3

La lettre

Aphrodite reprit sa forme de déesse, sauta du rebord de la fenêtre et sortit le rouleau de la boîte. Le déroulant, elle se rendit rapidement compte qu’il ne s’agissait que de la moitié d’une lettre. Pour une raison quelconque, elle s’était déchirée pendant le trajet entre la Terre et sa chambre, et la dernière portion de plusieurs mots avait été arrachée. Comme c’était décevant ! Elle fouilla dans la boîte aux lettres, mais n’y trouva rien. Où était la deuxième moitié ?

La lettre était adressée ainsi :

Cl

des

sol

Il était facile de deviner le reste des mots :

Club

des

cœurs

solitaires

Le message concernant son club avait au moins atteint une personne correctement ! Mais comme la lettre était tronquée à ce point, elle se demanda comment elle avait fait pour trouver son chemin jusqu’à sa boîte.

Le texte qu’elle contenait se révéla impossible à déchiffrer. Il lui faudrait l’aide d’une personne à l’intelligence remarquable pour l’aider à s’y retrouver. Ouvrant sa porte à la volée, elle se précipita dans le couloir en direction de la chambre d’Athéna. Elle frappa à la porte… pas de réponse. Ses amies étaient-elles parties en voyage pendant son absence ? Non, elles lui auraient certainement laissé un message, puisqu’elles avaient promis de passer la voir avant de partir.

Elle revint sur ses pas dans le couloir pour aller frapper à la porte d’Artémis, qui occupait la chambre voisine de la sienne. Jamais elle n’avait été aussi heureuse d’entendre japper les chiens d’Artémis. Cela signifiait qu’elles n’étaient pas encore parties. Et bien entendu, Artémis ouvrit la porte et lui dit :

— Entre, j’étais en train de faire mes bagages.

Aphrodite observa le désordre de la chambre. Il y avait des sacs de nourriture et de gâteries pour chiens, des jouets pour chiens, des couvertures pour chiens et des livres sur les chiens éparpillés partout sur le sol. Et les trois chiens la dévisageaient depuis le lit qu’ils partageaient en face de celui d’Artémis, qui n’avait pas été fait.

— Je croyais que vous étiez déjà parties ! s’exclama Aphrodite avec soulagement. Où est Athéna ?

— Probablement à la cafétéria avec Perséphone. J’étais sur le point d’aller les rejoindre. Nous n’avons pas réussi à nous décider pour le voyage, alors nous avons décidé de dîner ici ensemble et de lancer une pièce de monnaie. Nous partirons donc pour cette destination choisie par le hasard demain matin.

— Je n’ai pas encore mangé non plus, dit Aphrodite. Tu veux que nous y allions ensemble ? Maintenant ?

— Bien sûr, répondit Artémis, paraissant surprise de sa hâte, mais haussant néanmoins les épaules d’un air bon enfant. Profitez bien de votre sieste, les garçons, ajouta-t-elle à l’intention de ses chiens, qui baillèrent et fermèrent les yeux lorsqu’elle referma la porte derrière elle.

Les deux jeunes déesses se dirigèrent vers la cafétéria, qui était à moitié remplie par rapport à d’habitude, car beaucoup d’élèves étaient déjà partis en vacances. Athéna et Perséphone étaient assises à leur table habituelle.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Athéna dès qu’elle vit le rouleau déchiré à la main d’Aphrodite.

— Une lettre provenant d’un cœur solitaire, répondit Aphrodite en tendant la lettre devant elle. Enfin, la moitié d’une lettre.

— Elle provient peut-être d’un cœur brisé, plaisanta Artémis.

— Je suis presque certaine que c’est de la part d’un mortel qui m’écrit pour me demander de l’aide. Vous voyez ? dit Aphrodite en déroulant la lettre sur la table pour permettre à ses amies de la voir, et en montrant les inscriptions « Cl des cœ sol ». Je suis certaine que cette partie signifie « Club des cœurs solitaires », poursuivit-elle.

— Hum, dit Perséphone. Le vent magique a dû avoir « vent » de ton club et donc réussi à déchiffrer cette partie, puisqu’il te l’a livrée.

