles, un fragment de carcasse se sépare de son point d’attache avec un petit gémissement rouillé, se soulève à un mètre du sol, flotte jusqu’au monticule d’objets disparates que la fourmi s’acharne à réunir. En vérité, la fourmi n’appartient pas à la classe des insectes, pas plus qu’elle ne fait partie du règne animal. La fourmi est bien autre chose, elle fait partie de la race maudite des humains. Qu’elle ressemble peu, pourtant, aux glorieux hommes d’autrefois ! Son apparence est plutôt celle d’une larve molle et recuite, qui se traîne sur le sol rugueux. La larve possède un visage rond, un nez réduit à deux fentes reptiliennes, une bouche molle et baveuse à l’intérieur de laquelle deux protubérances cornées, en arcs de cercle, tiennent la place des dents. Elle n’a pas d’oreilles, juste deux trous reptiliens. Ses yeux vairons circulent indépendamment dans les orbites glaireuses, entre les lourdes paupières bouffies, dépourvues de cils et couleur viande bouillie. Son crâne est énorme, pelé, couvert d’ulcérations ouvertes entre lesquelles se ramifient de grosses veines bleues. Cette tête amorphe est directement rattachée au tronc vermiculaire, qui se tortille à la manière d’un tronçon de lombric. Le tronc est enveloppé, langé serait un terme plus exact, dans des bandes de tissu lacéré, soudées par la crasse et les déjections. Au bas du tronc, rien. Au niveau des épaules arrondies, deux espèces de nageoires dépassent, blêmes, végétales, terminées par de longs doigts aux os mous, de dimensions irrégulières.
La laideur de la créature ne la gêne pas : il n’y a plus personne, ici, pour la voir. Et l’absence de bras ou de jambes ne la gêne pas non plus. Elle n’en a pas besoin, elle possède d’autres membres, invisibles. La créature est née d’un homme et d’une femme ordinaires, touchés par une invisible averse de neutrons alors qu’elle n’était qu’un fœtus de quelques jours accroché comme un bourgeon à la paroi de l’utérus maternel. Et dans le ventre faussement protecteur, elle est devenue ceci : un macrocéphale phocomèle de sexe incertain, aujourd’hui âgé de neuf ans, et dont le nom est Croche.
Voici l’histoire de Croche, de ses peurs, de ses haines, de ses fuites – jusqu’à la fuite ultime.
« Cours !
— Foutons le camp !
— Dépêche-toi !
— Cachons-nous là…
— Vite, vite ! »
Voilà de quoi est fait l’univers sensitif et mental de Croche. Ces injonctions, ces ordres paniques, Croche les avait souvent entendus, les avait souvent ressentis. Mieux, il les avait toujours entendus, toujours, depuis le début, depuis cette lumière éblouissante accompagnée de ce froid soudain qui avaient marqué son entrée dans le monde, son éviction de la tiède caverne où il avait poussé, déjà marqué par le doigt de froide lumière qui s’était brièvement mais définitivement posé sur lui, à l’aube des temps.
Lumière, froid : ces deux sensations, ces deux agressions, étaient liées de manière indissociable dans l’esprit de Croche – et pas seulement dans son esprit, mais dans toutes les cellules de son corps.
Lumière de la bombe (alors qu’il n’était que quelques millimètres cubes de gelée greffée sur sa matrice), lumière du jour blême de sa naissance, lumières des torches et des lampes braquées dans ses yeux comme autant de menaces mortelles en tant d’occasions où Croche s’était façonné en une boule de peur modelée par la haine… Et froid désespérant du jour où toutes ces douloureuses contractions, comme autant de spasmes d’agonie, l’avaient propulsé loin de la caverne primordiale où il s’était vainement cramponné de toutes les fibres de son esprit, froid de toutes ces nuits, de toutes ces fuites, de cette succession d’hivers qui revenaient en toute saison.
Lumière, froid… FUITE !
« Planque-toi !
— Magnons-nous !
— À plat ventre !
— Vite… vite ! »
Inséparable de l’impact de la lumière et de la morsure du froid, la fuite avait rythmé les neuf années de vie de Croche, cette larve collée à la poitrine maternelle ou trimballée dans les bras paternels, Croche, cette chose vivante impuissante, ce bout de viande pensant sur lequel pesait le dur poids du monde.
Et le pire, ce n’était pas tant les attaques du froid, les coups de lame de la lumière, la transhumance éperdue de toutes ces fuites. Le pire, c’était les sentiments qui les accompagnaient, et qui s’appelaient la peur et la haine. La peur, la haine : encore des données qui s’inscrivaient à l’encre blême dans l’esprit si perméable de Croche, qui s’imprimaient au fer rouge dans son corps mou que des forces incompréhensibles avaient taillé tel qu’il était : larve, larve…
Lumière, froid, peur, haine, fuite : le monde de Croche, Croche tout entier.
Il se souvenait…
Il n’était qu’un bout de rien du tout, un ensemble d’organes palpitants et pantelants, blotti entre les seins de sa mère, agrippé aux mamelles pendantes et aplaties de sa mère, sous les couvertures moisies qui lui tenaient lieu de vêtements. Oui, il n’était qu’un ver de terre, une larve aux os mous, sans force, dénué de toute indépendance, lié au corps maternel où il puisait sa nourriture (les dernières gouttes de lait aigre, additif : strontium 90), où il cherchait la sécurité (ce cœur qui battait contre sa grosse tête, sous une mince couche de peau osseuse), où il buvait la chaleur (faible rayonnement).
