Chapitre 37
Mrs. Palmer allait si bien, au bout d’une quinzaine, que sa mère estima qu’il n’était plus nécessaire qu’elle lui consacrât la totalité de son temps ; et, se contentant d’aller la voir une ou deux fois par jour, retourna dès lors chez elle, et à ses propres habitudes, parmi lesquelles elle trouva les demoiselles Dashwood toutes disposées à réassurer leur part d’antan.
Dans la matinée du troisième ou quatrième jour où elles avaient ainsi repris leurs habitudes dans Berkeley Street, Mrs. Jennings, rentrant de sa visite ordinaire à Mrs. Palmer, pénétra dans le salon, où Elinor était assise toute seule, avec un tel air d’importance pressée, que celle-ci se prépara à entendre quelque chose de merveilleux ; et, ne lui laissant que le temps nécessaire à concevoir cette idée, elle commença aussitôt à la justifier en disant :
— Juste ciel, ma chère miss Dashwood ! Avez-vous appris la nouvelle ?
— Non, madame ; de quoi s’agit-il ?
— D’une chose bien étrange ! Mais vous allez tout savoir. Quand je suis arrivée chez Mr. Palmer, j’ai trouvé Charlotte toute bouleversée au sujet de l’enfant. Elle était sûre qu’il était très malade, – il pleurait, il s’agitait, il était tout couvert de boutons. Alors je l’ai tout de suite examiné, et j’ai dit : « Mon Dieu, ma chérie, ce n’est rien du tout, que le feu des dents », et la nourrice a dit exactement de même. Mais Charlotte refusait de se satisfaire de cette explication, si bien qu’on a fait appeler Mr. Donavan ; et, heureusement, il se trouvait qu’il venait de rentrer de Harley Street : alors il est venu tout de suite, et dès qu’il eut vu l’enfant, il a dit exactement la même chose que nous, que ce n’était absolument rien du tout, que le feu des dents, et alors Charlotte a été tranquillisée. Et puis, juste au moment où il s’en allait, il m’est venu à l’idée – je suis bien sûre que je ne sais pas comment je me suis trouvée y penser – mais il m’est venu à l’idée de lui demander s’il y avait des nouvelles. Là-dessus, il s’est mis à faire des simagrées et des minauderies, à prendre un air grave, et il a paru savoir une chose ou une autre, et en fin de compte il m’a dit tout bas : « De peur qu’aucun bruit désagréable ne parvienne aux jeunes filles dont vous avez la garde, au sujet de l’indisposition de leur sœur, je crois utile de dire que je crois qu’il n’y a pas de raison sérieuse de s’alarmer ; j’espère que Mrs. Dashwood va très bien. »
— Comment ! Fanny est malade ?
— Voilà exactement ce que j’ai dit, ma chérie. « Seigneur ! ai-je dit, Mrs. Dashwood est-elle malade ? » Et alors, tout a été dévoilé ; et le fond de toute l’affaire, d’après ce que j’ai pu apprendre, le voici : Mr. Edward Ferrars, le jeune homme même au sujet duquel je vous plaisantais jadis (mais, étant donnée la tournure des événements, je suis joliment contente qu’il n’y ait rien eu là-dessous !), Mr. Ferrars, paraît-il, est fiancé depuis plus d’un an à ma cousine Lucy ! Voilà pour vous, ma chérie ! Et personne ne connaissait le moindre mot de l’affaire, à part Nancy ! Auriez-vous pu croire une telle chose possible ? Il n’y a rien de bien étonnant à ce qu’ils s’aiment ; mais que les choses en soient arrivées à ce point-là entre eux, sans que personne ne le soupçonne ! voilà qui est étrange ! Je n’ai jamais eu l’occasion de les voir ensemble, sinon j’aurais découvert ça tout de suite… Et voilà ; tout cela a été tenu parfaitement secret, par crainte de Mrs. Ferrars ; et ni elle, ni votre frère, ni votre sœur, n’ont soupçonné un mot de l’affaire, – jusqu’à ce matin même, quand cette pauvre Nancy, qui, n’est-ce pas, est une personne pleine de bonnes intentions, mais pas très fine, a découvert tout le pot aux roses, « Mon Dieu ! s’est-elle dit, ils aiment tous tellement Lucy, que, bien sûr, ils ne feront pas de difficultés là-dessus » ; et la voilà qui va trouver votre sœur, qui était occupée toute seule à sa tapisserie, se doutant fort peu de ce qui allait venir, – car elle venait justement de dire à votre frère, il n’y avait pas cinq minutes, qu’elle