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Le mercredi midi, j'étais de très mauvaise humeur: j'avais passé la matinée à attendre pour témoigner dans une audience préliminaire pour une affaire qui s'était finalement résolue hors du tribunal. Bien sûr, j'étais content que ce soit réglé, mais contrarié d'avoir perdu ma matinée, sans compter que je n'avais pas eu le temps de déjeuner et que je m'inquiétais du sort de prot.

Il arriva pile à l'heure de sa séance, tranquille comme Baptiste et toujours vêtu de ses pantalons de velours bleu. Je hurlai :

- Où étiez-vous passé, Bon Dieu ?

- Terre-Neuve, Labrador, Groenland, Islande.

- Comment êtes-vous sorti de l'hôpital ? -Je suis parti, c'est tout.

- Et personne ne vous a vu ?

- Personne.

- Vous vous y êtes pris comment ?

- Je vous l'ai déjà expliqué.

- Ah ! oui, avec des miroirs.

Continuer cette conversation n'avait aucun sens. La bande du magnéto enregistra à cet instant un silence pesant rythmé par le tambourinage de mes doigts sur le bras de mon fauteuil.

- La prochaine fois, prévenez-moi quand vous partez, lui dis-je.

- Je vous avais prévenu.

- Autre chose : je ne pense pas qu'il soit souhaitable que vous racontiez aux patients que vous allez les emmener avec vous.

- Je n'ai jamais dit ça.

- Vraiment ?

- Je vous assure. Je leur ai simplement dit que je ne pourrais emmener qu'une seule personne.

- Ne faites pas de promesses que vous ne pourrez pas tenir.

- Je n'ai rien promis.

Il avisa un saladier rempli des fruits du jardin de Mme Trexler à Hoboken et mordit dans une grosse fraise.

 

J'étais mort de faim, et cette fois-ci je me joignis à lui. Pendant quelques minutes nous nous regardâmes en chiens de faïence tout en mastiquant avec rage, comme deux lutteurs se mesurant des mâchoires avant de passer à l'attaque.

- Si vous pouvez partir quand bon vous chante, pourquoi diable êtes-vous revenu ? lui demandai-je.

Il avala une poignée de myrtilles et prit une profonde inspiration.

- Je suis aussi bien ici qu'ailleurs pour écrire mon rapport, d'autre part vous me nourrissez tous les jours, et les fruits sont délicieux. Et puis je vous aime bien, ajouta-t-il d'un air espiègle.

- Vous me promettez de rester tranquille un bon bout de temps ?

- Jusqu'au 17 août.

- Bien. On y va ?

- Volontiers.

- Parfait.

- Êtes-vous capable de dessiner une carte du ciel depuis n'importe quel endroit de la galaxie ? Disons Sirius?

- Non.

- Pourquoi cela ?

- Je n'y suis jamais allé.

- Mais cela ne vous pose pas de problème pour les endroits que vous avez visités ?

- Naturellement.

- Pouvez-vous me dessiner assez rapidement quelques ciels ?

 

- Volontiers.

- Bien. Et maintenant : où êtes-vous allé ces derniers jours ?

- Je vous l'ai dit: Terre-Neuve, Labrador...

- Hum, hum. Et comment vous sentez-vous après ce long voyage ?

- Très bien, merci. Et vous, narr, comment ça va ?

- Narr?

- Sur k-pax, gene se traduirait par narr. Cela rime avec «noir».

- Je vois. Cela viendrait-il du terme français «narrer»?

- Non. Ça vient du pax-o et ça signifie «celui qui doute ».

- Oh... Et «prot», comment le traduiriez-vous en anglais ? « Celui qui est sûr de lui » ?

- Nein. «Prot» vient d'un mot de vieux k-paxien qui veut dire « celui qui séjourne ». Croyez-le si vous voulez, mais ça se traduirait par ripley.

- Et si je vous demandais de me traduire un texte anglais en pax-o, par exemple Hamlet?

- Pas de problème. Vous le voulez pour quand ?

- Dès que possible.

- La semaine prochaine, ça vous convient ?

- Parfait. Et maintenant que nous avons bien discuté des sciences sur k-pax, si vous me parliez des arts?

- Vous voulez dire la peinture, la musique, des trucs dans ce genre ?