En ce temps-là, il avait peut-être six mois, ou huit. Le langage humain n’était encore pour lui qu’un magma bruyant de sons incompréhensibles qui malmenaient ses tympans. Mais déjà il possédait, enfoui au plus profond de lui, le don d’appréhension du monde, le don d’empathie. Ce don n’était qu’embryonnaire, à l’époque ; mais il suffisait à Croche (qu’on n’appelait pas encore Croche mais, simplement, le bébé, ses parents n’ayant pu se mettre d’accord sur un prénom à cause de l’incertitude qui demeurait quant à son sexe) pour entrer en résonance avec le paysage humain qui gravitait autour de lui.
Hélas, les résonances n’étaient que discordances. Hélas, le don n’était qu’une malédiction. Car le monde n’était pas clément dans son ensemble, et moins clément encore avec Croche (et avec ses semblables, comme il s’en rendrait compte bien plus tard). Ce fameux jour, à l’extrême bout de ses souvenirs, là-bas, dans les strates de brouillard, il avait senti le danger, d’abord comme une ondée diffuse, comme une eau froide qui se resserre autour de soi. Et puis, d’un seul coup, l’eau l’avait envahi, l’avait transpercé à la manière d’un poignard de glace, à l’instant même où une main brutale avait écarté le pan de tissu qui le cachait. Découvert, il avait été exposé d’un seul coup à la lumière, au froid. La haine avait jailli à cet instant même, puisant de l’esprit de l’homme qui venait d’arracher les loques le protégeant jusque-là des regards ; et, répondant à cette haine, la peur s’était déversée du cerveau de sa mère et de son père, y introduisant le cinquième terme de cette nouvelle table des Lois : la fuite.
Il y avait eu des mots :
« C’est un monstre !
— Regardez, c’est un mutant !
— Tuons-le… Oui, tuons-le ! »
Bien sûr, Croche ne les avait pas compris avec la partie traditionnelle de son pauvre cerveau de six ou huit mois. Et, bien que ces mots (ou d’autres, équivalents) devaient maintes et maintes fois encore être déversés sur lui, il mettrait longtemps à les comprendre objectivement. L’ennui, c’est qu’il n’avait nul besoin de les comprendre pour en ressentir le poids de haine. L’ennui, c’est que Croche, à force d’emmagasiner toutes ces projections de haine, deviendrait lui-même, peu à peu, un bloc de haine.
Ce jour-là (ou cette nuit-là, car il n’avait jamais su si la lumière qui l’avait épinglé sur le torse de sa mère venait du ciel ou d’une lampe brandie), il avait ressenti pour la première fois la haine sous ses formes diversifiées que sont les cris et les insultes (auxquels on peut facilement s’habituer), les bâtons et les couteaux levés (qui font mal, qui peuvent même tuer quand ils s’abattent au bon endroit), et les jets de pierres (dont certaines rebondissaient avec un bruit mat sur la chair osseuse de son père ou de sa mère), mais qui ne sont pas grand-chose face aux jets de flèches et aux tirs de balles. Le tout s’était naturellement confondu avec la fuite, une fuite vers nulle part, terminée quelque part dans un abri de fortune (fourré épineux, caverne ruisselante ou cave de maison en ruine), où son père et sa mère avaient dû s’abattre à bout de souffle, corps contre corps (et lui entre eux), une fois les poursuivants laissés loin en arrière.
Cela avait donc été la première fois. Mais il y en avait eu tant d’autres, alors que Croche poussait, enflait, grandissait, tant d’autres tellement semblables que l’existence, pour lui, pouvait se résumer à ce premier choc de haine, cette première fuite. Et Croche poussait, enflait, grandissait. Pas comme un enfant humain normal, un enfant humain d’avant, mais comme cette chose amorphe et molle qu’il avait toujours été et qu’il serait toujours : un macrocéphale, un phocomèle (pas de jambes, des mains-nageoires accrochées à ses épaules), un mutant.
Pour le mutant, la vie était dure. Dans un monde où survivre était un miracle jour après jour reconduit, la survie pour un couple ayant engendré un enfant mutant était un miracle bien plus miraculeux encore. Car être un mutant était un stigmate inexpiable, c’était la faute majeure, le rappel de la folie des hommes imprimé par le doigt de l’atome dans la chair d’innocents enfants des hommes, qu’on voulait haineusement faire payer, eux qui n’y pouvaient rien, qu’on voulait à toute force effacer, eux qui n’avaient pas demandé à être dessinés ainsi.
Insultes, pierres jetées, coups de bâton, coups de fusil, fuites, immobilisations plus ou moins longues dans des cavernes ou des forêts pelées, dans des ruines ou des replis de désert calcinés, telles avaient été les trois premières années de vie de Croche.
Et, en même temps qu’il accumulait la haine, Croche apprenait. Il apprenait que le monde n’avait pas de tout temps été un désert pelé et calciné, un entrelacs de ruines où des humains malades et loqueteux, affamés et désespérés, habités par la peur et la haine, se déchiraient à mauvaises dents. Il sut qu’autrefois le monde (… sans doute pas le monde dans son entier, cette boule roulant aveuglément dans l’espace, mais au moins le pays où son père et sa mère avaient vécu) était calme et paisible, qu’il était formé par un assemblage de villes animées et laborieuses, de prés et de forêts où il faisait bon se promener. Dans ce monde qu’il n’avait pas connu et ne connaîtrait jamais car il ne reviendrait jamais, il faisait chaud, la lumière n’était pas synonyme de danger, on pouvait manger à sa faim, on avait toujours un toit pour s’abriter, les autres êtres humains ne vous agressaient pas à chaque rencontre.