— Oui, dit Aphrodite en hochant la tête. J’ai imaginé que vous pourriez toutes m’aider à déchiffrer le reste.

— J’adore les énigmes, dit Athéna en étudiant la lettre d’un air intéressé.

— Moi aussi, dit Perséphone.

— Et moi donc, ajouta Artémis.

Athéna prit la lettre et la lut à voix haute :

Chère dé

Je suis un inc

mais un simple mo

Je veux trouver l’a

S’il vous plaît, ai

Signé,

Triste garçon à C

Sal

Pyg

— Sal Pyg ? Il te traite de sale quelque chose ? Et c’est quoi un Pyg ? dit Artémis en sautant sur ses pieds et en attrapant l’arc et le carquois de flèches qui ne la quittaient jamais. Personne ne traite une déesse de sale quelque chose impunément, gronda-t-elle. Je vais le pourchasser et l’obliger à te faire des excuses.

— Du calme, dit Athéna en rigolant. Je crois que la phrase complète est probablement quelque chose comme : « Salutations sincères, Pyg »

Artémis plissa le nez, en se rassoyant.

— Tout de même, il ne semble pas trop prometteur pour ton club, dit-elle à Aphrodite. Quelle fille voudrait craquer pour quelqu’un qui s’appelle Pyg ?

— Un nom étrange ne signifie pas nécessairement que la personne qui le porte n’est pas quelqu’un de bien, dit Perséphone. Et de plus, c’est peut-être simplement le début d’un nom plus long. Comme Pygargue, ou Pygmée, ou quelque chose comme ça.

— Oh, beaucoup mieux, dit Artémis en riant.

— C’est en effet un drôle de nom, qu’il soit complet ou non. Mais je crois qu’il y a une douce moitié pour chacun, peu importe de quoi on a l’air, le nom qu’on porte, ou qu’on soit riche ou pauvre. Par contre, je ne réussirai jamais à trouver la fille qu’il lui faut si je ne réussis pas d’abord à le trouver, lui. Pourrait-on essayer de déchiffrer davantage le contenu de sa lettre ? demanda-t-elle.

— On sait à tout le moins qu’il cherche quelque chose qui commence par un A, dit Athéna en plissant le visage, concentrée qu’elle était à réfléchir. Et qu’il espère obtenir de l’aide pour la trouver.

— « A » pour amour, dit Aphrodite. Ça, c’est la partie facile, de toute manière.

— C’est quoi, ces petites arabesques et ces lignes au bas de la page ?

— Une carte ? proposa Perséphone.

— Sans doute, dit Athéna en hochant la tête. Il nous indique probablement l’endroit où il se trouve.

Puis elle regarda Aphrodite :

— J’ai bien peur que tu ne le trouves jamais, dit-elle, avec seulement la moitié d’une carte. Et il n’y a pas non plus d’adresse de l’expéditeur.

— Quel endroit commence par un C ? dit Perséphone d’un air pensif.

— Je sais, la Chine ! devina Artémis.

— Il pourrait s’agir de centaines d’endroits, dit Athéna en secouant la tête.

Soudainement, un grand bruit se fit entendre de l’autre côté de la fenêtre de la cafétéria, et de petits grêlons vinrent heurter la vitre. Tous ceux qui se trouvaient dans la cafétéria se retournèrent pour regarder dehors.

— Zeus ? supputa Perséphone tout haut.

— Je ne crois pas, dit Athéna. Ses orages sont beaucoup plus violents.

L’élève qui se trouvait le plus près de la fenêtre tendit le bras et l’ouvrit.

WHOU-HOU ! Un vent magique s’engouffra à l’intérieur de la cafétéria en se précipitant de tous côtés, arrachant les messages du tableau d’affichage. Puis il se dirigea tout droit vers leur table, faisant tomber les serviettes de table au sol sur son passage.

Le vent tourbillonna trois fois autour d’Aphrodite.

— Par tous les dieux ! cria-t-elle en mettant les deux mains sur sa tête. Arrête ça ! Tu me décoiffes !