 

- La musique, la sculpture, la danse, la littérature... Le sourire coutumier réapparut, et il croisa les doigts.

- Il existe des points communs avec les arts terriens. Mais souvenez-vous que nous avons plusieurs milliards d'années d'avance sur vous.

Notre musique ne se fonde pas sur un système aussi primitif que les notes, et nos arts ne s'inspirent pas de visions subjectives.

- Elle n'est pas fondée sur des notes ? Mais sur quoi?

- Elle est continue.

- Pouvez-vous me donner un exemple ?

Il déchira une feuille de papier de son bloc et se mit à dessiner.

Pendant ce temps-là, je lui demandai pourquoi, avec tous les dons et les connaissances dont il était doté, il se sentait obligé de consigner ses observations par écrit.

- Ça tombe sous le sens : et s'il m'arrivait quelque chose avant que je retourne sur k-pax?

Puis il me montra le dessin suivant : - C'est un de mes airs préférés, dit-il en souriant. Je l'ai appris quand j'étais enfant.

Tandis que j'essayais vainement de me faire une idée de ce que ça représentait, il ajouta :

- Vous comprendrez tout de suite pourquoi j'ai un faible pour votre John Cage.

- Pouvez-vous me fredonner quelques mesures de cette chose ?

- Vous savez bien que je ne sais pas chanter. Et puis, on ne peut pas réduire ça à un «air».

- Je peux le garder ?

 

- En souvenir de ma visite...

- Merci. Qu'entendez-vous exactement par «nos arts ne s'inspirent pas d'une vision subjective » ?

- Eh bien ! nous n'utilisons pas le procédé que vous appelez «fiction».

- Pourquoi pas ?

- À quoi bon ?

- Par le biais de la fiction, il arrive que l'on saisisse mieux la vérité.

- Pourquoi tourner autour du pot ? Mieux vaut aller droit au but.

- La vérité n'a pas le même sens selon les personnes.

- La vérité est la vérité. Ce dont vous parlez, c'est du faux-semblant.

Un monde de fantaisie. Dites-moi...

Il se pencha sur son carnet de notes.

- Pourquoi les êtres humains sont-ils si bizarrement convaincus qu'une croyance équivaut à une vérité ?

- Parce qu'il arrive que la vérité soit blessante. Parfois nous avons besoin de croire en une vérité supérieure.

- Quelle vérité peut bien être supérieure à la vérité elle-même ?

- Il existe plusieurs genres de vérités. Prot continuait d'écrire dans son carnet.

- Il n'existe qu'une seule vérité. Elle est absolue. Inutile de fuir, elle finira toujours par vous rattraper.

Il me sembla que ces mots étaient emprunts de regrets.

- Vous oubliez une donnée, répliquaije. Nos croyances sont fondées sur des expériences incomplètes et conflictuelles. Nous avons besoin d'aide pour résoudre ce genre de dilemme, peut-être pourriez-vous nous aider ?

Il releva la tête d'un air surpris.

- Comment cela ?

- Racontez m'en davantage sur votre vie à k-pax.

- Qu'aimeriez-vous savoir ?

- Parlez-moi de vos amis et de vos connaissances.

- Tous les k-paxiens sont mes amis. Mais il n'existe pas de mot pour «ami» en pax-o. Ni pour «ennemi» d'ailleurs.

- Parlez-moi d'eux. Ce qui vous vient à l'esprit.

- Eh bien, il y a brot, mano, swon, fled et...

- Qui est brot ?

- Il vit dans les bois de Rillward de reldo. Mano est...

- Reldo ?

- Un village près des montagnes pourpres.

- Et c'est là que vit brot ?

- Oui, dans les bois.

- Pourquoi ?

- Parce que les orfs vivent généralement dans les bois.

- Les orfs ?

- Une espèce qui se situe entre la mienne et les trods. Les trods ressemblent beaucoup à vos chimpanzés, mais en plus gros.

 

- Vous voulez dire que les orfs ne sont pas tout à fait humains ?

- Encore une contradiction dans les termes ! Vous me demandez s'il s'agit d'un de nos ancêtres? La réponse est oui. Il se trouve que nous n'avons pas détruit nos précurseurs les plus proches comme vous l'avez fait sur la terse.

- Et vous considérez les orfs comme des amis ?

- Bien sûr.

