Tanya Huff
Une aventure de Vicki Nelson -
4
Pacte sanglant
Traduit de l'américain par Patricia Lavigne
Titre original BLOOD TRAIL Published by Daw Books, Inc., New York
© Tanya Huff, 1993
Pour ta traduction française © Éditions J'ai lu, 2007
1
—
Madame Simmons ? Vicki Nelson à l'appareil. La détective de Toronto.
Vicki marqua une pause, se demandant comment annoncer la nouvelle. Et puis
merde...
—
On a retrouvé votre mari.
—
Il est... vivant?
—
Oui, madame. Je viens de vous poster un courrier avec une copie de tout ce
qu'on possède sur lui, y compris une série de photos récentes. Vous devriez recevoir
le tout demain matin. J'attends votre appel pour prévenir la police.
—
La police a déjà cru l'avoir repéré une fois, à Vancouver, mais lorsqu'ils sont
venus l'arrêter, il avait disparu.
—
Cette fois, il sera là, assura Vicki.
Se rencognant dans son fauteuil, elle se frotta les yeux sous ses lunettes. En huit ans
de service dans les forces de police de Toronto et deux années à son compte, elle
avait croisé son lot de salauds. Simmons alias O'Conner se classait sans conteste en
tête de liste. Un type capable de contrefaire sa propre mort pour se débarrasser d'une
épouse et de cinq gosses méritait largement la punition qu'elle lui réservait.
— Mon coéquipier doit avoir une petite discussion avec lui ce soir. Après ça, votre
mari choisira sûrement de rester où il se trouve.
Le bar était bruyant et enfumé, avec des tables minuscules et des chaises trop
stylisées pour être confortables.
On y servait de la bière hors de prix, du whisky dilué dans les glaçons, et des plats
pseudo-exotiques trop gras. Des serveuses jeunes et avenantes s'affairaient au milieu
d'une clientèle à peine plus âgée qu'elles, mais beaucoup moins agréable et tout aussi
interchangeable. Premier au hit-parade des bars « hype » du moment, l'endroit attirait
tous les branchés de la ville, qui s'y précipitaient chaque vendredi soir.
Debout sur le seuil, Henry balaya la foule du regard. L'odeur des corps pressés les
uns contre les autres, les cœurs battant au rythme des basses qui s'échappaient des
haut-parleurs et la présence de centaines de vies concentrées dans un espace aussi
réduit réveilla la Faim. Le dégoût plus qu'un réel effort de volonté lui permit de la
calmer. En quatre cent cinquante ans d'existence, il n'avait jamais vu autant de gens
se donner un tel mal pour se distraire.
Exactement le genre de lieu qu'il évitait en temps normal. Mais ce soir, il était en
chasse, et c'était ici que se terrait sa proie. La foule s'écarta pour le laisser passer et
une rumeur spéculative le suivit à travers la salle.
—
Pour qui il se prend ?
—
Je parie que c'est un type important...
Henry Fitzroy, fils bâtard de Henry VIII, autrefois duc de Richmond et du Somerset
et président du Conseil privé de la reine pour la région Nord, songea avec un soupir
que certaines choses ne changeaient jamais. S'installant au bar - à la place du jeune
homme qui s'était effacé sans un mot devant lui -, il fit signe au barman.
Sur sa droite, une jolie jeune femme lui jeta un regard éloquent. Même s'il s'attarda
sur la veine bleutée qui puisait le long de sa gorge avant de disparaître sous la soie
écarlate de son caraco moulant, il déclina silencieusement l'invitation. Avec regret,
mais sans paraître s'en offusquer, elle se tourna vers une proie plus réceptive. Henry
dissimula un sourire. Apparemment, il n'était pas le seul à chasser cette nuit.
À sa gauche, un dos large revêtu d'une veste anthracite lui bouchait la vue. Les
cheveux au-dessus du col étaient coiffés de manière à cacher les zones dégarnies du
crâne et le costume coupé pour dissimuler un début d'empâtement. Henry tapota
l'épaule de l'homme.
Celui-ci pivota vers lui, sourcils froncés. Puis il plongea dans les abysses d'un regard
couleur d'azur, si transparent qu'il semblait sans fond.
—
Nous avons à parler, monsieur O'Conner.
Il aurait fallu une volonté autrement plus résistante pour détourner les yeux.
—
En fait, je pense que vous devriez m'accompagner.
De fines gouttes de sueur perlèrent sur le front de
l'homme.
—
Cet endroit est un peu trop fréquenté pour le genre de...
Henry sourit, révélant deux canines un peu plus pointues que la moyenne.
— ... discussion que je projette.
—
Et alors ?
Henry se tenait près de la baie vitrée, la main contre le panneau de verre.
Contrairement aux apparences, il ne contemplait pas la ville en contrebas, mais le
reflet de la femme assise sur le canapé derrière lui.
—
Alors quoi ?
—
Henry, arrête de jouer au con. Est-ce que tu as convaincu M.
O'Conner/Simmons d'attendre tranquillement la police chez lui ?
Il aimait la regarder, aimait voir les émotions se succéder sur ses traits, son corps
bouger, s'alanguir. Il l'aimait. Mais comme il s'agissait d'un sujet tabou, il se contenta
de répondre :
—
Oui.
—
Parfait. J'espère que tu lui as foutu une trouille de tous les diables pendant que
tu y étais.
—
Vicki.
Il se tourna vers elle et croisa les bras.
—
Je ne suis pas un homme de main que tu sors de ton chapeau chaque fois que tu
désires...
Elle haussa les épaules.
—
Tu as une haute opinion de toi, pas vrai ?
—
... ficher la frousse à quelqu'un, poursuivit-il en ignorant l'interruption.
—
Est-ce que je t'ai déjà traité comme mon homme de main? Franchement? Le
fait est que tu possèdes des compétences particulières, et que j'y fais appel quand ça
me paraît nécessaire. C'est toi-même qui as déclaré vouloir t'impliquer davantage
dans mes enquêtes, non ? lui rappela-t-elle en repoussant ses lunettes sur son nez.
Surtout maintenant que tu as fini Les Affres de la passion et disposes d'un peu de
temps avant d'attaquer ton prochain roman.
—
Les Affres de l'amour, corrigea Henry.
Il n'éprouvait aucune honte à écrire des romans sentimentaux historiques. Ça payait
bien et il était doué. Mais il doutait que Vicki en ait jamais lu un seul. Elle n'était pas
du genre à s'évader dans la lecture.
—
Et je pensais à autre chose en parlant de m'impli-quer plus.
—
Henry, on se connaît depuis plus d'un an. Tu devrais savoir que le travail de
détective consiste pour une grande part à mener de longues et fastidieuses recherches.
Les situations excitantes et dangereuses sont très rares.
Henry leva un sourcil étonné.
—
Eh ! je n'y suis pour rien s'il y a toujours des gens qui s'en prennent à moi, se
défendit Vicki. Ou à toi. Mais ça ne change rien. Tu sais très bien que ces histoires
sont les exceptions qui confirment la règle.
Elle replia la jambe sous ses fesses.
—
Ce soir, je devais convaincre un salaud qui méritait une belle frousse après ce
qu'il a fait subir à sa femme et à ses enfants, d'attendre sagement l'arrivée de la police.
Et pour ça, j'avais besoin de toi, Henry Fitzroy, vampire. Tu étais le seul capable de
t'en occuper.
Deux mortels robustes et quelques mètres de corde auraient sans doute abouti à un
résultat similaire, mais au fond de lui, Henry devait reconnaître que personne n'aurait
effectué le travail aussi proprement.
—
Tu en veux à ce type, pas vrai ?
Elle eut une moue méprisante.
—
Il me dégoûte. C'est une chose de fuir ses responsabilités, mais le faire en
laissant croire à tout le monde qu'on est mort relève de l'ignominie. Ils l'ont pleuré,
Henry. Ils se sont lamentés sur la perte de leur époux, de leur père. Et tandis que,
chaque samedi, ils déposaient des fleurs sur une tombe vide, cet enfoiré se
construisait une nouvelle vie de joyeux célibataire. S'il n'était pas passé par hasard en
arrière-plan de ce reportage télé, ils porteraient encore le deuil. Il leur doit un
dédommagement. Un sacré, même.
—
Eh bien, tu seras heureuse d'apprendre que je lui ai, pour reprendre ton
expression élégante, «foutu une trouille de tous les diables ».
—
Parfait.
Elle relâcha le coussin pressé contre son ventre.
—
Est-ce que tu en as profité pour... euh... te nourrir?
—
Ça t'ennuierait ? demanda-t-il.
Accepterait-elle de le reconnaître si c'était le cas ?
—
Le sang est du sang, Vicki, peu importe d'où il vient. Et sa panique seule a suffi
à réveiller mon appétit.
—
Je sais. Et je sais que tu te nourris avec d'autres. C'est juste que...
Elle se passa la main dans les cheveux, redressant quelques épis blond foncé.
—
C'est juste...
—
Non, je n'ai pas bu son sang.
Le sourire involontaire de Vicki lui alla droit au cœur. Il traversa la pièce pour mieux
le voir.
—
Alors, tu dois avoir faim.
—
Oui.
Il lui prit la main, lui caressa l'intérieur du poignet avec le pouce. Sentit son pouls
s'accélérer.
Elle voulut se lever, mais il la retint. Suivit du bout de la langue le trajet bleuté d'une
veine.
—
Henry, si on ne part pas bientôt, je n'arriverai pas à...
Elle n'acheva pas sa phrase, soudain préoccupée par
d'autres priorités. Dans un dernier effort, elle articula :
—
On va passer le reste de la nuit sur... le canapé.
—
Et alors ? murmura-t-il contre sa peau.
—
4 heures du matin, marmonna Vicki en cherchant ses clés au fond de son sac.
Deux heures de plus et je faisais le tour du cadran. Encore une fois. Pourquoi je
continue à m'imposer ça ?
L'élancement dans son poignet lui fournit la réponse. Elle soupira.
—
Peu importe. Question stupide.
Elle se raidit quand la porte s'ouvrit inopinément devant elle. La chaîne de sécurité
pendait contre le chambranle. Retenant son souffle, elle analysa les sons en
provenance de l'appartement - le bourdonnement du réfrigérateur, le goutte-à-goutte
d'un robinet, la rumeur lointaine de la station électrique de l'autre côté de la rue - et
perçut un léger vrombissement. Ça ressemblait à...
Elle avait presque trouvé quand un bruit soudain mit fin à tout espoir d'identification.
Il dura une dizaine de secondes avant de s'arrêter net.
« Je broierai ses os pour en faire du pain... » La phrase, surgie de son enfance, fut tout
ce qui lui vint à l'esprit pour qualifier l'horrible mélange de crissements et de
craquements. Le pire, c'était qu'après les démons, les loups-garous et les momies, elle
n'aurait pas été surprise de découvrir pour de bon l'ogre de Jacques et le haricot
magique dans son salon.
Elle enroula la sangle de son grand sac de cuir autour de son poignet - une arme
idéale pour faire vaciller même un géant...
Même si, elle en était consciente, il aurait été plus sensé de refermer la porte, et de
courir appeler les flics de la cabine la plus proche.
« Trop fatiguée pour ces conneries, décida-t-elle en pénétrant dans l'appartement.
Mieux vaut régler ça moi-même. »
Les sens en alerte, elle se dirigea à l'aveuglette vers le salon. Au cours des derniers
mois, elle s'était rendu compte qu'il était possible de compenser la perte de vision
nocturne liée à la rétinite pigmentaire dont elle souffrait par l'audition et l'odorat. Elle
espérait ne pas être déçue, car malgré les lumières de la rue, elle ne distinguait
absolument rien.
L'obscurité se dissipa d'un coup comme elle découvrait le carré lumineux de ce qui
devait être le téléviseur allumé contre le mur du fond. Le poing serré autour de la
bride de son sac, elle fronça les sourcils en reconnaissant un effluve familier d'après-
rasage mêlé à... une odeur de fromage ?
Le relâchement soudain de ses muscles faillit lui faire perdre l'équilibre.
—
Qu'est-ce que tu fous ici à cette heure-là, Celluci ?
—
À ton avis ? répondit ce dernier d'un ton moqueur. Je regarde un film débile
sans le son en mangeant des chips ramollies. Ça fait combien de temps que tu as
ouvert le paquet ?
Vicki tâtonna le long du mur, à la recherche de l'interrupteur. Les yeux larmoyants
sous la lumière brutale, elle posa avec précaution son sac sur le sol - M. Chin, le
voisin du dessous, n'apprécierait probablement pas d'être réveillé par dix kilos de
bric-à-brac s'écrasant sur son plafond.
Allongé sur le canapé, l'inspecteur Michael Celluci l'examina par-dessus son paquet
de chips.
—
La nuit a été dure ? grommela-t-il.
—
Pas vraiment, répondit-elle en se débarrassant de sa veste. Pourquoi ?
—
Tu as deux malles sous les yeux.
Il s'assit et s'étira.
—
On récupère moins bien à trente-deux ans qu'à trente et un. Tu as besoin de
dormir.
—
C'est justement ce que j'avais l'intention de faire, répliqua-t-elle en pointant la
télécommande vers le poste. Avant de te trouver dans mon salon. D'ailleurs, tu n'as
pas répondu à ma question.
—
Quelle question ?
Il la gratifia de ce sourire charmeur contre lequel huit ans dans la police à ses côtés -
dont quatre très intimes - l'avaient, Dieu merci, immunisée.
—
Je suis morte de fatigue, Celluci. Alors, si tu pouvais me la faire courte.
—
Très bien. Howard Balland, ça te dit quelque chose ?
Elle haussa les épaules.
Truand à la petite semaine. Toujours à la recherche du gros coup, mais tout juste
capable de se tirer des plans foireux. Je croyais qu'il avait quitté la ville.
—
Il est de retour, annonça-t-il. Enfin, si l'on veut. Deux gosses ont trouvé son
corps près d'une librairie de Queen Street en début de soirée.
—
Et tu es venu me demander si je me souvenais d'un détail susceptible de t'aider
à coincer son meurtrier ?
—
Tout juste.
—
Mike, je n'ai passé que trois mois aux Vols et Délits avant d'être transférée à la
Criminelle, et ça ne date pas d'hier.
—
Donc, tu n'as pas de tuyau à me donner.
—
Je n'ai pas dit ça...
—
Je vois, lança-t-il, sarcastique, en se levant. Tu es fatiguée et tu préfères baiser
avec ton petit copain immortel plutôt que de m'aider à mettre la main sur le salaud qui
a tranché la gorge d'un vieil escroc inoffensif.
Vicki cilla.
—
Qu'est-ce que tu racontes ?
—
Tu le sais parfaitement. Tu as passé la soirée à jouer à Vlad l'empaleur avec
Henry Fitzroy.
Elle fronça les sourcils, ce qui fit glisser ses lunettes sur le bout de son nez.
—
Je n'y crois pas. Tu es jaloux !
Ils étaient torse contre torse, à présent, et auraient été nez contre nez sans la
différence de taille.
—
JALOUX!
Au fil des ans, Vicki avait appris suffisamment d'italien pour avoir une idée assez
précise des propos qui suivirent. La dispute commençait juste à s'envenimer quand
une petite voix profita d'une accalmie pour se faire entendre.
—
Excusez-moi.
Ils firent volte-face dans un même mouvement, les traits figés en une expression
rageuse. Rabougri dans son peignoir bordeaux, la main levée pour attirer leur
attention, M. Chin sourit.
—
Merci, fit-il. À présent serait-il possible de maintenir cette situation ?
Il soupira devant leurs airs perplexes.
—
Laissez-moi vous expliquer les choses plus simplement: il est 4h22 du matin.
Fermez-la!
Sur ce, il marqua une pause, hocha la tête, puis sortit en tirant délicatement la porte
derrière lui.
Vicki sentit ses joues s'empourprer. Elle se retourna en entendant Mike pouffer à côté
d'elle.
—
Qu'est-ce qui te fait rire ?
Il secoua la tête, essayant en vain de reprendre son sérieux.
—
Laisse tomber.
Elle lui écarta une mèche du front, tout en esquissant un sourire penaud.
—
J'imagine qu'on s'est assez amusés pour ce soir. Même si je vais sans doute me
réveiller demain avec une impression d'inachevé.
Celluci acquiesça.
—
Comme lorsqu'on s'aperçoit qu'on a fini son beignet et qu'on ne se souvient pas
d'avoir mangé la dernière bouchée.
—
Ou bu la dernière gorgée de son café.
Ils échangèrent un sourire, et Vicki se laissa tomber dans le grand fauteuil de cuir
noir au milieu du petit salon.
— Bon, tu voulais savoir quoi sur Balland ?
Vicki s'écarta du dos de Celluci, se demandant pourquoi elle n'arrivait pas à dormir.
Elle aurait peut-être dû lui dire de rentrer chez lui. Sauf qu'il habitait à une heure de
Toronto et qu'elle se voyait mal le renvoyer à Downs-view pour revenir prendre son
service à la Criminelle cinq heures plus tard. En dépit de l'obscurité, elle sentait l'aube
approcher.
L'aube.
