Jours tranquilles à Marquebuse. Huis clos. Je suis devant la télé avec Gina et Franck, qui tape sur la télé pour lui redonner des couleurs parce que c’est un film de 1942 avec Bette Davis, laquelle en bleu aurait vite les mêmes yeux que Gina, mais Franck jure dégoûté que Bette Davis est un cauchemar en noir et blanc, Franck nous traite de bande de snobs, parfaitement oui des snobs, menace-t-il, et il tape sur la télé comme un mac qui corrige sa poule, Dieu préserve Gina, cependant que je vis dans le rêve d’un chien.
C’est la chienne de Marraine, c’est sa Vilaine, une espèce d’épagneul dans le soleil levant, poil au vent, ventre à terre.
Royal canin, ivre d’espace, d’une dune à l’autre, sa majesté mon chien course les cerfs-volants multicolores, rattrape le fil de mes pensées, prend les virages de pluie, dérape, aboie, flaire une aubaine, jappe en langue chienne, se mord la queue, pirouette, s’accroche aux basques des nuages, aux grands pans bleus du ciel ouvert, revient dare-dare mettre ses pattes sur mes épaules, copain. Sur le canapé du salon.
Je gesticule avec la langue, je glande avec les testicules. Vilaine se mord la queue.
« Je l’encule, dit Franck, je l’encule grave cette truie. Fous-moi le feuilleton, Gina.
— Même pas en rêve, dit Gina. Fous-moi la paix.
— Vire ton clébard, Tintin. »
La
nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de
confuses paroles. 4
J’ai une certaine liberté de manœuvre.
Manœuvre ça me va bien pour l’ambition modeste que je professe de la dune, braillant sur mon estrade pour un public de moules qui bâillent à la frontière sèche de l’estran. Poésie du silence ; zéro musique. Totale absence. Film abstrait. Livre d’or d’un ciel pur. Franck attend le feuilleton, pour rigoler ; Gina la fin du film, pour pleurer ; Vilaine m’attend pour jouer, les yeux humides, la tête penchée.
Il est
inutile de geindre
Si l’on acquiert comme il
convient
Le sentiment de n’être
rien
Mais j’ai mis longtemps pour
l’atteindre. 5
Du crépuscule de l’aube au crépuscule du soir
Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard.
C’est moi qui sors le chien, Gina ne se mouille pas.
Toute la journée devant la télé. Et Franck derrière elle. Il ne la laisse pas voir son film.
Gina ferme les yeux, la zappette à la main, elle n’entend plus que les dialogues et la musique du film.
Oh, Jerry, don’t let ask for the moon, we have the stars… Gina éteint, s’en va vaquer, now voyager, Franck ouvre une bière. The end.
Le matin j’attendais de naître et le soir j’attendais de mourir.
J’arpente la plage avec Vilaine, je parle aux coquilles vides dans une langue chienne, elles bâillent. L’estran, l’estrade, l’estrapade. Je compte sur les mots.
La mer est un silence bruyant. Une mort qui ne se calme pas.
Il y a des gens qui ne vivent que sur le déclin. Ils couchent avec la mort.
Et d’autres prennent le large, s’aventurent et voyagent, vont, volent et viennent, vivent dans les vibrations du monde, les nuages et le vent, les déserts et les océans, la banquise en danger, les tarmacs brûlants, les pentes douces et les horizons abrupts.
On peut les voir à la télé dans le maelström confus du nomadisme international, de l’agression économique des nations émergentes et le challenge des mutations technologiques, l’habillage fantasmagorique des plateaux de variétés télévisées. Nouvelles stars, newcomers. Ils vivent le début des histoires. Ils inventent la vie.
« Si ça se trouve, dis-je, les voisins sont des gens heureux.
— Qu’est-ce que t’en as à foutre, demande Gina.
—Rien, dis-je.
— Alors ferme ta gueule, dit Franck.
— Laisse pisser, dit Gina, on est encore en république.
— C’est vrai, dit Franck, on n’est pas des bêtes. »
Il y aurait beaucoup à dire sur cette vivacité du monde et la voracité des hommes qui veulent vivre leur vie et aussi la nôtre comme si tout ça leur appartenait, sans parenté ni parrainage, il y aurait beaucoup à redire sur ce qu’on dit dans les journaux en gros caractères de cochons, en caractères gras, en caractères de ceux qui ont du caractère. Comme si la vie il fallait la vivre et se taire, la voir comme un match en direct, sans discuter le prix, les règles du jeu, la fiabilité des décisions de l’arbitre ou du chronomètre. La vie, il y a ceux qui la cuisinent et ceux qui la dégustent, ceux qui la digèrent, ceux qui la vomissent. Et puis il y a ceux qui s’étranglent avec décence, et savent avaler des couleuvres sans quitter la table, jusqu’à ce qu’une main charitable veuille bien leur arracher la langue et leur ôter le pain de la bouche.
La bouche laisse parfois sortir de confuses paroles…
« Ta langue, me dit Gina à la table de coupe, elle est trop longue.
— Gina, ajoute Franck, faudra que tu lui fasses un ourlet, il va finir par marcher dessus. »
Franck n’aime pas que je critique, même pour causer.
« Faut toujours que tu râles, dit Gina.
— Tu connais pas ton bonheur, dit Franck.
— C’est mon père qui m’a appris à râler. C’était un vrai Français.
— Et si ç’avait été un vrai Breton, t’aurais un chapeau rond ?
— Fermez vos gueules », dit Gina.
Franck ne fait pas partie comme moi d’une ancienne classe moyenne civilisée en perte de vitesse et en manque de vitamines. Il a été champion local de char à voile, a porté haut les couleurs du Pas-de-Calais, il a été fêté dans une salle des fêtes par les autorités et depuis lors il est reconnaissant à toutes sortes d’édiles, de fanfares et d’élites nationales, de flonflons républicains, de cocardes et de tralalas municipaux, de notables cossus et de rombières maternantes, il a été un jour embauché dans l’entreprise France pour redresser la barre du char à voile tricolore et n’apprécie guère qu’un trou du cul comme moi, lauréat ingrat de l’école laïque, s’ingère dans des affaires publiques qui le dépassent. Franck est libre et égal, c’est mon frère.
« Ceux qui sont pas contents, dit-il, z’ont qu’à retourner dans le trou du cul d’où qu’ils viennent. »
Il ne sait pas que mon père le général en chef de la classe moyenne avait rêvé d’une France alphabétique et grammaticale.
« La connerie c’est comme partout, dit Franck, celui qui connaît pas, il a vite fait de se perdre et de s’enfoncer. »
Il dit des choses comme ça en me regardant droit dans les yeux comme si j’étais responsable de la morosité.
« Moi je ne me plains pas, dis-je, j’ai Gina. Elle m’a ouvert les yeux.
— Alors garde bien les yeux ouverts, Tintin, et regarde où tu chies. »
« Malone cherche à découvrir comment la réplique d’un tsunami sur Hawaii a servi à camoufler un crime passionnel. Sur TF1. »
« C’est Godzilla ? demande Franck.
— Lâche-moi la touffe, Franck. »
Gina éteint la télé. S’ébroue. Franck la suit des yeux quand elle va aux chiottes, je la regarde quand elle revient. Nos contentieux sont minces. Il n’y a entre nous que l’épaisseur de Gina.
Franck veut de la musique. We are the champions, de Queen, pas un truc de pédés.
Je demande à Gina ce qu’elle en pense, de la musique.