songeait à un mariage entre Edward et la fille de quelque lord – j’oublie qui. Alors, vous pouvez vous imaginer quel coup ç’a été pour sa vanité et son orgueil. Elle a eu aussitôt une crise d’hystérie violente, en poussant des cris qui sont parvenus aux oreilles de votre frère, tandis qu’il était dans son cabinet de toilette du rez-de-chaussée, réfléchissant à une lettre à écrire à son régisseur, à la campagne. Alors il est monté en toute hâte, et il y a eu une scène terrible, car Lucy s’était déjà rendue auprès d’eux, se doutant fort peu de ce qui se passait. Pauvre âme ! Je la plains. Et je dois le dire : à mon avis, elle a été bien durement traitée ; car votre sœur l’a tancée comme une furie, et n’a pas tardé à la faire défaillir. Nancy, elle, est tombée à genoux, et a pleuré à fendre l’âme ; et votre frère, il s’est promené à travers la pièce, en disant qu’il ne savait que faire. Mrs. Dashwood a déclaré qu’elles ne resteraient pas une minute de plus chez elle, et votre frère a été obligé de se mettre à genoux, lui aussi, pour la persuader de leur permettre de rester jusqu’à ce qu’elles aient fait leurs malles. Alors elle a eu une nouvelle attaque d’hystérie, et il a eu tellement peur qu’il a fait appeler Mr. Donavan, et Mr. Donavan a trouvé la maison dans tout cet émoi ! La voiture était à la porte, prête à emmener mes deux cousines, et elles y montaient au moment même où il est parti ; la pauvre Lucy dans un tel état, dit-il, qu’elle pouvait à peine marcher ; et Nancy, que c’était presque aussi épouvantable. Je le déclare, je n’ai aucune patience avec votre sœur ; et j’espère, de tout mon cœur, que ce mariage se fera, en dépit d’elle. Seigneur ! Dans quel état sera ce pauvre Mr. Edward, quand il apprendra ça ! Savoir que la femme qu’il aime a été traitée avec un tel mépris ! Car il paraît qu’il l’aime effroyablement, et à juste titre. Je ne serais pas étonnée s’il entrait dans une colère folle ; et Mr. Donavan est exactement du même avis. Lui et moi, nous en avons causé longuement ; et le mieux de tout, c’est qu’il est retourné à Harley Street, pour qu’on l’aie sous la main quand la chose sera dite à Mrs. Ferrars, car on l’a fait appeler aussitôt que mes cousines eurent quitté la maison ; car votre sœur était sûre qu’elle en aurait, elle aussi, une crise d’hystérie ; et ce n’est certes pas moi qui l’en empêcherai. Je ne les plains ni les uns ni les autres. Je ne comprends pas qu’on fasse de telles histoires à propos d’argent et de grandeur. Il n’y a aucune raison au monde pour que Mr. Edward et Lucy ne s’épousent pas ; car je suis sûre que Mrs. Ferrars a les moyens d’établir fort convenablement son fils ; et bien que Lucy ne possède à peu près rien, de son côté, elle sait mieux que quiconque tirer parti de tout ; et je suis bien sûre que si Mrs. Ferrars lui accordait seulement cinq cents livres par an, elle trouverait moyen de faire aussi bonne figure avec ce revenu-là que n’importe quelle autre avec huit cents. Seigneur ! Comme ils pourraient vivre bien gentiment à l’aise dans une autre maisonnette comme la vôtre, – ou un peu plus grande, – avec deux servantes et deux domestiques ; et je crois que je pourrais les aider à trouver une femme de chambre, car ma Betty a une sœur sans place, qui ferait exactement leur affaire.
Mrs. Jennings se tut, quand elle en fut là, et comme Elinor avait eu le temps de rassembler ses idées, elle fut en mesure de donner une réponse, et de faire des réflexions conformes à ce que le sujet pouvait naturellement être supposé devoir en susciter. Heureuse de constater qu’on n’y soupçonnait chez elle aucun intérêt spécial, – que Mrs. Jennings (comme elle l’avait souvent espéré, ces temps derniers) avait cessé de s’imaginer qu’elle eût le moindre attachement pour Edward, – et heureuse, par-dessus toutes choses, de l’absence de Marianne, elle se sentit fort capable de parler de l’affaire sans embarras, et de faire connaître son jugement, comme elle le pensait, sur la conduite de tous ceux qui y étaient impliqués.