Ce monde était un paradis. Et puis… cette chose était arrivée, cette chose terrible que ses parents évoquaient si souvent et que Croche ne pouvait véritablement assimiler. Des hommes, quelque part, dans un autre pays, ou dans plusieurs pays à la fois, des hommes plus fous que les plus fous avaient décidé de détruire le paradis à coups de bombes grosses comme le soleil, aussi chaudes et aussi lumineuses que le soleil. Et le paradis avait été anéanti, en quelques minutes, peut-être en quelques secondes. C’était une chose incompréhensible. Mais cette chose s’était produite, et rien au monde n’aurait pu faire que cela n’ait pas été.
Depuis, c’était le règne du froid (car les millions de tonnes de poussière soulevées par les explosions avaient créé autour de la Terre une dense ceinture roulante qui ne laissait plus passer les rayons du soleil), le règne de la faim (car on ne produisait plus nulle part de nourriture dans les champs calcinés et les usines en ruine), le règne de la haine, parce que pour chaque humain survivant un autre humain était un ennemi qui pouvait vouloir tuer pour quelques grammes de matière comestible.
Croche apprit tout cela. Non pas par les conversations rarissimes que pouvaient avoir ses parents, car Croche ne comprenait pas encore les mots. Mais par les images éparses qu’il pêchait dans leur esprit, et qui étaient comme un puzzle à assembler. Croche l’assembla, car il avait le don, cadeau ambigu de la bombe. Il apprit donc en même temps sa différence, et apprit à haïr cette différence car elle était pour lui un facteur mortel. Bloc de haine, Croche se haïssait en même temps que le reste du monde. Ses parents seuls échappèrent un temps à cette haine. Il les écoutait.
« Il a faim, il a froid, disait sa mère. Pauvre petit. Pauvre petit ! Je le sens trembler…
— Nous avons tous faim et froid, répondait son père. Mais je crois qu’à tout prendre il est moins à plaindre que nous. Il est… tu sais comme il est. Je suis sûr qu’il ne se rend compte de rien. C’est un… c’est une espèce de végétal.
— Tu ne sais pas ce que tu dis. Comment peux-tu parler ainsi ? Tu ne l’aimes pas ! Je sais bien que tu le considères comme un fardeau…
— Est-ce qu’il n’en est pas un !
— Tais-toi ! C’est mon fi… C’est mon enfant ! Notre enfant. Il est tout ce qui nous reste. Tout ce qui nous rattache au passé. Et sans doute ce qui nous attache entre nous. Moi je l’aime comme il est. Et je sais, je sais, tu m’entends, que même s’il est différent extérieurement, son esprit est clair en dedans. Il comprend tout. Je le sens. Une mère peut comprendre ça.
— Tu as sans doute raison… Excuse-moi. C’est notre enfant. Est-ce que je ne t’ai pas toujours aidée à le protéger ? »
Croche écoutait. Bien sûr, ses oreilles ne lui retransmettaient que des sons incompréhensibles ; mais ce n’était pas avec ses oreilles qu’il écoutait : c’était avec le don, qui traduisait en images ou en sensations ce que dévidait le cerveau épais des humains. Et il souffrait avec ses parents, pour ses parents, bien que cette souffrance s’accompagnât inévitablement de rancœur : il n’avait pas voulu naître, pas ainsi, pas dans ce monde. Mais qui était responsable ? Cette notion le dépassait. Il se contentait d’avoir peur, de haïr, d’avoir froid, d’avoir faim. Il ne pouvait rien faire contre les trois premiers termes de cette tétralogie de la souffrance. Pour ce qui était du quatrième… Les parents de Croche, et Croche lui-même, se nourrissaient de ce qui leur tombait sous la main ou sous le poing. Parfois, aubaine inespérée, ils trouvaient dans les décombres d’une ville ou d’un village traversés quelques boîtes de conserve intactes dans les ruines d’un magasin ; c’était alors la fête ; mais ce genre de fête, tant était rude la concurrence, avait tendance à se raréfier : des bandes s’organisaient, qui faisaient du pillage une activité systématique et payante… Alors, comme ils n’avaient pas de quoi payer, il leur fallait se contenter de plus en plus souvent de la viande rude d’un petit mammifère des bois, ou d’un rat des villes, ou d’un oiseau charognard estourbi par une pierre bien placée, dont la chair coriace était mangée crue ou cuite, selon les circonstances. Et, bien rarement, mais ça arrivait car il restait en ce monde sans clémence quelques âmes charitables, on leur accordait l’aumône d’une moitié de galette dure à la sciure et à la farine de baies, ou encore d’une ou deux portions de soupe aux herbes sauvages.
Toutefois, ces bonheurs étaient l’exception : la plupart du temps, Croche et ses parents avaient faim. Et ce n’est qu’aux approches de sa troisième année que, le don se développant dans le cerveau de Croche, le mutant larvaire commença à pouvoir apporter son concours à la recherche de la nourriture.
