Une théière fatale
« Mais enfin, lady Maccon, j’avais cru comprendre que vous étiez confinée à la campagne pour au moins deux jours de plus. » Le professeur Lyall fut le premier à remarquer Alexia lorsqu’elle entra dans le bureau principal du BUR. Le bâtiment, situé non loin de Fleet Street, était un poil trop crasseux et bureaucratique au goût d’Alexia. Lyall et lord Maccon partageaient une grande pièce sur le devant, qu’encombraient deux bureaux, un placard pour se changer, un sofa, quatre chaises, de multiples portemanteaux et une garde-robe remplie de vêtements pour les loups-garous de passage. Le Bureau étant constamment en train de dénouer une importante crise surnaturelle et ne semblant pas avoir de personnel pour faire le ménage, la pièce était également parsemée de paperasses, de plaques d’éthérographe en métal, de tasses sales et, bizarrement, d’un grand nombre de canards empaillés.
Lord Maccon leva les yeux d’une pile d’antiques rouleaux de pin chemin. Ses yeux fauves s’étrécirent. « Elle l’était, nom de nom ! Que fais-tu ici, femme ?
Je vais très bien », protesta Alexia en tâchant de ne pas donner l’impression qu'elle s’appuyait sur son ombrelle pour marcher. Bien que, à dire vrai, elle appréciait son soutien, car elle ne se dandinait plus, elle boitillait vaillamment.
Son mari poussa un long soupir de martyr et fit le tour de son bureau pour la rejoindre, la dominant de toute sa taille. Alexia s’attendait à ce qu’il lui adresse des reproches, mais à la place, il la prit dans ses bras avec enthousiasme, tactique magistrale qui lui permit de la manœuvrer en marche arrière jusqu’à une chaise dans un coin de la pièce.
Perplexe, lady Maccon se retrouva emportée dans les airs. « Eh bien, postillonna-t-elle. Vraiment. »
Le comte considéra cela comme une excuse pour lui donner un baiser brûlant. Sans doute pour l’empêcher d’ajouter quoi que ce soit.
Leurs pitreries firent glousser le professeur Lyall, qui revint à son travail, des pages bruissant doucement tandis qu’il calculait et soupesait quelque question d’État mathématiquement complexe.
« Je viens juste d’obtenir une information des plus intéressantes », dit lady Maccon en guise de manœuvre d’approche.
Cette affirmation détourna effectivement son mari d’éventuelles autres réprimandes. « Eh bien ?
- J’ai envoyé Ivy en Écosse pour apprendre de lady Kingair ce qui s’est réellement passé lors de cette tentative d’assassinat.
- Ivy ? Mme Tunstell ? Quel choix tout à fait étrange.
- Je ne sous-estimerais pas Ivy, si j’étais toi, mari. Elle a découvert quelque chose. »
Conall rumina un instant cette affirmation absurde, puis dit : « Oui ?
- Le poison seul ne devait pas venir de Londres ; un agent londonien était impliqué, un génie du crime, incroyable, non ? Ivy semble croire que cet homme a orchestré toute la tentative. »
Lord Maccon s’immobilisa. « Quoi ?
- Et toi qui pensais que tu avais définitivement réglé cette affaire. » Alexia se sentait très satisfaite d’elle-même, avec raison. Les traits du comte se figèrent - le calme avant la tempête. « A-t-elle fourni des détails sur l’identité de cet agent ?
- Seulement qu’il était surnaturel. »
Derrière eux, le professeur Lyall cessa de faire bruisser ses papiers. Il regarda dans leur direction, les traits de son visage lupin rendus plus aiguisés encore par la curiosité. Randolph Lyall ne devait pas sa position au sein du BUR au fait qu’il était le Béta de lord Maccon, mais à ses qualités innées d’enquêteur.
Il était astucieux et savait renifler les ennuis - littéralement, puisqu’il était un loup-garou.
Le tempérament de lord Maccon déborda. « Je savais que les vampires étaient impliqués, d’une manière ou d’une autre ! Les vampires sont toujours impliqués. »
Alexia le calma. « Comment sais-tu qu’il s’agissait des vampires ? Ce pourrait être un fantôme, ou même un loup- garou. »
Le professeur Lyall vint les rejoindre et participer à la conversation. « Ce sont des nouvelles graves. »
Le comte continua à disserter. « Eh bien, si c’était un fantôme, il est depuis longtemps en état de disanimus, donc nous n’avons aucune chance de ce côté-là. Et si c’était un loup- garou, ce devait être un solitaire quelconque. La plus grande partie d’entre eux ont été tués par le club Hypocras l’année dernière. Fichus scientifiques. Aussi, j’ai suggéré de commencer par les vampires.