Elle pouvait à peine préciser ce que, pour sa part, elle s’attendait en réalité à voir sortir de l’événement ; encore qu’elle s’efforçât sérieusement de chasser l’idée qu’il pût se terminer, en fin de compte, autrement que par le mariage d’Edward et de Lucy. Ce que dirait et ferait Mrs. Ferrars, bien qu’il ne pût y avoir de doute quant à sa nature, elle était impatiente de l’apprendre ; et encore plus impatiente de savoir comment Edward se comporterait. Elle éprouvait pour lui beaucoup de compassion ; pour Lucy, fort peu, et il lui en coûta quelque peine de susciter ce peu-là ; pour les autres intéressés, absolument aucune.
Comme Mrs. Jennings était incapable de parler d’aucun autre sujet, Elinor perçut bientôt la nécessité de préparer Marianne à sa discussion. Il ne fallait pas perdre de temps pour la détromper, pour lui faire connaître la vérité réelle, et pour s’efforcer de l’amener à entendre parler de l’affaire par les autres, sans qu’elle trahît rien de l’inquiétude qu’elle pourrait ressentir pour sa sœur, ni aucun ressentiment à l’encontre d’Edward.
La tâche d’Elinor était pénible. Elle allait dissiper ce qu’elle croyait véritablement être la principale consolation de sa sœur, – lui donner sur Edward des renseignements tels qu’ils le ruineraient à jamais (elle le craignait) dans sa bonne opinion de lui, – et obliger Marianne, par une analogie de leurs situations, qui, dans son imagination, paraîtrait forte, à éprouver de nouveau toute la déception dont elle avait souffert. Mais quelque importune que dût être une semblable tâche, il était nécessaire de l’entreprendre, et Elinor se hâta de l’accomplir.
Elle était bien éloignée de désirer s’appesantir sur ses propres sentiments, ou de se représenter comme souffrant beaucoup, et s’en tint à ce que la maîtrise de soi qu’elle avait pratiquée depuis qu’elle avait eu vent des fiançailles d’Edward, pourrait lui suggérer comme indication de ce qui serait praticable pour Marianne. Son récit fut clair et simple ; et bien qu’il ne pût être fait sans émotion, il ne fut accompagné ni d’agitation violente, ni de chagrin impétueux. Ces traits incombèrent plutôt à l’auditrice, car Marianne écouta avec horreur, et pleura énormément. Elinor devait être la consolatrice des autres, dans ses propres détresses non moins que dans les leurs ; et tout le réconfort qui pouvait être donné par l’assurance de son propre calme, et par une défense très sérieuse d’Edward contre toutes accusations, hormis celle d’imprudence, fut promptement offert.
Mais Marianne refusa pendant quelque temps toute créance à l’une et à l’autre. Edward lui apparut comme un second Willoughby ; et puisque Elinor reconnaissait en effet l’avoir aimé fort sincèrement, pouvait-elle éprouver des sentiments moins profonds que sa sœur ? Quant à Lucy Steele, elle la considérait comme manquant si totalement d’amabilité, comme si complètement incapable de s’attacher un homme doué de sensibilité, qu’elle fut d’abord incapable de se laisser persuader qu’il pût y avoir eu une affection antérieure pour elle, et ensuite de la pardonner. Elle ne voulut même pas reconnaître que ce fût là une chose naturelle ; et Elinor lui laissa le soin de se convaincre qu’il en était ainsi, par la seule chose qui pût la convaincre, – une meilleure connaissance de l’humanité.
Sa première communication n’était pas allée plus loin que dénonciation du fait des fiançailles et du temps qu’elles avaient duré. Marianne avait alors été incapable de se contenir, ce qui avait mis fin à toute régularité dans les détails ; et, pendant quelque temps, tout ce qui avait pu être fait, ce fut de calmer son chagrin, d’amoindrir ses craintes, et de combattre son ressentiment. La première question, de sa part, qui mena à de nouveaux détails, ce fut :
— Depuis combien de temps as-tu été au courant de cela, Elinor ? T’a-t-il écrit ?
— Voilà quatre mois que je le sais. La première fois que Lucy est venue à Barton Park, en novembre dernier, elle m’a parlé confidentiellement de ses fiançailles.