Il se souvenait…
C’était dans une forêt détrempée où l’hiver pluvieux de la bombe mordait sur l’automne moisissant du calendrier bouleversé. Son père était allongé devant lui dans un bosquet de fougères visqueuses, un gourdin à la main, prêt à l’abattre sur le lapin maigre qui craquait de menues brindilles à trois ou quatre mètres. Un seul geste, et le lapin détalerait, à jamais hors d’atteinte. Croche se souvenait : il avait tendu son esprit vers le lapin, et une partie de son esprit était véritablement allée jusqu’au rongeur, l’avait touché, lui avait ordonné de venir jusqu’à l’endroit où se cachait le chasseur, là, juste à portée du gourdin. Croche avait faim, désespérément faim. Il leur fallait ce lapin, à tous. Et le lapin, par petits bonds saccadés qui témoignaient de sa résistance à ces doigts de l’ombre qui l’attiraient vers sa mort, était venu se placer sous le gourdin.
Ce soir-là ils avaient mangé de la viande, et le père et la mère s’étaient gobergés de cette chance incroyable, sans pouvoir deviner que leur rejeton avait été l’axe indispensable à la rencontre du lapin et du bâton. Par la suite, Croche avait pu souvent jouer le rôle de cette divinité capricieuse, la chance, et en une circonstance au moins, son don s’était exercé sur un humain, un homme solitaire et farouche croisé sur une plaine venteuse ; l’homme portait autour des épaules deux bandoulières de cuir où était épinglé par une patte un double chapelet de grenouilles vivantes et tressautantes ; son père et sa mère avaient quémandé ; l’homme allait passer son chemin sans un geste, les poings serrés sur un couteau et un harpon, lorsque l’esprit de Croche s’était enfoncé dans son cerveau, comme une pierre aiguë lancée par une fronde. Et l’homme, toujours sans un mot, avait détaché de son baudrier vivant trois batraciens qu’il avait tendus aux errants.
Le don grandissait avec Croche !
Mais il y eut une époque où il put le mettre en veilleuse, se contentant de l’utiliser pour écouter, et non pour contraindre. Cette époque, où Croche et ses parents n’eurent plus ni faim, ni froid, ni peur, correspond à leur séjour dans la congrégation des Enfants de la Lumière.
Ils vécurent plus de deux ans au sein de la congrégation. Ils l’avaient atteinte un soir, après une errance semblable à mille autres entre les pans fracassés du vieux monde. Il pleuvait, bien sûr, de cette pluie froide et patiente qui tombait 300 jours par an du ciel bourbeux, transformant les plaines en cloaques, les collines en déversoirs. Les bâtiments de la congrégation, dressés au sommet d’un piton tronqué placé en avant-garde d’une chaîne de montagnes basses, parurent aux parents de Croche plus grands que nature, et auréolés d’une lumière surnaturelle. En réalité, il s’agissait, comme ils devaient l’apprendre par la suite, d’un couvent de jésuites flanqué de diverses annexes et défendu par un mur d’enceinte à la Vauban ; mais, ce soir-là, le couvent flamboyait de cette curieuse patine sanglante que le soleil, filtré par la couverture de poussière, déversait parfois sur la terre à l’heure du couchant ; et puis c’était la première construction intacte et bien entretenue que l’homme et la femme voyaient depuis longtemps, le premier signe qu’il pût exister encore de par le monde dévasté un lieu de réunion humaine, un réceptacle.
Ils hésitèrent peu, grimpèrent le long du chemin d’accès ruisselant, frappèrent à la lourde porte de bois, appelèrent.
Congrégation – des – Enfants – de – la – Lumière… Toi – qui – viens – en – paix – demande – asile – et – tu – seras – accueilli… avait lu péniblement la mère.
Les mots étaient gravés dans le bois de la porte. Elle s’ouvrit sur un homme en longue robe blanche.
« Nous avons faim, nous ne savons pas où aller… avait balbutié le père. Pouvons-nous…
— Vous avez lu… avait simplement répondu l’homme en robe blanche.
— Mais c’est que… nous avons aussi… »
La mère ne savait par quels mots présenter l’inacceptable. Alors elle avait fini par écarter les chiffons qui voilaient, contre sa poitrine, le visage maudit de Croche. Les yeux de l’homme avaient souri, une main aux doigts étendus s’était levée.
« Entrez, frères, et soyez les bienvenus. »
Croche, avec le don, avait senti la bonté qui émanait de l’homme en robe. C’était comme une vague chaude se déversant dans sa tête et gagnant tout son corps, une caresse lente suivant tous les nœuds de son être et amollissant la paroi dure de son sac de haine. C’était bien plus fort que tout ce qu’il avait pêché jusque-là dans l’esprit de son père et de sa mère, cette tendresse fragile mangée par la crainte. Car dans l’esprit de cet homme qui les accueillait, et qui l’accueillait, lui, Croche, particulièrement, il n’y avait pas la moindre crainte. C’était… nouveau et bouleversant.
Ce soir-là, Croche et ses parents mangèrent à leur faim (des légumes secs, de la viande séchée, du pain de froment, du fromage de chèvre), ils se couchèrent au chaud et au sec, ils n’eurent pas à craindre l’agression sournoise d’un animal féroce, d’un humain malintentionné, d’une nature gloutonne. Et le soir d’après non plus, et tous les autres soirs, et cela pendant plus de deux ans.
Croche n’avait plus faim, Croche vit le froid reculer, la peur reculer, il cessa pendant tout ce temps de considérer la lumière comme son ennemie personnelle. Croche ne fuyait plus. Quant à la haine… elle était bien enfouie au fond de lui – non pas éteinte, car elle faisait partie de son acquis, mais oui, bien enfouie.