- J’en étais moi aussi arrivée à une conclusion similaire, mari.
- Je vais aller voir les ruches », proposa le professeur Lyall, qui se dirigeait déjà vers une étagère à chapeaux.
Lord Maccon eut l’air de vouloir protester. Sa femme posa la main sur son bras. « Non, ce n’est pas une bonne idée. Il est bien plus diplomate que toi. Même s’il n’est pas un aristocrate à proprement parler. »
Le professeur Lyall dissimula un sourire, enfonça son haut- de-forme sur sa tête et sortit d’un pas vif dans la nuit sans un mot de plus, se contentant de toucher le bord de son chapeau en direction de lady Maccon avant de partir.
« Très bien, grommela le comte. Je vais m’occuper des isolés locaux. Il est possible que ce soit l’un d’entre eux. Et toi... tu restes ici et tu ne poses pas ce pied par terre.
- Voilà qui est à peu près aussi possible qu’un vampire prenant un bain de soleil. Je vais rendre visite à lord Akeldama. En tant que potentat, il doit être consulté. Le dewan aussi, j’imagine. Pourrais-tu envoyer quelqu’un demander si lord Slaughter peut venir me voir ce soir ? »
Songeant que lord Akeldama ferait au moins en sorte que sa femme reste assise un moment, ne serait-ce que pour échanger des ragots, le comte ne protesta pas plus. Il jura sans trop de rancœur et acquiesça à sa requête, envoyant l’agent spécial Haverbink alerter le dewan. Il insista néanmoins pour l’accompagner lui-même jusqu’à la demeure de lord Akeldama avant de commencer sa propre enquête.
« Alexia, mon poppadom, que faites-vous à Londres par cette belle soirée ? N’êtes-vous pas censée être au lit et vous délecter de votre état de faiblesse si romantique ? »
Pour une fois, lady Maccon n’était pas d’humeur à encourager les maniérismes fleuris de lord Akeldama. « Oui, mais quelque chose de très fâcheux s’est produit.
- Ma chère, c’est parfaitement extraordinaire ! Asseyez- vous donc et racontez tout à oncle Akeldama ! Du thé ?
- Bien entendu. Oh, et il faut que je vous avertisse : j’ai invité le dewan. L’affaire intéresse le Commonwealth.
- Eh bien, si vous insistez. Mais, ma très chère fleur, penser qu’une telle moustache doit entacher la grandeur rasée de frais de mon domicile, quelle horreur ! » On disait que Lord Akeldama interdisait le terrible ornement labial. À une occasion, le vampire avait eu des vapeurs en rencontrant une moustache inattendue au détour d’un couloir. Les rouflaquettes étaient autorisées, avec modération, et uniquement parce qu’elles faisaient fureur parmi les hommes du monde de Londres les plus à la mode. Et même là, elles devaient être aussi bien taillées que les topiaires d’Hampton Court.
Alexia s'installa dans l’une des magnifiques bergères à oreilles de lord Akeldama en soupirant. Boots, toujours attentionné, se précipita avec un pouf sur lequel poser sa cheville palpitante de douleur.
Lord Akeldama le remarqua, et s’avisa ainsi qu’ils n’étaient pas seuls. « Ah, Boots, adorable garçon, laissez-nous seuls, voulez-vous ? Oh, et apportez-moi le disrupteur de résonance auditive. Il est sur ma coiffeuse près de la crème française pour les mains à la verveine. Vous êtes gentil. »
Boots, resplendissant dans sa redingote favorite en velours vert forêt, hocha la tête et disparut. Il revint peut de temps après en poussant une desserte chargée de l'habituel assortiment de gourmandises et d'un petit appareil pointu.
« Autre chose, monsieur ?
- Non, merci, Boots. »
Boots dirigea son attention enthousiaste vers lady Maccon.
« Madame ?
- Non, merci, monsieur Bootbottle-Fipps. »
De façon remarquable, l’utilisation de son vrai nom sembla embarrasser le jeune dandy, qui rougit et recula en hâte pour sortir de la pièce, les laissant seuls avec une pléthore de coussins à pompons dorés et la grosse chatte tricolore qui ronronnait, placide, dans un coin.