- À propos, comment appelez-vous votre propre espèce ?

- Dremers.

- Et combien de précurseurs existe-t-il entre les trods et les dremers?

- Sept.

- Et aucun n'a disparu de la surface de k-pax?

- Exactly.

- À quoi ressemblent-ils ?

- Ils sont très beaux.

- Êtes-vous dans l'obligation de vous en occuper ?

- Il nous arrive parfois de nettoyer derrière eux. Autrement ils prennent très bien soin d'eux-mêmes, comme tous les êtres.

- Ils parlent ? Vous les comprenez ?

- Absolument. Tous les êtres «parlent». Il suffit de connaître leur langage.

- Bon. Continuez.

 

- Mano est tranquille. Elle passe la plus grande partie de son temps à étudier les insectes. Swon est doux et vert. Fled est...

-Vert?

- Bien sûr. Swon est un em. Quelque chose comme une grenouille, mais aussi grosse qu'un chien.

- Vous donnez des noms aux grenouilles ?

- Il faut bien les nommer.

- Entendez-vous par là que vous donnez des noms à toutes les grenouilles de k-pax ?

- Bien sûr que non. Seulement à celles que je connais.

- Vous connaissez beaucoup d'animaux inférieurs ?

- Ils ne sont pas inférieurs. Juste différents.

- Comment se fait-il que ces espèces soient comparables à celles que nous avons sur la Terre ?

- Vous possédez davantage de variétés, mais, d'un autre côté, nous n'avons pas de carnivores. Et puis...

Il avait l'air ravi.

- Pas de mouches, pas de moustiques, pas de cafards...

- Ça semble trop beau pour être vrai.

- Oh ! mais c'est vrai, je vous le garantis.

- Revenons-en aux gens.

- Il n'y a pas de «gens» sur k-pax.

 

- Je veux parler des êtres de votre propre espèce. Les... euh...

dremers.

- Comme vous voulez.

- Parlez-moi de votre amie mano.

- Comme je vous l'ai déjà dit, elle est fascinée par le comportement des insectes.

- J'aimerais en savoir davantage sur elle.

- Elle a des cheveux bruns soyeux, un front lisse, et elle est toujours très occupée.

- Vous entendez-vous bien avec elle ?

- Naturellement.

- Mieux qu'avec les autres K-paxiens ? -Je m'entends bien avec tout le monde.

- N'y a-t-il pas des dremers avec lesquels vous vous entendez mieux, que vous préférez aux autres ?

- Je les aime tous.

- Donnez-moi quelques noms.

Lourde erreur. Avant que j'aie pu l'arrêter, il égrena une soixantaine de noms bizarres.

- Vous entendez-vous bien avec votre père ?

- Écoutez, gene, vous devriez soigner vos trous de mémoire. Je peux vous donner un ou deux conseils si jamais...

- Avec votre mère ?

- Bien sûr.

 

- Diriez-vous que vous l'aimez ?

- L'amour implique la haine.

- Vous n'avez pas répondu à ma question.

- Aimer... plaire... c'est une question de sémantique.

- Très bien. Prenons les choses dans l'autre sens. Y a-t-il quelqu'un que vous n'aimez pas ? Que vous détestez ?

- Tout le monde sur k-pax est exactement comme moi ! Pourquoi devrais-je haïr qui que ce soit ? Pourquoi devrais-je me haïr ?

- Sur Terre, il y a des gens qui ne s'aiment pas. Ceux qui n'ont pas vécu selon les valeurs auxquelles ils croyaient, qui n'ont pas atteint les buts qu'ils s'étaient fixés. Ceux qui ont commis des erreurs terribles, qui ont fait du mal à quelqu'un et l'ont regretté...

- Je vous l'ai déjà dit auparavant: personne sur k-pax ne ferait de mal à qui que ce soit !

- Même sans y prendre garde ? -Non!

- Jamais ?

- Vous êtes sourd ? hurla-t-il.

- Non, je vous entends tout à fait clairement. Je vous en prie, calmez-vous, je suis désolé de vous avoir bouleversé.

Il hocha la tête avec violence.