Dès le premier soir, le père de Croche avait demandé à l’homme qu’il considérait comme un religieux (mais ce n’en était pas un au sens ancien du terme) ce que désignaient les mots « Enfants de la Lumière ». L’homme avait souri de son immuable sourire très doux et avait désigné Croche, larve dressée dans les bras de sa mère.
« Tu as le privilège d’être le père d’un Enfant de la Lumière… Mieux que des fils de l’homme, eux sont les fils de la bombe, les produits de cette lumière éblouissante qui a signé la fin des temps anciens et le début des temps nouveaux. Il nous importe peu maintenant de juger ou de condamner ce que beaucoup nomment encore la folie des hommes. Car ce qui est fait ne peut être défait. Mais notre devoir est de frayer le chemin à ceux qui nous remplaceront… »
Autre sorte de folie, ou grande sagesse, la question ne se posa jamais pour les parents de Croche, Enfant de la Lumière. Ils intégrèrent la communauté (150 personnes des temps anciens), en même temps que Croche rejoignait ses frères, à l’extérieur persécutés, ici choyés, ses frères, une trentaine de bébés difformes, suintants, larvaires, grosses têtes, membres grêles. Croche continua de pousser, d’enfler, de grandir au milieu de ses frères, grâce aux soins attentifs des Maîtres de la congrégation. Et poussant, enflant, grandissant, il voyait son don d’empathie, son don de compréhension intime des choses et des êtres grandir avec lui. Maintenant il savait lire clairement dans tous les cerveaux qui l’approchaient à une distance de quatre ou cinq mètres. Il savait aussi « lire » la matière, car il commençait à pouvoir faire bouger des petits cailloux, des morceaux de bois, avec les seuls doigts de son esprit.
Un autre phocomèle pouvait comme lui déplacer les objets par télékinésie ; mais son esprit n’était qu’un magma confus qui ne saurait jamais s’ordonner. Il y avait également un bébé de sept mois, beau comme une poupée de porcelaine, qui savait à la perfection envoyer dans l’esprit d’autrui des visions apaisantes, des ondées de douceur et d’amour. Il mourut âgé de moins d’un an. Les autres, tous les autres, même ceux qui vinrent par la suite (et ils furent de plus en plus rares), n’étaient que des larves que la lumière froide de la bombe avait jetées au monde sans plus de pouvoir qu’une larve d’insecte. Le projet des Maîtres s’étiolait avant que de naître. Et Croche préférait, à celle de ses frères, la compagnie de ses parents et des autres hommes anciens.
Dans tous ces esprits au travail, il puisa de quoi compléter le puzzle du monde. Il puisa des voitures rapides parcourant des réseaux de routes plus nombreuses dans le corps du monde que les veines dans un corps humain, des avions bruyants qui perçaient les nuages et passaient comme un rêve de chaleur d’un continent à l’autre, la télévision, puits d’images mouvantes, des vagues mordant des grèves dorées semées d’épidermes dolents cuisant au soleil, des places à l’ombre des platanes et des boissons fraîches et vertes à boire dans de hauts verres, avec des pailles.
Il puisa tout cela, et bien d’autres merveilles encore, qu’il ne connaîtrait jamais et qui chatouillaient sa haine endormie. En même temps il se composa une image plus complète de sa mère, dont le prénom était Olivia (une femme jadis douce et aimante, qui avait fait de la peinture), et de son père, dont le prénom était Daniel, et qui avait été ingénieur dans l’aéronautique. Maître Grégorio, l’homme qui les avait accueillis le premier soir, s’attacha plus particulièrement à l’éducation de Croche. Et Croche puisa aussi en lui des images de campus où circulaient des jeunes gens et des jeunes filles bariolés, des images de laboratoires où de grosses machines noires lançaient des éclairs solides dans la masse vibrante de cristaux découpés en tranches plus fines que du papier à cigarette : Grégorio avait été professeur et chercheur dans une branche de la physique. Le Maître essaya longtemps d’apprendre à Croche à lire et à écrire. Il n’y parvint pas : l’esprit de Croche n’était pas fait pour ça. Mais il put le faire parler de manière à peu près intelligible, en forçant Croche à dompter ses cordes vocales atrophiées, sa grosse langue rétractile, son palais corné de reptile. Grégorio était soucieux. Le monde bougeait à nouveau de manière dangereuse, deux fois déjà la congrégation avait dû repousser à coups de mitrailleuse des bandes armées qui avaient essayé de l’investir. Et, mis à part Croche, qui était de plus en plus habile à faire se mouvoir des objets de plus en plus lourds (il pouvait au bout de deux ans soulever pendant plusieurs minutes des masses d’une dizaine de kilos), les autres Enfants de la Lumière restaient de désespérantes larves bavantes, des déchets génétiques, des mutants régressifs.
Croche buvait la déception dans l’esprit de Grégorio, et la peine de cet homme bon remuait au fond de lui la haine enfouie. Un jour, il y eut un conflit violent au sein même de la congrégation, certains de ses membres voulant se débarrasser des enfants mutants afin d’aplanir les difficultés avec l’extérieur. Ce jour-là, Croche lut pour la première fois dans le cerveau de son père un désir de meurtre dont il était l’objet ; le magma de haine se souleva un peu plus hors de sa gangue.