Lord Akeldama donna un petit coup aux branches du disrupteur, déclenchant son bourdonnement grave, semblable à celui provoqué par deux abeilles en train de se disputer. Il installa avec précaution l’appareil au centre de la desserte. La chatte, jusque-là allongée sur le dos dans une position tout à fait indigne, roula sur elle-même, s’étira avec langueur et, contrariée par le bruit, se dirigea tranquillement vers la porte du salon. Lorsque sa queue battante et son derrière bien en évidence furent ignorés, elle émit un miaulement impérieux.
Lord Akeldama se leva. « À votre service, madame Pudge- Muffin », dit-il en la laissant sortir de la pièce.
Lady Maccon décida quelle et son hôte se connaissaient assez bien pour qu’elle se serve elle-même du thé. Ce qu’elle fit pendant qu’il s’occupait de l’exigeant félin.
Le vampire se rassit, croisa une jambe gainée de soie pardessus l’autre et se mit à balancer doucement le pied croisé. Chez un humain ordinaire, cela aurait été un geste d’impatience, mais chez lord Akeldama, cela semblait être l’indice d’une énergie réprimée plutôt que d’un état émotionnel quelconque. « J’aimais les animaux, ma tourterelle, le saviez-vous ? Quand j'étais mortel.
- Vraiment ? », l’encouragea Alexia avec prudence. Lord Akeldama parlait peu de sa vie d’avant. Elle avait peur d’empêcher d’autres confidences en en disant plus.
« Oui. Il est très troublant que je me retrouve en compagnie d’un seul chat. »
Alexia s’abstint de parler de la pléthore de messieurs à la mode qui semblaient constamment entrer, sortir et parcourir le domicile de lord Akeldama. « J’imagine que vous pourriez songer à avoir plus d’un chat.
- Oh, mon Dieu, non. Je deviendrais ce vampire qui a tous ces chats.
- Je ne pense vraiment pas que cela suffise à vous caractériser, my lord. » Alexia observa la tenue de soirée de son hôte : une queue-de-pie noire et des pantalons argent, combinés à un gilet corseté noir et argent et à une cravate de même couleur. Celle-ci était maintenue par une énorme épingle en filigrane d’argent et le monocle qui pendait négligemment d’une main gantée était en argent orné de diamants assortis. La chevelure dorée de lord Akeldama avait été peignée de manière à faire ressortir sa glorieuse couleur beurre, et elle était nouée en arrière, une unique et longue boucle s’en échappant artistiquement.
« Oh, ma clémentine, quelle merveilleuse remarque ! »
Lady Maccon but une gorgée de thé et raffermit son courage. « My lord, je répugne vraiment à demander cela, surtout à vous, mais pourriez-vous être complètement sérieux avec moi un instant ? »
Le pied de Lord Akeldama cessa de se balancer et son expression se durcit. « Ma très chère enfant, nous nous connaissons depuis des années maintenant, mais une telle demande va au- delà des limites de notre amitié.
- Je ne voulais pas vous offenser, je vous assure. Mais vous rappelez-vous cette enquête que je menais ? Sur le fait que la menace pesant sur la vie de la reine m’a conduite à déterrer une certaine tentative d’assassinat passée ?
- Bien entendu. J’ai d’ailleurs des informations plutôt notables à vous transmettre sur le sujet. Mais les dames d’abord, s’il vous plaît. »
Alexia était intriguée, mais elle continua à parler, comme les convenances l’exigeaient. « J’ai reçu des nouvelles d’Écosse. Il semblerait qu’il y avait un agent ici, à Londres, qui a fomenté le sinistre complot. Un agent surnaturel. Vous ne sauriez pas quelque chose à ce sujet, par le plus grand des hasards ?
- Ma très chère enfant, vous ne pensez tout de même pas que je...
- Non, en fait, pas du tout. Vous aimez recueillir des faits, lord Akeldama, mais vous semblez rarement les utiliser autrement que pour satisfaire votre curiosité personelle. Je ne vois vraiment pas comment une tentative d’assassinat ratée aurait le moindre rapport avec votre implacable soif d’informations.