Au cœur de la ville, à quelques rues de chez elle, Henry Fitzroy, allongé dans une
pièce calfeutrée, attendait que le soleil levant lui ravisse sa vie. Comptant sur le
couchant pour la lui rendre.
Quelques mois plus tôt, Vicki était demeurée près de lui pendant cet entre-deux,
emprisonnée dans la chambre par la peur de laisser entrer un rayon de lumière en
ouvrant la porte. L'absence de vie était si totale qu'elle avait eu l'impression de passer
la journée près d'un cadavre. Sauf que c'était pire. Car il n'était pas mort. Elle espérait
ne jamais avoir à revivre une telle épreuve.
Le soleil à peine disparu à l'horizon, elle s'était ruée vers la porte sans savoir ce
qu'elle fuyait : la nature de Henry ou la confiance qui lui avait permis de se montrer
aussi vulnérable devant elle.
Elle n'était pas restée longtemps loin de lui.
Malgré la fatigue, les nuits sans sommeil, Henry constituait désormais une part
essentielle de sa vie. Mais ce n'était pas le désir physique qu'il lui inspirait qui
l'inquiétait le plus - même si celui-ci, au bout d'une année entière, continuait à lui
couper le souffle. Non, ce qui la tourmentait, l'effrayait presque, c'était la façon dont
il avait envahi son existence.
Henry Fitzroy, vampire, fils bâtard de Henry VIII, était un Mystère. Une vie entière
ne suffirait pas à le percer. Et Vicki n'avait jamais su résister à un mystère.
Quant à Celluci...
Elle roula sur le côté pour se lover contre lui.
Eh bien, Celluci était le yin de son yang. Elle fronça les sourcils. Ou l'inverse... Ils
avaient un passé, des intérêts, un humour communs. Il s'emboîtait dans sa vie comme
une pièce dans un puzzle, en complétait l'image finale. Et maintenant qu'elle y
pensait, ça aussi, ça l'effrayait.
Elle n'avait pas besoin de lui pour être complète.
Vraiment ?
« Seigneur ! A quel moment ma vie s'est-elle mise à ressembler à un mauvais film ? »
se demanda-t-elle.
Réveillé par la force de son soupir, Celluci se tourna vers elle.
— Au fait, murmura-t-il, j'ai failli oublier. Ta mère a appelé.
Le soleil inondait la cuisine quand Vicki s'assit devant la table pour téléphoner à sa
mère. Autant la rappeler pendant que Celluci prenait sa douche, cela lui permettrait
de répondre plus tranquillement aux inévitables questions du genre : « Que faisait
Michael Celluci chez toi pendant ton absence » ou, pire encore, « Quand comptes-tu
venir me voir ? »
Elle soupira, avala une gorgée de café pour se donner du courage et posa la main sur
le combiné. Avant même qu'elle décroche, il sonna. Sous la surprise, elle faillit
s'étrangler avec son café, et dut laisser sonner cinq ou six fois avant de reprendre son
souffle.
—
Nelson, détective privée.
—
Mademoiselle Nelson? Mme Simmons à l'appareil. J'ai cru que vous étiez
sortie.
—
Non, je suis là. Que puis-je pour vous ?
—
J'ai reçu les photos. De mon mari.
Vicki consulta sa montre. Presque midi. C'est-à-dire à peine 11 heures à Winnipeg.
Bon sang, la publicité ne mentait pas. Un facteur aussi précis qu'une horloge.
—
Il s'agit bien de mon mari, mademoiselle Nelson. Il n'y a aucun doute.
Mme Simmons semblait au bord des larmes.
—
Dans ce cas, je transmettrai mes informations à la police cet après-midi. Ils
vous contacteront après avoir procédé à l'arrestation.
—
Mais c'est le week-end, rappela son interlocutrice dans un gémissement.
—
La police travaille le week-end, madame Simmons. Ne vous inquiétez pas.
Même au cas où ils ne pourraient intervenir avant lundi, je vous promets qu'il ne
s'échappera pas.
—
Vous en êtes sûre ?
—
Certaine.
—
Je veux qu'il m'explique pourquoi, mademoiselle Nelson; pourquoi il nous a
fait une chose aussi horrible.
Vicki serra un peu plus fort le combiné. Il y avait tant de douleur dans la voix de
Mme Simmons qu'elle sentit la colère la gagner. Et dut se maîtriser pour ne pas
exploser avant d'avoir raccroché.
—
Sale connard!
Le bloc-notes traversa la cuisine et s'écrasa contre le mur du salon avec assez de force
pour envoyer des dizaines de feuillets colorés dans les airs.
—
Quelqu'un que je connais ?
Celluci, qui venait de pénétrer dans la pièce, à moins d'un mètre du point d'impact,
s'estima chanceux qu'il ne s'agisse pas d'une tasse de café.
—
Non.
Vicki se leva si brusquement que sa chaise bascula en arrière.
—
Ça a un rapport avec ton type disparu ? risqua Mike.
C'était facile à deviner : il avait suivi l'affaire dans les
moindres détails, et avait entendu le nom de Simmons pendant la conversation
téléphonique. En outre, il connaissait suffisamment Vicki pour savoir quel genre de
situations la mettait hors d'elle.
—
Espèce de minable ! D'enfoiré !
Ses lunettes glissèrent. Elle les remonta d'un coup sec.
—
Il se fout de ce qu'il a fait endurer à sa famille. Si tu avais entendu cette femme,
Mike ! Il l'a cassée, a brisé tout ce en quoi elle croyait. Au moins, tant qu'elle le
pensait mort, elle avait des souvenirs, mais même ça, il le lui a enlevé. Il lui a fait
tellement de mal que, pour l'instant, elle n'arrive même plus à être en colère.
—
Du coup, tu l'es à sa place.
—
Pourquoi pas ?
Il haussa les épaules.
—
Pourquoi pas, en effet.
Après des années d'intimité, il était capable de sentir qu'il se passait quelque chose
d'inhabituel. Dieu savait qu'il avait vu Vicki sortir de ses gonds au cours de sa
carrière, mais jamais à ce point.
—
Ta mère, est-ce qu'elle s'est mise en colère après le départ de ton père ?
Vicki s'arrêta net et le dévisagea.
—
Quel rapport avec cette histoire ?
—
Ton père a abandonné ta mère. Et toi.
—
Mon père a au moins eu la décence de ne pas essayer de cacher son acte !
—
N'empêche que ta mère a dû se débrouiller seule pour vous faire vivre.
J'imagine que ça ne lui a pas laissé beaucoup de temps pour la colère.
Vicki le fusilla du regard.
—
Je ne comprends pas ? De quoi tu parles, bon sang ?
Il perçut le danger, mais ne recula pas. Les choses
s'orientaient dans ce sens depuis un bon moment, et il ne retrouverait sans doute pas
de sitôt une telle occasion d'aborder le sujet. « Et puis merde, se dit-il. Qu'est-ce que
je risque ? Je suis assez grand pour me défendre. »
—
Je parle, que ça te plaise ou non, de toi et de moi.
—
C'est quoi, ces conneries ?
—
Je parle de ta peur de l'engagement qui t'empêche de reconnaître que nous
sommes plus que de simples amis. Je sais d'où elle vient. Je comprends que le départ
de ton père et ce qui s'est ensuivi pour ta mère t'ont rendue méfiante envers toute
forme de relation amoureuse...
Elle eut un ricanement méprisant.
—
La hiérarchie t'a inscrit à un autre séminaire de sensibilisation aux rapports
humains ?
Refrénant son propre agacement, il ignora l'interruption:
—
... mais tout ça a eu lieu il y a plus de vingt ans, Vicki. Il est temps de passer à
autre chose.
Elle le toisa avec froideur.
—
Sinon ?
—
Sinon rien. Nom de Dieu ! Je ne suis pas en train de te faire du chantage, là !
—
C'est à cause de Henry, pas vrai ? Tu es réellement jaloux.
Il n'y avait pas de raison qu'il l'oblige à regarder la vérité en face alors que lui-même
s'y refusait.
—
Oui, c'est exact, je suis jaloux de Henry, concéda-t-il. Je n'ai aucune envie de te
partager avec qui que ce soit. Encore moins avec quelqu'un qui... qui...
Il n'avait pas les mots pour exprimer ce que lui inspirait Henry Fitzroy. Et même s'il
les avait eus, il les aurait gardés pour lui. Ça ne regardait pas Vicki. D'un geste de la
main, il balaya Henry.
—
Et puis, je ne te parle pas de lui, mais de nous !
—
Et alors ? Où est le problème avec nous ? demanda-t-elle en évitant de croiser
son regard. Pourquoi est-ce qu'on ne peut pas continuer comme avant ?
—
Parce que ça ne mène nulle part !
Il martela les syllabes avec tant de force qu'elle tressaillit.
—
Vicki, j'en ai marre de n'être rien de plus que ton copain. Il est temps que tu te
rendes compte...
—
Tais-toi ! coupa-t-elle, les poings serrés.
—
Oh non, je ne me tairai pas ! Cette fois, tu vas m'écouter.
—
Tu es chez moi, je te rappelle. Je n'ai pas à écouter quoi que ce soit !
—
Pourtant, tu vas le faire, répliqua-t-il en venant se planter devant elle, les
poings enfoncés dans les poches.
Il se retint de la secouer par les épaules. Un tel geste ne servirait qu'à provoquer de la
violence en retour, et jouer à « Qui est le plus macho ? » n'améliorerait sûrement pas
la situation.
—
Je n'ai pas fini de te le répéter, Vicki, alors autant que tu t'y habitues. Je t'aime.
Je veux construire un avenir avec toi. C'est vraiment si difficile à accepter?
—
C'est vraiment si difficile de m'accepter comme je suis ? riposta-t-elle entre ses
dents. D'accepter la situation telle qu'elle est ?
Mike se passa une main dans les cheveux, essayant sans succès de se calmer.
—
Cela fait cinq ans que je t'accepte, que j'accepte cette foutue «situation». Il est
temps que tu me rencontres à mi-chemin, non?
—
Sors d'ici.
—
Pardon ?
—
Sors de chez moi ! TOUT DE SUITE !
Tremblant de rage contenue, il la repoussa pour se
diriger vers le couloir, décrocha son manteau au passage et, s'arrêtant un instant sur le
seuil, lança, vindicatif:
—
Juste une dernière chose, Vicki. Je ne suis pas ton père !
La porte claqua derrière lui avec assez de violence pour faire trembler l'immeuble.
La seconde d'après, elle se rouvrait.
—
Et n'oublie pas de rappeler ta mère !
La tasse de café explosa sur le battant.
—
Et tu l'as fait?
—
J'ai fait quoi ? aboya Vicki.
Raconter sa dispute avec Celluci avait ravivé sa mauvaise humeur. Quelle mouche
l'avait piquée d'évoquer cet épisode devant Henry ? Il avait suffi qu'il demande ce qui
la tracassait pour que les mots sortent sans s'arrêter.
—
Tu as appelé ta mère ?
—
Non.
Elle se tourna vers la baie vitrée, et fixa l'obscurité.
—
Je n'étais pas vraiment d'humeur à ça. Et j'avais plus urgent à faire. Je devais
passer au Bureau des Disparitions pour leur expliquer où récupérer M. Simmons/
O'Conner.
—
Ça t'a soulagée ?
—
Pas vraiment. Pour ça, il aurait fallu qu'ils le conduisent en enfer.
Bien que la réponse ait été lancée d'un ton léger, la rage qui bouillonnait toujours en
Vicki n'échappa pas à Henry. Pour un peu, il aurait regretté de lui avoir demandé ce
qui n'allait pas. Finalement, il aurait préféré ne rien savoir, et surtout ne pas avoir à
reconnaître la justesse de l'analyse de l'inspecteur Michael Celluci concernant sa peur
de l'engagement. Mais maintenant que le sujet était lancé, autant continuer. De toute
manière, Vicki semblait incapable de penser à autre chose depuis que Celluci avait
claqué la porte de son appartement, et puisqu'elle avait le nez dedans, autant l'obliger
à affronter la réalité. Et donc, à choisir.
Il ne voulait pas la perdre. Jusqu'ici, il n'avait exigé que les nuits, laissant les jours à
Celluci. Mais son amour pour elle lui donnait le droit de prendre plus si cela se
révélait nécessaire.
« C'est toi qui fais monter les enjeux, mortel, rappela-t-il silencieusement à son
concurrent. Ne l'oublie pas. »
Il se leva pour la rejoindre, savourant un instant les battements affolés de son cœur, sa
chaleur, son odeur, sa vie.
—
Il a raison, lâcha-t-il finalement.
—
À quel sujet ? fit-elle sans se retourner.
Elle avait posé la question d'un ton menaçant, sachant très bien qui désignait ce « il ».
—
On ne peut pas continuer comme ça.
—
Et pourquoi pas ?
La menace se faisait de plus en plus précise.
—
Parce que, comme Mike Celluci, j'ai envie d'être la personne la plus importante
de ta vie.
Elle ricana.
—
Et ce dont, moi, j'ai envie, ça compte ?
Il la vit se raidir, aussi choisit-il ses mots avec soin.
—
C'est ce qu'on essaie de découvrir, j'imagine.
—
Et si je décide de rester avec lui ?
Il y avait un mélange de moquerie et de défi dans sa voix. Henry y réagit malgré lui.
—
Tu pourrais te passer de moi ?
Le pouvoir de sa voix la força à se retourner. Il l'entendit déglutir tandis que leurs
regards se verrouillaient, entendit son pouls s'accélérer, vit ses pupilles se dilater,
perçut le changement subtil de son odeur. Puis il la libéra.
Elle bondit en arrière, furieuse contre lui, et contre elle-même.
—
Ne refais jamais ça ! haleta-t-elle, cherchant à reprendre son souffle. Je ne
permettrai à personne de diriger ma vie. Ni toi ni lui. Personne !
Les jambes tremblantes, elle traversa le salon pour attraper son manteau et son sac sur
le canapé.
—
Je te laisse, annonça-t-elle. Tu pourras faire ton numéro de Prince de la Nuit à
quelqu'un d'autre.
Il ne chercha pas à la retenir. Il en avait le pouvoir, il le savait, alors à quoi bon ?
—
Où vas-tu ?
—
Me promener dans le quartier le plus craignos de la ville. Avec un peu de
chance, un pauvre nase me tombera
dessus, et je pourrai lui casser les deux bras ! Et n'essaie pas de me suivre !
Même une porte blindée peut être claquée si on y met assez de force.
—
Vicki ? C'est maman. Mike Celluci ne t'a pas transmis mon message ? Ce n'est
pas grave, il a beaucoup de choses en tête, je suppose. À propos, ma chérie, que fai-
sait-il chez toi un soir où tu n'y étais pas ? Est-ce que ça devient sérieux entre vous ?
Appelle-moi dès que possible. J'ai quelque chose à te dire.
Vicki poussa un soupir et se massa les tempes en attendant que la cassette du
répondeur se rembobine. Il était minuit dix, et elle ne se sentait pas d'attaque pour une
conversation à cœur ouvert avec sa mère. Pas après la journée qu'elle venait de vivre.
«Est-ce que ça devient sérieux entre vous ? » Bon sang !
D'abord, Celluci.
Ensuite, Henry.
Quelqu'un là-haut avait visiblement décidé de lui pourrir l'existence.
—
Où sont les hommes qui ont juste envie de passer un bon moment sans
s'emmerder avec des responsabilités ? marmonna-t-elle en gagnant sa chambre.
La pinte de bière qu'elle avait descendue dans le bar gay de Church Street - l'un des
endroits de la ville où elle ne risquait pas d'attaque de testostérone - gargouillait au
fond de son estomac. Tout ce qu'elle voulait, c'était dormir. Seule.
Elle rappellerait sa mère demain.
La nuit avait été peuplée de rêves, ou plutôt, d'un unique rêve, la même situation se
répétant sans cesse : des gens pénétraient chez elle sans qu'elle parvienne à les en
chasser. L'escalier menant au troisième étage traversait sa cuisine, et des agents
immobiliers s'y succédaient, accompagnés de locataires potentiels. Au fond de son
placard, une porte ouvrait sur le stade de Maple Leaf Gardens,
dont les spectateurs ressortaient par sa chambre. Tout d'abord, elle essaya de
raisonner les intrus. Puis elle leur hurla après. Finalement, elle les prit par la peau du
dos pour les jeter dehors. Mais la porte se rouvrait et ils revenaient sans cesse.
Elle se réveilla avec un mal de tête carabiné, et d'aussi mauvaise humeur qu'au
coucher. Délaissant l'aspirine, elle se prépara un café à réveiller les morts, si amer
qu'il lui arracha une grimace.
—
C'est drôle, j'aurais parié qu'il pleuvait, maugréa-t-elle en jetant un coup d'œil
entre les lattes des stores.
La sonnerie du téléphone retentit.
Elle lança un regard mauvais à l'appareil. Nul besoin de répondre pour savoir qui
c'était. Elle percevait l'aura de sa mère à travers le fil.
—
Pas ce matin, maman. J'en suis incapable.
Le son strident persista dans sa tête bien après qu'il se fut tu.
Une heure plus tard, rebelote !
Une heure d'éveil n'avait pas vraiment modifié sa disposition d'esprit.
—
J'ai dit non, maman !