Mais c’est aussi dans ces jours de turbulence qui allaient signer la fin de la congrégation et la fin d’une existence douce et paisible pour Croche, que celui-ci vit pour la première fois des étoiles. C’était une nuit où, par exception, la pluie lourde ne frappait pas en cadence les tuiles des toits. Grégorio avait pris sur son épaule Croche, qui à ce moment-là était une masse cylindrique de 45 centimètres de long pesant une quinzaine de kilos, et l’avait emmené faire un tour sur les remparts, pour observer la plaine où brillaient des feux épars, comme autant de menaces. Croche se souvenait. Il avait levé vers le haut sa tête ronde aux petits yeux glaireux, et avait vu dans l’épaisseur boueuse du ciel nocturne une large déchirure bleu sombre, comme une eau aérienne stagnante ayant retenu à sa surface des poignées de petits lumignons froids, des confettis tremblotants au bord déchiqueté. Croche avait tendu son esprit vers ces flocons scintillants, mais ils étaient trop loin pour qu’il pût les atteindre et l’infini des cieux avait sonné dans sa tête en écho vide.
« Qu’est-rr quou est ? avait-il demandé à maître Grégorio.
— Ce sont les étoiles, mon Enfant… »
Et Grégorio avait expliqué à Croche les étoiles, ces soleils immensément lointains, et les planètes qui peut-être les accompagnaient dans leur course immobile, d’autres mondes inconnus, réserves de vie. Croche était resté longtemps accroché à l’épaule du Maître, la tête levée vers les étoiles. Elles l’emplissaient d’étonnement, car il n’avait jamais lu les étoiles dans l’esprit de quiconque ; et les étoiles l’emplissaient aussi de crainte, car elles étaient des lumières froides ; mais surtout elles l’emplissaient d’un espoir fou, car il y avait peut-être là-haut d’autres mondes de paix et de douceur, des mondes sans haine et sans peur, sans folie.
Il les regarda donc jusqu’à ce que les pans de boue se referment sur ce fleuve d’espoir, et il dit à Grégorio :
« On your, ou’ irai douans ou’ étoirrrrs…
— Oui, répondit Grégorio. Un jour tu iras dans les étoiles. »
Mais une semaine plus tard la congrégation était envahie par une de ces bandes, de plus en plus nombreuses et structurées, dont les membres se nommaient eux-mêmes les Purificateurs. Beaucoup de Maîtres furent tués, des bâtiments flambèrent, Croche put voir le cadavre de Grégorio se consumer sur un charroi de poutres noircies. Olivia, sa mère, l’avait à nouveau enveloppé dans une couverture roulée, elle et Daniel avaient pu se glisser hors de l’enceinte par une petite poterne servant à évacuer les déchets. Croche était probablement le seul de tous ces dérisoires Enfants de la Lumière à avoir échappé à la lame des Purificateurs. La nuit tombait, poudreuse, que ponctuaient encore les flammes des incendies et les éclairs brefs des coups de feu. À nouveau la lumière était synonyme de danger mortel. Et ce fut à cet instant, alors qu’Olivia, Daniel et Croche se terraient contre la pente au milieu des ordures, qu’un ultime conflit à son sujet eut lieu entre ses parents.
« C’est stupide ! avait jeté son père. Nous n’avons pas à fuir. Ces hommes ne nous veulent pas de mal… Il n’y a qu’à… qu’à se débarrasser de lui une bonne fois pour toutes et nous aurons la paix. Je ne veux plus recommencer cette vie de fuite et de terreur. La société va se réorganiser. Je veux y avoir une place ! »
Le père s’était dressé, hagard, éperdu, menaçant. La mère, muette, s’était contentée de serrer plus fort contre elle son enfant maudit. Et elle avait vu le père reculer, reculer, faire quelques gestes désordonnés. Sa bouche s’était ouverte, comme pour une nouvelle harangue, puis son pied avait trébuché sur une dénivellation traître, il avait battu des bras, basculé en arrière. La mère avait crié, Croche avait entendu son père rouler sur quelques mètres d’éboulis, puis le vide l’avait aspiré.
Ainsi était mort son père. Et recommença l’errance, recommencèrent les fuites, avec ces ennemis familiers qu’étaient le froid, la faim, la lumière, avec ces sentiments familiers qu’étaient la peur et la haine.
Olivia ne sut jamais, ou ne voulut jamais savoir que Croche, avec le don, avait provoqué la mort de son mari. À mesure que les jours et que les mois passaient (mais rien ne les comptabilisait dans la fuite lente du temps), elle devenait une créature furtive, échevelée, animale, qui ne vivait que pour ce fils larvaire qu’elle portait contre son flanc, et avec qui elle entrait de plus en plus en symbiose.
Autour, le monde, c’est vrai, se réorganisait. Des villages s’incrustaient dans le cœur des villes abandonnées ou détruites, s’édifiaient sur les plaines arasées que de courageux humains essayaient à nouveau de cultiver. Dans le ciel passaient parfois des dirigeables maladroits, outres gonflées et rapiécées promises à d’inévitables éclatements, sur les routes désembourbées cahotaient d’étranges véhicules lâchant de gros pets de gaz de paille, les plaines étaient parcourues par des troupes de cavaliers en maraude. Une donnée pourtant restait constante : la haine des enfants de la bombe, la haine irréductible pour ces rejetons hideux de la catastrophe.