- Très logique de votre part, mon bouton-d’or. » Lord Akeldama sourit, montrant ses crocs. L’éclairage au gaz leur donna un éclat argenté assorti à sa cravate.
« Et bien entendu, vous n’auriez jamais échoué. »
Le vampire rit, un bruit aigu et étincelant de plaisir inattendu. « C’est tellement gentil, ma petite crêpe, tellement gentil.
- Alors, qu’en pensez-vous ?
- Qu’un être surnaturel quelconque ait essayé de tuer la reine il y a vingt ans ?
- Mon mari pense que ce devait être un vampire. J’aurais tendance à soupçonner un fantôme, ce qui signifierait que la piste est froide, bien entendu. »
Lord Akeldama tapota l’un de ses crocs avec le bord de son monocle. « Je dirais que votre dernière option est la meilleure.
- Les loups-garous ? » Alexia regarda à l’intérieur de sa tasse.
« Un loup-garou, oui, mon cornichon. »
Alexia posa son thé et donna une chiquenaude aux deux branches du disrupteur pour améliorer son action. « Un solitaire, j’imagine, ce qui me met dans la même situation que pour le fantôme. La plupart des solitaires locaux ont été éliminés lors des expériences illégales du club Hypocras l’année dernière. » Elle se versa une seconde tasse de thé, ajouta une bonne dose de lait et la porta à ses lèvres.
Lord Akeldama secoua la tête avec une expression inhabituel-lement pensive. Le monocle cessa de tapoter. « Je crois qu’il vous manque une pièce du puzzle, ma noisette de beurre. Mon instinct me fait dire meute, pas solitaire. Vous ne savez pas comment était la meute locale à l’époque. Mais je m’en souviens. Oh, oui. La ville bruissait de rumeurs. Rien qui soit prouvé, bien entendu. Le dernier Alpha n’avait pas toute sa tête. Un fait bien caché du public et de la presse, et du monde diurne, d'ailleurs, mais un fait, néanmoins. Ce qu'il faisait pour s’attirer cette réputation, eh bien...
- Mais même il y a vingt ans, la meute locale était... » Alexia se carra dans le fauteuil, sa phrase en suspens, une main protectrice instinctivement posée sur son ventre.
« Woolsey. »
Elle passa mentalement en revue les membres de la meute de Woolsey. À l’exception de son mari et de Biffy, tous étaient d’anciens compagnons de l’Alpha précédent. « Channing, finit- elle par dire. Je parie que c’était Channing. Il n’aimait pas l’idée que j’enquête sur le passé. Il m’a interrompue dans la bibliothèque l’autre jour. Je vais devoir vérifier les archives militaires, bien sûr, pour vérifier qui était en Angleterre à l’époque et qui était en poste à l’étranger.
- Bon travail, approuva le vampire. Approfondi et minutieux, mais j’ai quelque chose de plus pour vous. Cette cuisinière qui travaillait pour l’OPC et sur qui vous enquêtiez ? La petite empoisonneuse ?
- Oh, oui. Comment êtes-vous au courant ?
- S’il vous plaît, ma chère. » Il inclina son monocle vers sa propre personne, comme il aurait pointé un doigt.
« Oh, bien entendu. Continuez, je vous prie.
- Elle aimait utiliser un procédé activé par le tanin. Très difficile à détecter, vous comprenez. À l’époque, son poison préféré était renforcé par l’utilisation d’eau chaude et d’un composé chimique que l’on trouve surtout dans le thé. »
Alexia posa sa tasse avec bruit.
Lord Akeldama poursuivit, le regard étincelant. « Le procédé nécessite une théière automécanique spéciale tapissée de nickel. La théière était censée être un cadeau pour la reine Victoria et la première fois qu’elle aurait pris son thé avec... La mort. » Le vampire désigna son propre cou en incurvant deux de ses doigts fins et parfaitement manucurés, pareils à des crocs. « Votre petit fantôme a peut-être fourni le poison, mais ce type de théières n’était fabriqué que par un seul fournisseur spécialisé. »
Lady Maccon plissa les yeux. Les coïncidences sont choses du destin. « Laissez-moi deviner, Béatrice Lefoux ?
- En effet. »
Alexia se leva, lentement et avec prudence, mais avec détermination, en s’appuyant sur son ombrelle. « Eh bien, voilà qui est édifiant, lord Akeldama. Très édifiant. Merci. Je dois m’en aller. »
À ce moment précis, il y eut de l’agitation dans le hall et la porte du salon s’ouvrit en grand pour révéler le dewan.