Elle frappa du poing sur la table. L'appareil trembla, mais continua à sonner.
—
Je n'ai pas envie d'écouter tes problèmes pour l'instant, et encore moins de te
raconter les miens ! hurla-t-elle. Ma vie est sens dessus dessous. Je ne comprends rien
à ce qui se passe. Tout se casse la gueule. Je ne peux pas être seule. Je ne peux pas
non plus être avec quelqu'un. Je l'ai prouvé, non ? Que faut-il de plus ?
C'était un combat entre elle et le téléphone. Et elle ne céderait pas.
—
Au rythme où ça va, Celluci ne va pas tarder à me demander en mariage. Et ce
vampire avec qui je couche -oh, je ne t'avais pas dit à propos de Henry, maman ? - eh
bien, il voudrait que je devienne sa... sa... Je ne sais pas ce que veut Henry ! Tu peux
faire face à tout ça, maman ? Parce que moi pas !
Elle se sentait au bord de la crise de nerfs, mais ne lâcherait pas avant que ce foutu
appareil ait cessé de sonner.
—
D'après Celluci, je n'aurais toujours pas digéré la manière dont mon cher papa
t'a laissée tomber. Henry est d'accord avec lui. Qu'est-ce que tu penses de ça, maman?
Ces deux salopards se liguent contre moi. Tu ne m'as jamais mise en garde contre un
truc de ce genre, pas vrai, maman ? On n'a même jamais parlé de papa !
Le dernier mot résonna dans l'appartement silencieux.
D'un doigt tremblant, Vicki repoussa ses lunettes sur son nez.
—
Je t'appellerai demain, maman. Promis.
Une heure plus tard, la sonnerie retentissait de nouveau.
Vicki enclencha le répondeur et sortit faire un tour sous la pluie.
Lorsqu'elle revint, tard dans la soirée, sept messages l'attendaient. Elle effaça la
bande sans même l'écouter.
Le téléphone sonna.
Vicki s'arrêta, le pied dans la douche, soupira, et enfila son peignoir. Lundi
commençait bien !
—
J'arrive, maman.
Pas la peine de tergiverser. De toute façon, elle n'y échapperait pas.
Aujourd'hui, la situation lui paraissait moins dramatique. Disons qu'hier, elle s'était
accordé une journée d'auto-apitoiement. Quant à demain... eh bien, elle aviserait le
moment venu.
Se laissant tomber sur une chaise, elle décrocha.
—
Salut, maman. Désolée pour hier.
—
Je suis bien chez Victoria Nelson ?
Elle s'empourpra. La femme à l'autre bout du fil avait une voix âgée, fatiguée et
tendue. Rien à voir avec sa mère.
« Bravo, Vicki, se félicita-t-elle en silence. C'est ce qui s'appelle faire grande
impression au client. »
—
Euh... oui.
—
Mme Shaw, à l'appareil. Eisa Shaw. Je travaille avec votre mère. Nous nous
sommes rencontrées en septembre...
—
Oui, je me souviens.
Vicki grimaça. Sa mère devait vraiment être en colère pour faire appeler une
collègue. Cette petite histoire allait au moins lui coûter une visite.
—
Je regrette, je... j'ai une mauvaise nouvelle.
—
Une mauvaise nouvelle ?
« Ô mon Dieu, faites qu'elle n'ait pas pris le premier train pour Toronto, pria-t-elle.
Ce serait le pompon. »
—
Votre mère ne se sentait pas très bien ces derniers temps et... en arrivant au
travail, elle m'a raconté comment elle avait essayé de vous joindre tout ce week-end,
puis elle a préparé le café comme tous les matins et, en ressortant du bureau du Pr
Burke, elle... eu h... elle est morte.
Soudain, le monde bascula.
—
Mademoiselle Nelson ?
—
Que s'est-il passé ?
Vicki s'entendit poser la question, s'étonna d'être aussi calme, se demanda pourquoi
elle se sentait à ce point engourdie.
—
D'après le Pr Burke, la directrice du département des Sciences de la vie - mais
vous connaissez le Pr Burke, bien sûr - il s'agirait du cœur. Un infarctus foudroyant.
Tout va parfaitement l'instant d'avant, et soudain...
Mme Shaw se moucha.
—
Ça s'est passé il y a une vingtaine de minutes. Si je peux faire quoi que ce soit...
—
Non. Merci. Merci d'avoir appelé.
Si Mme Shaw ajouta quelque chose, Vicki ne l'entendit pas. Elle reposa le combiné et
contempla l'appareil.
Sa mère était morte.
2
—
Professeur Burke, c'est à propos de numéro sept...
—
Oui?
Le récepteur coincé sous le menton, le Pr Aline Burke griffonna sa signature en bas
d'une note de service qu'elle jeta dans le panier. Marjory Nelson était morte depuis à
peine trois heures et déjà les papiers s'accumulaient dans tous les coins. Avec un peu
de chance, l'université se remuerait les fesses pour lui dénicher une secrétaire
intérimaire avant que la paperasserie ne la submerge.
—
À mon avis, vous devriez venir voir.
Le Pr Burke leva les yeux au ciel. Ces étudiants de troisième cycle !
—
Par pitié, Catherine, je n'ai pas le temps pour les mystères. On est en train de le
perdre ?
—
Oui, professeur.
— J'arrive.
—
Merde.
Le gant de chirurgien atterrit dans la poubelle.
—
Décomposition tissulaire. Comme les fois précédentes.
Le deuxième gant suivit, et le Pr Burke se tourna pour lancer un regard furieux au
cadavre allongé sur la table de dissection. Le vieil homme avait le thorax ouvert et la
peau du crâne rabattue sur l'oreille droite.
—
Il n'a même pas fait mieux que numéro six.
—
Il était un peu vieux, professeur. Et pas en très bonne condition physique.
Le professeur eut une moue méprisante.
—
Vous avez raison. En fait, je suis presque surprise qu'il ait duré aussi
longtemps.
Elle soupira un voyant son interlocutrice se raidir.
—
Ce n'est pas une critique, Catherine. Vous avez fait un excellent travail et n'êtes
absolument pas responsable des habitudes déplorables du sujet lorsqu'il était en vie.
Cela dit, récupérez ce qui peut l'être, en matériel et sur le réseau neuronal, assurez-
vous que toutes les bactéries ont bien été éliminées, et occupez-vous des procédures
pour s'en débarrasser.
—
L'école de médecine ?
—
Évidemment, l'école de médecine. On ne va pas lui attacher des pierres aux
pieds et le jeter dans le lac Ontario - même si je dois reconnaître que cette solution
m'épargnerait une bonne dose de travail supplémentaire. Prévenez-moi quand tout
sera terminé. Je ne devrais pas bouger de mon bureau au cours des heures qui
viennent.
La main sur la poignée de la porte, elle s'immobilisa.
—
C'est quoi ce bruit ?
Catherine leva ses grands yeux bleu pâle sans cesser de fouailler dans le crâne du
vieil homme.
—
Oh, c'est numéro neuf! À mon avis, il n'aime pas être enfermé.
—
Il se fiche d'être enfermé ou non, Catherine. Il est mort.
La jeune étudiante haussa les épaules, conciliante, mais visiblement peu convaincue.
—
Il n'arrête pas de frapper.
—
Bon, occupez-vous de numéro sept, puis diminuez l'influx électrique. Il ne
nous manquerait plus qu'une détérioration tissulaire due à des mouvements parasites.
—
Entendu, professeur.
Avec délicatesse, Catherine déposa le cerveau sur un plateau. Les fils dorés courant à
la surface de la masse grisâtre scintillèrent sous les néons.
—
Ça va être agréable de travailler sur un sujet pour lequel nous possédons déjà
une bactérie sur mesure. Je suis sûre que le temps passé à créer la bactérie adéquate
nuit beaucoup à la réussite de l'expérience.
—
Sans doute, acquiesça le Pr Burke.
Après un dernier regard désapprobateur au caisson d'isolation renfermant numéro
neuf, elle sortit du labo. Les coups continuèrent.
—
On va où, ma jolie ?
Vicki ouvrit la bouche, puis la referma. Elle n'en avait aucune idée.
—
Euh... Université de Queen. Département des Sciences de la vie.
Quelqu'un là-bas saurait sûrement lui indiquer où sa mère avait été transportée.
—
Le campus est grand, répondit le chauffeur de taxi en démarrant. Vous n'avez
pas de nom de rue ?
Elle connaissait l'adresse. Sa mère, très fière, lui avait fait visiter le nouveau bâtiment
juste après son inauguration, deux ans plus tôt.
—
Arch Street.
—
Près de l'ancien hôpital général ? C'est bon, on va trouver.
Il lui adressa un grand sourire dans le rétroviseur.
—
Quinze ans que je fais le taxi, et je ne me suis pas encore perdu une seule fois.
Beau temps aujourd'hui, hein ? On dirait que le printemps s'est enfin décidé à arriver.
Vicki jeta un coup d'œil par la vitre. Le soleil brillait. En était-il de même à Toronto ?
Elle avait oublié.
—
Remarquez, les affaires marchent mieux en hiver. Personne n'a envie de se
promener dans le froid avec de la neige jusqu'aux genoux. Mais avril n'est pas mal
non plus. À condition qu'il pleuve, bien sûr. Vous restez longtemps à Kingston ?
—
Je ne sais pas.
—
Vous venez voir de la famille ?
—
Oui.
Ma mère. Elle est morte.
Quelque chose dans cette unique syllabe persuada le chauffeur que sa cliente n'était
pas d'humeur à discuter. Aussi se mit-il à chantonner, l'abandonnant à son silence.
En dépit de leurs efforts, les architectes n'avaient pas vraiment réussi à harmoniser le
béton du nouveau département des Sciences avec la pierre blanche des anciens
bâtiments du campus.
—
Le progrès ! lança le chauffeur tandis que Vicki ouvrait la portière. Enfin,
j'imagine qu'il faut plus qu'un bec benzène et quelques tubes à essai pour faire
avancer la recherche de nos jours, pas vrai ? À ce que racontent les journaux, des
étudiants d'ici auraient fait breveter un germe.
La générosité du pourboire lui avait délié la langue. Mais Vicki, qui lui avait tendu le
premier billet qu'elle avait trouvé dans son portefeuille, l'ignora.
Il la regarda s'engager dans l'allée, le dos raide, les doigts serrés autour de la poignée
de son sac de voyage, et secoua la tête, renonçant à lui souhaiter une bonne journée.
—
Madame Shaw? Je suis Vicki Nelson...
La petite femme frêle derrière le bureau bondit sur ses pieds, les mains tendues.
—
Oh oui, je vous reconnais. Pauvre petite, vous venez directement de Toronto ?
Vicki recula d'un pas, pas assez vite cependant pour empêcher son interlocutrice de
lui malaxer les doigts entre les siens. Sans lui laisser le temps d'ouvrir la bouche,
celle-ci reprit:
—
Évidemment, puisque vous étiez là-bas quand je vous ai téléphoné et que,
maintenant, vous êtes ici.
Elle eut un petit rire gêné avant de poursuivre, la lâchant enfin.
—
Excusez-moi. C'est juste que... Vous comprenez, votre mère et moi étions
amies. On travaillait ensemble depuis presque cinq ans et quand elle... Je veux dire,
quand... Ça a été un choc terrible.
Vicki vit les yeux de la vieille dame s'embuer, et se rendit compte avec horreur
qu'elle n'avait rien à répondre. De toutes les paroles qu'elle avait prononcées des
centaines de fois pour réconforter les personnes en face
d'elle, de toutes ses compétences, son expérience, il ne restait rien.
—
Je suis désolée, s'excusa Mme Shaw en sortant un mouchoir de sa manche.
Mais je ne peux pas y penser sans... C'est plus fort que moi...
—
C'est pourquoi je n'arrête pas de vous dire de rentrer chez vous.
Reconnaissante, Vicki se retourna vers la nouvelle arrivante dont la voix posée avait
eu l'effet d'un baume sur ses nerfs à vif. Petite mais robuste, la femme qui se tenait
sur le seuil devait avoir une quarantaine d'années. Elle portait un pantalon de flanelle
grise et un chemisier blanc bordé de dentelle sous sa blouse de laboratoire. Des
lunettes à monture épaisse chaussaient son nez semé de taches de rousseur, et ses
cheveux auburn étaient coupés court. Il émanait d'elle une assurance à laquelle Vicki
fut sensible en dépit des circonstances.
Mme Shaw glissa son mouchoir dans sa manche en reniflant.
—
Et moi, je vous répète, professeur Burke, que je ne veux pas me retrouver chez
moi toute seule. Ici au moins, je suis entourée et j'ai quelque chose à faire.
Elle posa la main sur le bras de Vicki.
—
Professeur Burke, voici la fille de Marjory, Victoria.
La directrice du département avait une poignée de
main ferme.
—
Nous nous sommes rencontrées il y a quelques années, mademoiselle Nelson.
Juste après votre première citation, si mes souvenirs sont exacts. J'ai été désolée
d'apprendre pour votre rétinite. Quitter une profession que vous aimiez tant n'a pas dû
être facile. Et maintenant...
Elle écarta les mains.
—
Mes sincères condoléances.
—
Merci.
Il n'y avait pas grand-chose à ajouter.
—
J'ai fait transporter le corps de votre mère à la morgue de l'hôpital général. Le
médecin qui la suivait a une permanence là-bas et, comme nous ignorions ce que
vous décideriez à votre arrivée, cela m'a paru la meilleure
solution. J'ai demandé à Mme Shaw de vous tenir au courant par téléphone, mais
vous étiez déjà partie.
Le Pr Burke avait livré toutes ces informations d'un ton neutre, sans trace d'émotion.
Vicki puisa un peu de force dans la sienne.
—
Cela vous ennuie si j'utilise votre téléphone pour appeler le Dr Friedman ?
demanda-t-elle.
—
Je vous en prie, répondit le professeur en désignant le bureau du menton. Elle
est déjà au courant et attend votre appel. À présent, si vous voulez bien m'excuser.
Elle s'arrêta à hauteur de la porte.
—
Oh, mademoiselle Nelson ? Merci de nous informer de la date de l'enterrement.
—
L'enterrement ?
—
Il est courant dans ce genre de circonstances d'organiser un enterrement.
Vicki nota à peine le sarcasme. Seul le dernier mot résonnait à ses oreilles.
Enterrement...
—
Elle n'a pas l'air endormie.
Il n'y avait pas de doute possible. Seule la mort donnait ce teint gris, cireux, cette
absence totale au monde. Vicki l'avait reconnue la première fois qu'elle l'avait
rencontrée dans un laboratoire médico-légal, à l'école de police, et la reconnaissait
maintenant. Les morts n'étaient pas vivants. Cela semblait une lapalissade, et
pourtant, tandis qu'elle contemplait le corps sans vie de sa mère, elle ne trouvait pas
de meilleure explication.
Le Dr Friedman rabattit le drap sur le visage de Mar-jory Nelson d'un air vaguement
désapprobateur, mais n'émit aucun commentaire. Elle ne connaissait pas
suffisamment Vicki pour voir au-delà de sa froideur.
—
Une autopsie n'est pas nécessaire, indiqua-t-elle en faisant signe à l'assistant
légiste d'emporter le corps. Votre mère souffrait d'arythmie cardiaque depuis un
certain temps, et le Pr Burke était pratiquement à ses côtés au moment du décès. Elle
a relevé tous les signes d'un infarctus foudroyant.
—
Un infarctus ?
Vicki regarda la porte se rabattre derrière le passage du brancard, réprimant un
frisson au contact de l'air I roid en provenance de la morgue.
—
Elle n'avait que cinquante-six ans.
Le médecin secoua tristement la tête.
—
Cela arrive.
—
Elle ne m'a jamais parlé de ses problèmes cardiaques.
—
Peut-être ne voulait-elle pas vous inquiéter.
« Peut-être n'ai-je pas écouté », rectifia Vicki en silence. La petite salle de
présentation des corps lui parut soudain étouffante, et elle se dirigea vers la sortie.
Prise de court, le Dr Friedman dut presser le pas pour la rattraper.
—
L'explication convient au médecin légiste, mais si vous...
—
Pas d'autopsie.
Elle en avait vu assez au cours de sa vie pour ne pas imposer ça à sa mère - ou ce qu'il
en restait.
—
Votre mère avait souscrit un contrat avec les pompes funèbres Hutchinson, sur
Johnson Street, à côté de Portsmouth Avenue. Il serait bien de les contacter
rapidement. Avez-vous quelqu'un pour vous accompagner ?
Vicki fronça les sourcils.
— Je n'ai besoin de personne, grogna-t-elle.
—
Votre mère avait souhaité un enterrement rapide, sans veillée funèbre ni
exposition du corps.
—
Très bien.
—
Elle avait également demandé à être embaumée... Est-ce qu'après-demain vous
irait ? Cela vous laisserait le temps de passer un avis de décès dans le journal local.
—
Plus tôt, ce n'est pas possible ?
Le cadet des frères Hutchinson déglutit. Il avait du mal à rester calme sous le regard
scrutateur de son interlocutrice.
—
Euh... si, on pourrait être prêts pour demain après-midi.
—
Dans ce cas, faites-le.
Le ton était sans réplique.
—
14 heures vous conviendrait ?