À ces mots, les yeux de Marianne exprimèrent l’étonnement que ses lèvres étaient incapables de prononcer. Au bout d’un silence de stupéfaction, elle s’écria :
— Quatre mois ! Il y a quatre mois que tu sais cela ?
Elinor le confirma.
— Comment ! Tandis que tu me réconfortais dans toute ma détresse, tu avais cela sur le cœur ? Et moi qui t’ai reproché d’être heureuse !
— Il n’était pas convenable, à ce moment, que tu eusses su à quel point je ne l’étais pas.
— Quatre mois ! s’écria de nouveau Marianne. Si calme ! Si gaie !… Comment as-tu été soutenue ?
— Par le sentiment que je faisais mon devoir. Ma promesse à Lucy m’obligeait à garder le secret. J’étais donc tenue envers elle d’éviter de donner aucune indication de la vérité ; et j’étais tenue envers ma famille et mes amis de ne créer chez eux aucune sollicitude à mon sujet, que je n’aurais pas eu le pouvoir de satisfaire.
Marianne parut vivement frappée.
— J’ai bien souvent eu le désir de vous détromper, toi et ma mère, ajouta Elinor ; et je l’ai tenté une fois ou deux ; mais, sans trahir la confidence qui m’avait été faite, je n’aurais jamais pu te convaincre.
— Quatre mois ! Et pourtant, tu l’aimais !
— Oui. Mais je n’aimais pas Edward seul ; et, tant que la tranquillité des autres m’était chère, j’ai été contente de les préserver de savoir tout ce que je ressentais. Maintenant, je peux y penser et en parler avec peu d’émotion. Je ne voudrais pas te voir souffrir à cause de moi ; car je t’assure que je ne souffre plus sérieusement, quant à moi. J’ai beaucoup de choses pour me soutenir. J’ai conscience de n’avoir pas provoqué cette déception par quelque imprudence de ma part, et je l’ai supportée autant que possible sans la répandre plus loin. J’acquitte Edward de toute inconduite essentielle. Je lui souhaite d’être très heureux ; et je suis tellement sûre qu’il fera toujours son devoir, que, bien qu’il doive à présent éprouver quelque regret, il faudra qu’il finisse par l’être. Lucy ne manque pas d’intelligence, et c’est là le fondement sur lequel peut s’édifier tout ce qui est bon. Et après tout, Marianne, après tout ce qu’il y a d’enchanteur dans l’idée d’une affection unique et constante, et tout ce qui peut être dit sur ce que notre bonheur dépend entièrement d’une personne déterminée, il n’est pas conforme au destin, – il n’est pas convenable, – il n’est pas possible, qu’il en soit ainsi. Edward épousera Lucy : il épousera une femme supérieure, par sa personne et son intelligence, à la moitié de celles de son sexe ; et le temps et l’habitude lui apprendront à oublier qu’il a jamais cru qu’une autre était supérieure à elle.
— Si c’est là ta façon de penser, dit Marianne, si la perte de ce que tu prises le plus doit être si facilement remplacée par autre chose, ta résolution, ta maîtrise de toi, sont peut-être, un peu moins étonnantes. Elles sont mieux ramenées dans les bornes de ma compréhension.
— Je te comprends. Tu supposes que je n’ai jamais rien ressenti profondément. Depuis quatre mois, Marianne, j’ai eu tout cela qui m’a pesé sur l’esprit, sans être libre d’en parler à âme qui vive ; sachant que toi et ma mère en seriez fort malheureuses quand cela vous serait expliqué, et pourtant dans l’impossibilité de vous y préparer en quoi que ce soit. La chose m’avait été dite – presque de force, en quelque sorte, – par la personne même dont les fiançailles antérieures ruinaient tous mes projets d’avenir ; et dite, m’avait-il semblé, en triomphe. J’ai donc dû contrecarrer les soupçons de cette personne en paraissant indifférente à ce qui m’intéressait le plus profondément ; et ce n’a pas été une seule fois ! Il m’a fallu entendre mainte et mainte fois ses espoirs et ses joies triomphales. Je me savais séparée à jamais d’Edward, sans entendre une seule circonstance qui pût me faire moins désirer cette union. Rien ne l’a démontré indigne ; et rien ne l’a déclaré indifférent envers moi. J’ai dû lutter contre le manque de bienveillance de sa sœur, et l’insolence de sa mère ; et j’ai subi le châtiment d’une liaison, sans jouir de ses avantages. Et tout cela s’est déroulé en un moment où, tu ne le sais que trop bien, ce n’était pas là mon seul malheur. Si tu peux me croire capable d’avoir jamais éprouvé quelque chose, assurément tu peux supposer que j’ai souffert maintenant ! La tranquillité d’esprit avec laquelle je me suis contrainte à présent à considérer l’affaire, la consolation que j’ai consenti à admettre, ont été l’effet d’efforts constants et douloureux ; elles ne sont pas nées d’elles-mêmes ; elles ne se sont pas présentées dès l’abord pour ranimer mon courage, – non, Marianne. Sur le moment, si je n’avais pas été tenue au silence, rien, peut-être, n’aurait pu m’empêcher complètement – pas même ce que je devais à mes amis les plus chers – de laisser voir ouvertement que j’étais très malheureuse.