« Que signifie la convocation que je viens de recevoir ? » Il déboula dans la pièce, tout fulminant, apportant une odeur d’air nocturne de Londres et de viande crue.
Lady Maccon passa devant lui en se dandinant comme si la convocation n’avait pas le moindre rapport avec elle. « Oh, hello, dewan. Le potentat sera ravi de tout vous expliquer. Veuillez m’excuser, messieurs. Une affaire importante. » Elle s’interrompit en cherchant une excuse. « Des achats. Je suis sûre que vous comprendrez. Des chapeaux. Des chapeaux très cruciaux.
- Quoi ? dit le loup-garou. Mais vous m’avez demandé de venir vous voir ! Ici, lady Maccon ! Dans la maison d’un vampire ! »
Lord Akeldama se leva, abandonnant sa posture savamment détendue comme s’il avait l’intention d’intercepter lady Maccon.
Alexia lui fit un petit signe joyeux de la main depuis la porte en sortant de son pas de canard et en montant dans la calèche qui l’attendait. « Regent Street, vite. Le Chapeau de Poupe. »
Lady Maccon regarda à peine les chapeaux. Elle traversa la boutique en passant devant l’employée bafouillante, d’une manière qui était, il faut le dire, très « grande dame ».
« Je connais le chemin », dit-elle à la jeune fille inquiète, et elle ajouta : « Elle m’attend. » Ce qui était bien entendu un mensonge éhonté mais parvint à calmer la gamine. Heureusement pour tous, la vendeuse eut la présence d’esprit de retourner le panneau « FERMÉ » et de clore la porte avant que quiconque puisse voir lady Maccon disparaître dans le mur.
Mme Lefoux était dans son cabinet d’invention et semblait, si cela était possible, encore plus émaciée et malade que lorsque Alexia l’avait vue la dernière fois.
« Ma chère Geneviève ! Je croyais que c’était moi qui devais être clouée au lit. Vous semblez avoir besoin d’une semaine de repos. Ce nouveau projet ne peut tout de même pas être si vital que vous deviez vous ruiner la santé pour le mener à bien. »
L'inventrice eut un pâle sourire mais leva à peine le regard de son travail ; elle était concentrée sur les plans d’un moteur déroulés devant elle sur une caisse en métal. L’énorme engin aux airs de chapeau melon qu’elle était encore en train de construire se dressait derrière elle, l’air d’être d’un seul tenant.
Il faisait environ trois fois la taille de lord Maccon, sa cabine de pilotage en forme de capsule reposant à présent sur de multiples tentacules.
Alexia se dit que son amie se concentrait peut-être aussi intensément sur son travail parce qu’elle en avait besoin pour se distraire de l’état de sa tante. « Mon Dieu, cette chose est plutôt effrayante, non ? Comment pensez-vous la faire sortir d’ici, Geneviève ? Elle ne passera jamais par votre couloir.
- Oh, elle n’est qu’en partie assemblée. Je la démonterai. J’ai un accord avec le Pantechnicon pour utiliser un hangar pour l’étape de construction finale. »
La Française se leva, s’étira et fit face à lady Maccon pour la première fois depuis son arrivée. Elle essuya ses mains couvertes de graisse avec un chiffon puis accueillit son invitée dans les formes.
Un doux baiser fut déposé sur la joue d’Alexia, ce qui lui rappela la sollicitude passée de son amie.
« Êtes-vous certaine qu’il n’y a rien dont vous voudriez parler ? Je puis vous assurer que je suis la discrétion même. Je resterai muette. N’y a-t-il rien que je puisse faire pour vous aider ?
- Oh, j’aimerais que oui, très chère. » Mme Lefoux s’écarta, ses épaules élégantes toutes voûtées.
Alexia se demanda si la tristesse de son amie ne pouvait pas avoir d'autres causes. « Quesnel a-t-il à nouveau posé des questions sur sa vraie mère ? »
Geneviève et elle avaient parlé de ce sujet par le passé. On considérait que la mort violente d’Angélique était un événement trop éprouvant pour un jeune garçon impressionnable. De même que le fait que l’ancienne femme de chambre eût été sa mère biologique.