—
Oui.
—
Concernant le cercueil...
—
Monsieur Hutchinson, je croyais que ma mère s'était occupée de tout.
—
En effet...
—
Dans ce cas...
Vicki se leva, glissa la bandoulière de son sac sur l'épaule.
—
... contentons-nous de suivre ses indications.
—
Mademoiselle Nelson, rappela-t-il d'une voix tendue en se levant à son tour, si
vous ne passez pas d'avis de décès, vous devrez prévenir les gens vous-même.
Elle se voûta légèrement, ses doigts se crispèrent sur la poignée de la porte.
—
Je sais, dit-elle.
Sur quoi, elle sortit.
M. Hutchinson se laissa retomber dans son fauteuil et se massa les tempes.
— Accepter son impuissance, soupira-t-il, est l'un des aspects les plus difficiles de ce
métier.
L'ancien quartier de son enfance avait rétréci. Le grand jardin qui la faisait rêver
derrière la maison à l'angle de Division et Quebec Street avait désormais la taille d'un
timbre-poste. L'épicerie sur Pine Street s'était transformée en boutique de fleuriste, et
le marché juste en face - où, à douze ans, elle avait réussi à obtenir son premier job -
n'existait plus. Quant au gros érable ombrageant la demeure des Thompson, il n'y en
avait plus la moindre trace, et même le soleil ne suffisait pas à gommer l'aspect
morne des lieux.
Debout sur le parking de l'immeuble où sa mère et elle avaient emménagé après avoir
quitté leur maison de Collins Bay suite au départ de son père, Vicki tentait de
comprendre. Elle était revenue de nombreuses fois au cours des quatorze dernières
années, était encore là quelques mois plus tôt. Pourquoi n'avait-elle pas remarqué tous
ces changements?
Peut-être parce que la raison de ses visites ici, elle, ne changeait pas...
Elle ne pouvait repousser plus longtemps la suite.
Quelqu'un avait bloqué la porte du hall pour qu'elle reste ouverte. Une porte ne sert à
rien si on ne la ferme pas. Elle le lui avait répété une dizaine de fois. Elle tira le
battant d'un coup sec derrière elle avant de s'engager dans l'escalier d'un pas
chancelant.
—
Vicki ? Ah, j'aurais dû me douter que c'était toi qui claquais les portes.
—
Une porte d'entrée doit rester fermée, monsieur Delgado.
Glisser la clé dans la serrure semblait au-dessus de ses forces.
—
Tu n'arrêtes donc jamais d'être flic. Est-ce que, moi, j'emporte du travail à la
maison ?
Tout en parlant, M. Delgado s'était avancé dans le couloir. Il fronça les sourcils.
—
Vicki, tu es sûre que ça va ? Tu n'as pas l'air en forme. Ta mère sait que tu es là
—
Ma mère...
Sa gorge se noua. Elle avala sa salive et s'obligea à inspirer. Il y avait tant de
manières de le dire. Tant d'euphémismes signifiant tous la même chose.
—
Ma mère... est morte ce matin.
Et soudain, en s'entendant prononcer ces mots, elle prit véritablement conscience de
la réalité.
—
Professeur Burke ? C'est Donald.
Alina Burke retira ses lunettes et se massa les tempes.
—
Donald, je me trompe ou je vous ai déjà dit de ne pas m'appeler ici ?
—
Ouais, je sais, mais j'ai pensé que vous aimeriez savoir que M. Hutchinson est
parti chercher le sujet.
—
Quel M. Hutchinson?
—
Le plus jeune.
—
Quand doit-il revenir?
—
Dans une heure environ. Et comme il n'y a personne ici, il va commencer à
travailler dessus tout de suite.
Le Pr Burke soupira.
—
Quand vous dites qu'il n'y a personne, vous parlez du personnel ou des clients ?
—
Des clients. Tout le personnel est là : le vieux Hut-chinson et Christy.
—
Parfait. Vous savez quoi faire.
—
Mais...
—
Je veillerai à ce qu'on ne vous dérange pas. Occupez-vous simplement de ce
pourquoi vous êtes là. C'est vital pour nos recherches, Donald. Cela nous apportera
peut-être le succès et, avec lui, les récompenses espérées.
Elle perçut le sourire dans sa voix lorsqu'il répondit avec emphase :
—
Je ne vous laisserai pas tomber, professeur Burke.
—
Je n'en doute pas, dit-elle avant de couper la communication.
Elle composa aussitôt le numéro du labo.
—
Catherine, Donald vient de téléphoner. Vous disposez d'un peu plus d'une
heure.
—
Bien. Je viens de mettre numéro huit sous dialyse, il en a encore pour trois
quarts d'heure.
—
Parfait, ça vous laisse largement le temps. Appelez-moi juste avant d'arriver
que je demande à Mme Shaw de les joindre pour les fleurs. Vu son état, elle devrait
les garder en ligne une partie de l'après-midi. Est-ce que numéro neuf s'est calmé ?
—
Seulement après avoir diminué le voltage. Depuis, il ne présente quasiment
plus de signes de vie.
—
Catherine, il n'est pas en vie.
—
Oui, professeur...
Suivit une pause, où le Pr Burke crut deviner un soupir.
—
... Son ECG est presque plat.
—
Je préfère ça. Les coups ont fait des dégâts ?
—
Je n'ai pas vraiment eu le temps de l'examiner, mais à mon avis, vous devriez
venir jeter un coup d'œil au caisson.
Le Pr Burke haussa les sourcils.
—
Le caisson ?
—
Je crois qu'il l'a cabossée.
—
Catherine, c'est imp...
Le professeur s'interrompit pour réfléchir, certaine que Catherine attendrait
patiemment. Sans l'action des inhibiteurs naturels des récepteurs à la douleur, un
décuple-ment des forces était possible.
—
Vous pourrez procéder à des tests une fois le nouveau lot de bactéries prêt à
l'emploi.
—
Oui, professeur.
Le Pr Burke raccrocha et tapota le combiné avec satisfaction. Ils avaient peut-être
enfin atteint une étape décisive avec numéro neuf. Ne restait plus qu'à espérer qu'il ne
se décomposerait pas comme les autres.
La vaisselle du petit-déjeuner séchait sur l'égouttoir, et l'une des chaises était écartée
de la table de cuisine. Dans la salle de bains, un gant de toilette encore humide était
posé sur le bord du lavabo. Le lit était fait, mais une paire de collants filée gisait au
centre de la Couette.
Vicki s'assit devant le téléphone, le carnet d'adresses de sa mère ouvert sur les
genoux, et appela tous les noms répertoriés, annonçant la nouvelle d'un ton
professionnel, comme s'il s'était agi de la mère d'une autre. Madame Singh ?
Inspecteur Nelson à l'appareil. C'est à propos de votre fils... Votre mari,
malheureusement... Le chauffeur n 'a pas pu éviter votre femme... Votre fille,
Jennifer, a été... L'enterrement aura lieu demain.
Après le coup de fil des pompes funèbres, M. Delgado sortit de l'armoire le tailleur
bleu préféré de Marjory et alla le porter sur place. À son retour, il força Vicki à
manger, ne cessant de répéter qu'elle se sentirait mieux si elle pleurait. Elle avala le
sandwich sans même en sentir le goût.
À présent, il n'y avait plus personne à prévenir, et elle avait réussi à convaincre M.
Delgado de rentrer chez lui. Vicki s'installa dans le vieux rocking-chair, la jambe
pendant par-dessus le bras rembourré, et se balança d'avant en arrière.
Peu à peu, la pièce sombra dans l'obscurité.
—
Je t'assure, Henry, elle avait une tête de déterrée. Comme dans La Nuit des
morts vivants.
—
Elle ne t'a pas entendu quand tu l'as appelée ?
Tony secoua la tête, et une longue mèche châtain lui
tomba sur les yeux.
—
Non, elle a continué à avancer, et ce connard de contrôleur a pas voulu me
laisser passer. Il a dit qu'il fallait un billet pour monter sur le quai et m'a pas cru
quand j'ai raconté que j'étais son frère. Espèce d'en-foiré!
Une année au contact de Henry n'avait pas modifié son vocabulaire.
—
J'ai relevé le nom des villes où le train s'arrêtait, poursuivit-il en sortant un
morceau de papier chiffonné de la poche de son jean. Elle avait un sac de voyage.
J'imagine qu'elle compte passer plusieurs jours sur place.
Neuf noms de villes étaient inscrits entre les lignes imprimées d'un prospectus. Henry
les parcourut, sourcils froncés. Pourquoi Vicki était-elle partie sans le prévenir? Il
pensait qu'ils avaient dépassé ce stade. À moins que son silence n'ait un rapport avec
leur dispute de samedi. D'accord, il n'aurait pas dû exercer son pouvoir sur elle, mais
il n'en avait pas abusé. D'ailleurs, il avait prévu de s'en excuser dès qu'elle serait en
état de l'écouter.
—
Sa mère habite Kingston, dit-il finalement.
—
T'as fait un truc que t'aurais pas dû, c'est ça ?
Henry leva la tête, surpris.
—
Qu'est-ce que tu racontes ?
—
J'adore te regarder, répondit Tony en rosissant. Je te regarde tout le temps
quand on est ensemble. Tu as ton air de prince, de Fils des Ténèbres, et même ton air
d'écrivain dans la lune, mais quand tu penses à Victory... à Vicki, rectifia-t-il en
rougissant de plus belle sous le regard incisif de Henry, eh bien, c'est comme si tu
n'avais pas d'air, comme si tu étais juste toi.
—
Tous les masques tombent.
Ce fut au tour de Henry d'étudier Tony. Ses traits s'étaient beaucoup adoucis en un
an, depuis le jour où Vicki et un démon les avaient fait se rencontrer. Son expression
meurtrie et ombrageuse avait laissé la place à un début de maturité plus tranquille.
—
Ça t'ennuie ? reprit-il.
—
Pour Victory et toi ? Non. Elle compte beaucoup pour moi aussi. Je veux dire,
sans elle, j'aurais pas... Enfin, on serait pas... Et puis...
Il s'humecta les lèvres avant de poursuivre :
—
... de temps en temps, quand tu te nourris, tu me regardes avec cet air-là. Tu vas
aller la chercher ? ajouta-t-il en détournant abruptement les yeux.
Ce n'était pas vraiment une question.
—
J'ai besoin de savoir ce qui se passe.
—
Évidemment, commenta Tony avec un petit ricanement. Tu n'as qu'à appeler sa
mère.
—
Appeler sa mère ?
—
Ouais, tu sais, avec le téléphone.
Henry écarta les mains, conscient d'offrir ce moment à Tony.
—
Je n'ai pas le numéro.
—
Et alors ? Va le chercher chez elle.
—
Je n'ai pas de clé.
Nouveau ricanement.
—
T'en as pas vraiment besoin. Mais, précisa Tony en faisant craquer ses doigts,
tu peux toujours contacter son vieil ami l'inspecteur Celluci si t'as pas envie d'entrer
par effraction. Je parie qu'il a le numéro.
Henry plissa les yeux.
—
Je passerai chez Vicki.
—
J'ai justement le numéro de Celluci sur moi, alors si tu veux...
—
Tony.
Henry referma la main autour de la mâchoire du jeune homme et serra doucement.
—
Ça suffit.
En reconnaissant la silhouette derrière les stores, Henry eut un moment d'hésitation.
Tony avait vu Vicki quitter la ville ce matin. Il était tout à fait possible qu'elle soit
rentrée depuis et, si c'était le cas, elle ne passait visiblement pas la soirée seule.
Debout dans l'ombre d'un vieux marronnier, les yeux rivés sur la fenêtre allumée, il
écouta jusqu'à ce qu'il soit certain de n'entendre qu'un seul cœur à l'intérieur de
l'appartement.
Voilà qui modifiait sensiblement les choses.
Il disposait de plusieurs moyens pour obtenir ce qu'il voulait. Il opta pour l'approche
directe. « Dans le simple but d'emmerder le monde », admit-il en son for intérieur.
—
Bonsoir, inspecteur. Vous attendez quelqu'un ?
Celluci fit volte-face, en position d'attaque, avant de
fusiller Henry du regard.
—
Nom de Dieu ! Ne refaites jamais ça !
—
Quoi ? demanda Henry avec flegme, sa voix comme son attitude signifiant le
peu de cas qu'il faisait de son adversaire.
Il pénétra dans le salon.
Comme s'il en avait le droit absolu ! Malgré lui, Celluci fit un pas en arrière. « Sale
petit con ! » l'injuria-t-il en silence. Dans un effort conscient, il enfonça ses talons
dans le sol et s'immobilisa. Il ignorait à quel jeu jouait cet ectoplasme, mais il ne le
laisserait pas gagner si facilement !
—
Qu'est-ce que vous foutez ici ?
—
Je pourrais vous retourner la question.
—
J'ai une clé, moi.
—
Je n'en ai pas besoin.
Henry s'adossa au mur, bras croisés, avant de reprendre :
—
Je parie que vous êtes venu vous excuser d'être parti en claquant la porte
samedi.
À l'accélération soudaine du pouls de Celluci, il comprit qu'il avait visé juste.
—
Elle vous a raconté ça ? vociféra ce dernier, rouge de colère.
—
Elle me raconte tout.
À quoi bon mentionner la dispute qui s'était ensuivie ?
—
Vous êtes venu m'obliger à abandonner, c'est ça ? A admettre ma défaite ?
lança Celluci en s'efforçant de contrôler sa colère.
Henry se raidit.
—
Si c'était le cas, mortel, ce serait déjà fait.
« J'ai vingt bons centimètres de plus que lui, merde, pourquoi est-ce que j'ai
l'impression qu'il me regarde de haut ? » se demanda Mike.
—
Vous avez une haute opinion de vous-même, pas vrai ? Alors, écoutez-moi
bien, Fitzroy, je me fous de ce que vous êtes et de vos soi-disant pouvoirs. Vous
devriez être retourné à la poussière il y a quatre cent cinquante ans. Je ne vous
laisserai pas l'avoir.
—
C'est à elle de choisir, pas à vous.
—
Et elle ne vous choisira pas ! s'exclama Celluci en frappant du poing sur la
table.
La pile de livres sur le côté trembla, et un petit répertoire brun tomba sur le répondeur
téléphonique.
Celui-ci se mit en route.
—
Mademoiselle Nelson ? C'est encore Mme Shaw. Je suis désolée de vous
déranger, mais je voulais vous informer que votre mère a été transportée à la morgue
de l'hôpital général. Nous avons pensé qu'il valait mieux vous prévenir au cas où...
enfin, au cas... Mais vous êtes sûrement en route. Ô, Seigneur! On est lundi 9 avril,
10 heures. Surtout, n'hésitez pas à nous appeler si vous avez besoin de quoi que ce
soit.
Celluci contempla un instant l'appareil, puis leva les yeux vers Henry.
—
Sa mère à la morgue ? murmura-t-il.
Henry hocha la tête.
—
Maintenant, nous savons où elle se trouve.
—
Si ce message a été laissé à 10 heures, elle doit avoir appris la nouvelle aux
environs de 9 heures. Elle ne vous a rien dit ?
Celluci s'interrompit brusquement, et repoussa une mèche sur son front.
—
Non, bien sûr, reprit-il, vous dormiez à cette heure-là. Aucun message?
—
Non. Tony l'a vue prendre le train de 10 h 40 pour Kingston, elle a dû partir
juste avant cet appel. Elle ne vous a pas contacté non plus ?
—
Non, soupira Celluci en posant une fesse sur le bord de la table. Je commence
vraiment à en avoir ma claque de sa manie de tout vouloir gérer elle-même.
Henry approuva d'un nouveau signe de tête. Je croyais qu 'on avait dépassé ce stade,
elle et moi.
—
Vous n'êtes pas le seul, admit-il.
—
Comprenez-moi bien, sa force fait partie des choses que j'...
L'hésitation fut à peine perceptible. Un mortel aurait pu la manquer. Pas Henry. « Il
ne va quand même pas me dire qu'il l'aime», s'inquiéta-t-il.
—
... admire chez elle, mais...
Son expression semblait plus lasse qu'admirative.
—
... il y a une différence entre force et...
—
Peur de l'intimité, suggéra Henry.
Celluci ricana.
—
Ouais, acquiesça-t-il en saisissant le répertoire. Pourtant, il va bien falloir
qu'elle accepte un peu d'intimité, parce qu'il est hors de question que je la laisse seule
dans un moment pareil!
La reliure survécut difficilement à l'énergie de ses recherches.
—
C'est ici, à M comme Maman. Seigneur, son système de classement...
Brusquement, il se rappela à qui il s'adressait. Il n'en fut pas moins surpris par la
vitesse à laquelle Henry le rejoignit. Il ne l'avait même pas vu se déplacer.
Henry lut l'adresse et lui rendit le carnet.
—
J'imagine qu'on se retrouve à Kingston, lança-t-il en se précipitant dans le
couloir.
—
Eh!
Il pivota.
—
Je croyais que vous ne pouviez pas quitter votre cercueil.
—
Vous regardez trop de mauvais films, inspecteur!
Celluci se hérissa.