Les Purificateurs n’avaient pas cessé leur croisade. Le massacre des innocents continuait – quand il restait des innocents à massacrer. De loin, Croche et sa mère avaient pu voir ces sinistres cérémonies où de grandes effigies de mutants monstrueux étaient brûlées au milieu de chants et de danses… Des effigies, et peut-être aussi quelques enfants façonnés par l’atome. En bordure des bourgades renaissantes, à la croisée des chemins, des panonceaux dressaient les arcanes du racisme nouveau :
Si tu as deux yeux – deux bras – et si tu marches
sur deux jambes – viens sans crainte.
Mais ne garde pas avec toi l’enfant
né de l’atome.
Croche et sa mère se gardaient bien d’approcher toutes ces lumières où ils risquaient de se brûler. Leur royaume de transhumance était la nuit. Leur compagne la solitude, leur couleur le froid, leurs pensées : peur et haine. De la faim cependant ils ne souffraient plus, ou rarement : Croche avait le don, il savait de plus en plus adroitement l’utiliser pour avoir de la nourriture.
« Jou ouais l’accoicher, m’man… disait Croche.
— Accroche-le, accroche-le ! » ânonnait Olivia.
Bientôt, elle ne sut plus prononcer que ces mots : Accroche ! Et ainsi Croche, qui n’avait jamais eu de nom, en gagna un par l’exercice de son don.
Croche accrochait. Parfois c’était un animal, qui venait se placer sous le couteau de sa mère, parfois c’était un homme ou une femme isolés, qui perdaient un instant le contrôle de leur corps et dévidaient leur besace aux pieds des errants. Ainsi survivaient-ils : Croche bloc de haine, Olivia rameau noueux qui ne pensait déjà plus, qui avançait en aveugle pliant sous le poids de son paralytique.
Ils vécurent ainsi deux ans et demi de plus. Et ce qui soutint Croche, au cours de ces deux ans et demi supplémentaires de peur et de haine, c’était la certitude qu’au-dessus de lui, là-haut, là-haut, étincelait dans l’eau glauque de la nuit la poudre lactée des étoiles. Les étoiles où il irait, un jour.
Parfois, suprême récompense, le matelas bourbeux des poussières en orbite se déchirait un court instant, se diluait dans le brassage des vents de la haute atmosphère. Et lorsque la déchirure se produisait la nuit, Croche pouvait voir les étoiles. Avec ses mauvais yeux d’où la sanie ne cessait de couler, il regardait, il regardait, jusqu’à ce que les pans à nouveau se referment sur son espoir lointain, son rêve fou dans lequel il plongeait en hauteur, à en oublier la haine.
Croche irait dans les étoiles !
Un jour, il sut que son rêve était à portée de sa main. Ce jour-là, les deux fuyards étaient arrivés en bordure d’un désert rugueux comme une galette de seigle qu’une cuisson irrégulière a parsemée de crevasses et de bouffissures. Il ne pleuvait plus, et la cuisson nucléaire qui, neuf ans auparavant avait desséché la plaine, s’était concrétisée à la surface de la pâte épaisse de la terre en un camaïeu d’orange, de beige, de gris, d’ocre, de safran. Ce n’était pas ce paysage, surplombé de nuées roulantes offrant un reflet inversé de la plaine, qui avait capté l’attention de Croche. C’était ce qui subsistait de traces humaines entre les rocs concassés, dans les blessures ouvertes de la terre : une citerne que la rouille pèle par couches, une porte bâillant sur un bunker aux arêtes rongées, le mufle écorné d’un véhicule militaire dont la calandre défoncée est prête à mordre le ciel.
Des années auparavant, Croche avait lu dans le cerveau de son père, ingénieur dans l’aéronautique, les images biseautées de la construction de gros vaisseaux de métal capables de traverser le ciel. Le ciel, les étoiles, c’était tout un. Et, avec son don de compréhension de la matière, Croche lisait maintenant dans le sol tourmenté les réserves de matériaux nécessaires à la fabrication d’un vaisseau qui l’emmènerait jusqu’aux étoiles : ici du fer, de l’acier, du zinc pour assembler la coque, là, en profondeur, des citernes de kérosène et de propergol pour propulser l’engin vers le ciel.
Croche ne voyait pas plus loin, ne doutait pas de la réussite : sa fuite l’avait conduit en plein cœur du territoire de l’usine à rêve, il allait y construire son rêve avec les débris de la réalité.
Restait le problème de sa mère. À cette époque, Olivia n’était plus que l’ombre de son ombre ; elle avait perdu tous ses cheveux, elle n’était plus qu’un arbuste aux branches maigres et noires, un squelette en marche sur lequel se développait un fruit vénéneux : cette grosse tumeur violette, cadeau à retardement de la bombe, qui enflait rapidement sur sa hanche. Croche pouvait lire la souffrance dans l’esprit de sa mère, même si celle-ci ne s’était jamais plainte. Il pouvait également lire en elle l’approche de ce marcheur mystérieux et infatigable : la mort.
Pourquoi l’attendre ? Pourquoi lui faire parcourir encore ces kilomètres de douleur ?
Croche demanda à sa mère de le déposer sur le sol. Elle le fit. Croche tourna vers elle ses yeux glaireux, il lui dit :
« Jou ouais aller danrr’ étoirrrrs, m’man. Jou peurrr pas t’emmmer. Adoueu ! »
Et les doigts de Croche, les doigts invisibles de son esprit, s’infiltrèrent sans haine aucune dans le cerveau de sa mère et, d’un seul petit coup d’ongle, y coupèrent net l’étincelle de vie.
