Marie-Thérèse recula devant cette triple horreur et entraîna son fiancé, en dépit de la curiosité que celui-ci manifestait, loin de toutes ces violations de sépulture. Ils s’en furent ainsi jusqu’à la plage qui, à Ancon, est généralement douce et apaisante. Le flot du Pacifique y vient mourir dans un calme absolu. Les courants et la houle y sont peu sensibles. Une grande paix vient du large. Les Liménéens ont fait de ce coin de mer une station balnéaire des plus connues, mais qui, en cette saison était encore déserte. Marie-Thérèse et Raymond arrivèrent en vue de la villa du marquis de la Torre à la nuit tombante et encore sous l’impression des étranges figures de morts qu’ils venaient d’apercevoir. C’est en vain qu’ils voulaient en rire et qu’ils essayaient d’en plaisanter. La brise qui, au brusque coucher du soleil, s’était élevée plus forte, soulevait dans l’ombre de pâles et légers tourbillons de sable qui, autour d’eux, semblaient autant de fantômes accourus du fond des huacas pour leur reprocher leur impiété et leur sacrilège. Ces jeunes gens n’avaient point coutume de « se monter l’imagination ». Cependant ils furent heureux d’être abordés, devant la villa, par un énorme Majordomo, le valet de chambre de Christobal, bien en chair et en os, qui leur apprit que le marquis et François-Gaspard étaient déjà arrivés. Une petite domestique quichua, nommée Concha, se jeta avec les démonstrations coutumières de l’amour et de la servitude au pied de sa maîtresse en lui affirmant qu’elle, Concha, avait été certainement morte pendant son absence et qu’elle ne vivait qu’en sa présence véritablement !
– Voilà comme nous les avons ici pour huit soles par mois, fit Marie-Thérèse, tout à fait remise de ses émotions et reprise par les détails du ménage. Et encore, cette petite fait admirablement le puchero, un pot-au-feu créole dont vous me donnerez des nouvelles, mon cher Raymond.
– Maîtresse ! fit la petite en souriant avec bonheur de ses énormes lèvres, qui lui barraient toute la figure, je vous ai préparé le locro que vous aimez tant.
Ce soir-là, le dîner fut vite expédié, car tout le monde était fatigué et François-Gaspard devait se lever à la première heure du jour. Raymond et Thérèse s’étaient très prosaïquement bourrés de locro, maïs cuit à l’eau au sucre avec des petits morceaux de viande, le tout relevé de piment et arrosé de chica, la piquette de rigueur pour ces mets populaires, et, quand ils se retrouvèrent au premier étage, prêt à se séparer sur le seuil de leurs chambres, ils purent se rappeler en riant d’eux-mêmes, leurs transes passagères, sur la plage, après leur fuite du huacas. La main de Marie-Thérèse s’attardait dans celle de Raymond.
– Bonne nuit à la Vierge du Soleil ! fit le jeune homme, et il posa un baiser sur le disque de soleil lui-même qui brillait au poignet de sa fiancée… Tout de même, vous n’allez pas dormir avec ce bracelet qui vient d’on ne sait où, d’on ne sait qui…
– Il m’est cher à partir d’aujourd’hui… et puisque vous y avez posé vos lèvres, Raymond, je le garde !… je ne veux point d’autre gage de notre bonheur…
Et elle entra dans sa chambre…
Elle n’en avait pas plutôt passé la porte qu’elle poussait un cri terrible et reparaissait, affolée, sur le palier…
– Ils sont là !… Ils sont là !… balbutiait-elle avec toutes les marques du plus grand effroi.
– Quoi ?… qui ?… interrogea Raymond épouvanté de la voir dans un si singulier état d’agitation et de tremblement nerveux. Elle claquait des dents.
– Les trois crânes vivants !…
– Marie-Thérèse, est-ce que vous devenez folle ?…
– Je vous dis qu’ils sont là tous les trois, les trois crânes vivants appuyés à la vitre de mon balcon !… Ils m’ont regardée entrer dans la chambre avec des yeux épouvantables… mais avec des yeux vivants, des yeux qui ont retrouvé leurs prunelles. Raymond ! Raymond ! non ! non ! n’entrez pas… appelez papa !