—
Il n'empêche que vous devrez vous abriter du jour dans quelques heures. Je
pourrais veiller à ce que vous n'y arriviez pas. Un coup de fil au Central et vous vous
retrouvez en prison jusqu'à l'aube.
—
Vous ne ferez pas une telle chose, inspecteur, assura Henry d'un ton tranquille.
Le regard verrouillé à celui de Celluci, il laissa tomber une seconde le masque
civilisé, savourant les réactions du mortel, puis, à contrecœur, se détourna.
—
Vous ne le ferez pas pour la même raison que celle qui m'empêche d'utiliser
mon pouvoir contre vous. Elle n'aimerait pas ça. Bonne nuit, inspecteur, ajouta-t-il en
inclinant la tête dans une parodie de salut poli.
Les yeux fixés sur la porte close, Celluci lutta contre le tremblement qui l'envahissait.
Ses paumes pressées contre la table étaient moites. Ce n'était pas la peur qui le
dérangeait - la peur, il la connaissait, se savait capable de la surmonter. Non, ce qui le
troublait, c'était ce désir quasi irrépressible de dénuder sa gorge, cette certitude qu'il
aurait suffi d'un instant de plus pour qu'il remette sa vie entre les mains de Henry
Fitzroy.
— Bon sang, Vicki, murmura-t-il d'une voix rauque. Tu joues avec le feu...
—
Merde, Cathy, pourquoi tu les as amenés ?
—
J'ai pensé qu'ils pourraient porter le corps.
—
Oh.
Donald s'écarta tandis que Catherine aidait ses deux passagers à sortir du van.
—
Le programme que j'ai conçu pour eux est assez basique; tu es sûre qu'ils
peuvent faire quelque chose d'aussi compliqué ?
—
Numéro neuf le peut, assura-t-elle en tapotant l'épaule du susnommé d'un geste
presque affectueux. Numéro huit aura besoin d'un peu d'aide.
—
Un peu d'aide. Tu parles !
Avec un grognement, Donald tira les deux sacs de sable hors du van.
—
Eh bien, puisqu'ils sont si forts, ils n'ont qu'à porter ça !
—
Donne les deux à numéro neuf. Je n'ai pas complètement confiance dans les
articulations de numéro huit.
Malgré le poids, numéro neuf n'eut aucune réaction lorsqu'ils placèrent la charge sur
son dos.
—
Bonne idée finalement de les avoir amenés, haleta Donald. Je me serais cassé
le dos si j'avais dû porter ça moi-même à l'intérieur.
Tout en luttant pour retrouver son souffle, il balaya le parking des yeux. Le réverbère
près du garage suffisait à peine à l'éclairer, et il avait pris soin d'enlever la lampe près
du secteur des livraisons cet après-midi.
—
Fais quand même attention à ce que personne ne les remarque. Ils n'ont pas
vraiment l'air... vivants.
—
Que personne ne les remarque ? répéta Catherine en plaçant numéro huit face à
la porte. Il vaudrait surtout mieux que personne ne nous remarque.
Elle pivota pour orienter numéro neuf, et s'aperçut qu'il s'était déjà tourné dans la
bonne direction.
Encore essoufflé, Donald glissa la clé dans la serrure.
—
Les gens évitent de regarder les établissements de pompes funèbres. Ils ont trop
peur de ce qu'ils pourraient y voir.
Jetant un coup d'œil au faciès gris et desséché de numéro neuf au-dessus de l'anorak
rouge, il lâcha un petit hennissement.
—
Ça donnerait presque envie que quelqu'un tombe sur eux, tu ne trouves pas ?
—
Non. Avance.
Habitué au manque total d'humour de sa collègue, Donald haussa les épaules et
pénétra dans le bâtiment.
Numéro neuf lui emboîta le pas.
Catherine donna une petite poussée à numéro huit.
—
Marche, commanda-t-elle.
Après une hésitation, il avança. Au milieu de la longue rampe menant à la salle
d'embaumement, il chancela.
—
Non... fit-elle en le bloquant contre le mur pour lui redresser la jambe gauche.
—
Qu'est-ce que tu fichais ? s'enquit Donald lorsqu'ils le rejoignirent.
—
Problème de rotule, expliqua-t-elle, les sourcils froncés. Je n'ai pas l'impression
que ses cellules se réparent.
—
Ouais. Et il commence à puer.
—
Oh, non !
—
Oh, si ! Raison de plus, enchaîna-t-il en ouvrant le cercueil, pour ne pas passer
la nuit à respirer l'odeur des cadavres. Au boulot.
Il fallut refermer les doigts de numéro huit autour des chevilles de la morte, mais
numéro neuf lui saisit les épaules avec un minimum d'indications.
—
Tu sais, Donald, gazouilla Catherine en guidant les deux créatures vers la
sortie, numéro neuf est entré en connexion avec le réseau. Je suis sûre qu'on a une
activité cérébrale indépendante.
—
Qu'en dit le Pr Burke ?
—
Elle s'inquiète surtout pour la décomposition.
—
Je la comprends. C'est rageant de voir son cobaye pourrir avant d'avoir réussi à
réunir les données. Arrête-les le temps que j'ouvre les portières.
Les deux étudiants durent charger eux-mêmes leur fardeau à l'intérieur du van. Même
Catherine ne trouva pas de commandes suffisamment brèves pour expliquer les
manœuvres nécessaires à numéro huit. Sans compter, comme le rappela Donald, qu'il
fallait procéder rapidement et en silence.
—
Car, précisa-t-il en mettant sa ceinture à numéro huit, ce qu'on fait est illégal.
Catherine fronça les sourcils.
—
C'est ridicule. Il s'agit de science.
Il secoua la tête, dépassé. De sa vie, il n'avait jamais rencontré quelqu'un d'aussi
obsessionnel. D'après ce qu'il en savait, Catherine n'avait quasiment pas de vie en
dehors de ses recherches au labo. Même la gloire et l'argent qu'ils étaient susceptibles
d'en tirer semblaient la laisser froide.
—
Eh bien, dans l'intérêt de la science, essayons d'éviter la prison.
Il poussa doucement numéro neuf vers la camionnette.
Celui-ci baissant la tête, le reflet des étoiles disparut de la surface artificiellement
humidifiée de ses yeux.
3
—
Le cœur est vraiment en mauvais état.
Donald jeta un coup d'œil à l'intérieur de la cavité tho-racique par-dessus son masque
chirurgical.
—
En effet, acquiesça-t-il. Elle ne fumait pas, ne buvait pas, et regardez le
résultat. De quoi vous donner envie de mener une vie de débauche.
D'un coup de scalpel, le Pr Burke révéla la valve tri-cuspide, et commença à décoller
la membrane déchirée.
—
Merci de garder vos commentaires pour vous, Donald. Concentrez-vous plutôt
sur votre tâche.
Peu troublé par le rappel à l'ordre, Donald vida la seringue hypodermique, la retira de
l'orbite et s'empara d'une aiguille plus petite. Sous les néons, le liquide semblait
presque opalescent à l'intérieur de la cavité.
—
Allez, les gars, fit-il en enfonçant délicatement la pointe dans la cornée, au
boulot. Réparez par-ci, colmatez par-là, récupérez-moi cet iris, et faites-lui un œil
bien lisse.
—
On peut se passer de poésie, merci.
Quelques points de suture bien serrés refermèrent l'incision au niveau du cœur.
—
Si vous avez fini d'hydrater les deux yeux, aidez Catherine sur la cavité
abdominale. Il faut rouvrir les vaisseaux sanguins le plus rapidement possible pour
faire circuler la solution nutritive. Le temps est un élément majeur pour ce genre de
travail...
Le cours se poursuivit tandis que Donald plaçait une rondelle de coton humide sur
chaque œil grand ouvert et se déplaçait à l'autre bout de la table de dissection.
—
... Heureusement, la première étape du processus d'embaumement durcit les
vaisseaux, ce qui nous permet d'avancer plus...
—
Euh... professeur, c'est notre dixième cadavre, rappela Donald en pompant le
fluide d'embaumement.
Détournant un instant les yeux de ses points de suture, Catherine lui adressa un regard
reconnaissant.
—
Je veux dire, on sait tout ça, continua-t-il. On s'est même occupés de six des
neuf précédents tout seuls, juste avec nos petits doigts.
—
Et vous avez fait un excellent travail. Je regrette d'ailleurs que mon emploi du
temps ne m'ait pas permis de vous aider davantage.
Alina Burke était d'autant plus prête à reconnaître le mérite de ses étudiants que celui-
ci, pour le moment, ne lui ôtait rien. Elle attrapa un minuscule tournevis électrique
derrière elle.
—
Cela dit, ça ne fait jamais de mal de rappeler l'importance d'un bon équilibre
aqueux pour la conservation des tissus.
Donald ricana et prit une voix de spot publicitaire pour déclarer :
—
Vous avez vu mon allure ? D'après vous, quel âge a mon cadavre ?
Le Pr Burke s'arrêta un instant pour le regarder.
—
Je dois être encore plus fatiguée que je ne le croyais. Je trouve presque ça
drôle.
Catherine se contenta de hausser les épaules, avant de saisir l'extrémité d'une autre
artère.
Quelques minutes plus tard, ils mettaient en place la poche de gel remplaçant le
système digestif. Des reflets nacrés tremblèrent à la surface de la substance
gélatineuse.
—
Cette fois, on a autant de bactéries qu'on peut en souhaiter, remarqua le Pr
Burke en sécurisant le second moteur du diaphragme artificiel. Je veux que vous en
saturiez les organes.
—
Pas de problème, acquiesça Donald.
Il prit les cultures sur cellules hépatiques préparées par Catherine, fronça les sourcils,
et jeta un coup d'œil pardessus son épaule.
—
Arrête ça !
—
Que j'arrête quoi ? demanda la jeune fille, penchée sur un rein.
—
Pas toi. Numéro neuf. Il me fixe.
Elle se redressa pour vérifier.
—
Il ne te fixe pas. Il a juste les yeux tournés dans ta direction.
—
Eh bien, je n'aime pas ça !
—
Il ne fait pas de mal.
—
Et alors ?
—
Jeunes gens, les réprimanda le Pr Burke d'un ton sec, vous pourriez vous
concentrer sur ce que vous faites ?
Elle ne les quitta pas des yeux avant qu'ils se soient remis au travail.
—
S'il vous gêne vraiment, Donald, Catherine peut le rentrer dans son caisson,
proposa-t-elle.
—
Bonne idée ! Elle doit apprendre à ranger ses jouets quand elle a fini de
s'amuser avec.
Ignorant le commentaire de son camarade, Catherine déclara :
—
Il serait préférable de le laisser dehors, professeur. Il a besoin de stimuli si nous
voulons qu'il se connecte avec son réseau neuronal.
—
Un point pour vous, approuva le professeur. Désolé, Donald, il reste là.
Catherine décocha un regard de triomphe à son compagnon.
—
Quand vous aurez terminé, il faudrait que l'un de vous mette la pompe en route
et remplace la solution stérile. Je veux le système circulatoire en fonction dès que
possible. À présent, si vous n'avez plus besoin de mes conseils, je vais ouvrir le
crâne.
—
Il continue à me regarder, grommela Donald un instant plus tard, sa voix à
peine audible par-dessus le bruit de la scie.
—
Avec de la chance, il cherche à apprendre quelque chose de toi.
—
Ah, ouais ? Eh bien, apprends ça, rétorqua-t-il en montrant son majeur gainé de
latex au cadavre.
À l'autre bout de la salle, trois doigts de la main droite de numéro neuf se
recourbèrent sous le pouce. Un muscle tressaillit sous la peau desséchée de son
visage inexpressif.
Henry s'engagea sur la bretelle d'autoroute à une vitesse largement supérieure à celle
autorisée. Deux heures et quarante-deux minutes pour rejoindre Kingston - on
pouvait faire mieux, mais étant donné les ralentissements à la sortie de la ville et le
nombre de patrouilles de police sur les cent derniers kilomètres, ce n'était pas mal.
Trouver l'appartement de la mère de Vicki fut un jeu d'enfant. Non seulement, la 402
débouchait dans Division Street, mais même à un pâté de maisons de distance, il
identifia sans problème la silhouette qui émergeait de la berline dernier modèle garée
devant l'immeuble. Il se rangea juste à côté.
—
Pas mal, commenta-t-il en sortant de sa BMW. Vous avez bien roulé.
—
Merci.
Le mot avait franchi les lèvres de Celluci sans qu'il s'en rende compte.
—
En tout cas, vous n'avez visiblement pas respecté les limitations, s'empressa-t-il
d'enchaîner avec humeur. Mais peut-être vous estimez-vous au-dessus des lois.
—
Pas plus que vous, rétorqua Henry. À moins que la police ne soit pas soumise
aux lois qu'elle a juré de faire respecter.
—
Espèce d'emmerdeur, maugréa Celluci, conscient de s'être laissé coincer.
Qu'est-ce que vous foutez ici, au fait ? Vicki a besoin de vivants autour d'elle, pas de
morts supplémentaires.
—
Je ne suis pas plus mort que vous, inspecteur.
—
Ouais. En tout cas, vous n'êtes pas... Je veux dire, vous êtes...
—
Un vampire, acheva Henry d'un ton tranquille. Voilà, le mot a été prononcé. Il
ne restera plus en suspens entre nous.
Plongeant les yeux dans ceux de Celluci, il ajouta:
—
Autant vous faire une raison, inspecteur. Je ne partirai pas.
Poussé par la curiosité, Celluci s'entendit demander:
—
Et avant ? Vous étiez quoi ?
—
Un prince. Un bâtard du roi.
Un sourire ironique apparut sur les lèvres de Celluci.
—
Eh bien, rien n'a changé. Vous êtes toujours un bâtard. Royal. En attendant, je
me demande pourquoi personne n'est jamais simple fils ou fille de paysan.
—
Personne ?
—
Ouais, vous, Shirley MacLaine... Laissez tomber!
Il s'appuya contre sa voiture avec un soupir.
—
Écoutez, elle n'a pas besoin de nous deux.
—
Dans ce cas, rentrez chez vous.
—
Qu'est-ce que vous allez lui apporter ?
—
Maintenant ? Alors qu'elle est en plein deuil ? La même chose que vous, je
suppose.
—
Sauf que moi, je serai présent nuit et jour. Vous ne pouvez être là que la nuit.
—
Dans ce cas, pourquoi vous inquiéter? De toute évidence, vous avez l'avantage.
En outre, poursuivit Henry, je vous rappelle que j'ai quitté mon sanctuaire pour elle,
que je risque la mort pour être à ses côtés. Ça devrait compter pour quelque chose,
non ?
Celluci eut un ricanement hautain.
—
Vous voulez dire quoi exactement ? On n'est pas dans un concours, là! Homme
contre...
Il plissa les yeux.
—
... romancier. On est censés être ici pour elle.
—
Alors il serait peut-être temps d'essayer de s'en souvenir, observa Henry en se
dirigeant vers l'immeuble.
Putain de connard condescendant ! Heureusement, ses jambes plus longues permirent
à Celluci de le rattraper sans avoir à courir.
—
Donc, nous nous concentrons sur elle pour l'instant.
Henry le regarda par-dessus son épaule.
—
Et après ?
—
Qu'est-ce que j'en sais d'après ?
« Et arrête de me fixer comme ça ! » ajouta-t-il en silence. — Occupons-nous déjà du
présent. Écoutant le pouls de Celluci, Henry hocha la tête, satisfait.
Il fallut un moment à Vicki pour identifier le bruit.
La porte !
Bangl Bang! Bang!
La police. La sonorité des coups ne laissait aucun doute possible. Elle cilla dans
l'obscurité et se leva. Depuis combien de temps étaient-ils là ? Incapable de distinguer
quoi que ce soit malgré les lumières de la rue, elle marcha à l'aveuglette jusqu'au
guéridon, puis longea le couloir.
Jetant un œil suspicieux à Henry, Celluci leva la main pour frapper à son tour.
—
Vous êtes sûr qu'elle est là ?
—
Certain. Je sens sa vie.
— Ouais,c'est bon.
Bang! Bang! Bang!
Ses doigts trouvèrent l'interrupteur. Ses yeux hypersensibles se remplirent de larmes
sous la brusque luminosité. Sa mère n'utilisait que des ampoules de cent watts.
« Je me moque de ce que ça consomme, disait-elle. Ce qui compte, c'est que tu voies
correctement. J'ai les moyens de payer et, au diable l'environnement. »
Sa mère utilisait des ampoules de cent watts depuis toujours.
Le verrou se bloqua à mi-chemin.
—
Je lui ai dit cent fois de le faire réparer, bougonna-t-elle en bataillant contre le
mécanisme.
Verrou de merde !
Bang! Bang! Bang!
—
Ça vient ! Faites pas chier !
Celluci laissa retomber sa main. — Elle est là.
Enfin, le verrou céda. Vicki prit une profonde inspiration, et ouvrit la porte.
Il y eut un long silence.
—
Qu'est-ce que vous foutez là ? demanda-t-elle finalement.
—
On est venus te soutenir, répondit Henry avec assurance.
Elle les considéra l'un après l'autre, perdue.
—
Tous les deux ?
—
Tous les deux, acquiesça Celluci.
—
Je ne vous ai rien demandé.
Ils échangèrent un regard entendu. Celluci poussa un soupir.