Je savais que je tenais une piste, mais je n'étais pas certain de bien m'y prendre. Tandis qu'il se calmait, nous avons parlé des patients, parmi lesquels Maria et ses alter ego protecteurs. La situation de Maria sembla l'intéresser. Qui sait d'où vous vient l'inspiration? À

moins qu'il ne s'agisse d'une brusque éclaircie dans le brouillard de la stupidité ? Bref, je réalisai brusquement que, pour des raisons sans doute personnelles, je m'étais fixé uniquement sur son phantasme. Pourquoi diable n'avais-je pas attaqué le problème sous l'angle de l'amnésie hystérique !

- Prot ?

Ses poings se desserrèrent progressivement. -Oui?

- Je viens de penser à quelque chose.

- Allez vous faire foutre, docteur brewer.

- Je me demandais si vous seriez d'accord pour vous laisser hypnotiser lors de la prochaine séance ?

- Pour quoi faire ?

- Appelons cela une expérience. Parfois l'hypnose ramène à votre mémoire des sensations et des souvenirs trop douloureux pour les laisser remonter dans le conscient.

- Je me souviens de tout ce que j'ai fait, c'est inutile.

- Je vous le demande comme une faveur personnelle.

Il m'observa d'un air méfiant.

- Pourquoi hésitez-vous? Avez-vous peur d'être hypnotisé ? Le procédé était un peu gros, mais il fonctionna.

- Bien sûr que non !

- Ça marche pour mercredi prochain ?

- Mercredi prochain, c'est le Quatre Juillet. Vous travaillez le jour de la fête nationale ?

- Ah ! mince, on sera déjà en juillet ? Très bien. Nous ferons un test mardi pour voir si vous êtes sensible à l'hypnose, et on commencera la semaine suivante. Ça vous va ?

 

- Parfaitement, cher monsieur, me répondit-il brusquement calmé.

- Vous ne projetez pas de partir en voyage ?

- Au risque de me répéter : pas avant 3 h 31 du matin, le 17 août.

Et il retourna dans la salle 2 où on lui réserva un accueil digne du Fils prodigue.

Le lendemain matin, quand j'arrivai à l'hôpital, Giselle attendait devant la porte de mon bureau. Elle portait la même tenue que la première fois, ou alors des vêtements identiques. Son sourire faisait briller ses petites dents.

- Pourquoi ne m'avez-vous pas parlé de prot? demandat-elle de but en blanc.

Je m'étais couché à trois heures pour finir un article et étais venu tôt pour préparer un discours que je devais prononcer à un déjeuner du Rotary Club, sans compter que je ne m'étais pas encore remis de la disparition temporaire de prot. Enfin la pendule de mon bureau sonna pour me rappeler à l'ordre, ce qui me porta sur les nerfs.

- Qu'est-ce que vous lui voulez, à prot ? demandai-je d'un ton sec.

- J'ai décidé de centrer mon article sur lui. Avec votre permission, bien entendu.

Je laissai tomber ma serviette bourrée à craquer sur mon bureau.

- Pourquoi prot ?

Elle se pelotonna dans le fauteuil en cuir brun, dans ce style qui n'appartenait qu'à elle. Je me demandai si c'était prémédité ou si elle était

totalement

inconsciente de

l'effet

charmant

que

ce

comportement produisait sur les messieurs d'un certain âge, surtout ceux qui souffrent des symptômes de la crise mentionnée par Brown.

En tout cas, j'avais désormais une petite idée sur les raisons de son succès en tant que reporter.

 

- Parce qu'il me fascine, me répondit-elle.

- Savez-vous qu'il est un de mes patients ?

- Betty me l'a dit. Voilà la raison de ma visite : j'aimerais jeter un coup d'œil à son dossier.

Elle battait des cils d'un air ingénu. Je m'affairai à transférer le contenu de ma serviette sur mon bureau déjà surchargé.

- Prot est un patient particulier, lui dis-je. Il nécessite un traitement très délicat.

- Je ferai attention, je ne tiens pas à mettre mon reportage en péril. Et je ne divulguerai aucune confidence, ajouta-t-elle dans un murmure.

Et elle ajouta : - Je sais que vous projetez d'écrire un livre sur lui.

Je me mis à hurler : - Qui vous a dit cela ?

- Mais... prot lui-même.

- Prot ? D'où tient-il une information pareille ? -Je l'ignore. Mais je tenais à vous assurer que mon reportage ne nuirait en rien à votre livre. Au contraire, cela lui fera de la publicité. Et je vous le soumettrai avant publication. Qu'en pensez-vous ?