Marianne fut complètement vaincue.
— Oh, Elinor ! s’écria-t-elle, tu m’as fait prendre en haine à moi-même, à tout jamais. Comme j’ai été barbare envers toi ! – toi, qui as été ma seule consolation, qui m’as soutenue dans toute ma détresse, qui semblais ne souffrir qu’à cause de moi ! – c’est là ma gratitude ? Est-ce là ma seule façon de te payer de retour ? Parce que ton mérite me fait honte, j’ai essayé de le proclamer inexistant !
Cet aveu fut suivi des caresses les plus tendres. Dans l’état d’esprit où Marianne se trouvait à présent, Elinor n’eut pas de difficulté à obtenir d’elle toute promesse qu’elle désirait ; et, à sa requête, Marianne s’engagea à ne jamais parler à personne de cette affaire avec la moindre apparence d’amertume ; à revoir Lucy sans trahir le moindre accroissement d’aversion à son égard ; et même à revoir Edward lui-même, si le hasard les réunissait, sans aucune diminution de sa cordialité habituelle. C’étaient là des concessions importantes, mais là où Marianne sentait qu’elle avait causé quelque blessure, aucune réparation ne pouvait être trop grande pour qu’elle l’effectuât.
Elle tint admirablement sa promesse d’être discrète. Elle écouta, d’une contenance immuable, tout ce que Mrs. Jennings eut à dire sur la question, ne différa d’opinion en rien avec elle, et on l’entendit dire à trois reprises : « Oui, madame ». Elle écouta son éloge de Lucy en se contentant de se déplacer d’une chaise à une autre, et quand Mrs. Jennings parla de l’affection d’Edward, il ne lui en coûta qu’un spasme à la gorge. De tels progrès dans la direction de l’héroïsme chez sa sœur donnèrent à Elinor le courage de tout supporter.
Le lendemain matin lui en fournit une épreuve nouvelle, sous la forme d’une visite de leur frère, qui arriva, l’air fort grave, pour récapituler l’affreuse affaire, et leur apporter des nouvelles de sa femme.
— Vous avez appris, dit-il d’un ton solennel, dès qu’il se fut assis, la découverte révoltante qui a eu lieu hier sous notre toit ?
Leur air, à toutes, était un acquiescement ; l’instant paraissait trop épouvantable pour la parole.
— Votre sœur, reprit-il, a souffert atrocement. Mrs. Ferrars aussi, – bref, ce fut une scène de contrariété bien compliquée, – mais j’espère que l’orage pourra passer sans qu’aucun de nous en soit abattu. Pauvre Fanny ! Elle a été toute la journée en proie à l’hystérie. Mais je ne voudrais pas vous effrayer exagérément. Donavan dit qu’il n’y a rien de sérieux à redouter ; sa constitution est bonne, et sa résolution est à la hauteur de toute chose. Elle a supporté tout cela avec le courage d’un ange ! Elle dit qu’elle n’aura plus jamais bonne opinion de personne ; et l’on ne saurait s’en étonner, après qu’elle a été trompée de cette façon ! – après avoir été payée de tant d’ingratitude, là où elle avait manifesté tant de bonté, et placé tant de confiance ! C’est par pure bienveillance de son cœur qu’elle avait invité ces jeunes femmes chez elle ; simplement parce qu’elle croyait qu’elles méritaient quelques égards, qu’elles étaient des jeunes filles inoffensives et bien élevées, et qu’elles seraient des compagnes agréables ; car, sans cela, nous étions l’un et l’autre fort désireux de vous inviter, toi et Marianne, auprès de nous, pendant que votre aimable amie que voilà s’occupait de sa fille. Et maintenant, être récompensée de cette façon ! « Je voudrais, de tout mon cœur, dit Fanny, avec ses façons affectueuses, que nous eussions invité tes sœurs, au lieu de les inviter, elles. »
Il se tut alors, pour qu’on le remerciât ; et, cela fait, il poursuivit.