Désormais, plus rien ne retenait Croche. Il allait quitter la Terre, il allait voguer vers ces lumières froides et lointaines, ces lumignons tremblants, ces havres de paix et de douceur : les étoiles.
Croche a mis trois jours et trois nuits pour construire son vaisseau aérien. Pendant un jour et demi, sans songer à avaler la moindre nourriture (d’ailleurs il n’avait pas de provisions et aucun animal ne se hasardait dans les brisures orange du désert), Croche, telle une fourmi solitaire et patiente, a rampé en tâtonnant à travers les boucles et les angles du labyrinthe de pierre. Quand il lisait dans les hiéroglyphes de la matière une parcelle intéressante, il disait :
Portière, viens ici !
Et la portière s’arrachait à ses charnières rouillées, voletait sans bruit jusqu’au monticule de matériaux qu’il s’acharnait à rassembler.
Il disait (avec la seule voix de son esprit) :
Citerne, dégage-toi du sable et arrive un peu par là !
Et la citerne surgissait du tumulus, roulait vers la sculpture de ferraille.
Croche, qui pouvait désormais déplacer des poids de cent kilos, a mis un jour et demi pour rassembler tout ce qu’il lui fallait. Et un autre jour et demi pour fabriquer le vaisseau des étoiles.
Comme il ne pouvait se déplacer lui-même qu’en rampant sur son tronc vermiculaire, il l’a fabriqué autour de lui, au-dessous de lui.
Il disait :
Panneau de fer, arrondis-toi pour former la coque de mon vaisseau.
Et le métal se courbait, s’encastrait dans un autre morceau de métal. Ainsi fut montée la coque du vaisseau. Et il disait :
Fil électrique, prolonge-toi vers la chambre de combustion.
Ainsi furent montés les moteurs.
Le soir du troisième jour, Croche s’est trouvé enfermé dans une sorte de cloche à plongeur, percée de trois hublots couverts de plastique transparent, et tenant en équilibre sur six longues pattes de cuivre, les tuyères, ornées d’ailerons fantaisie moulés dans des capots de camions. Des réservoirs de fonte imbriqués les uns dans les autres contenaient du propergol, de l’hydrogène liquide, du kérosène, de l’essence et de l’alcool éthylique, qu’un système compliqué de câbles électriques et de canalisations reliait.
Croche a ressenti une grande satisfaction d’avoir mené à bien son œuvre, son rêve, maintenant réalité. Et comme la couverture sableuse venait de se déchirer une nouvelle fois, lui dévoilant à travers son hublot central un tranquille bras de mer sur lequel flottaient les lumières mouillées des étoiles, il a décidé de partir tout de suite.
Bien sûr, un vaisseau semblable n’aurait théoriquement pas dû être capable de se soulever d’un seul centimètre au-dessus du sol. Mais cette histoire est bel et bien celle des fuites de Croche, jusqu’à la fuite ultime.
Croche a tendu son esprit comme jamais il ne l’avait tendu jusqu’alors, Croche a poussé, poussé, et le vaisseau s’est soulevé d’un centimètre au-dessus du sol, et de deux, et de dix, et d’un mètre, de deux mètres, de cinq mètres. Croche a ordonné aux batteries d’envoyer du courant dans un mélange explosif, et un des réservoirs s’est enflammé, et une longue flamme jaune a jailli d’une des tuyères. Le vaisseau s’est soulevé de cinquante, de cent mètres. Et Croche a continué de pousser, de pousser, avec toute la force de son esprit tendu, avec toute la puissance de son gros cerveau plein de circonvolutions bouillonnantes où de minuscules vaisseaux sanguins commençaient déjà à éclater, et le bateau des étoiles a atteint un kilomètre, deux kilomètres, cinq, dix, vingt kilomètres, tandis que les réservoirs explosaient les uns après les autres dans une apothéose répétée de déglingue. Croche poussait, il ne faisait que pousser, il n’était que poussée, et l’astronef a franchi la nappe de poussière pour se retrouver dans le ciel libre et obscur, le ciel froid et immense où un million d’étoiles ouvrent de grands yeux avides qui vous fixent sans ciller. Un dernier réservoir a explosé, dernier feu d’artifice émiettant en parcelles de cuivre fondu la dernière tuyère. J’ai réussi ! a pensé Croche. Les étoiles étaient là, à portée de sa main, à portée de son esprit. Le corps larvaire de Croche était comprimé par la vitesse fantastique de son vaisseau, ses organes internes coulaient les uns dans les autres, le corps de Croche se ratatinait sous la morsure du froid sidéral et les poumons de Croche étaient sur le point de céder au manque d’oxygène et de pression. Mais son esprit essayait d’accrocher les étoiles. Mais son esprit essayait de se tendre davantage encore, d’aller plus loin qu’il n’était jamais allé. C’était trop. Un voile rouge a enveloppé Croche, et son gros cerveau mutant s’est fragmenté en mille particules qui sont allées tapisser la paroi interne de la cloche à plongeur, où elles se sont transformées instantanément en étoiles de givre. Le vaisseau avait atteint la vitesse de satellisation.
Depuis lors, quand la ceinture de brume se déchire, les hommes d’en bas peuvent le voir étinceler une seconde entre deux bras de cendre : c’est Croche, qui taille dans le ciel sa route obstinée, comme une étoile solitaire et fugitive.