Ce jour-là, il y avait grand émoi au Palais de Justice. L’audience qui se préparait promettait d’être l’une des plus sensationnelles du procès d’Haumont. Les mieux renseignés prétendaient même qu’elle serait décisive, car le bruit courait que des éléments nouveaux allaient apporter une lumière complète sur toute l’affaire.
C’est dire que, bien avant l’heure de l’ouverture des portes, la salle d’audience était assiégée par un public de plus en plus impatient. Un événement imprévu vint porter à son comble l’énervement général. On vit passer soudain dans un coin du Palais, poussé hâtivement vers le couloir qui conduisait aux salles réservées aux témoins, un couple fortement encadré de policiers. Et, dans ce couple, on reconnut le comte de Gorbio et Nina-Noha !…
Nina-Noha était donc arrêtée, elle aussi. La nouvelle n’en était pas encore parvenue en province. Elle se propagea au Palais et en ville avec une rapidité foudroyante.
Du coup, comme il était certain que le comte et son ancienne maîtresse (qui avait été aussi l’amie du jeune Raoul de Saint-Dalmas) allaient déposer à cette audience, ce fut une ruée vers la cour d’assises. Le service d’ordre fut débordé et le public se précipita dans la salle en criant et en s’écrasant.
Quand le président connut ce qui se passait, il demanda à « la place » du renfort et n’ouvrit les débats qu’après avoir admonesté le public et l’avoir menacé d’une expulsion immédiate à la moindre manifestation. On connaissait l’antienne. Elle n’épouvantait plus personne. Du reste, on était si curieux de voir et d’entendre, que c’est dans le silence le plus parfait qu’on l’entendit commander à l’huissier : « Faites entrer Mme d’Haumont ! »…
C’était le tour des témoins à décharge. Il était temps qu’ils arrivassent. Les deux dernières audiences avaient été désastreuses pour l’accusé. En particulier, la déposition de l’amie de Mme d’Erland avait produit un effet déplorable. Cette excellente personne avait raconté avec candeur tout ce qu’elle avait vu et tout ce qu’elle savait des relations de M. d’Haumont avec le petit mannequin des sœurs Violette. Et elle en savait long (par exemple sur les stations de M. d’Haumont dans la rue… des heures, messieurs, il attendait cette petite sur le trottoir !… et rien ne l’empêchait de voir Gisèle à son magasin ou même chez Mme Anthenay ! concluez !) et elle en avait vu assez pour savoir à quoi s’en tenir sur la nature de ces relations-là !
Chez la bonne Mme d’Haumont même, qui en souffrait atrocement, mais qui ne disait rien pour éviter le scandale, la pauvre martyre !… dans les jardins de la villa Thalassa, le témoin avait vu, de ses yeux vu, les deux amoureux se promenant la main dans la main, échangeant des baisers et s’écartant l’un de l’autre dès qu’un domestique passait !…
Cette fâcheuse déposition avait été suivie de celle de Mlle Violette aînée qui avait été encore plus néfaste à l’accusé si possible. Et pourtant, elle ne doutait point, elle, de l’innocence des rapports de M. d’Haumont et de son employée. Mais tout ce qu’elle en rapportait ne faisait qu’accroître la certitude de ceux qui soutenaient la thèse opposée.
Mlle Violette avait été bien naïve de s’en faire « accroire » ainsi ! Enfin rien, jusqu’alors, ne venait démontrer que Mme Anthenay n’était point la vraie mère de Gisèle, quoi qu’en prétendît d’Haumont ! Pour cela, il aurait fallu que l’accusé produisît les papiers trouvés par Gisèle la nuit de la mort de Mme Anthenay. Or, Gisèle les avait brûlés sur les conseils de d’Haumont ! Quelles histoires ! personne n’y croyait plus !…
Voilà donc où en étaient les affaires de Palas quand Françoise parut à la barre. Un murmure de pitié l’y accompagna. Elle comprit de quelle sorte d’« intérêt » elle était entourée et tout de suite, dès qu’on lui eut donné la parole, elle s’éleva avec indignation contre ce sentiment général qui l’offensait.
« On me fait l’injure de me plaindre comme une victime qui a été odieusement trompée par le plus lâche des hommes… Je proclame très haut que, quels que soient les événements passagers qui vous aveuglent, je ne mérite la plainte de personne puisque j’ai l’orgueil d’être la femme d’un héros et d’un martyr ! »
Cette jeune femme qui était apparue si fragile se dressait maintenant au-dessus de la salle et l’avait tout entière dans sa petite main… cette main qu’elle tendait avec tant d’amour vers Palas.
Déjà tous les cœurs étaient frémissants, brûlés par la flamme d’une parole sincère. On ne doutait plus d’elle, au moins !… Non, Françoise ne jouait pas une comédie sublime. Elle croyait !…
Et elle continuait en montrant son mari qui, dans l’instant, bénissait le Ciel de tous ses malheurs, qui lui étaient payés par cette minute divine… elle continuait :
« Oui ! un martyr !… d’abord injustement condamné pour l’assassinat du banquier Raynaud !… »
À cette affirmation audacieuse qui se dressait outrageusement contre tout l’appareil judiciaire, l’avocat général Martens se leva et parut devoir briser d’un coup l’élan d’un témoignage qui avait toute la couleur d’une admirable défense purement sentimentale, par ces mots ironiques destinés à ramener les esprits au terre à terre des responsabilités établies :
« Mme d’Haumont, fit-il, Mme d’Haumont pourrait peut-être nous dire qui a assassiné le banquier Raynaud ?… »
La pauvre femme resta tout interloquée. Elle allait cependant répondre quelque chose, mais elle n’en eut pas le temps.
Quelqu’un, au fond de la salle, répondit pour elle.