—
On sait, dit-il.
—
Vicki ?
Ils se tournèrent tous les trois en direction de la voix.
M. Delgado se tenait sur le seuil de son appartement, les bras le long du corps, un
pantalon enfilé à la va-vite sous sa veste de pyjama rayée.
—
Il y a un problème ?
Vicki remonta ses lunettes sur son nez. « Pas encore », eut-elle envie de répondre. Au
lieu de quoi, elle affirma :
—
Non. Aucun problème. Ce sont des amis de Toronto.
—
Que font-ils ici ?
—
Apparemment, expliqua-t-elle d'une voix un peu plus ferme, ils sont venus me
soutenir.
—
Ah.
M. Delgado examina Celluci de la tête aux pieds, puis fit de même avec Henry. Au
grand soulagement de Vicki, ce dernier maîtrisa son agacement jusqu'à ce que le vieil
homme ait terminé.
—
Bien, si jamais quelque chose n'allait pas, appelle-moi, conclut M. Delgado.
—
Ne vous inquiétez pas, je suis assez grande pour m'occuper d'eux.
—
Je n'en doute pas. Mais tu ne devrais pas avoir à le faire. Pas en ce moment.
Vous comprenez ça, les garçons ? interrogea-t-il, le menton levé.
La patience de Celluci commençait à s'épuiser.
—
Nous comprenons, monsieur Delgado.
—
Tous les deux ?
Henry pivota un peu plus vers son interlocuteur.
—
Tous les deux.
M. Delgado croisa le regard de Henry et sembla ne plus pouvoir s'en détacher.
—
Je devais m'en assurer...
—
Je sais.
—
Eh bien, bonne nuit.
Henry inclina la tête.
—
Bonne nuit.
Ses compagnons et lui regardèrent la porte se fermer, puis Vicki se détourna.
— Autant que vous entriez.
—
... n'est venu à l'esprit d'aucun de vous que j'avais peut-être envie d'être seule ?
Vicki cessa d'arpenter le salon pour contempler la nuit derrière la fenêtre. Situé à
l'entresol, l'appartement donnait sur une mince bande de pelouse, le parking et la rue.
Pas vraiment ce qu'on appelait une vue. Afin de protéger son intimité, sa mère avait
investi dans des stores et des doubles rideaux. Vicki n'avait tiré ni les uns ni les
autres.
—
Que peut-être, poursuivit-elle, la gorge serrée, vous ne pouviez rien faire pour
moi ?
—
Si tu souhaites que nous rentrions tous les deux, ou juste l'un de nous, nous le
ferons, assura Henry avec calme.
Celluci se tourna vers lui, prêt à protester. D'un geste, il lui intima le silence.
—
Je veux que vous rentriez tous les deux à Toronto.
—
Je ne te crois pas.
Elle lâcha un rire sec.
— Tu lis dans mon esprit, Henry ? Très bien, vous avez gagné, concéda-t-elle en se
tournant vers eux. Maintenant que vous êtes là, autant rester.
—
Comment as-tu réussi à convaincre Mike d'aller dormir ?
—
En lui expliquant que tu aurais besoin qu'il soit en forme demain, tout
simplement.
—
Tout simplement ?
—
Disons que je l'ai un peu aidé.
Vicki s'assit sur le lit de la chambre où elle avait grandi et lissa un pli invisible sur
l'oreiller.
—
Il risque de t'en vouloir à son réveil.
—
Peut-être pas.
Henry la dévisagea avec attention, veillant à dissimuler son inquiétude de peur qu'elle
ne se ferme.
—
En tout cas, il a compris que notre présence ensemble risquait plus de
représenter un poids qu'un soutien. Du moins, il en a eu l'air.
En réalité, Celluci avait répondu : « Vous n'avez qu'à partir. » Mais à quoi bon
préciser ce détail ?
—
Tout ça pendant que j'étais dans la salle de bains ?
—
Ça te paraît rapide ?
—
Non, j'imagine que non.
Il s'était attendu à des invectives, des reproches sur la manière dont il avait pris les
choses en main. Il ne récolta qu'une acceptation morne qui lui brisa le cœur.
Doucement, il prit la main qui lissait toujours un pli invisible sur l'oreiller.
—
Tu as besoin de sommeil, Vicki.
—
Je doute de pouvoir dormir.
—
Mais si.
—
Si tu dois te nourrir, je ne crois pas...
Henry secoua la tête.
—
Pas cette nuit. Demain peut-être. Pour l'instant, repose-toi.
—
Je ne peux...
—
Si, tu peux.
Sa voix se fit plus profonde. Il lui redressa le menton pour plonger les yeux dans les
siens.
Ses prunelles se dilatèrent à l'instant où elle comprit ce qu'il avait en tête. Elle tenta
mollement de se libérer.
—
Dors, ordonna-t-il.
Elle voulut protester, mais ses paroles se transformèrent en un soupir, et elle
s'effondra sur le lit.
Songeur, Henry lui glissa les jambes sous le couvre-lit et posa ses lunettes sur la table
de nuit. Demain matin, Celluci et elle auraient tout le temps de se plaindre de la façon
déloyale dont il avait abusé leurs esprits mortels. Cela les rapprocherait peut-être,
c'était un risque à courir. Mais dans l'immédiat... Il éteignit la lampe de chevet.
— Dans l'immédiat, chuchota-t-il en bordant tendrement Vicki, je veille sur tes rêves.
—
Henry...
Appuyée sur le coude, elle tâtonna à la recherche de ses lunettes. La pièce était grise,
pas noire. Pourtant, le soleil ne pouvait pas être levé, car elle sentait la présence de
Henry. Devinait sa silhouette plus sombre près de la porte.
—
Je ne peux pas rester plus longtemps, s'excusa-t-il. Le soleil approche de
l'horizon.
—
Où vas-tu aller ?
Elle perçut le sourire dans sa voix.
—
Pas loin. Le grand placard dans la chambre de ta mère fera un sanctuaire tout à
fait convenable. Il me suffira de boucher les interstices.
—
Je t'accompagne, annonça-t-elle en sortant du lit.
Elle n'alluma pas. La disposition de la pièce n'avait
quasiment pas changé depuis l'époque où elle vivait là, et elle n'avait pas besoin de
voir pour s'orienter.
Arrivée à la porte, elle sentit les doigts froids de Henry se refermer sur son poignet.
Elle se tourna vers lui, certaine qu'il distinguait chacun de ses traits, même si elle-
même n'apercevait que la masse sombre de sa silhouette.
—
Henry...
Elle tendit le bras. Il se rapprocha jusqu'à ce qu'elle pose la paume sur son torse.
—
Ma mère...
Les mots refusaient de sortir. Elle resta un instant bouche ouverte, puis secoua la tête.
Les lèvres de Henry frôlèrent ses cheveux.
—
Tu avais raison, souffla-t-elle. Dormir m'a fait du bien. Mais...
Elle empoigna le col de sa chemise et le tira doucement vers elle.
—
... ne recommence jamais ça.
Il posa les mains sur les siennes.
—
Pas de promesse, murmura-t-il.
« Si, promets ! eut-elle envie d'insister. Je refuse que tu interviennes dans mon esprit.
» Sauf qu'il intervenait dans son esprit par le simple fait d'exister. Et qu'étant donné
les circonstances, elle ne croirait en aucune de ses promesses.
—
Vas-y, dit-elle en le poussant devant elle. Même moi, je sens le soleil.
En allumant la chambre de sa mère, elle découvrit Celluci, en chaussettes sur le lit.
Sous le choc, elle sursauta, et dut se retenir pour ne pas le secouer et lui demander de
quel droit il se trouvait là. Sur le lit de sa mère. Mais après tout, quelle importance
puisque sa mère n'y dormirait plus ?
—
Il ne se réveillera pas, assura Henry en la voyant hésiter sur le seuil. Pas avant
que je sois endormi.
—
J'aurais préféré que tu ne fasses pas ça.
—
Vicki.
Au son de sa voix, elle s'avança, se retrouvant à un souffle de lui devant le placard.
Doucement, il lui caressa la joue.
—
Michael Celluci a le jour, je n'ai pas la possibilité de le partager avec lui. Ne
me demande pas de lui laisser la nuit en plus.
Vicki sentit sa bouche s'assécher. Les doigts de Henry faisaient naître des courants
tièdes à la surface de sa peau.
—
Te l'ai-je déjà demandé ?
—
Non. Tu ne m'as jamais rien demandé, rappela-t-il avec une pointe de tristesse.
Elle aurait aimé protester, mais il disait vrai, elle le savait.
—
Pas maintenant, Henry.
—
Tu as raison, reconnut-il en ôtant sa main. Pas maintenant.
Par chance, le placard était assez grand pour qu'un homme de taille raisonnable s'y
allonge à l'abri du soleil.
—
Je vais bloquer la porte de l'intérieur pour que personne ne l'ouvre par
inadvertance. Et j'ai apporté le rideau de théâtre que tu avais accroché à l'entrée de ma
chambre pour m'envelopper dedans. On se retrouve ce soir.
À l'évocation du rideau, elle se souvint de cette journée passée près de lui, alors qu'il
dormait... sans vie.
—
Henry.
—
Oui?
—
Ma mère est morte.
—
Oui.
—
Tu ne mourras jamais.
—
Non, reconnut le bâtard de Henry VIII, fort de ses quatre cent cinquante ans. Je
ne mourrai jamais.
—
Est-ce que je devrais t'en vouloir pour ça?
—
Est-ce que je t'en veux de vivre le jour?
Elle fronça les sourcils.
—
Je déteste quand tu réponds à une question par une autre.
— Je sais.
Il y avait tant de sous-entendus dans son sourire qu'elle renonça à les comprendre
tous avant qu'il ferme la porte.
—
Vicki, ne me dis pas que tu es d'accord avec ce qu'a fait Fitzroy !
En la voyant le nez quasiment collé sur la chaussure qu'elle cirait, Celluci se rendit
compte que, si, elle était d'accord.
—
Vicki !
—
Quoi ?
—
Il m'a mis K.-O., m'a endormi, a forcé ma volonté.
—
Il voulait juste autant de temps avec moi que tu en as. En étant sûr de ne pas
être interrompu.
—
Je n'arrive pas à croire que tu le défends !
—
Je ne le défends pas. Je t'explique ses raisons.
D'un geste brusque, Celluci enfila sa veste, faisant craquer quelques coutures au
passage.
—
Et qu'avez-vous fait pendant tout ce temps où je ne vous ai pas interrompus ?
—
Il m'a forcée à dormir, moi aussi. Il est resté près de moi jusqu'à l'aube.
—
C'est tout ?
Vicki se tourna vers lui, sourcils froncés.
—
C'est tout. Même si ça ne te regarde pas.
—
Cette fois, ça ne prend pas, Vicki ! fit-il en s'avançant pour lui arracher la
chaussure des mains.
Il s'agenouilla devant elle.
—
Tout ce qui concerne Fitzroy me regarde. S'il ne voulait pas que je me mêle de
ses affaires, il ne fallait pas m'embarquer dans ses conneries de Prince des Ténèbres.
Avec un soupir, elle le laissa guider son pied à l'intérieur du soulier.
—
Oui, tu as sans doute raison. Mais j'avais besoin de dormir, et je n'y serais pas
arrivée sans lui. Mike, ajouta-t-elle en lui repoussant une mèche du front, il pouvait
passer la nuit avec moi, il a préféré que je me repose.
—
Très généreux de sa part, railla-t-il.
Même si, au fond de lui, il devait bien reconnaître que Fitzroy avait agi en grand
seigneur. « Et merde ! C'est quoi cette image féodale ? se tança-t-il. En fait, j'aurais
agi comme lui. Ce qui n'excuse en rien ce bâtard immortel. »
Finalement, ce qui l'inquiétait le plus dans cette histoire, c'était l'absence de réaction
de Vicki, comme si tout cela ne la concernait plus. Comme si plus rien ne la
concernait. Il s'agissait là d'un symptôme courant après un deuil, il avait eu de
nombreuses occasions de l'observer au fil des années, mais en voir Vicki victime le
laissait totalement démuni.
Il voulait l'aider.
Et savait que c'était impossible.
Ce qui le rendait fou de rage.
« Très bien, Fitzroy, grâce à toi, elle s'est reposée cette nuit, maugréa-t-il
intérieurement. Et je vais la soutenir aujourd'hui. Ensemble, nous lui permettrons
peut-être de traverser cette épreuve. »
Il réussit à la convaincre de manger, mais renonça à essayer de la faire parler en
constatant que même la perspective d'une dispute la laissait indifférente.
Vers midi, M. Delgado vint demander si elle souhaitait qu'il l'accompagne au
funérarium. Sans cesser de se balancer sur le rocking-chair, elle leva les yeux vers lui
et secoua la tête en silence.
Dans le couloir, le vieil homme se tourna vers Celluci pour demander, gêné :
—
Mum... Vous êtes un de ses amis de la police?
—
Inspecteur Michael Celluci.
—
Je l'aurais parié. Vous avez l'allure d'un flic. Louis Delgado.
Il avait une poigne ferme, la paume calleuse d'un ouvrier.
—
Et l'autre gars, où est-il?
—
Il est resté près d'elle toute la nuit. Il dort encore.
—
Il n'est pas flic.
—
Non.
À la surprise de Celluci, M. Delgado s'esclaffa.
—
De mon temps, quand deux hommes se battaient pour une femme, il y avait du
sang sur le trottoir, je vous le garantis.
—
Qu'est-ce qui vous fait croire... ?
—
Eh, vous pensez que mon cerveau s'est arrêté de fonctionner le jour où j'ai pris
ma retraite ? Je vous ai vus tous les trois hier soir, vous vous rappelez ?
Il se rembrunit d'un coup.
—
C'est peut-être une bonne chose que les gens soient devenus plus civilisés. Elle
n'a pas besoin de cris et de bagarres autour d'elle en ce moment. Je l'ai vue grandir,
vous savez. Décider de devenir adulte quand elle n'était encore qu'une enfant. Prendre
soin de sa mère et vouloir se débrouiller seule.
Il soupira.
—
Elle ne pliera pas, c'est sûr. Maintenant que cette chose terrible a eu lieu, vous
et l'autre type, empêchez-la de craquer.
—
Nous ferons de notre mieux.
—
Mum...
M. Delgado émit un grognement sceptique, puis s'essuya les yeux avec un mouchoir
immaculé, son opinion sur leurs chances de succès évidente.
Celluci attendit qu'il soit rentré chez lui pour fermer la porte.
—
M. Delgado a l'air d'avoir beaucoup d'affection pour toi, commenta-t-il en
rejoignant Vicki.
—
Il aimait beaucoup ma mère, répondit-elle.
Ce furent les seules paroles qu'elle prononça jusqu'à ce qu'ils soient sur la route du
funérarium.
—
Mike? fit-elle alors.
Il lui jeta un coup d'œil en biais. Elle avait son visage des jours d'audience.
Impénétrable.
—
Je ne l'ai pas appelée, poursuivit-elle. Et lorsqu'elle m'a téléphoné, je n'ai pas
décroché. Et elle est morte.
—
Tu sais qu'il n'y a aucun rapport entre les deux, dit-il avec douceur.
Il n'attendait pas de réponse.
Et ne fut pas déçu.
Conscient qu'il n'y avait rien à ajouter, il lui prit la main. Au bout d'un long moment,
elle referma les doigts autour des siens et serra si fort qu'il faillit pousser un cri de
douleur.
—
Vraiment, c'est pour ton bien, assura Catherine en sanglant la poitrine de
numéro neuf. Je sais que tu n'aimes pas ça, mais on ne peut pas prendre le risque que
tu enlèves les seringues. C'est ce qu'a fait numéro six et nous l'avons perdue.
Penchée sur le caisson d'isolation, elle lui tapota l'épaule.
—
Tu es arrivé beaucoup plus loin que les autres, et même si tes reins ne
fonctionnent pas encore, on serait désolés de te perdre toi aussi.
Elle brancha l'interface dans la prise implantée derrière son oreille gauche, vérifiant
au passage l'état de la peau sous la bague d'acier qui lui enserrait le crâne.
—
Et maintenant...
Elle secoua la tête face aux marques superficielles à l'intérieur du caisson.
—
... tu vas rester bien sage jusqu'à ce que j'ouvre à la fin de ta dialyse.
Le couvercle se referma dans un feulement et le claquement métallique du
verrouillage automatique.
Sourcils froncés, Catherine régla le débit d'oxygène dans les tuyaux d'arrivée d'air.
Même si, théoriquement, numéro neuf n'en avait plus besoin à ce stade, elle voulait
lui offrir toutes les chances de succès. Sa peau avait un sale aspect et, tout à l'heure,
pendant les tests musculaires, elle lui masserait l'ensemble du corps avec de la crème
à base d'œstrogènes. En attendant, elle enfonça la touche commandant la transmission
à partir du réseau central, et alla jeter un coup d'œil aux deux autres caissons.
Numéro huit était en pleine décomposition. Non seulement ses articulations ne
fonctionnaient plus, mais ses extrémités étaient noires et le foie commençait à se
putréfier, signe que les bactéries mouraient.