Le menton doux de Mme Lefoux se raffermit. « C’est moi, sa vraie mère. »
Lady Maccon comprenait qu’elle soit sur la défensive. « Ce doit tout de même être difficile de ne pas lui parler d’Angélique. »
Les fossettes de Geneviève firent une pâle apparition. « Oh, Quesnel est au courant.
- Oh, oh, mon Dieu. Comment ?...
- Je préférerais ne pas en discuter maintenant. » Le visage de l’inventrice, qui avait toujours été difficile à déchiffrer, se ferma complètement, et ses fossettes disparurent aussi sûrement qu’un lapin dans un terrier. Alexia, attristée par tant de froide réticence, respecta néanmoins le souhait de son amie. « En fait, j’ai besoin de vous consulter sur une question de travail. J’ai récemment appris quelque chose au sujet des activités passées de votre tante. J’ai cru comprendre qu’elle fabriquait des théières automatiques très spéciales. Plaquées nickel ?
- Oh, oui ? Quand était-ce ?
- Il y a vingt ans.
- Eh bien, je m’en souviens à peine moi-même, j’en ai peur. Vous avez peut-être raison, bien entendu. Nous pouvons tenter d’en parler avec elle, ou consulter ses archives. Mais je vous avertis, elle est difficile à atteindre. » Elle passa au français. « Tante Béatrice ? » dit-elle de sa voix musicale.
Une silhouette spectrale sortit d’un mur en chatoyant. L’apparence de la femme fantôme s’était dégradée depuis la dernière fois, et elle ne paraissait presque plus humaine ; son corps, qui perdait sa cohérence, s’était transformé en brume. « Est-ce que j’entends mon nom ? Est-ce que j’entends des cloches ? Des cloches en argent !
- Elle en est au stade du poltergeist ? demanda Alexia, la voix adoucie par la sympathie.
- Presque, hélas. Elle a des moments de lucidité. Je ne l’ai pas encore complètement perdue. Allez-y, essayez. » On entendait la tristesse dans la voix de Geneviève.
« Veuillez m’excuser, Autrefois Lefoux, mais vous souviendriez-vous d’une commande spéciale pour une théière remontant à vingt ans ? Plaquée au nickel ? » Alexia lui précisa d’autres détails.
La femme fantôme l’ignora et s'éleva vers le haut plafond, flottant autour de la tête du gigantesque projet de sa nièce, s’étirant jusqu’à devenir une sorte de tiare grotesque.
Le visage de Geneviève s’allongea. « Laissez-moi jeter un coup d’œil à ses vieilles archives. Je crois que je les ai gardées quand elle a emménagé. »
Pendant que Mme Lefoux farfouillait plus loin dans un coin de son énorme laboratoire, Autrefois Lefoux dériva vers Alexia, comme attirée en dépit de sa volonté. Elle était vraiment en train de perdre le contrôle de sa cohésion non-corporelle, ce qui était le stade ultime du disanimus. Ses facultés mentales l’abandonnant, elle oubliait qu’elle était humaine, oubliait ce à quoi son propre corps avait autrefois ressemblé. C’était du moins l’hypothèse des scientifiques. L’existence d’un contrôle mental sur le corps physique était une théorie populaire.
L’éther environnant effrangeait des tentacules brumeux de la silhouette spectrale, les faisant dériver vers lady Maccon. La nature paranaturelle d’Alexia fracturait l’éther restant dans le corps du fantôme et le déchirait. Le phénomène était bizarre, pareil à des bulles de savon sur de l’eau s’enroulant au fond d’un évier.
La femme fantôme semblait observer sa propre destruction avec intérêt. Jusqu’à ce qu’elle se rappelle son identité et recule en se rétractant. « Paranaturelle ! siffla-t-elle. Femelle paranaturelle ! Qu’est-ce que... Oh, oh, oui. Vous êtes celle qui va arrêter ça. Tout arrêter. Oui. »
Puis un objet invisible détourna son attention. Elle tourbillonna, s’éloignant d’Alexia tout en marmonnant pour elle- même. Derrière le murmure de sa voix, Alexia distinguait le gémissement aigu dans lequel toutes ses paroles finiraient par se dissoudre - le cri épouvantable d’une âme en train de mourir.
Alexia secoua la tête. « Pauvre chose. Quelle façon d’en finir. C’est si embarrassant.
- Mauvaise piste. Mauvaise piste ! » baragouina Autrefois Lefoux.