— Ce qu’a souffert la pauvre Mrs. Ferrars au moment où Fanny lui a fait la première révélation, voilà qui est indescriptible ! Tandis qu’avec la plus grande affection elle projetait pour lui une union fort désirable, pouvait-elle supposer qu’il pût, pendant tout ce temps, être secrètement fiancé à une autre ! Un tel soupçon n’aurait jamais pu lui venir à l’esprit ! Si elle avait soupçonné quelque prévention par ailleurs, ce ne pouvait être de ce côté-là. « Là, assurément, dit-elle, j’aurais pu me croire complètement en sécurité. » Elle était véritablement au martyre. Nous avons tenu conseil ensemble, cependant, pour savoir ce qu’il convenait de faire, et finalement elle s’est résolue à faire appeler Edward. Il est venu. Mais je suis désolé de rapporter ce qui s’en est suivi. Tout ce qu’a pu dire Mrs. Ferrars pour l’obliger à mettre fin à ces fiançailles, assisté en outre, comme vous pouvez bien le supposer, par mes raisonnements et par les supplications de Fanny, ne servit de rien. Le devoir, l’affection, – il passa outre à tout. Je n’avais encore jamais trouvé Edward aussi obstiné, aussi insensible. Sa mère lui exposa ses projets pleins de libéralité, au cas où il épouserait miss Morton ; elle lui dit qu’elle lui ferait donation du domaine de Norfolk, qui, net d’impôt foncier, rapporte largement mille livres par an ; elle offrit même, lorsqu’elle fut à bout d’arguments, de porter le revenu à douze cents livres ; et lui représenta, par contre, s’il persistait encore dans cette liaison, la pauvreté certaine qui accompagnerait nécessairement ce mariage. Elle affirma que les deux mille livres qu’il possédait en propre seraient tout ce qu’il aurait ; qu’elle ne le reverrait jamais ; et, que, bien loin de lui accorder la moindre assistance, s’il entrait dans n’importe quelle profession dans le dessein d’améliorer sa situation, elle ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour l’empêcher d’y trouver de l’avancement.
À ce point du récit, Marianne, au comble de l’indignation, claqua des mains, et s’écria :
— Grand Dieu ! Est-ce possible ?
— C’est à bon droit que tu t’étonnes, Marianne, répondit son frère, de l’obstination qui a pu résister à de pareilles arguments. Ton exclamation est fort naturelle.
Marianne était sur le point de répliquer, mais elle se souvint de ses promesses, et s’en abstint.
— C’est en vain, cependant, reprit-il, qu’on fit valoir tout cela. Edward parla fort peu ; mais ce qu’il dit fut exprimé de la façon la plus résolue. Rien ne put prévaloir sur lui pour l’amener à renoncer à ses fiançailles. Il était décidé à s’y tenir, quoique cela lui coûtât.
— Alors, s’écria Mrs. Jennings, avec une sincérité bourrue, incapable de garder plus longtemps le silence, il s’est conduit en honnête homme ; je vous demande pardon, Mr. Dashwood, mais s’il avait agi autrement, je l’aurais considéré comme un scélérat. Je suis quelque peu, légèrement, intéressée à cette affaire, puisque Lucy Steele est ma cousine, et je crois qu’il n’y a au monde de meilleure fille, ni qui mérite plus qu’elle un bon mari.
John Dashwood fut fort étonné ; mais il était d’un naturel calme, peu enclin à la provocation, et il ne désirait jamais froisser personne, surtout quelqu’un qui possédait de la fortune. Il répondit donc, sans aucun ressentiment :
— Je ne voudrais certes manquer de respect envers aucun de vos parents, madame. Miss Lucy Steele, je n’en doute pas, est une jeune personne fort méritante, mais dans le cas qui nous occupe, voyez-vous, cette union doit être impossible. Et le fait de s’être fiancée secrètement avec un jeune homme confié à la garde de son oncle, le fils d’une femme possédant une aussi grosse fortune que Mrs. Ferrars, est peut-être, d’une façon générale, un peu extraordinaire. Bref, je n’ai pas l’intention de critiquer la conduite d’une personne quelconque pour laquelle vous avez de l’affection, Mrs. Jennings. Nous souhaitons tous qu’elle soit extrêmement heureuse, et l’attitude de Mrs. Ferrars, d’un bout à l’autre de l’affaire, a été celle qu’adopterait toute bonne mère consciencieuse en pareille circonstance. Elle a été digne et généreuse. Edward, je le crains, a tiré lui-même au sort, et il a pris un mauvais numéro.