—
Il y en a des milliards qui se multiplient à travers le monde, se lamenta
Catherine en caressant le bord du caisson. Pourquoi n'arrive-t-on pas à garder celles-
ci en vie suffisamment longtemps pour obtenir un bon résultat ?
Près du troisième caisson, récemment libéré suite à la dissection de numéro sept, elle
regarda les trois écrans sur lesquels tournaient en boucle les
électroencéphalogrammes de Marjory Nelson, effectués au cours du trimestre
précédant sa mort. C'était la première fois qu'ils possédaient l'empreinte électrique
d'une activité cérébrale avant son arrêt. Tous les sujets précédents, y compris
numéros huit et neuf, avaient dû se contenter de l'enregistrement des ondes alpha
générées par elle-même et Donald.
—
J'ai de grands espoirs pour toi, numéro dix. Il n'y a pas de raison que tu...
Un bâillement l'empêcha d'achever sa phrase. Prenant soudain conscience de sa
fatigue, elle se dirigea d'un pas traînant vers la porte. Après le départ de Donald, vers
minuit, puis celui du Pr Burke juste avant l'aube, elle avait apprécié de se retrouver
seule dans le laboratoire, sans personne pour lui reprocher son zèle ou son goût du
détail. Mais si elle ne se trompait pas, ça devait faire un jour et demi qu'elle était
debout et, visiblement, son corps exigeait une pause. Deux heures de repos, et elle
serait de nouveau d'attaque.
Le doigt sur l'interrupteur, elle s'arrêta pour jeter un dernier coup d'œil au labo, et
murmura : — Faites de beaux rêves.
Ce n'étaient pas des rêves, pas même ses souvenirs, mais, par l'intermédiaire du
réseau, des images naissaient. Le visage tout proche d'une jeune femme aux cheveux
clairs, aux yeux pâles. Sa voix apaisante dans un monde de lumières trop vives, de
sons trop bruyants. Son sourire...
Son sourire...
Gentil.
Numéro neuf s'agita dans ses sangles.
Son sourire était gentil.
— Mademoiselle Nelson ?
Vicki pivota vers l'homme qui venait de l'interpeller, s'efforçant de dissimuler sa
contrariété. Rassemblés dans la grande salle du funérarium, les parents et les proches
de sa mère semblaient tous attendre d'elle un comportement précis, en accord avec
leur définition du chagrin. Si Celluci ne s'était pas tenu juste derrière elle, elle se
serait enfuie en courant - et s'il ne lui avait pas fermement tenu le poignet, elle aurait
envoyé son poing dans le nez de ce cousin de Gananoque qui s'était plaint de l'heure
trop tardive de la cérémonie et de l'absence de rafraîchissements.
Elle ne connaissait pas le type grassouillet qui lui faisait face.
—
Révérend Crosbie, se présenta-t-il en lui tendant une main épaisse. Le pasteur
anglican qui collabore habituellement avec les frères Hutchinson ne se sentait pas très
bien aujourd'hui, il m'a demandé de le remplacer.
Il parlait d'une voix grasseyante avec un accent de la côte Est.
—
Ma mère n'était pas pratiquante.
—
C'est une histoire entre Dieu et elle, mademoiselle Nelson, répondit-il d'un ton
bienveillant. Elle a demandé un service anglican pour accompagner son âme vers la
paix, et je suis là pour respecter sa volonté. Mais comme je ne la connaissais pas,
ajouta-t-il en fronçant ses sourcils broussailleux, je n'ai pas l'intention de parler d'elle
comme si c'était le cas. Souhaitez-vous faire l'oraison vous-même ?
Allait-elle se placer face à tous ces gens pour leur parler de sa mère? Leur raconter
comment Marjory Nelson avait renoncé à sa vie de femme pour les faire vivre toutes
les deux ? Comment elle avait tenté de dissuader sa fille de prendre son premier job
parce qu'elle l'estimait trop jeune pour travailler? Comment, parangon de fierté, elle
avait assisté à toutes les remises de diplômes au collège, à l'université, à l'école de
police ? Allait-elle leur rappeler que sa mère, après sa promotion, s'arrangeait pour
placer « ma fille, inspecteur de police » dans presque toutes les conversations ? Que
le jour où elle avait appris le diagnostic concernant sa rétinite pigmentaire, elle avait
sauté dans le premier train pour Toronto afin de s'occuper d'elle ? Qu'elle avait le don
d'appeler au pire moment ?
Allait-elle leur avouer que lorsque sa mère avait eu besoin d'elle, elle n'avait pas
décroché ?
Leur dire que sa mère était morte ?
—
Non.
En sentant la main de Celluci se poser sur son épaule, Vicki se rendit compte que sa
voix était à peine audible. Elle toussota, balayant fébrilement la salle des yeux.
—
Là. La petite femme en imperméable kaki, indiqua-t-elle avec un geste du
menton.
Tendre le doigt aurait montré à tous qu'elle tremblait.
—
C'est le Pr Burke. Ma mère était son assistante depuis cinq ans. Elle voudra
peut-être dire quelque chose...
Le regard bleu du révérend Crosbie suivit la direction indiquée, puis se posa sur
Celluci, dont l'expression dut le rassurer, car il déclara :
—
Dans ce cas, je vais voir avec le Pr Burke. Peut-être aurons-nous l'occasion de
discuter ensemble un peu plus tard.
—
Peut-être.
Le pasteur s'éloigna, et Vicki sentit Celluci lui presser l'épaule.
—
Ça va ?
—
Oui. Pas de problème.
Ce qui était un mensonge éhonté. Mais après tout, elle ne s'attendait pas qu'il la croie.
—
Vicki?
—
Tante Esther !
Dès qu'elle reconnut la voix, Vicki fit volte-face et se jeta avec soulagement dans les
bras tendus de la grande femme aux cheveux clairsemés. Esther Thomas était la
meilleure amie de sa mère depuis la plus tendre enfance. Et bien que son poste
d'enseignante l'ait éloignée à Ottawa, leurs liens ne s'étaient jamais distendus au fil du
temps, les réunissant à chaque événement majeur de leurs vies respectives.
Lorsqu'elle lâcha Vicki, Esther avait les joues inondées de larmes.
—
J'ai cru que je n'arriverais pas à temps, expliqua-t-elle en reniflant. J'ai pourtant
pris la voiture de Richard, mais ils font des travaux sur la 15. Tu te rends compte? On
n'est pourtant qu'en avril, ils risquent d'avoir encore de la neige. Bon sang, je... Merci,
dit-elle en prenant le mouchoir qu'on lui tendait. Vous êtes Mike Celluci, n'est-ce
pas? Nous nous sommes rencontrés, il y a environ trois ans, juste après Noël quand
vous êtes passé chercher Vicki.
—
Je m'en souviens.
—
Vicki...
Elle se moucha avant de poursuivre :
—
Vicki, j'ai une faveur à te demander. Je... j'aimerais la voir une dernière fois.
Vicki recula d'un pas, écrasa le pied de Celluci sans même s'en rendre compte.
—
La voir ?
—
Oui. Lui dire au revoir.
Les larmes continuaient à couler sur les joues d'Esther. Elle les essuya de nouveau,
sans grand succès.
—
J'ai l'impression que je n'arriverai jamais à croire à la mort de Marjory si je ne
la vois pas.
—
Mais...
—
Je sais qu'il n'est pas prévu d'exposer le corps, mais je pensais qu'on pourrait
peut-être, juste toi et moi, se faufiler avant qu'ils ferment le cercueil. Avant le début
de la cérémonie.
Vicki n'avait jamais compris ce besoin de contempler les morts. Un cadavre était un
cadavre, et elle en avait croisé suffisamment au fil des années pour savoir qu'ils se
ressemblaient tous. Elle ne voulait pas garder le souvenir de sa mère allongée dans un
tiroir de la morgue, et encore moins maquillée comme un mannequin pour finir sous
terre. Mais c'était visiblement le souhait d'Esther.
—
Je vais en parler à M. Hutchinson, s'entendit-elle répondre.
Un moment plus tard, ils longeaient tous trois l'allée centrale de la chapelle, leurs pas
étouffés par l'épaisse moquette rouge.
—
Nous étions préparés à cette éventualité, les informa M. Hutchinson en
s'approchant du cercueil. Lorsqu'il n'y a pas d'exposition du corps, il arrive souvent
que des proches souhaitent dire un dernier au revoir au défunt. Je suis sûre que vous
trouverez votre mère telle que dans votre souvenir, mademoiselle Nelson.
Vicki serra les dents.
—
Le service devrait commencer d'un instant à l'autre, poursuivit-il en soulevant
le couvercle, aussi suis-je obligé de vous demander de... de...
Les doigts de Vicki s'enfoncèrent dans le revêtement en satin capitonné tandis qu'elle
refermait les mains sur le bord du cercueil. Un gros sac de sable reposait sur l'oreiller.
Au pied, un second sac complétait le poids nécessaire.
Elle se redressa et, d'une voix glaciale, demanda : — Qu'avez-vous fait de ma mère ?
4
—
Il serait préférable que vous raccompagniez Mlle Nelson chez elle.
L'inspecteur Fergusson baissa encore la voix pour ajouter:
—
Ne vous méprenez pas, inspecteur, nous apprécions votre contribution. Mais,
vous comprenez, Mlle Nelson ne fait plus partie des forces de police depuis plusieurs
années, et elle ne devrait pas être là. En outre, c'est une femme. Elles ont tendance à
être un peu trop émotives dans ce genre de circonstances.
—
Vous avez beaucoup de vols de cadavres, c'est ça ? demanda Celluci avec
flegme.
—
Non ! se récria son interlocuteur, indigné. Jamais. C'est la première fois.
—
Alors, que voulez-vous dire par « ce genre de circonstances » ?
—
Vous savez bien... La mort de sa mère. La levée du corps. Tous ces trucs de
funérailles. J'ai horreur de ça. Ce silence, c'est affreux. Enfin, il s'agit sûrement d'une
blague stupide d'étudiant en médecine. Des histoires comme ça, il y en a à la pelle. Et
la dernière chose dont on ait besoin dans ce cas-là, c'est d'une femme hystérique.
Attention, ne vous méprenez-pas, je ne dis pas qu'elle n'a pas le droit d'être hystérique
vu la situation.
—
Vous trouvez que Mlle Nelson a l'air hystérique, inspecteur ?
Passant la main sur son crâne dégarni, Fergusson jeta un œil vers son collègue qui
prenait les dépositions des témoins à l'autre bout de la salle. Quelques mois
auparavant, il avait eu l'occasion d'essayer l'un des nouveaux fusils d'assaut des types
de l'antigang. L'ex-inspecteur Nelson lui faisait penser à cette arme.
—
Euh... non. Pas vraiment.
En dépit de sa froideur apparente, Celluci éprouvait une certaine sympathie pour son
interlocuteur.
—
Laissez-moi vous présenter les choses sous un autre angle, proposa-t-il. Vicki
Nelson est l'un des meilleurs officiers de police avec qui j'ai jamais fait équipe. Si elle
reste, considérez-la comme un atout supplémentaire, et souvenez-vous qu'elle a
suffisamment d'expérience pour ne pas chercher à interférer dans votre enquête. Si
elle doit partir...
Il donna une petite tape dans le dos de l'inspecteur.
—
À vous de l'en informer. Parce que, moi, je ne prends pas le risque.
—
C'est à ce point, hein?
—
Oui. Une chance que vous soyez dans un établissement funéraire. Croyez-moi,
les choses se passeront beaucoup mieux si elle reste.
Fergusson soupira, puis haussa les épaules.
—
D'accord. Elle se sentira sans doute mieux si elle a l'impression de faire
quelque chose. Mais si elle pète les plombs, vous la sortez immédiatement.
—
Ne vous inquiétez pas, elle est mon premier souci.
En regardant Vicki traverser la chapelle pour le
rejoindre, Celluci fut frappé par son sang-froid. Chacun de ses muscles bougeait avec
une précision rigide, et le manque total d'émotion de sa physionomie la rendait
effroyablement lointaine. Il connaissait cette expression : elle affichait la même
autrefois lorsqu'une affaire la touchait particulièrement, que la victime devenait plus
qu'une simple statistique, un cas personnel. La hiérarchie et les psychologues
mettaient les flics en garde contre ce type d'implication susceptible de conduire à des
débordements, mais tout le monde finissait par y passer un jour ou l'autre. C'était ce
sentiment qui permettait de poursuivre une enquête quand tout semblait voué à
l'échec, qui donnait le courage de s'entêter contre toute logique jusqu'à la découverte
de la vérité. Lorsque « Victory » Nelson arborait cet air-là, personne ne se mettait en
travers de son chemin.
Sauf qu'aujourd'hui, dans ces circonstances, Celluci aurait préféré lui voir n'importe
quelle autre expression plutôt que celle-là. Le chagrin, la colère, l'hystérie même
auraient été préférables à ce repli sur soi. Il ne s'agissait pas, ne pouvait s'agir, d'une
simple affaire de plus.
—
Ça va ? demanda-t-il en lui effleurant le bras.
Sous la veste bleu marine, ses muscles semblaient de
pierre.
—
Ça va.
«C'est ça, ouais», se retint-il de répliquer. La réponse était pourtant sans surprise.
Les avant-bras appuyés sur le sous-main gris de son bureau, l'aîné des frères
Hutchinson croisa les doigts.
— Je vous assure que nous mettrons tout en œuvre pour élucider cet événement
regrettable. Depuis des années que la maison Hutchinson est au service des habitants
de Kinsgton, c'est la première fois qu'une chose aussi affreuse se produit. Je vous prie
de croire, mademoiselle Nelson, à notre profonde compassion et notre intention de
faire tout ce qui est en notre pouvoir pour remédier à cette situation.
Vicki se contenta d'acquiescer d'un bref hochement de tête, certaine que si elle
ouvrait la bouche, elle ne la refermerait pas de sitôt. Elle aurait voulu retirer l'affaire
des mains de la police de Kingston, poser elle-même les questions, récolter tous les
détails qui lui permettraient d'identifier le charognard qui avait osé s'emparer de la
dépouille de sa mère. Et lorsqu'elle l'aurait identifié...
Elle sentait le regard de Celluci posé sur elle, son appréhension à l'idée qu'elle tente
de se substituer aux forces de police sur place. Ce qui n'était pas dans ses intentions.
Deux ans sans porter d'insigne lui avaient appris à quel point la subtilité était utile. Et
à fréquenter Henry, elle avait découvert qu'il était souvent plus facile d'obtenir justice
en dehors de la loi.
—
Parfait, monsieur Hutchinson.
L'inspecteur Fergusson parcourut ses notes et s'installa plus confortablement dans son
fauteuil.
—
Nous avons déjà interrogé votre chauffeur et votre neveu, l'autre M.
Hutchinson, alors reprenons au moment où vous avez réceptionné le corps.
—
Mademoiselle Nelson, les détails risquent d'être pénibles...
—
Mlle Nelson a travaillé quatre ans à la Criminelle à Toronto, monsieur
Hutchinson.
Bien qu'il ait lui aussi des doutes sur le bien-fondé de la présence de Vicki Nelson,
Fergusson n'avait pas l'intention de laisser quelqu'un d'extérieur émettre un jugement
sur une ex-membre du club.
—
Si la situation devient trop pénible, à elle de voir. Donc, vous avez reçu le
corps...
—
Euh... oui. A son arrivée, la défunte a été descendue dans la salle de
thanatopraxie. Bien qu'elle ait demandé un cercueil fermé, elle voulait être
embaumée.
—
C'est inhabituel ?
M. Hutchinson sourit, les deux rides d'expression autour de sa bouche lui creusant les
joues.
—
Non, pas vraiment. Beaucoup de gens préfèrent ne pas être vus après leur mort,
mais ça ne les empêche pas d'avoir envie d'apparaître sous, disons, leur meilleur jour.
De plus, ils savent qu'il est toujours possible, comme cela s'est produit aujourd'hui,
qu'un de leurs proches souhaite leur adresser un dernier adieu.
—
Je comprends. Donc, le corps a été embaumé ?
—
Oui, c'est mon néveu qui s'en est occupé. Il l'a désinfecté, l'a massé pour faire
refluer le sang des extrémités, a injecté l'antiseptique, perforé les organes internes
avec le trocart...
Fergusson se gratta la gorge.
—
Inutile, euh... d'entrer dans les détails.
—
Pardonnez-moi, fit Hutchinson en rougissant. J'avais cru comprendre que vous
vouliez tout savoir.
—
Oui. Mais...
—
Monsieur Hutchinson, intervint Vicki en se penchant en avant, vous avez bien
parlé de trocart, n'est-ce pas?
—
En fait, il s'agit d'un long tube creux en acier, assez pointu et très coupant. On
s'en sert pour évacuer les fluides du corps et injecter une solution astringente dans la
cavité.
—
Votre neveu n'en a pas parlé.
Le vieil homme eut un sourire gêné.
—
Sans doute a-t-il été plus concis. J'ai tendance à me perdre un peu dans les
détails si on ne m'arrête pas.
—
Il a dit, déclara-t-elle en le fixant droit dans les yeux, qu'il venait juste de placer
le tube de ponction dans la veine jugulaire quand le téléphone l'a interrompu.