Je la fixai un instant, cherchant un moyen de me tirer de ce mauvais pas. Elle sentit aussitôt mes réticences.

- Si je parvenais à l'identifier, vous me laisseriez le champ libre ?

Elle me tenait et elle le savait. -Vous me rembourserez les frais, ajouta-t-elle aussitôt.

 

Au cours du week-end, j'étudiai la transcription des huit entretiens avec prot. Tout semblait indiquer qu'il avait connu au moins un épisode violent dans son passé, épisode qui avait déclenché cette fuite hystérique du monde réel, qu'il rejetait de toutes ses forces, et qui l'avait incité à rejoindre un monde idyllique où l'absence de relations humaines permettait d'éviter tous les problèmes, petits ou grands, dont nous sommes quotidiennement affligés. Et par la même occasion de connaître toutes les joies qui font que la vie vaut le coup d'être vécue...

Je décidai de demander à prot de passer le 4 Juillet chez moi pour voir si un environnement familial ordinaire me permettrait de saisir quelque chose qui m'aurait échappé. J'avais déjà tenté cette expérience avec quelques patients, parfois avec des résultats positifs. Ma femme fut d'accord, bien que je l'eusse prévenue que prot avait sans doute été impliqué dans un épisode violent, et qu'il y avait toujours une possibilité de dérapage...

- Arrête tes bêtises, me dit-elle, amène-le. Comment ces informations se propagent-elles, je l'ignore, mais le lundi matin, les salles 1 et 2

étaient au courant que prot était invité chez moi pour un barbecue.

Pratiquement tous les patients que je rencontrai ce jour-là, et entre autres trois des alter ego de Maria qui passaient leur temps à déboutonner des boutons boutonnés par d'autres personnalités, et vice-versa, se plaignirent gentiment.

- Vous ne nous avez jamais invités chez vous, docteur Brewer !

À chacun d'entre eux, je répliquai : - Dès que vous irez mieux et que vous sortirez d'ici, je vous invite !

Ce à quoi tous répondirent : - Je ne serai plus là, docteur Brewer. Prot m'emmène avec lui !

Tous, sauf Russell, qui n'avait aucune intention d'aller sur k-pax car il considérait que sa place était indubitablement sur Terre. Le 4 Juillet, les occupants des salles 1 et 2 pique-niquèrent sur la pelouse de l'hôpital, à l'exception de Bess restée à l'intérieur à cause d'une tempête imaginaire. Pendant ce temps-là, Russell resta dans la salle des catatoniques pour prêcher les évangiles. Malheureusement, aucune des créatures pathétiques qui l'entouraient ne sauta sur ses pieds pour le suivre dehors.

Ce même lundi, Giselle m'attendait dans sa tenue habituelle, fleurant bon la pomme de pin. Je lui fis remarquer très posément que, si elle désirait me voir, elle ferait mieux de prendre rendez-vous avec Mme Trexler ; je me lançai dans un discours sur le nombre de mes patients, le travail administratif accablant, les rapports à étudier, les lettres à dicter, etc., mais je n'eus pas le temps de terminer car elle me coupa la parole.

- Je crois savoir comment retrouver la trace de votre type, me dit-elle.

Je la priai aussitôt d'entrer.

Son idée était la suivante : elle désirait soumettre une des bandes enregistrées par prot à un linguiste de sa connaissance, capable de repérer l'endroit où quelqu'un est né ou a été élevé, parfois avec une précision stupéfiante. Son système n'était pas tant fondé sur le dialectisme que sur le choix des mots - par exemple « peau de chamois » au lieu de « cha-moisine ». C'était une bonne suggestion, à ceci près que j'étais tenu au secret professionnel. Mais Giselle avait réponse à tout :

- Voyez-vous un inconvénient à ce que j'enregistre une conversation personnelle avec lui ?

Je n'en voyais aucun et l'autorisai à prendre contact avec Betty pour arranger un rendez-vous avec prot.

- Ne vous occupez pas de ça, me dit-elle en souriant. J'ai déjà la bande.

Elle fila rejoindre son linguiste, ravie comme une écolière. Et l'odeur de son eau de toilette m'accompagna tout au long de la journée.