Marianne exprima, par un soupir, son appréhension identique ; et Elinor avait le cœur meurtri de sympathie pour Edward, bravant les menaces de sa mère pour une femme qui était incapable de l’en récompenser.
— Et alors, monsieur, dit Mrs. Jennings, comment cela s’est-il terminé ?
— Je suis navré de le dire, madame, par une rupture fort malencontreuse : Edward est privé à jamais de toutes relations avec sa mère. Il a quitté sa maison hier, mais où est-il ? – est-il encore à Londres ? – je n’en sais rien ; car, bien entendu, il ne nous est pas possible de nous renseigner.
— Pauvre jeune homme ! Et qu’adviendra-t-il de lui ?
— Quoi donc, en effet, madame ? C’est un sujet de réflexion mélancolique. Né avec la perspective d’une telle richesse, je ne puis concevoir de situation plus déplorable. Les intérêts de deux mille livres, – comment peut-on vivre avec cela ? – Et quand on se rappelle, en outre, qu’il aurait pu, n’eût été sa propre folie, toucher, d’ici trois mois, deux mille cinq cents livres par an (car miss Morton, possède trente mille livres), je ne puis m’imaginer une condition plus misérable ! Nous devons tous compatir à son malheur ; et d’autant plus qu’il est si totalement hors de notre pouvoir de l’aider.
— Pauvre jeune homme ! s’écria Mrs. Jennings. Je suis bien sûre qu’il serait le bienvenu, pour le logement et le couvert, chez moi ; et je le lui dirais, si je pouvais le voir. Il n’est pas convenable qu’il vive à présent à ses frais, à droite et à gauche, dans des meublés et des tavernes.
Le cœur d’Elinor lui sut gré d’une telle bonté pour Edward, bien qu’elle ne pût s’empêcher de sourire en songeant à la forme qu’elle revêtait.
— Si seulement il s’était conduit aussi favorablement envers lui-même, dit John Dashwood, que tous ses amis étaient disposés à le faire pour lui, il aurait pu être maintenant dans la situation qui lui revient, et n’aurait manqué de rien. Mais, les choses étant ce qu’elles sont, il est nécessairement hors du pouvoir de quiconque de lui venir en aide. Et il y a encore une chose qui se prépare contre lui, qui doit être la pire de toutes : sa mère a pris la résolution, avec une fierté fort naturelle, d’assurer immédiatement à Robert la fortune qui aurait pu être à Edward, moyennant des conditions convenables. Je l’ai laissée ce matin avec son avoué, pour discuter de cette affaire.
— Ma foi, dit Mrs. Jennings, c’est là sa vengeance. Chacun a sa méthode à soi. Mais je ne crois pas que la mienne, ce serait d’assurer son indépendance à l’un de mes fils parce que l’autre m’aurait narguée.
Marianne se leva, et déambula par la pièce.
— Se peut-il qu’il y ait quelque chose de plus humiliant pour la fierté d’un homme, reprit John, que de voir son frère cadet en possession d’un bien qui aurait pu être à lui ? Pauvre Edward ! Je compatis sincèrement à son malheur.
Quelques minutes de plus, consacrées à des effusions du même genre, amenèrent sa visite à sa fin ; et en renouvelant à ses sœurs l’assurance que l’indisposition de Fanny ne présentait pas de danger sérieux, et qu’il était inutile, en conséquence, qu’elles s’en inquiétassent beaucoup, il partit, laissant les trois dames unanimes dans leurs sentiments touchant le cas présent, – dans la mesure, tout au moins, où il s’agissait de la conduite de Mrs. Ferrars, de celle des Dashwood, et de celle d’Edward.
L’indignation de Marianne éclata aussitôt qu’il eut quitté la pièce ; et comme sa véhémence rendait la réserve impossible chez Elinor, et superflue chez Mrs. Jennings, elles s’unirent toutes trois dans une critique fort vigoureuse de la bande.
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