Mme Lefoux revint et passa à travers elle tant elle était perdue dans ses pensées. « Oh, oups, désolée, ma tante. Je m'excuse, Alexia. Je n’arrive pas à trouver la caisse où j’avais empilé ces archives. Laissez-moi un peu de temps et je verrai ce soir ce que je peux trouver. Est-ce que cela irait ?
- Bien entendu, merci d'avoir essayé.
- Et maintenant, si vous voulez bien m'excuser ? Je dois vraiment retourner travailler.
- Oh, certainement.
- Et vous devez aller retrouver votre mari. Il vous cherche.
- Oh, vraiment ? Comment le savez-vous ?
- S’il vous plaît, Alexia, vous vous promenez hors de votre lit, en boitant et horriblement enceinte. Vous connaissant, je suis tout à fait certaine que ce ne devrait pas être le cas. Ergo, il doit vous chercher.
- Comme vous nous connaissez bien tous les deux, Geneviève. »
Lord Maccon cherchait bien sa femme vagabonde. À peine la calèche s etait-elle arrêtée devant leur nouvelle résidence qu’il ouvrit la porte d’entrée, descendit l’escalier et la prit dans ses bras.
Alexia supporta ses attentions avec beaucoup de patience. « Faut-il vraiment que tu fasses une scène sur la voie publique ? » fut tout ce qu’elle dit après qu’il l’eut embrassée avec ardeur.
« J’étais inquiet. Tu es partie beaucoup plus longtemps que ce à quoi je m’attendais.
- Tu as pensé à me chercher chez lord Akeldama ?
- Eh bien, oui, et à la place j’ai trouvé le dewan, hélas. »
Cette phrase fut grondée d’une manière très lupine pour un homme que ses devoirs d’époux transformaient en humain en cet instant précis.
Le comte porta sa femme jusque dans leur petit salon, que cinq jours d’absence avaient permis de rénover, même si le résultat n’était pas au niveau des exigences rigoureuses de Biffy. Alexia était convaincue qu’une fois que le dandy se serait remis de son indisposition mensuelle, il ferait en sorte que la pièce retrouve une condition acceptable.
Lord Maccon déposa sa femme sur une chaise, puis s’agenouilla près d’elle en serrant l’une de ses mains. « Dis-moi franchement, comment te sens-tu ? »
Alexia prit une inspiration. « Vraiment ? Je me demande parfois si, comme Mme Lefoux, je ne devrais pas m’habiller en homme.
- Dieu du ciel, pourquoi ?
- En dehors de la question de la mobilité, veux-tu dire ?
- Mon amour, en ce moment, je ne pense pas que ce soit dû à tes vêtements.
- Effectivement, mais après le bébé, je veux dire.
- Je ne vois vraiment pas pourquoi tu voudrais faire cela.
- Ah non ? Je te mets au défi de passer une semaine dans un corset, des jupes longues et une tournure.
- Comment sais-tu que je ne l'ai jamais fait ?
- Oh, non !
- Maintenant, cesse ce petit jeu. Comment te sens-tu vraiment ? »
Alexia soupira. « Fatiguée, un peu, frustrée, beaucoup, mais physiquement en forme, sinon mentalement. Ma cheville ne me fait que peu souffrir et le désagrément embryonnaire s’est montré d’une patience remarquable au cours de mes trajets en calèche et autres allées et venues. » Elle songea à soulever la question des idées de lord Akeldama sur le problème relatif à la reine. Sachant qu’elle avait du mal à s’exprimer avec délicatesse et que son mari n’y arrivait pas du tout, elle décida qu'il apprécierait sans doute qu’elle soit directe.
« Lord Akeldama pense que le cerveau londonien de ta conspiration de Kingair était un membre de la meute de
Woolsey.
- Vraiment, seigneur Dieu !
- Reste calme, mon chéri. Pense logiquement. Je sais que ça t’est difficile. Mais quelqu’un comme Channing ne prendrait-il pas... »
Lord Maccon secoua la tête.
« Non, pas Channing. Jamais il...
- Mais lord Akeldama dit que l’Alpha précédent n’avait plus toute sa tête. Cela n’aurait-il pas pu avoir un rapport avec la tentative d’assassinat ? S’il avait ordonné à Channing de...
- Non, répliqua lord Maccon d’une voix tranchante. Mais lord Woolsey lui-même ? Ça, c’est une idée. Même si je répugne à l’admettre. Cet homme était fou, ma chère. Complètement.