M. Hutchinson secoua la tête.
—
C'est impossible. Quand je suis descendu pour terminer à sa place - la jeune
cliente au salon ayant insisté pour parler à David -, le trocart était déjà retiré et
l'incision refermée.
Un long silence suivit ses paroles. Finalement, l'inspecteur Fergusson lâcha :
—
Je crois que nous ferions bien d'appeler votre neveu.
À son arrivée, David Hutchinson répéta mot pour mot
sa déclaration. Son oncle le considéra d'un air perplexe.
—
Mais si ni toi ni moi n'avons drainé le corps, qui s'en est chargé ?
David écarta les mains en signe d'ignorance.
—
Chen ? risqua-t-il.
—
Ridicule. Il est juste là pour observer. Il en serait incapable.
—
Vous voulez parler de Tom Chen ?
Les deux hommes acquiescèrent.
—
Avant de devenir thanatopracteur, expliqua le plus jeune des deux, il faut
d'abord passer un mois en observation dans un funérarium. Tout le monde ne peut pas
exercer cette profession. Quoi qu'il en soit, Tom est chez nous depuis deux semaines
et demie. Il se trouvait avec moi dans la salle pendant que je préparais le corps. Il m'a
un peu aidé, posait des questions...
—
Il était encore là quand je suis descendu. Et il avait l'air de dire que tu avais
effectué le drainage, David.
—
Ce n'était pas le cas.
—
Tu en es sûr ?
—
Oui!
La fougue avec laquelle le jeune homme avait répondu contrastait avec la réserve
habituelle des deux professionnels, et c'est avec la même expression affligée qu'ils se
tournèrent vers l'officier de police.
—
Où peut-on trouver ce Tom Chen ? s'informa celui-ci.
—
Pas ici, malheureusement. Comme il travaille le week-end, expliqua l'aîné des
Hutchinson en retrouvant son sang-froid, je n'ai pas vu d'objection à lui accorder une
journée de congé quand il me l'a demandée.
—
Mum. Jamie...
Acquiesçant d'un signe de tête, le coéquipier de Fer-gusson quitta la pièce.
—
Où va-t-il ?
—
Voir s'il est possible de parler à M. Chen. Mais pour l'instant, poursuivit
l'inspecteur en se carrant dans son siège, essayons d'oublier qui s'est occupé du
drainage, et racontez-moi la suite.
—
Eh bien, nous avons habillé la défunte, l'avons légèrement maquillée, au cas
où, avons déposé le corps à l'intérieur du cercueil et... nous l'avons laissé là pour la
nuit. Puis, ce matin, nous avons monté le cercueil dans la chapelle.
—
Sans en vérifier le contenu ?
—
Il n'est jamais rien arrivé au contenu avant, répliqua David Hutchinson, sur la
défensive.
—
Ça a dû se passer pendant la nuit, intervint son oncle en secouant la tête. Une
fois le cercueil dans la chapelle, il était impossible de dérober le corps sans se faire
remarquer.
—
Pas de signe d'effraction, réfléchit Fergusson à voix haute. Qui a les clés ?
—
Nous, évidemment. Plus Christy Aloman, notre secrétaire, qui travaille ici
depuis des années. Et, bien sûr, il y a un double dans mon tiroir, ajouta-t-il en ouvrant
ledit tiroir. C'est étrange...
Il en ouvrit un deuxième, puis un troisième.
—
Ah, elles sont là !
—
Vous ne les rangez pas dans ce tiroir-là normalement?
—
Non. Vous croyez que quelqu'un les aurait prises pour en effectuer une copie,
inspecteur ?
L'inspecteur Fergusson jeta un coup d'œil à Vicki et à Celluci par-dessus son épaule,
et soupira.
— J'essaie de ne pas faire de suppositions, monsieur Hutchinson. C'est trop
déprimant.
—
Pourquoi Tom Chen aurait-il volé le corps ?
Celluci tourna dans Division Street, une main sur le
volant, l'autre s'agitant devant lui pour ponctuer ses paroles.
—
Qu'est-ce que j'en sais ? grommela Vicki. Je lui demanderai quand on aura mis
la main dessus.
—
Rien ne prouve qu'il a un lien direct avec cette histoire.
—
Ah bon ? Une fausse adresse et sa disparition le matin de l'enlèvement, ça ne te
suffit pas ? Pour moi, ça ressemble fortement à un aveu. Sans parler de tout ce méli-
mélo autour du drainage effectué ou non dans la salle de thanatopraxie. La cliente qui
voulait voir le neveu Hutchinson cherchait sûrement à détourner son attention.
—
Tu as raison, reconnut-il. Fergusson et son coéquipier vont vérifier tout ça.
Vicki se tourna vers lui tandis qu'ils se garaient devant l'immeuble de sa mère.
—
Ce qui signifie ?
—
Qu'il faut les laisser faire leur boulot, répondit-il en attrapant le sac de burgers
derrière son siège. Fergusson a promis de te tenir au courant de l'évolution de
l'enquête.
—
Tant mieux, dit-elle en sortant de la voiture. Ça me facilitera le travail.
—
Et en quoi consiste ce travail, exactement ?
Même s'il connaissait déjà la réponse, il devait poser la
question.
—
Trouver Tom Chen.
Celluci dut accélérer le pas pour la rejoindre et lui ouvrir la porte du hall.
—
Vicki, tu te rends compte que le nom de Tom Chen est sans doute aussi faux
que son adresse ? Comment comptes-tu t'y prendre pour retrouver sa trace ?
—
Le jour où je mettrai la main sur lui...
Elle parlait au futur, pas au conditionnel. Celluci se demanda si elle avait entendu un
seul mot de ce qu'il venait de dire.
— ... je retrouverai le corps de ma mère.
Catherine détacha les sangles autour du numéro neuf, et recula pour le laisser sortir
de son caisson.
—
Pas de chance, dit-elle. Je suppose que c'est regrettable, mais nous n'y sommes
pour rien.
Donald émit un ricanement.
—
Ben voyons. Juste en passant, Cathy, je te rappelle que c'est nous qui avons
enlevé le mort qu'ils recherchent. Et que le vol de cadavres est puni par la loi, ajouta-
t-il avec force. Tu sais où finiront tes recherches s'ils te jettent en prison ?
Il fit un bond de côté comme le numéro neuf s'avançait vers lui en titubant.
—
Hé ! Pousse-toi de là !
—
Arrête de crier ! Il n'aime pas ça.
Catherine saisit le bras de la créature. Elle effectua deux autres pas avant que la
pression sur sa peau parvienne à ses circuits, mais s'arrêta dès son enregistrement.
—
Tout va bien, lui murmura-t-elle. Tout va bien.
—
Non, tout ne va pas bien ! s'énerva Donald en pivotant vers le Pr Burke. Dites-
le-lui, professeur. Dites-lui que tout ne va pas bien !
Alina Burke se détourna de l'électrocardiogramme sur l'écran.
—
Donald, soupira-t-elle, je crois que vous dramatisez.
Il écarquilla les yeux.
—
Je dramatise ! Vous vous rendez compte que je suis le seul ici qu'ils peuvent
identifier ?
—
Non, vous vous trompez.
Sans être apaisante, la voix du Pr Burke contenait tant d'assurance qu'elle obtint le
même effet.
—
Ils peuvent identifier Tom Chen, pas Donald Li. Et vu que Tom Chen n'existe
pas et que rien ne permet de le relier à Donald Li, il me semble logique d'en conclure
que vous ne risquez rien.
—
Mais ils connaissent mon visage, protesta-t-il faiblement.
—
Oui, les gens des pompes funèbres seraient capables de vous identifier parmi
une rangée de suspects, mais je vous donne ma parole que nous n'en arriverons
jamais là. Quelle description vont-ils donner de vous à la police ? Un jeune homme
de type asiatique, d'environ un mètre soixante-dix, cheveux brans, yeux marron, rasé
de près...
Le Pr Burke poussa un autre soupir.
—
Donald, rien que sur ce campus, il y a des centaines d'étudiants correspondant à
ce portrait. Et je ne parle pas du reste de la ville.
Donald la fusilla du regard.
—
Vous êtes en train de dire qu'on se ressemble tous ?
—
Autant que tous les jeunes Occidentaux d'un mètre quatre-vingts aux cheveux
châtains et aux yeux clairs. Je vous promets que la police ne vous retrouvera pas,
affirma-t-elle en se penchant de nouveau sur l'électro-cardiogramme. Contentez-vous
de vous faire discret quelques jours, le temps que tout rentre dans l'ordre.
—
Me faire discret, c'est ça.
Il arpenta la pièce en long et en large tout en déchirant l'emballage d'une barre
chocolatée qu'il avait sortie de sa poche.
—
J'ai vraiment été stupide de me laisser embarquer dans cette histoire. Dès le
début, j'ai su que ça tournerait mal.
—
Vous avez su dès le début, rectifia le Pr Burke en se redressant, que cela vous
rapporterait beaucoup d'argent. Que les applications de nos découvertes seraient
infinies et leurs implications stupéfiantes. Qu'il y aurait peut-être un prix Nobel à la
clé et...
—
On ne donne pas le Nobel aux voleurs de cadavres, coupa Donald.
Le Pr Burke sourit.
—
Si, quand ceux-ci ont vaincu la mort. Vous savez ce que les gens seraient prêts
à faire pour avoir accès à nos découvertes ?
—
Je sais surtout ce que, moi, j'ai fait, répliqua Donald en regardant Catherine
guider numéro neuf vers une chaise, à l'autre bout du labo.
Quelques semaines plus tôt, l'ex-SDF était allongé dans un tiroir de la morgue, sans
personne pour réclamer son corps. Et aujourd'hui, même si elle avait fait son œuvre,
la mort n'en avait pas moins pris un coup dans le nez.
—
Écoutez, pourquoi ne pas tout révéler tout de suite ? Entre le succès de la
bactérie de Cathy et l'interface du programme informatique avec le cerveau de ce bon
vieux numéro neuf, on n'aurait aucun mal à obtenir le prix maintenant.
—
On en a déjà discuté, Donald. Si nous publions nos résultats avant la fin de nos
travaux, on n'obtiendra jamais les autorisations nécessaires pour les achever.
—
L'État, renchérit Catherine, n'a pas à mettre son nez dans la recherche
scientifique.
Donald considéra tour à tour le visage sévère du Pr Burke et les traits déterminés de
sa collègue.
—
Eh ! Je suis de votre côté, ne l'oubliez pas. Je veux ma part des bénéfices, sans
même parler du Nobel. Je n'ai juste pas envie de me retrouver derrière des barreaux
où une espèce de gorille décérébré me coincera contre un mur pour me baisser mon
froc et...
—
On a compris, Donald, mais je doute franchement que la police se fatigue
beaucoup pour retrouver M. Chen. Il y a assez de problèmes avec les vivants pour les
occuper.
—
Ah, oui ? Et que faites-vous de la fille Nelson ? D'après ce qu'on dit d'elle, elle
pourrait nous foutre dans la merde, non?
Le Pr Burke fronça les sourcils.
—
Bien que je trouve votre goût récent pour les références scatologiques
détestable, je dois reconnaître que vous avez raison. Non seulement Mlle Nelson a
travaillé dans la police, mais elle est aujourd'hui détective privée.
Et, apparemment, elle n'est pas du genre à renoncer facilement. Malheureusement
pour elle, elle ne possède pas plus d'informations que la police, et même s'il lui faut
plus de temps pour se décourager, elle ne trouvera rien de plus qu'eux, car nous avons
pris soin de ne laisser aucun indice derrière nous. A moins que je ne me trompe, bien
sûr. Vous avez laissé des indices ?
—
Non.
—
Alors, cessez de vous inquiéter. Il est certes regrettable qu'ils aient ouvert le
cercueil, mais cela n'a rien à voir avec le désastre que vous nous décrivez. Vous
n'avez pas de cours cet après-midi ?
—
Je croyais que vous vouliez que je reste discret ?
—
Je veux que vous vous comportiez exactement comme d'habitude.
Trop fondamentalement insouciant pour demeurer inquiet longtemps, Donald sourit.
—
C'est-à-dire, mal ?
Le Pr Burke secoua la tête, mais ne put dissimuler elle aussi un sourire.
—
Allez-y.
Dès qu'il fut sorti, Catherine risqua :
—
Est-ce qu'il court un danger, professeur Burke ?
—
Qu'est-ce que je viens de dire ?
—
Je sais, mais...
—
Catherine, je n'ai jamais menti à Donald. Mentir représente le plus sûr moyen
de perdre la loyauté de ses associés.
L'air sceptique, Catherine se mordilla la lèvre.
Le Pr Burke poussa un soupir.
—
Le jour où je vous ai contactée, ne vous ai-je pas promis de m'occuper de tout ?
rappela-t-elle avec douceur. De veiller à ce que rien n'interfère avec vos recherches ?
N'ai-je pas toujours tenu ma promesse ?
Catherine hocha la tête.
—
Dans ce cas, continuez à travailler sans vous soucier du reste. D'ailleurs,
Donald n'est pas aussi dévoué à la science que vous et moi.
Le Pr Burke tapota le caisson d'isolation contenant la dépouille de Marjory Nelson.
— À présent, si vous pouviez vous occuper de la séquence musculaire, cela me
permettrait de regagner mon bureau. Avec Mlle Shaw en pleine crise d'hystérie, je
n'ose pas imaginer le bazar que ce doit être.
Une fois seule, Catherine s'installa devant le clavier de l'ordinateur, pensive. Donald
n'est pas aussi dévoué à la science que vous et moi. Ça, elle s'en était aperçue depuis
longtemps. En revanche, elle commençait à se demander si le Pr Burke était vraiment
aussi dévouée à la science qu'elle l'avait cru. En tout cas, c'était la première fois
qu'elle l'entendait mêler les applications et les bénéfices financiers à la pureté de la
recherche.
Derrière des paupières trop tendues pour s'ouvrir ou se fermer totalement, deux yeux
embués suivaient chacun de ses mouvements.
Numéro neuf se tenait tranquillement assis, juste content d'être sorti du caisson.
Et avec elle.
—
Alors, comment va-t-elle ?
Celluci s'avança sur le palier, et tira la porte derrière lui.
—
Elle fait face.
—
Mum... Après un événement aussi terrible, tout ce que vous trouvez à dire, c'est
« elle fait face » ? s'étonna M. Delgado. Elle a pleuré ?
Malgré son agacement, Celluci s'obligea à demeurer courtois par égard pour l'intérêt
sincère du vieil homme.
—
Pas quand j'étais près d'elle, en tout cas.
—
Ni le reste du temps, j'imagine. Pleurer, c'est bon pour les faibles. Elle n'est pas
faible, donc elle ne pleure pas. Eh bien, moi, j'ai sangloté comme un bébé - un bébé,
je vous dis - à la mort de ma Rosa, lança M. Delgado en se frappant la poitrine.
Celluci hocha la tête en signe de compréhension.
—
J'ai pleuré à la mort de mon père, avoua-t-il.
—
Celluci ? C'est italien ?
—
Canadien.
—
Ne faites pas le malin. Nous, ma Rosa, le petit Frank et moi, on est arrivés du
Portugal juste après la Seconde Guerre. J'étais soudeur.
—
La famille de mon père a immigré juste avant la guerre. Il était plombier.
—
Vous voyez ! s'exclama M. Delgado en levant les bras. Si vous et moi sommes
capables de pleurer sans avoir l'impression de perdre notre virilité, elle pourrait bien
en faire autant, non ?
—
Monsieur Chen?
La voix de Vicki, qui était manifestement au téléphone, filtra par l'entrebâillement de
la porte.
—
Vous pouvez peut-être m'aider. Je recherche un jeune homme, dans les vingt-
cinq ans, du nom de Tom Chen...
M. Delgado poussa un soupir.
—
Mais non, reprit-il, pas une larme. Elle garde la douleur à l'intérieur. Croyez-
moi, inspecteur Celluci, quand cette douleur va se décider à sortir, ça va faire mal.
—
Je serai près d'elle, assura Celluci.
Il essaya de ne pas paraître trop sur la défensive - après tout, ce n'était pas sa faute si
Vicki réagissait ainsi -, mais n'y parvint pas totalement.
—
Et l'autre type ? Il sera là, lui aussi ?
—
Je n'en sais rien.
—
Mum. Ça ne me regarde pas, c'est ça? Vous avez peut-être raison, reconnut le
vieil homme en soupirant de nouveau. C'est dur de se sentir complètement
impuissant.
Ce fut au tour de Celluci de soupirer.
—
Je sais.
De retour dans l'appartement, il s'adossa à la porte du salon, d'où il regarda Vicki
lancer l'annuaire de Kingston à travers la pièce.
—
Rien de concluant ?
—
Pas de numéro de téléphone, pas de famille sur place.
Elle repoussa ses lunettes sur son nez.
—
Il s'agit sûrement d'un étudiant. Je le trouverai.
—
Vicki...
Il prit une longue inspiration.
—
Un type capable de monter un coup aussi tordu est trop malin pour utiliser son
véritable nom.
Qu'il soit obligé d'attirer son attention sur un point aussi élémentaire en disait long sur
la manière dont la mort et la disparition du corps de sa mère avaient affecté Vicki.
Même un bleu en serait arrivé à cette conclusion.