Mais lorsque le vent souleva la demi-lettre de la table, elle la rattrapa et la tint serrée contre sa poitrine.

— Que fais-tu ? Cette lettre est à moi !

Le vent magique répondit en rimes, comme toujours :

Cette lettre, je dois emporter,

Mais où, je ne peux en parler.

— Et pourquoi pas ? demanda Aphrodite d’un ton péremptoire.

Le vent soupira.

En rimes je dois parler,

et je sais de bon aloi

qu’aucun mot ne peut rimer

avec ce mystérieux endroit.

— Donne-nous un indice, alors, suggéra Athéna. Pour voir si nous pouvons deviner.

Comme s’il avait besoin d’une minute pour réfléchir, le vent polisson tourbillonna partout dans la salle, soulevant toges et chitons, faisant glapir les jeunes dieux et déesses qui s’évertuaient à retenir l’ourlet de leur vêtement. Puis il revint en coup de vent vers la table et annonça :

Vers de lointaines terres non arables

Où se trouvent pyramides et sable.

— En Égypte ? devina Aphrodite.

Vous avez deviné bien vite, ma chère Aphrodite ! murmura le vent.

Elle grommela d’irritation. Il était parfois fort ennuyeux d’avoir à subir les rimes du vent magique.

— Mais pourquoi dois-tu apporter la lettre d’Aphrodite en Égypte ? demanda Perséphone.

Isis l’a commandé, répondit le vent. Isis l’a demandé.

Les quatre déesses se rapprochèrent en se penchant au-dessus de la table.

— Qui est Isis ? murmura Artémis.

Mais personne ne le savait.

— Je vais l’apporter à Isis à ta place, dit Aphrodite au vent.

Le vent lui répondit, d’une voix incertaine :

Tout à fait contre les règles

Pas certain de pouvoir le faire !

Il fit une pause, puis ajouta :

Peux-tu me promettre

que tu dis vrai ?

— Bien sûr ! dit Aphrodite. Dis-moi simplement où…

Mais le vent était déjà reparti par la fenêtre avant qu’elle puisse lui demander une adresse plus précise.

Elle regarda les autres.

— Comment suis-je censée respecter ma parole alors que je ne sais même pas qui est cette Isis, ni même où elle se trouve ?

— C’est grand, l’Égypte, dit Perséphone en relevant les épaules puis en les baissant.

Et bien entendu, c’était ce que les autres pensaient elles aussi.

— Prenons notre dîner, dit Artémis à Aphrodite. Nous réfléchirons mieux une fois que nous aurons mangé.

Lorsqu’elles revinrent à la table avec leur plateau, Athéna et Perséphone avaient trouvé quelque chose de plus.

Nous croyons que le C dans la lettre pourrait être le C du Caire, dit Athéna. C’est la capitale de l’Égypte. Peut-être y trouveras-tu Isis et le garçon qui a écrit la lettre ?

— Brillant ! dit Aphrodite en ouvrant sa boîte de nectar.

Puis une idée géniale lui vint à l’esprit. Regardant autour de la table, elle fit un sourire en coin à ses amies.

— Qui aurait envie de faire un voyage en Égypte ? demanda-t-elle.

Le visage d’Athéna s’illumina.

— J’ai toujours voulu voir les pyramides. Et cela signifierait que nous pourrions y aller toutes ensemble.

— Ouais. Vous savez, il y a dans les peintures égyptiennes une fleur appelée le « lotus ». J’adorerais en voir une vraie, dit Perséphone avec un ton de curiosité dans la voix.

— Et moi, qu’est-ce que je ferais là ? demanda Artémis en prenant une bouchée de son burger à l’ambroisie.

— Je crois que les Égyptiens aiment beaucoup les animaux, lui dit Athéna. Cela pourrait peut-être t’intéresser ? J’ai entendu dire qu’ils considèrent presque leurs animaux de compagnie comme des membres de la famille !

— Vraiment ? dit Artémis en s’animant. Dans ce cas, d’accord, comptez sur moi.

— Merci, les filles ! dit Aphrodite en sentant la joie pétiller en elle pour la première fois depuis qu’elle avait pris connaissance de sa note ce matin-là.