Le jeune homme pénétra dans la chambre avec la lumière qui vacillait encore dans la main de Marie-Thérèse. Il alla au balcon, ouvrit la porte-fenêtre qui donnait d’un côté sur un coin de la mer, et de l’autre sur le panorama lunaire de la plaine où, pendant le jour, les pioches sacrilèges avaient violé les demeures millénaires des morts !… Et il ne vit rien qui ne fût tout à fait normal. Il se retourna vers la jeune fille qui s’appuyait, toujours tremblante, à la porte et il lui dit qu’elle avait été certainement victime d’une hallucination…
– Voyons, Marie-Thérèse, vous qui êtes si raisonnable…
– Raymond, je vous dis que je les ai vus !…
– Mais enfin, qu’est-ce que vous avez vu ?…
– Là, sur le balcon, derrière la vitre… les trois crânes des chefs incas, les trois abominables crânes vivants, qui me regardaient !…
– Mais enfin, Marie-Thérèse, revenez à vous ! Vous savez bien que nous les avons vu tirer sur le bord de la fosse… Ils y sont peut-être encore… comment voulez-vous qu’ils viennent se promener sur votre balcon ?… Vous croyez aux revenants, aux fantômes !…
– Mais non !… mais non !… mais je vous dis que ceux que j’ai vus n’étaient pas morts, qu’ils étaient vivants !…
Raymond, pour la rassurer, crut devoir éclater de rire.
– Ne riez pas ! ne riez pas !… Je les ai bien reconnus, allez ! exactement. Ils y étaient tous les trois : la casquette-crâne, le crâne pain de sucre et le crâne petite valise !Exactement, exactement !… qu’est-ce qu’ils venaient faire là, pourriez-vous me le dire ?…
Christobal, attiré par le bruit que faisaient les deux jeunes gens, s’amusa de la peur enfantine de Marie-Thérèse. L’oncle François-Gaspard se montra, lui aussi, en bonnet de coton. Sa vue fit rire tout le monde, excepté cependant Marie-Thérèse. Pour la rassurer, le majordome dut faire le tour de la maison. Il rentra sans avoir rien vu de suspect.
– Ce sont tous les morts de tantôt qui t’ont monté la tête, ma pauvre enfant, je te croyais tout de même plus sérieuse que cela… dit Christobal.
Elle ne voulut point coucher dans sa chambre et elle en fit préparer une autre à l’autre bout de la villa. Raymond, pendant ce temps, parvenait à lui faire entendre raison. Elle comprenait enfin qu’elle avait été, qu’elle ne pouvait qu’avoir été troublée par les visions funèbres de l’après-midi… et elle fut en fin d’avis que les crânes des morts ne reviennent pas se promener vivants derrière les fenêtres des demoiselles.
Elle se trouva même un peu niaise, entraîna Raymond sur le balcon du salon du premier étage pour pouvoir lui confesser à lui, qui la croyait si sage, si raisonnable, combien elle avait honte d’elle-même.
Ce balcon surplombait la mer dont le flot venait mourir de ce côté, au pied du mur de la villa. L’immense paix de l’océan finit par la calmer tout à fait. Alors, posément, elle ôta son bracelet.
– C’est lui, fit-elle, qui peut-être m’inquiète. En vérité, avant d’avoir passé à mon poignet ce bracelet inconnu, je n’avais jamais été assez sotte pour voir des fantômes derrière mes fenêtres…
Et elle jeta le bracelet dans la mer.
Raymond n’arrêta point son geste.
– Ma foi, dit-il, je ne suis point fâché de cette solution !… Je vous offrirai une « alliance » comme tout bon bourgeois de chez nous et, au moins, on saura de chez quel bijoutier elle vient !…
Chacun s’en fut se reposer. La nuit se passa sans incident. Mais, vers sept heures du matin, un horrible cri, parti de la chambre occupée par Marie-Thérèse, faisait se précipiter de ce côté Raymond et les domestiques…
Ils pénétrèrent dans l’appartement. Marie-Thérèse était assise sur son lit, la poitrine haletante, les yeux hagards. Elle fixait son poignet. Marie-Thérèse venait de se réveiller avec le bracelet Soleil d’or !…