« Je le sais, moi, qui a assassiné le banquier Raynaud ! »
Toutes les têtes se tournèrent vers celui qui avait prononcé cette parole énorme… Le président ordonna qu’on l’amenât à la barre.
En quelques enjambées qui avaient tout bousculé autour de lui, il y était déjà…
Et l’on se demandait qui pouvait être ce colosse à la figure à la fois farouche et débonnaire, quand il prit sur lui de renseigner immédiatement tout le monde :
« C’est moi Chéri-Bibi ! »
Ce fut une rumeur, comme un bruit d’épouvante qui répéta à tous les échos de la salle : « Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi ! C’est Chéri-Bibi !… »
Les magistrats eux-mêmes ne disaient plus rien. Ils le regardaient. Ils voyaient Chéri-Bibi !…
« Eh bien, oui ! quoi, c’est moi, Chéri-Bibi ! pour la quatrième fois en rupture de ban ! Appelez donc les gendarmes, n… de D… ! »
De fait, les gendarmes, il les eut. Ils voulurent même lui mettre les menottes.
« Non, fit-il, maintenant, mes enfants, vous allez trop vite. Attendez que j’aie déposé, au moins ! »
Et, tourné vers le président :
« Mon président, j’ai des choses de la dernière importance à vous communiquer, mais je désirerais parler devant deux témoins que j’ai croisés tout à l’heure dans le corridor… Vous saurez toute la vérité quand le comte de Gorbio et sa Nina-Noha seront ici !… »
Tout cela était tellement imprévu que c’était Chéri-Bibi qui semblait maintenant diriger les débats.
Le président fit un signe. On introduit Gorbio et Nina.
Tout le monde était debout dans l’attente d’une scène prodigieuse… On entendait les cris de ceux qui, derrière, à moitié étouffés, ne voyaient rien : « Assis ! Assis ! »… Et la voix du président : « Vais faire évacuer la salle ! »
Gorbio et Nina se trouvaient maintenant dans le prétoire et regardaient Chéri-Bibi sans comprendre. Enfin la chose éclata :
« L’assassin du banquier Raynaud, le voilà ! » s’écriait Chéri-Bibi en désignant Gorbio… « Et voici sa complice !… » ajouta-t-il en montrant Nina.
Le comte et sa maîtresse s’étaient soulevés au milieu d’une agitation formidable. Ils protestaient, ils criaient. Ils accablaient le témoin d’outrages.
Le président renonçait à se faire entendre. Il allait se lever quand Chéri-Bibi le retint, d’un signe.
Chéri-Bibi sortait de ses poches le collier et les papiers. Il les glissa rapidement sous le nez de Gorbio et de Nina, et les mit dans la main de l’huissier qui les déposa devant le président !
« J’apporte mes preuves ! fit-il, signées des coupables !… »
Cette fois, on ne pouvait plus douter, il n’y avait du reste qu’à considérer un instant l’effondrement de Gorbio et de la danseuse pour savoir à quoi s’en tenir.
Il y eut dans la salle un tel mouvement spontané de fureur contre les deux misérables que l’on put croire que la vague qui déferlait contre eux allait tout engloutir !
Heureusement, Chéri-Bibi était là… Il n’eut qu’à se retourner et à lever ses poings formidables pour que « le flot reculât, épouvanté !… »
« Vous n’allez peut-être pas les tuer avant qu’on les juge !… Et maintenant, monsieur le président, que vous avez la vérité sur l’affaire Raynaud, vous pouvez le croire quand il vous dit que Gisèle est sa fille ! En ce qui me concerne, je n’ai plus rien à faire ici ! Gendarmes ! faites votre devoir ! les menottes ! et qu’on me ramène au bagne ! Et au trot, s. v. p. ! Voilà trop longtemps que je suis privé de la chiourme… Loin du « pré », moi, je m’ennuie ! »
Mais avant que les menottes ne vinssent enserrer les poignets du bandit, une petite main s’était glissée entre les siennes : c’était celle de Françoise !
Palas, à son banc, sanglotait.
« Adieu, Palas ! jeta Chéri-Bibi avec un rauque sanglot qui lui déchirait la gorge. Adieu, mon poteau ! Tu sais, si t’as besoin de moi, fais-moi signe ! Je t’entendrai de là-bas ! »
Palas s’était soulevé et lui tendait les mains. Aucune force ne put arrêter le bandit. Les deux hommes s’étreignirent dans le silence solennel et angoissé de tous !… Seule la voix de M. Martens s’éleva :
« Ah ! on s’entend bien au bagne ! »
Mais Françoise lui répliqua, au milieu d’applaudissements qui firent crouler la salle :
« Au bagne, où vous avez envoyé mon mari dix ans pour un crime qu’il n’a pas commis ! Il n’y a qu’un homme qui a cru à son innocence ! Et cet homme, c’est Chéri-Bibi ! Permettez à mon mari de lui dire au moins merci !
– Ça, elle est chouette, la petite dame », fit une voix au fond de la salle.
Et c’était Zoé qui, fort émue des embrassements de Chéri-Bibi et de Palas, s’était jetée sur l’épaule de Yoyo !
La Ficelle voulut la prendre pour la mettre sur la sienne. Yoyo le fixa avec son regard « peau-rouge » ! La Ficelle n’insista pas.
« Tu comprends, lui dit Yoyo, je l’emmène ! Nous suivons Chéri-Bibi là-bas !… Rien ne t’empêche de nous accompagner avec ta Virginie !…
– Je suis trop vieux ! soupira la Ficelle…
– Envoie-moi des pruneaux ! » fit entendre la voix de Chéri-Bibi qui passait entre ses gardiens.
« Fatalitas !v’là encore monsieur le marquis bouclé ! »