Cela arrive, surtout aux Alphas, quand nous devenons trop vieux. Nous autres loups-garous nous battons entre nous pour une bonne raison, tu sais. Autre que l'étiquette du duel. Surtout les Alphas. On ne devrait pas nous laisser vivre éternellement : notre cerveau déraille. C’est ce que disent les chants des hurleurs, en tout cas. Celui des vampires aussi, si tu veux mon avis. Il suffit de regarder lord Akeldama pour comprendre que... Mais je m’égare. »
Sa femme lui rappela où en était leur conversation. « Lord Woolsey, disais-tu ? »
Lord Maccon baissa les yeux sur leurs mains jointes. « La folie. Cela peut prendre quantité de formes. Des penchants éso-tériques tout à fait inoffensifs, ou pas. Pour moi, lord Woolsey est devenu pervers. Et même brutal dans ses... » Il s’interrompit, cherchant le terme qui ne choquerait pas même son indomptable femme. «... goûts. »
Alexia réfléchit. Conall était un amant agressif et exigeant, bien qu’il puisse se montrer très doux. Bien entendu, avec elle, il n’avait pas de dents avec lesquelles causer des dégâts autres qu’une petite morsure ou deux. Mais à une ou deux reprises au début de leur relation, elle s’était demandée s’il ne la considérait pas un peu comme de la nourriture. Elle avait également beaucoup trop lu les journaux de son père.
« Violent dans ses relations conjugales, tu veux dire ?
- Pas précisément, mais d’après ce qu’on m’a dit, il avait tendance à trouver du plaisir dans des activités sadiques. » Lord Maccon en rougit pour de bon. Cela lui arrivait lorsqu’il touchait Alexia. Comme un petit garçon ; elle trouvait cela adorable. Elle caressa son épaisse chevelure noire de sa main libre.
« Mon Dieu. Et comment la meute est-elle parvenue à garder cela secret ?
- Oh, tu serais surprise. Les loups-garous ne sont pas les seuls à avoir ce genre de penchants. Il existe même des bordels qui... »
Alexia leva la main. « Non, merci, chéri. Je préfère ne pas connaître plus de détails.
- Bien sûr, mon amour, bien sûr.
- Je suis heureuse que tu l’aies tué. »
Lord Maccon hocha la tête et lâcha la main de sa femme, puis se leva et se détourna, perdu dans ses souvenirs. Il arrangea un petit groupe de daguerréotypes posés sur le manteau de la cheminée. Ses gestes avaient retrouvé la vitesse et la férocité dus à sa personnalité surnaturelle de loup-garou. « Comme moi, femme, comme moi. J’ai tué beaucoup de gens en mon temps, pour la reine et pour mon pays, pour la meute et en combat singulier, et j’ai rarement l’occasion de dire que je suis fier de cette partie de ma vie immortelle. Cet homme était une brute et j’ai effectivement eu la chance d’être assez solide pour l’éliminer, et il était juste assez fou pour faire de mauvais choix dans le feu de la bataille. Il s’est autorisé à y prendre trop de plaisir. »
Lord Maccon redressa soudain la tête - son ouïe surnaturelle lui avait permis d’entendre un son qu’Alexia ne pouvait distinguer.
« Il y a quelqu’un à la porte. » Il posa l’image qu’il tenait et se tourna face à l’entrée en croisant les bras.
Sa femme prit son ombrelle.
La femme fantôme ne savait plus où elle en était. C'était souvent le cas ces dernières nuits. Et elle était seule. Ils étaient tous partis, jusqu’au dernier, si bien qu'elle flottait au milieu de sa folie, et que son immortalité se dissolvait dans le silence et l'éther. Des fla-ments de son être véritable dérivaient. Et aucun visage amical ne lui tenait compagnie pendant qu’elle mourait une seconde fois.
Elle se rappela que quelque chose n ’était pas terminé. Était-ce sa vie ?
Elle se souvint qu’elle devait faire quelque chose. Était-ce mourir ?
Elle se souvint que quelque chose n’allait pas. Elle avait tenté de le réparer, non ? Pourquoi se soucier des vivants ?
Ça n’allait pas, rien n'allait. Elle avait tort. Et bientôt elle n'aurait pas tort. Et ça n’allait pas non plus.