— Comment voyagerons-nous ? demanda Perséphone.

— Nous ne pouvons pas prendre mon char, dit Artémis. Aller en Grèce est une chose. Mais pour se rendre en Égypte, il nous faudra traverser la mer Méditerranée. Mes cerfs ne pourraient pas faire un si long voyage.

— Et si on prenait ma carriole à cygnes ? dit Aphrodite. Cela fait un bon moment que je ne l’ai pas utilisée, mais elle devrait toujours être en état de fonctionner. Et elle est idéale pour les longues distances.

— C’est plus petit que mon char, par contre, dit Artémis d’un air dubitatif. Est-ce que mes chiens vont pouvoir y entrer ?

— Non, et même si elle était suffisamment grande, mes cygnes ont peur de tes chiens. Ça te gênerait beaucoup de partir sans eux pendant quelques jours ? demanda Aphrodite en croisant les doigts sous la table.

Elle aimait bien les chiens d’Artémis, mais ils seraient une source de tracas pendant un long voyage.

— Je ne peux pas les laisser seuls ici, dit Artémis en secouant la tête. Ce sont mes potes. Qui prendrait soin d’eux ?

— Je parie qu’Hadès accepterait de les laisser passer du temps avec son chien, dit Perséphone.

— Ils vont adorer Cerbère et les Enfers aussi, renchérit Athéna. Il y a plein d’endroits pour batifoler et beaucoup d’odeurs bizarres. Un vrai paradis pour chiens.

— Mais est-ce qu’Hadès sera d’accord de les garder ? demanda Artémis.

— Lui et quelques jeunes dieux qui restent à l’AMO pendant les vacances ont parlé d’aller essayer la nouvelle piscine de surf de Poséidon au cours de la semaine. Lorsque tu auras fini de manger, nous pourrions aller le lui demander.

— Moi, je vais à la bibliothèque avant que ça ferme, leur dit Athéna en se levant. Je veux me renseigner sur les hiéroglyphes avant notre départ.

Elle semblait plus heureuse que ses amies l’eussent vue depuis un bon moment.

— Je suis si contente que nous soyons toutes ensemble pour ce voyage. Et j’ai vraiment besoin de m’éloigner de l’AMO pendant un certain temps.

— Je crois qu’Athéna est plus troublée par l’humeur de son père qu’elle ne le laisse entendre, dit Aphrodite en la regardant sortir.

— Devrions-nous lui en parler ? dit Perséphone en hochant la tête d’un air préoccupé.

— Non, dit Aphrodite en secouant la tête. Lorsqu’elle sera prête à en parler, elle le fera. Jusque-là, contentons-nous d’être là pour elle.

Elle se leva et ramassa son plateau ; Artémis et Perséphone firent de même.

— En présumant qu’Hadès accepte de s’occuper de mes chiens, donnons-nous rendez-vous dans la cour demain matin, d’accord ? suggéra Artémis. Puis nous pourrons partir de là.

— Bonne idée, dit Aphrodite.

Après avoir jeté ses déchets à la poubelle, elle se rendit dans sa chambre pour faire ses bagages. Elle était excitée d’aller en vacances avec ses amies, après tout, mais elle espérait tout de même ne pas se lancer sur une fausse piste.

Elle n’avait que cinq jours de congé et ne pouvait se permettre d’en perdre un seul. Et si le C de la lettre était en réalité la première lettre de quelque chose d’autre que le Caire ? Peut-être était-ce le nom d’une boutique ou d’un restau-rant comme Pizzas Calédonie, Cléo Cosmétiques ou les Placards Calypso.

Et en parlant de placards, elle devait absolument aller faire sa valise. Elle ouvrit tout grand tous ses placards, passant en revue les dizaines et les dizaines de chitons qu’ils contenaient. Elle se tapota le menton du bout de son index à l’ongle peint en rose, réfléchissant. Au diable découvrir à quoi correspondait le C de la lettre, la question la plus importante pour l’instant était de savoir ce qu’il fallait porter dans un pays aussi exotique que l’Égypte.